Létiquette veut que l'on offre un cadeau aux mariés, à partir du moment où l'on est invité au mariage, que l'on puisse y assister ou non. Vous avez raison de penser à un montant ajusté à la baisse, étant donné que vous ne serez pas présente à la réception. En ce qui concerne le montant lui-même, il dépend de bien des facteurs
Peut-on toujours se marier dans cette période de confinement ? Avec combien d’invités ? Peut-on se déplacer au-delà des frontières de son département pour se rendre à un mariage ? Vous êtes nombreux à nous interroger. On fait le point sur les règles en vigueur. Il est possible de se marier, mais quelles sont les règles ? Photo illustration Thierry THOREL - VDNPQR Journaliste au service multimédia et animatrice de communauté des réseaux sociaux de La Voix du Nord Publié 8 Avril 2021 à 12h09 Temps de lecture 2 min Est-il possible de se marier pendant le confinement ? Oui. Le mariage fait partie des motifs dérogatoires au confinement il s’agit d’un motif familial impérieux et il est tout à fait possible de se marier. Quelles sont les règles dans les mairies et les lieux de culte ? Elles ne changent pas dans les lieux de culte, à savoir deux sièges libres entre chaque personne ou entité familiale, et seule une rangée sur deux peut être occupée. Les mariages civils ont lieu dans le respect des mêmes règles, précise la foire aux questions du gouvernement. Dans les faits, à la mairie, cela dépend de la taille du bâtiment il vous faut contacter la mairie où se déroule le mariage pour avoir le chiffre précis. À titre d’exemple, la salle des mariages de la mairie de Lille accueille en ce moment14 personnes, celle de Calais 10 personnes et celles d’Hazebrouck et Roubaix 30 personnes. Combien de personnes sont autorisées ensuite ? Hors de la mairie ou du lieu de culte, les mariés sont à nouveau soumis au quota de six personnes maximum réunies, sous peine d’une amende de 135 euros. Et si je suis invité ? Vous avez le droit d’assister à un mariage à plus de 10 km de chez vous, dans votre département. Vous devrez vous munir d’une attestation de déplacement dérogatoire et cocher la case nº3 de la nouvelle attestation motif familial impérieux lors de votre déplacement, qui devra avoir lieu en dehors des horaires de couvre-feu ainsi que d’un justificatif copie des bans, attestation sur l’honneur des futurs mariés, ou encore attestation officielle de l’état civil. Par contre, précise la foire aux questions du gouvernement, il n’est pas possible de sortir de son département pour ce type de déplacements ». Peut-on organiser une fête ? Les rassemblements et événements festifs dans les salles à louer restent interdits. Vous pouvez vous réunir à six adultes maximum dans un lieu public et les rassemblements dans les lieux privés sont fortement déconseillés. Des questions ? Vous cherchez une réponse à une question d’actualité ou un problème pratique ? Vous doutez de la véracité d’une information ? Abonnez-vous au groupe Facebook La Voix solidaire ensemble, trouvons les réponses à vos questions et consultez nos réponses. Lire aussi L’arbre de la polémique et la forêt du scandale Loire deux cyclistes en urgence absolue après avoir été piqués une cinquantaine de fois par des frelons Euthanasie Line Renaud appelle dans une tribune à la légalisation de l’aide active à mourir» Poursuivez votre lecture sur ces sujets confinement coronavirus Violence intra familiale De plus en plus de jugements de divorce ne sont pas respectés . De plus en plus de pères ou de mère...Lire plus
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Mme de La Fayette - Romans et nouvelles La Princesse de Montpensier Pendant que la guerre civile déchirait la France sous le règne de Charles IX, l'amour ne laissait pas de trouver sa place parmi tant de désordres et d'en causer beaucoup dans son empire. La fille unique du marquis de Mézières, héritière très considérable, et par ses grands biens, et par l'illustre maison d'Anjou dont elle était descendue, était promise au duc du Maine, cadet du duc de Guise, que l'on a depuis appelé le Balafré. L'extrême jeunesse de cette grande héritière retardait son mariage; et cependant le duc de Guise qui la voyait souvent, et qui voyait en elle les commencements d'une grande beauté, en devÃnt amoureux et en fut aimé. Ils cachèrent leur amour avec beaucoup de soin. Le duc de Guise, qui n'avait pas encore autant d'ambition qu'il en a eu depuis, souhaitait ardemment de l'épouser, mais la crainte du cardinal de Lorraine, qui lui tenait lieu de père, l'empêchait de se déclarer. Les choses étaient en cet état, lorsque la maison de Bourbon, qui ne pouvait voir qu'avec envie l'élévation de celle de Guise, s'apercevant de l'avantage qu'elle recevrait de ce mariage, se résolut de le lui ôter et d'en profiter elle-même en faisant épouser cette héritière au jeune prince de Montpensier. On travailla à l'exécution de ce dessein avec tant de succès, que les parents de Mlle de Mézières, contre les promesses qu'ils avaient faites au cardinal de Lorraine, se résolurent de la donner en mariage à ce jeune prince. Toute la maison de Guise fut extrêmement surprise de ce procédé, mais le duc en fut accablé de douleur, et l'intérêt de son amour lui fit recevoir, ce manquement de parole comme un affront insupportable. Son ressentiment éclata bientôt, malgré les réprimandes du cardinal de Lorraine et du duc d'Aumale, ses oncles, qui ne voulaient pas s'opiniâtrer à une chose qu'ils voyaient ne pouvoir empêcher, et il s'emporta avec tant de violence, en présence même du jeune prince de Montpensier, qu'il en naquit entre eux une haine qui ne finit qu'avec leur vie. Mlle de Mézières, tourmentée par ses parents d'épouser ce prince, voyant d'ailleurs qu'elle ne pouvait épouser le duc de Guise, et connaissant par sa vertu qu'il était dangereux d'avoir pour beau-frère un homme qu'elle eût souhaité pour mari, se résolut enfin de suivre le sentiment de ses proches et conjura M. de Guise de ne plus apporter d'obstacle à son mariage. Elle épousa donc le prince de Montpensier qui, peu de temps après, l'emmena à Champigny, séjour ordinaire des princes de sa maison, pour l'ôter de Paris où apparemment tout l'effort de la guerre allait tomber. Cette grande ville était menacée d'un siège par l'armée des huguenots, dont le prince de Condé était le chef, et qui venait de déclarer la guerre au roi pour la seconde fois. Le prince de Montpensier, dans sa plus tendre jeunesse, avait fait une amitié très particulière avec le comte de Chabanes, qui était un homme d'un âge beaucoup plus avancé que lui et d'un mérite extraordinaire. Ce comte avait été si sensible à l'estime et à la confiance de ce jeune prince, que, contre les engagements qu'il avait avec le prince de Condé, qui lui faisait espérer des emplois considérables dans le parti des huguenots, il se déclara pour les catholiques, ne pouvant se résoudre à être opposé en quelque chose à un homme qui lui était si cher. Ce changement de parti n'ayant point d'autre fondement, l'on douta qu'il fût véritable, et, la reine mère, Catherine de Médicis, en eut de si grands soupçons que, la guerre étant déclarée par les huguenots, elle eut dessein de le faire arrêter, mais le prince de Montpensier l'en empêcha et emmena Chabanes à Champigny en s'y en allant avec sa femme. Le comte, ayant l'esprit fort doux et fort agréable, gagna bientôt l'estime de la princesse de Montpensier, et en peu de temps, elle n'eut pas moins de confiance et d'amitié pour lui qu'en avait le prince son mari. Chabanes, de son côté, regardait avec admiration tant de beauté, d'esprit et de vertu qui paraissaient en cette jeune princesse, et, se servant de l'amitié qu'elle lui témoignait, pour lui inspirer des sentiments d'une vertu extraordinaire et digne de la grandeur de sa naissance, il la rendit en peu de temps une des personnes du monde la plus achevée. Le prince étant revenu à la cour, où la continuation de la guerre l'appelait, le comte demeura seul avec la princesse et continua d'avoir pour elle un respect et une amitié proportionnés à sa qualité et à son mérite. La confiance s'augmenta de part et d'autre; et à tel point du côté de la princesse de Montpensier, qu'elle lui apprit l'inclination qu'elle avait eue pour M. de Guise, mais elle lui apprit aussi en même temps qu'elle était presque éteinte et qu'il ne lui en restait que ce qui était nécessaire pour défendre l'entrée de son coeur à une autre inclination, et que, la vertu se joignant à ce reste d'impression, elle n'était capable que d'avoir du mépris pour ceux qui oseraient avoir de l'amour pour elle. Le comte qui connaissait la sincérité de cette belle princesse et qui lui voyait d'ailleurs des dispositions si opposées à la faiblesse de la galanterie, ne douta point de la vérité de ses paroles, et néanmoins il ne put se défendre de tant de charmes qu'il voyait tous les jours de si près. Il devint passionnément amoureux de cette princesse, et, quelque honte qu'il trouvât à se laisser surmonter, il fallut céder et l'aimer de la plus violente et de la plus sincère passion qui fût jamais. S'il ne fut pas maÃtre de son coeur, il le fut de ses actions. Le changement de son âme n'en apporta point dans sa conduite et personne ne soupçonna son amour. Il prit un soin exact, pendant une année entière, de le cacher à la princesse, et il crut qu'il aurait toujours le même désir de le lui cacher. L'amour fit en lui ce qu'il fait en tous les autres, il lui donna l'envie de parler et, après tous les combats qui ont accoutumé de se faire en pareilles occasions, il osa lui dire qu'il l'aimait, s'étant bien préparé à essuyer les orages dont la fierté de cette princesse le menaçait. Mais il trouva en elle une tranquillité et une froideur pires mille fois que toutes les rigueurs à quoi il s'était attendu. Elle ne prit pas la peine de se mettre en colère contre lui. Elle lui représenta en peu de mots la différence de leurs qualités et de leur âge, la connaissance particulière qu'il avait de sa vertu et de l'inclination quelle avait eue pour le duc de Guise, et surtout ce qu'il devait à l'amitié et à la confiance du prince son mari. Le comte pensa mourir à ses pieds de honte et de douleur. Elle tâcha de le consoler en l'assurant qu'elle ne se souviendrait jamais de ce qu'il venait de lui dire, qu'elle ne se persuaderait jamais une chose qui lui était si désavantageuse et qu'elle ne le regarderait jamais que comme son meilleur ami. Ces assurances consolèrent le comte, comme on se le peut imaginer. Il sentit le mépris des paroles de la princesse dans toute leur étendue, et, le lendemain, la revoyant avec visage aussi ouvert que de coutume, son affliction en redoubla de la moitié. Le procédé de la princesse ne la diminua pas. Elle vécut avec lui avec la même bonté qu'elle avait accoutumé. Elle lui reparla, quand l'occasion en fit naÃtre le discours, de l'inclination quelle avait eue pour le duc de Guise, et, la renommée commençant alors à publier les grandes qualités qui paraissaient en ce prince, elle lui avoua qu'elle en sentait de la joie et qu'elle était bien aise de voir qu'il méritait les sentiments qu'elle avait eus pour lui. Toutes ces marques de confiance, qui avaient été si chères au comte, lui devinrent insupportables. Il n'osait pourtant le témoigner à la princesse, quoiqu'il osât bien la faire souvenir quelquefois de ce qu'il avait eu la hardiesse de lui dire. Après deux années d'absence, la paix étant faite, le prince de Montpensier revint trouver la princesse sa femme, tout couvert de la gloire qu'il avait acquise au siège de Paris et à la bataille de Saint-Denis. Il fut surpris de voir la beauté de cette princesse dans une si grande perfection, et, par le sentiment d'une jalousie qui lui était naturelle, il en eut quelque chagrin, prévoyant bien qu'il ne serait pas seul à la trouver belle. Il eut beaucoup de joie de revoir le comte de Chabanes, pour qui son amitié n'était point diminuée. Il lui demanda confidemment des nouvelles de l'esprit et de l'humeur de sa femme, qui lui était quasi une personne inconnue, par le peu de temps qu'il avait demeuré avec elle. Le comte, avec une sincérité aussi exacte que s'il n'eût point été amoureux, dit au prince tout ce qu'il connaissait en cette princesse capable de la lui faire aimer, et il avertit aussi Mme de Montpensier de toutes les choses qu'elle devait faire pour achever de gagner le coeur et l'estime de son mari. Enfin, la passion du comte le portait si naturellement à ne songer qu'à ce qui pouvait augmenter le bonheur et la gloire de cette princesse, qu'il oubliait sans peine l'intérêt qu'ont les amants à empêcher que les personnes qu'ils aiment ne soient dans une parfaite intelligence avec leurs maris. La paix ne fit que paraÃtre. La guerre recommença aussitôt, par le dessein qu'eut le roi de faire arrêter à Noyers le prince de Condé et l'amiral de Châtillon, et, ce dessein ayant été découvert, l'on commença de nouveau les préparatifs de la guerre, et le prince de Montpensier fut contraint de quitter sa femme pour se rendre où son devoir l'appelait. Chabanes le suivit à la cour, s'étant entièrement justifié auprès de la reine. Ce ne fut pas sans une douleur extrême qu'il quitta la princesse qui, de son côté, demeura fort triste des périls où la guerre allait exposer son mari. Les chefs des huguenots s'étaient retirés à La Rochelle. Le Poitou et la Saintonge étant dans leur parti, la guerre s'y alluma fortement et le roi y rassembla toutes ses troupes. Le duc d'Anjou, son frère, qui fut depuis Henri III, y acquit beaucoup de gloire par plusieurs belles actions, et entre autres par la bataille de Jarnac, où le prince de Condé fut tué. Ce fut dans cette guerre que le duc de Guise commença à avoir des emplois considérables et à faire connaÃtre qu'il passait de beaucoup les grandes espérances qu'on avait conçues de lui. Le prince de Montpensier, qui le haïssait, et comme son ennemi particulier, et comme celui de sa maison, ne voyait qu'avec peine la gloire de ce duc, aussi bien que l'amitié que lui témoignait le duc d'Anjou. Après que les deux armées se furent fatiguées par beaucoup de petits combats, d'un commun consentement on licencia les troupes pour quelque temps. Le duc d'Anjou demeura à Loches, pour donner ordre à toutes les places qui eussent pu être attaquées. Le duc de Guise y demeura avec lui et le prince de Montpensier, accompagné du comte de Chabanes, s'en retourna à Champigny, qui n'était pas fort éloigné de là . Le duc d'Anjou allait souvent visiter les places qu'il faisait fortifier. Un jour qu'il revenait à Loches par un chemin peu connu de ceux de sa suite, le duc de Guise, qui se vantait de le savoir, se mit à la tête de la troupe pour servir de guide, mais, après avoir marché quelque temps, il s'égara et se trouva sur le bord dune petite rivière qu'il ne reconnut pas lui-même. Le duc d'Anjou lui fit la guerre de les avoir si mal conduits et, étant arrêtés en ce lieu, aussi disposés à la joie qu'ont accoutumé de l'être de jeunes princes, ils aperçurent un petit bateau qui était arrêté au milieu de la rivière, et, comme elle n'était pas large, ils distinguèrent aisément dans ce bateau trois ou quatre femmes, et une entre autres qui leur sembla fort belle, qui était habillée magnifiquement, et qui regardait avec attention deux hommes qui pêchaient auprès d'elle, Cette aventure donna une nouvelle joie à ces jeunes princes et à tous ceux de leur suite. Elle leur parut une chose de roman. Les uns disaient au duc de Guise qu'il les avait égarés exprès pour leur faire voir cette belle personne, les autres, qu'il fallait, après ce qu'avait fait le hasard, qu'il en devÃnt amoureux, et le duc d'Anjou soutenait que c'était lui qui devait être son amant. Enfin, voulant pousser l'aventure à bout, ils firent avancer dans la rivière de leurs gens à cheval, le plus avant qu'à se put; pour crier à cette dame que c'était monsieur d'Anjou qui eût bien voulu passer de l'autre côté de l'eau et qui priait qu'on le vÃnt prendre. Cette dame, qui était la princesse de Montpensier, entendant dire que le duc d'Anjou était là et ne doutant point, à la quantité des gens qu'elle voyait au bord de l'eau, que ce ne fût lui, fit avancer son bateau pour aller du côté où il était. Sa bonne mine le lui fit bientôt distinguer des autres, mais elle distingua encore plutôt le duc de Guise. Sa vue lui apporta un trouble qui la fit un peu rougir et qui la fit paraÃtre aux yeux de ces princes dans une beauté qu'ils crurent surnaturelle. Le duc de Guise la reconnut d'abord, malgré le changement avantageux qui s'était fait en elle depuis les trois années qu'il ne lavait vue. Il dit au duc d'Anjou qui elle était, qui fut honteux d'abord de la liberté qu'il avait prise, mais voyant Mme de Montpensier si belle, et cette aventure lui plaisant si fort, il se résolut de l'achever, et après mille excuses et mille compliments, il inventa une affaire considérable, qu'il disait avoir au-delà de la rivière et accepta l'offre qu'elle lui fit de le passer dans son bateau. Il y entra seul avec le duc de Guise, donnant ordre à tous ceux qui les suivaient d'aller passer la rivière à un autre endroit et de les venir joindre à Champigny, que Mme de Montpensier leur dit qui n'était qu'à deux lieues de là . Sitôt qu'ils furent dans le bateau, le duc d'Anjou lui demanda à quoi ils devaient une si agréable rencontre et ce qu'elle faisait au milieu de la rivière. Elle lui répondit qu'étant partie de Champigny avec le prince son mari, dans le dessein de le suivre à la chasse, s'étant trouvée trop lasse, elle était venue sur le bord de la rivière où la curiosité de voir prendre un saumon, qui avait donné dans un filet, l'avait fait entrer dans ce bateaux. M. de Guise ne se mêlait point dans la conversation, mais, sentant réveiller vivement dans son coeur tout ce que cette princesse y avait autrefois fait naÃtre; il pensait en lui-même qu'il sortirait difficilement de cette aventure sans rentrer dans ses liens. Ils arrivèrent bientôt au bord, où ils trouvèrent les chevaux et les écuyers de Mme de Montpensier, qui l'attendaient. Le duc d'Anjou et le duc de Guise lui aidèrent à monter à cheval, où elle se remit avec une grâce admirable. Pendant tout le chemin, elle les entretint agréablement de diverses choses. Ils ne furent pas moins surpris des charmes de son esprit qu'ils l'avaient été de sa beauté, et ils ne purent s'empêcher de lui faire connaÃtre qu'ils en étaient extraordinairement surpris. Elle répondit à leurs louanges avec toute la modestie imaginable, mais un peu plus froidement à celles du duc de Guise, voulant garder une fierté qui l'empêchait de fonder aucune espérance sur l'inclination qu'elle avait eue pour lui. En arrivant dans la première cour de Champigny, ils trouvèrent le prince de Montpensier, qui ne faisait que de revenir de la chasse. Son étonnement fut grand de voir marcher deux hommes à côté de sa femme, mais il fut extrême quand, s'approchant de plus près, il reconnut que c'était le duc d'Anjou et le duc de Guise. La haine qu'il avait pour le dernier, se joignant à sa jalousie naturelle, lui fit trouver quelque chose de si désagréable à voir ces princes avec sa femme, sans savoir comment ils s'y étaient trouvés, ni ce qu'ils venaient faire en sa maison, qu'il ne put cacher le chagrin qu'il en avait. Il en rejeta adroitement la cause sur la crainte de ne pouvoir recevoir un si grand prince selon sa qualité, et comme il l'eût bien souhaité. Le comte de Chabanes avait encore plus de chagrin de voir M. de Guise auprès de Mme de Montpensier, que M. de Montpensier n'en avait lui-même. Ce que le hasard avait fait pour rassembler ces deux personnes lui semblait de si mauvais augure, qu'il pronostiquait aisément que ce commencement de roman ne serait pas sans suite. Mme de Montpensier fit, le soir, les honneurs de chez elle avec le même agrément qu'elle faisait toutes choses. Enfin elle ne plut que trop à ses hôtes. Le duc d'Anjou, qui était fort galant et fort bien fait, ne put voir une fortune si digne de lui sans la souhaiter ardemment Il fut touché du même mal que M. de Guise et, feignant toujours des affaires extraordinaires, il demeura deux jours à Champigny, sans être obligé d'y demeurer que par les charmes de Mme de Montpensier, le prince son mari ne faisant point de violence pour l'y retenir. Le duc de Guise ne partit pas sans faire entendre à Mme de Montpensier qu'il était pour elle ce qu'il avait été autrefois, et, comme sa passion n'avait été sue de personne, il lui dit plusieurs fois devant tout le monde, sans être entendu que d'elle, que son coeur n'était point changé. Et lui et le duc d'Anjou partirent de Champigny avec beaucoup de regret. Ils marchèrent longtemps tous deux dans un profond silence. Mais enfin le duc d'Anjou, s'imaginant tout d'un coup que ce qui faisait sa rêverie, pouvait bien causer celle du duc de Guise, lui demanda brusquement s'il pensait aux beautés de la princesse de Montpensier. Cette demande si brusque, jointe à ce qu'avait déjà remarqué le duc de Guise des sentiments du duc d'Anjou, lui fit voir qu'il serait infailliblement son rival et qu'il était très important de ne pas découvrir son amour à ce prince. Pour lui en ôter tout soupçon, il lui répondit en riant qu'il paraissait lui-même si occupé de la rêverie dont il l'accusait, qu'il n'avait pas jugé à propos de l'interrompre; que les beautés de la princesse de Montpensier n'étaient pas nouvelles pour lui; qu'il s'était accoutumé à en supporter l'éclat du temps qu'elle était destinée à être sa belle-soeur, mais qu'il voyait bien que tout le monde n'en était pas si peu ébloui. Le duc d'Anjou lui avoua qu'il n'avait encore rien vu qui lui parût comparable à cette jeune princesse et qu'il sentait bien que sa vue lui pourrait être dangereuse, s'il y était souvent exposé. Il voulut faire convenir le duc de Guise qu'il sentait la même chose, mais ce duc, qui commençait à se faire une affaire sérieuse de son amour, n'en voulut rien avouer. Ces princes s'en retournèrent à Loches, faisant souvent leur agréable conversation de l'aventure qui leur avait découvert la princesse de Montpensier. Ce ne fut pas un sujet de si grand divertissement dans Champigny. Le prince de Montpensier était mal content de tout ce qui était arrivé, sans qu'il en pût dire le sujet. Il trouvait mauvais que sa femme se fût trouvée dans ce bateau. Il lui semblait qu'elle avait reçu trop agréablement ces princes, et, ce qui lui déplaisait le plus, était d'avoir remarqué que le duc de Guise l'avait regardée attentivement. Il en connut dès ce moment une jalousie furieuse, qui le fit ressouvenir de l'emportement qu'il avait témoigné lors de son mariage, et il eut quelque pensée que, dès ce temps-là même, il en était amoureux. Le chagrin que tous ces soupçons lui causèrent donnèrent de mauvaises heures à la princesse de Montpensier. Le comte de Chabanes, selon sa coutume, prit soin d'empêcher qu'ils ne se brouillassent tout à fait, afin de persuader par là à la princesse combien la passion qu'il avait pour elle était sincère et désintéressée. Il ne put s'empêcher de lui demander l'effet qu'avait produit en elle la vue du duc de Guise. Elle lui apprit quelle en avait été troublée par la honte du souvenir de l'inclination qu'elle lui avait autrefois témoignée; qu'elle l'avait trouvé beaucoup mieux fait qu'il n'était en ce temps-là , et que même il lui avait paru qu'il voulait lui persuader qu'il l'aimait encore, mais elle l'assura, en même temps, que rien ne pouvait ébranler la résolution qu'elle avait prise de ne s'engager jamais. Le comte de Chabanes eut bien de la joie d'apprendre cette résolution, mais rien ne le pouvait rassurer sur le duc de Guise. Il témoigna à la princesse qu'il appréhendait extrêmement que les premières impressions ne revinssent bientôt, et il lui fit comprendre la mortelle douleur qu'il aurait, pour leur intérêt commun, s'il la voyait un jour changer de sentiments. La princesse de Montpensier, continuant toujours son procédé avec lui, ne répondait presque pas à ce qu'il lui disait de sa passion et ne considérait toujours en lui que la qualité du meilleur ami du monde, sans lui vouloir faire l'honneur de prendre garde à celle d'amant. Les armées étant remises sur pied, tous les princes y retournèrent, et le prince de Montpensier trouva bon que sa femme s'en vÃnt à Paris, pour n'être plus si proche des lieux où se faisait la guerre. Les huguenots assiégèrent la ville de Poitiers. Le duc de Guise s'y jeta pour la défendre et il y fit des actions qui suffiraient seules pour rendre glorieuse une autre vie que la sienne. Ensuite la bataille de Moncontour se donna. Le duc d'Anjou, après avoir pris Saint-Jean-dAngély, tomba malade, et quitta en même temps l'armée, soit par la violence de son mal, soit par l'envie qu'il avait de revenir goûter le repos et les douceurs de Paris, où la présence de la princesse de Montpensier n'était pas la moindre raison qui l'attirât. L'armée demeura sous le commandement du prince de Montpensier, et, peu de temps après, la paix étant faite, toute la cour se trouva à Paris. La beauté de la princesse effaça toutes celles qu'on avait admirées jusques alors. Elle attira les yeux de tout le monde par les charmes de son esprit et de sa personne. Le duc d'Anjou ne changea pas à Paris les sentiments qu'il avait conçus pour elle à Champigny. Il prit un soin extrême de le lui faire connaÃtre par toutes sortes de soins; prenant garde toutefois à ne lui en pas rendre des témoignages trop éclatants, de peur de donner de la jalousie au prince son mari. Le duc de Guise acheva d'en devenir violemment amoureux, et voulant, par plusieurs raisons, tenir sa passion cachée, il se résolut de la lui déclarer d'abord, afin de s'épargner tous ces commencements qui font toujours naÃtre le bruit et l'éclat. Etant un jour chez la reine à une heure où, il y avait très peu de monde; la reine s'étant retirée pour parler d'affaires avec le cardinal de Lorraine, la princesse de Montpensier y arriva. Il se résolut de prendre ce moment pour lui parler, et, s'approchant d'elle Je vais vous surprendre, madame, lui dit il, et vous déplaire en vous apprenant que j'ai toujours conservé cette passion qui vous a été connue autrefois, mais qui s'est si fort augmentée en vous revoyant, que ni votre sévérité, ni la haine de M. le prince de Montpensier, ni la concurrence du premier prince du royaume, ne sauraient lui ôter un moment de sa violence. Il aurait été plus respectueux de vous la faire connaÃtre par mes actions que par mes paroles, mais, madame, mes actions l'auraient apprise à d'autres aussi bien qu'à vous et je souhaite que vous sachiez seule que je suis assez hardi pour vous adorer. La princesse fut d'abord si surprise et si troublée de ce discours, qu'elle ne songea pas à l'interrompre, mais ensuite, étant revenue à elle et commençant à lui répondre, le prince de Montpensier entra. Le trouble et l'agitation étaient peints sur le visage de la princesse, la vue de son mari acheva de l'embarrasser, de sorte quelle lui en laissa plus entendre que le duc de Guise ne lui en venait de dire. La reine sortit de son cabinet et le duc se retira pour guérir la jalousie de ce prince. La princesse de Montpensier trouva le soir dans l'esprit de son mari tout le chagrin imaginable. Il s'emporta contre elle avec des violences épouvantables, et lui défendit de parler jamais au duc de Guise. Elle se retira bien triste dans son appartement et bien occupée des aventures qui lui étaient arrivées ce jour-là . Le jour suivant, elle revit le duc de Guise chez la reine, mais il ne l'aborda pas et se contenta de sortir un peu après elle pour lui faire voir qu'il n'y avait que faire quand elle n'y était pas. Il ne se passait point de jour qu'elle ne reçût mille marques cachées de la passion de ce duc, sans qu'il essayât de lui en parler que lorsqu'il ne pouvait être vu de personne Comme elle était bien persuadée de cette passion, elle commença, nonobstant toutes les résolutions quelle avait faites à Champigny, à sentir dans le fond de son coeur quelque chose de ce qui y avait été autrefois. [Le duc d'Anjou, de son côté, qui n'oubliait rien pour lui témoigner son amour en tous les lieux où il la pouvait voir et qui la suivait continuellement chez la reine, sa mère, et la princesse, sa soeur, en était traité avec une rigueur étrange et capable de guérir toute autre passion que la sienne.] On découvrit, en ce temps-là , que cette princesse, qui fut depuis la reine de Navarre, eut quelque attachement pour le duc de Guise; et ce qui le fit découvrir davantage, fut le refroidissement qui parut du duc d'Anjou pour le duc de Guise. La princesse de Montpensier apprit cette nouvelle, qui ne lui fut pas indifférente et qui lui fit sentir qu'elle prenait plus d'intérêt au duc de Guise qu'elle ne pensait. M. de Montpensier, son beau-père, épousant alors Mlle de Guise, soeur de ce duc, elle était contrainte de le voir souvent dans les lieux où les cérémonies des noces les appelaient l'un et l'autre. La princesse de Montpensier, ne pouvant plus souffrir qu'un homme que toute la France croyait amoureux de Madame, osât lui dire qu'il l'était d'elle, et se sentant offensée et quasi affligée de s'être trompée elle-même, un jour que le duc de Guise la rencontra chez sa soeur, un peu éloignée des autres et qu'il lui voulut parler de sa passion, elle l'interrompit brusquement et lui dit d'un ton de voix qui marquait sa colère - Je ne comprends pas qu'il faille, sur le fondement d'une faiblesse dont on a été capable à treize ans, avoir l'audace de faire l'amoureux d'une personne comme moi, et surtout quand on l'est d'une autre à la vue de toute la cour. Le duc de Guise, qui avait beaucoup d'esprit et qui était fort amoureux, n'eut besoin de consulter personne pour entendre tout ce que signifiait les paroles de la princesse. Il lui répondit avec beaucoup de respect - J'avoue, madame, que j'ai eu tort de ne pas mépriser l'honneur d'être beau-frère de mon roi plutôt que de vous laisser soupçonner un moment que je pouvais désirer un autre coeur que le vôtre, mais, si vous voulez me faire la grâce de m'écouter, je suis assuré de me justifier auprès de vous. La princesse de Montpensier ne répondit point, mais elle ne s'éloigna pas, et le duc de Guise, voyant quelle lui donnait l'audience qu'il souhaitait, lui apprit que; sans s'être attiré les bonnes grâces de Madame par aucun soin, elle l'en avait honoré; que, n'ayant nulle passion pour elle, il avait très mal répondu à l'honneur qu'elle lui faisait, jusques à ce qu'elle lui eût donné quelque espérance de l'épouser; qu'à la vérité la grandeur où ce mariage pouvait l'élever, l'avait obligé de lui rendre plus de devoirs et que c'était ce qui avait donné lieu au soupçon qu'en avaient eu le roi et le duc d'Anjou; que l'opposition de l'un ni de l'autre ne le dissuadait pas de son dessein, mais que, si ce dessein lui déplaisait, il l'abandonnait, dès l'heure même, pour n'y penser de sa vie. Le sacrifice que le duc de Guise faisait à la princesse, lui fit oublier toute la rigueur et toute la colère avec laquelle elle avait commencé de lui parler. Elle changea de discours et se mit à l'entretenir de la faiblesse qu'avait eue Madame de l'aimer la première, et de l'avantage considérable qu'il recevrait en l'épousant. Enfin, sans rien dire d'obligeant au duc de Guise, elle lui fit revoir mille choses agréables qu'il avait trouvées autrefois en Mlle de Mézières. Quoiqu'ils ne se fussent point parlé depuis longtemps, ils se trouvèrent accoutumés l'un à l'autre, et leurs coeurs se remirent aisément dans un chemin qui ne leur était pas inconnu. Ils finirent cette agréable conversation, qui laissa une sensible joie dans l'esprit du duc de Guise. La princesse n'en eut pas une petite de connaÃtre qu'il l'aimait véritablement. Mais quand elle fut dans son cabinet, quelles réflexions ne fit-elle point sur la honte de s'être laissé fléchir si aisément aux excuses du duc de Guise, sur l'embarras où elle s'allait plonger en s'engageant dans une chose qu'elle avait regardée avec tant d'horreur et sur les effroyables malheurs où la jalousie de son mari la pouvait jeter! Ces pensées lui firent faire de nouvelles résolutions, mais qui se dissipèrent dès le lendemain par la vue du duc de Guise. Il ne manquait point de lui rendre un compte exact de ce qui se passait entre Madame et lui. La nouvelle alliance de leurs maisons lui donnait occasion de lui parler souvent. Mais il, n'avait pas peu de peine à la guérir de la jalousie que lui donnait la beauté de Madame; contre laquelle il n'y avait point de serment qui la pût rassurer. Cette jalousie servait à la princesse de Montpensier à défendre le reste de son coeur contre les soins du duc de Guise, qui en avait déjà gagné la plus grande partie. Le mariage du roi avec la fille de l'empereur Maximilien remplit la cour de fêtes et de réjouissances. Le roi fit un ballet où dansaient Madame et toutes les princesses. La princesse de Montpensier pouvait seule lui disputer le prix de la beauté. Le duc d'Anjou dansait, une entrée de Maures, et le duc de Guise, avec quatre autres, était de son entrée. Leurs habits étaient tous pareils, comme le sont d'ordinaire les habits de ceux qui dansent une même entrée. La première fois que le ballet se dansa, le duc de Guise, devant que de danser, n'ayant pas encore son masque, dit quelques mots en passant à la princesse de Montpensier. Elle s'aperçut bien que le prince son mari y avait pris garde, ce qui la mit en inquiétude. Quelque temps après, voyant le duc d'Anjou avec son masque et son habit de Maure qui venait pour lui parler, troublée de son inquiétude, elle crut que c'était encore le duc de Guise et, s'approchant de lui - N'ayez, des yeux ce soir que pour Madame, lui dit-elle, je n'en serai point jalouse, je vous l'ordonne, on m'observe, ne m'approchez plus. Elle se retira sitôt qu'elle eut achevé ces paroles. Le duc d'Anjou en demeura accablé comme d'un coup de tonnerre. Il vit dans ce moment qu'il avait un rival aimé. Il comprit, par le nom de Madame, que ce rival était le duc de Guise, et il ne put douter que la princesse sa soeur ne fût le sacrifice qui avait tendu la princesse de Montpensier favorable aux voeux de son rival. La jalousie, le dépit et la rage, se joignant à la haine qu'il avait déjà pour lui, firent dans son âme tout ce qu'on peut imaginer de plus violent, et il eût donné sur l'heure quelque marque sanglante de son désespoir, si la dissimulation qui lui était naturelle ne fût venue à son secours et ne l'eût obligé, par des raisons puissantes, en l'état qu'étaient les choses, à ne rien entreprendre contre le duc de Guise. Il ne put toutefois se refuser le plaisir de lui apprendre qu'il savait le secret de son amour; et, l'abordant en sortant de la salle où l'on avait dansé - C'est trop, lui dit-il, d'oser lever les yeux jusques à ma soeur et de m'ôter ma maÃtresse. La considération du roi m'empêche d'éclater, mais souvenez-vous que la perte de votre vie sera peut-être la moindre chose dont je punirai quelque jour votre témérité. La fierté du duc de Guise n'était pas accoutumée à de telles menaces. Il ne put néanmoins y répondre, parce que le roi, qui sortait en ce moment, les appela tous deux, mais elles gravèrent dans son coeur un désir de vengeance qu'il travailla toute sa vie à satisfaire. Dès le même soir, le duc d'Anjou lui rendit toutes sortes de mauvais offices auprès du roi. Il lui persuada que jamais Madame ne consentirait d'être mariée avec le roi de Navarre avec qui on proposait de la marier, tant que l'on souffrirait que le duc de Guise l'approchât, et qu'il était honteux de souffrir qu'un de ses sujets, pour satisfaire à sa vanité, apportât de l'obstacle à une chose qui devait donner la paix à la France. Le roi avait déjà assez d'aigreur contre le duc de Guise. Ce discours l'augmenta si fort que, le voyant le lendemain comme il se présentait pour entrer au bal chez la reine, paré d'un nombre infini de pierreries, mais plus paré encore de sa bonne mine, il se mit à l'entrée de la porte et lui demanda brusquement où il allait. Le duc, sans s'étonner, lui dit qu'il venait pour lui rendre ses très humbles services; à quoi le roi répliqua qu'il n'avait pas besoin de ceux qu'il lui rendait, et se tourna sans le regarder. Le duc de Guise ne laissa pas d'entrer dans la salle, outré dans le coeur, et contre le roi, et contre le duc d'Anjou. Mais sa douleur augmenta sa fierté naturelle et, par une manière de dépit, il s'approcha beaucoup plus de Madame qu'il n'avait accoutumé; joint que ce que lui avait dit le duc d'Anjou de la princesse de Montpensier l'empêchait de jeter les yeux sur elle. Le duc d'Anjou les observait soigneusement l'un et l'autre. Les yeux de cette princesse laissaient voir malgré elle quelque chagrin lorsque le duc de Guise parlait à Madame. Le duc d'Anjou, qui avait compris par ce quelle lui avait dit en le prenant pour M. de Guise, qu'elle avait de la jalousie, espéra de les brouiller et, se mettant auprès d'elle C'est pour votre intérêt, madame, plutôt que pour le mien, lui dit-il, que je m'en vais vous apprendre que le duc de Guise ne mérite pas que vous l'ayez choisi à mon préjudice. Ne m'interrompez point, je vous prie, pour me dire le contraire d'une vérité que je ne sais que trop. Il vous trompe, madame, et vous sacrifie à ma soeur, comme il vous l'a sacrifiée. C'est un homme qui n'est capable que d'ambition mais, puisqu'il a eu le bonheur de vous plaire, c'est assez. Je ne m'opposerai point à une fortune que je méritais, sans doute, mieux que lui. Je men rendrais indigne si je m'opiniâtrais davantage à la conquête d'un coeur qu'un autre possède. C'est trop de n'avoir pu attirer que votre indifférence. Je ne veux pas y faire succéder la haine en vous importunant plus longtemps de la plus fidèle passion qui fut jamais. Le duc d'Anjou, qui était effectivement touché d'amour et de douleur, put à peine achever ces paroles, et, quoiqu'il eût commencé son discours dans un esprit de dépit et de vengeance, il s'attendrit, en considérant la beauté de la princesse et la perte qu'il faisait en perdant l'espérance d'en être aimé, de sorte que, sans attendre sa réponse, il sortit du bal, feignant de se trouver mal, et s'en alla chez lui rêver à son malheur. La princesse de Montpensier demeura affligée et troublée, comme on se le peut imaginer. Voir sa réputation et le secret de sa vie entre les mains d'un prince qu'elle avait maltraité et apprendre par lui, sans pouvoir en douter, qu'elle était trompée par son amant, étaient des choses peu capables de lui laisser la liberté d'esprit que demandait un lieu destiné à la joie. Il fallut pourtant demeurer en ce lieu et aller souper ensuite chez la duchesse de Montpensier, sa belle-mère, qui l'emmena avec elle. Le duc de Guise, qui mourait d'impatience de lui conter ce que lui avait dit le duc d'Anjou le jour précédent, la suivit chez sa soeur. Mais quel fut son étonnement lorsque, voulant entretenir cette belle princesse, il trouva qu'elle ne lui parlait que pour lui faire des reproches épouvantables! Et le dépit lui faisait faire ces reproches si confusément, qu'il n'y pouvait rien comprendre, sinon qu'elle l'accusait d'infidélité et de trahison. Accablé de désespoir de trouver une si grande augmentation de douleur où il avait espéré de se consoler de tous ses ennuis et aimant cette princesse avec une passion qui ne pouvait plus le laisser vivre dans l'incertitude d'en être aimé, il se détermina tout d'un coup - Vous serez satisfaite, madame, lui dit-il. Je m'en vais faire pour vous ce que toute la puissance royale n'aurait pu obtenir de moi. Il men coûtera ma fortune, mais c'est peu de chose pour vous satisfaire. Sans demeurer davantage chez la duchesse sa soeur, il s'en alla trouver, à l'heure même, les cardinaux, ses oncles et, sur le prétexte du mauvais traitement qu'il avait reçu du roi, il leur fit voir une si grande nécessité pour sa fortune à faire paraÃtre qu'il n'avait aucune pensée d'épouser Madame, qu'il les obligea à conclure son mariage avec la princesse de Portien, duquel on avait déjà parlé. La nouvelle de ce mariage fut aussitôt sue par tout Paris. Tout le monde fut surpris, et la princesse de Montpensier en fut touchée de joie et de douleur. Elle fut bien aise de voir par là le pouvoir qu'elle avait sur le duc de Guise et elle fut fâchée en même temps de lui avoir fait abandonner une chose aussi avantageuse que le mariage de Madame. Le duc de Guise, qui voulait au moins que l'amour le récompensât de ce qu'il perdait du côté de la fortune, pressa la princesse de lui donner une audience particulière pour s'éclaircir des reproches injustes qu'elle lui avait faits. Il obtint qu'elle se trouverait chez la duchesse de Montpensier, sa soeur, à une heure que cette duchesse n'y serait pas et qu'il pourrait l'entretenir en particulier. Le duc de Guise eut la joie de se pouvoir jeter à ses pieds, de lui parler en liberté de sa passion et de lui dire ce qu'il avait souffert de ses soupçons. La princesse ne pouvait s'ôter de l'esprit ce que lui avait dit le duc d'Anjou, quoique le procédé du duc de Guise la dût absolument rassurer. Elle lui apprit le juste sujet qu'elle avait de croire qu'il l'avait trahie, puisque le duc d'Anjou savait ce qu'il ne pouvait avoir appris que de lui. Le duc de Guise ne savait par où se défendre et était aussi embarrassé que la princesse de Montpensier à deviner ce qui avait pu découvrir leur intelligence. Enfin, dans la suite de leur conversation, comme elle lui remontrait qu'il avait eu tort de précipiter son mariage avec la princesse de Portien et d'abandonner celui de Madame, qui lui était si avantageux, elle lui dit qu'il pouvait bien juger qu'elle n'en eût eu aucune jalousie, puisque, le jour du ballet, elle-même l'avait conjuré de n'avoir des yeux que pour Madame. Le duc de Guise lui dit qu'elle avait eu l'intention de lui faire ce commandement, mais qu'assurément elle ne [le] lui avait pas fait. La princesse lui soutint le contraire. Enfin, à force de disputer et d'approfondir, ils trouvèrent qu'il fallait qu'elle se fût trompée dans la ressemblance des habits et qu'elle-même eût appris au duc d'Anjou ce qu'elle accusait le duc de Guise de lui avoir appris. Le duc de Guise, qui était presque justifié dans son esprit par son mariage, le fut entièrement par cette conversation. Cette belle princesse ne put refuser son coeur. à un homme qui l'avait possédé autrefois et qui venait de tout abandonner pour elle. Elle consentit donc à recevoir ses voeux et lui permit de croire qu'elle n'était pas insensible à sa passion. L'arrivée de la duchesse de Montpensier, sa belle-mère, finit cette conversation et empêcha le duc de Guise de lui faire voir les transports de sa joie. Quelque temps après, la cour sen allant à Blois, où la princesse de Montpensier la suivit, le mariage de Madame avec le roi de Navarre y fut conclu. Le duc de Guise, ne connaissant plus de grandeur ni de bonne fortune que celle d'être aimé de la princesse, vit avec joie la conclusion de ce mariage, qui l'aurait comblé de douleur dans un autre temps. Il ne pouvait si bien cacher son amour que le prince de Montpensier n'en entrevÃt quelque chose, lequel, n'étant plus maÃtre de sa jalousie, ordonna à la princesse sa femme de s'en aller à Champigny. Ce commandement lui fut bien rude; il fallut pourtant obéir. Elle trouva moyen de dire adieu en particulier au duc de Guise, mais elle se trouva bien embarrassée à lui donner des moyens sûrs pour lui écrire. Enfin, après avoir bien cherché, elle jeta les yeux sur le comte de Chabanes, qu'elle comptait toujours pour son ami, sans considérer qu'il était son amant. Le duc de Guise, qui savait à quel point ce comte était ami du prince de Montpensier, fut épouvanté qu'elle le choisit pour son confident, mais elle lui répondu si bien de sa fidélité, qu'elle le rassura. Il se sépara d'elle avec toute la douleur que peut causer l'absence d'une personne que l'on aime passionnément. Le comte de Chabanes, qui avait toujours été malade à Paris pendant le séjour de la princesse de Montpensier à Blois, sachant qu'elle s'en allait à Champigny, la fut trouver sur le chemin pour s'en aller avec elle. Elle lui fit mille caresses et mille amitiés et lui témoigna une impatience extraordinaire de s'entretenir en particulier, dont il fut d'abord charmé. Mais quel fut son étonnement et sa douleur, quand il trouva que cette impatience n'allait qu'à lui conter qu'elle était passionnément aimée du duc de Guise et qu'elle l'aimait de la même sorte! Son étonnement et sa douleur ne lui permirent pas de répondre. La princesse, qui était pleine de sa passion et qui trouvait un soulagement extrême à lui en parler, ne prit pas garde à son silence et se mit à lui conter jusques aux plus petites circonstances de son aventure. Elle lui dit comme le duc de Guise et elles étaient convenus de recevoir par son moyen les lettres qu'ils devaient s'écrire, Ce fut le dernier coup pour le comte de Chabanes de voir que sa maÃtresse voulait qu'il servÃt son rival et qu'elle lui en faisait la proposition comme d'une chose qui lui devait être agréable. Il était si absolument maÃtre de lui-même, qu'il lui cacha tous ses sentiments. Il lui témoigna seulement la surprise où il était de voir en elle un si grand changement. Il espéra d'abord que ce changement, qui lui ôtait toutes ses espérances, lui ôterait aussi toute sa passion, mais il trouva cette princesse si charmante, sa beauté naturelle étant encore de beaucoup augmentée par une certaine grâce que lui avait donnée l'air de la cour, qu'il sentit qu'il l'aimait plus que jamais. Toutes les confidences qu'elle lui faisait sur la tendresse et sur la délicatesse de ses sentiments pour le duc de Guise, lui faisaient voir le prix du coeur de cette princesse et lui donnaient un désir de le posséder. Comme sa passion était la plus extraordinaire du monde, elle produisit l'effet du monde le plus extraordinaire, car elle le fit résoudre de porter à sa maÃtresse les lettres de son rival. L'absence du duc de Guise donnait un chagrin mortel à la princesse de Montpensier; et, n'espérant de soulagement que par ses lettres, elle tourmentait incessamment le comte de Chabanes pour savoir s'il n'en recevait point et se prenait quasi à lui de n'en avoir pas assez tôt. Enfin, il en reçut par un gentilhomme du duc de Guise et il les lui apporta à l'heure même, pour ne lui retarder pas sa joie d'un moment. Celle qu'elle eut de les recevoir fut extrême. Elle ne prit pas le soin de la lui cacher et lui fit avaler à longs traits tout le poison imaginable en lui lisant ces lettres et la réponse tendre et galante qu'elle y faisait. Il porta cette réponse au gentilhomme avec la même fidélité avec laquelle il avait rendu la lettre à la princesse, mais avec plus de douleur. Il se consola pourtant un peu dans la pensée que cette princesse ferait quelque réflexion sur ce qu'il faisait pour elle et qu'elle lui en témoignerait de la reconnaissance. La trouvant de jour en jour plus rude pour lui, par le chagrin qu'elle avait d'ailleurs, il prit la liberté de la supplier de penser un peu à ce qu'elle lui faisait souffrir. La princesse, qui n'avait dans la tête que le duc de Guise et qui ne trouvait que lui seul digne de l'adorer, trouva si mauvais qu'un autre que lui osât penser à elle, qu'elle maltraita bien plus le comte de Chabanes en cette occasion qu'elle n'avait fait la première fois qu'il lui avait parlé de son amour. Quoique sa passion, aussi bien que sa patience, fût extrême et à toutes épreuves, il quitta la princesse et s'en alla chez un de ses amis, dans le voisinage de Champigny, d'où il lui écrivit avec toute la rage que pouvait causer un si étrange procédé, mais néanmoins avec tout le respect qui était dû à sa qualité, et, par sa lettre, il lui disait un éternel adieu. La princesse commença à se repentir d'avoir si peu ménagé un homme sur qui elle avait tant de pouvoir; et, ne pouvant se résoudre à le perdre, non seulement à cause de l'amitié qu'elle avait pour lui, mais aussi par l'intérêt de son amour, pour lequel il lui était tout à fait nécessaire, elle lui manda qu'elle voulait absolument lui parler encore une fois et après cela; qu'elle le laissait libre de faire ce qu'il lui plairait. L'on est bien faible quand on est amoureux. Le comte revint et, en moins d'une heure, la beauté de la princesse de Montpensier, son esprit et quelques paroles obligeantes le rendirent plus soumis qu'il n'avait jamais été, et il lui donna même des lettres du duc de Guise qu'il venait de recevoir. Pendant ce temps, l'envie qu'on eut à la cour d'y faire venir les chefs du parti huguenot, pour cet horrible dessein qu'on exécuta le jour de la S. Barthélemy, fit que le roi, pour les mieux tromper, éloigna de lui tous les princes de la maison de Bourbon et tous ceux de la maison de Guise. Le prince de Montpensier s'en retourna à Champigny pour achever d'accabler la princesse sa femme par sa présence. Le duc de Guise s'en alla à la campagne chez le cardinal de Lorraine, son oncle. L'amour et l'oisiveté mirent dans son esprit un si violent désir de voir la princesse de Montpensier, que, sans considérer ce qu'il hasardait pour elle et pour lui, il feignit un voyage et, laissant tout son train dans une petite ville, il prit avec lui ce seul gentilhomme qui avait déjà fait plusieurs voyages à Champigny et il s'y en alla en poste. Comme il n'avait point d'autre adresse que celle du comte de Chabanes, il lui fit écrire un billet par ce même gentilhomme par lequel ce gentilhomme le priait de le venir trouver en un lieu qu'il lui marquait. Le comte de Chabanes, croyant que c'était seulement pour recevoir des lettres du duc de Guise, l'alla trouver, mais il fut extrêmement surpris quand il vit le duc de Guise et il n'en fut pas moins affligé. Ce duc, occupé de son dessein, ne prit non plus garde à l'embarras du comte que la princesse de Montpensier avait fait à son silence lorsqu'elle lui avait conté son amour. Il se mit à lui exagérer sa passion et à lui faire comprendre qu'il mourrait infailliblement, s'il ne lui faisait obtenir de la princesse la permission de la voir. Le comte de Chabanes lui répondit froidement qu'il dirait à cette princesse tout ce qu'il souhaitait qu'il lui dÃt et qu'il viendrait lui en rendre réponse. Il s'en retourna à Champigny, combattu de ses propres sentiments, mais avec une violence qui lui ôtait quelquefois toute sorte de connaissance. Souvent il prenait résolution de renvoyer le duc de Guise sans le dire à la princesse de Montpensier, mais la fidélité exacte qu'il lui avait promise, changeait aussitôt sa résolution. Il arriva auprès d'elle sans savoir ce qu'il devait faire; et, apprenant que le prince de Montpensier était à la chasse, il alla droit à l'appartement de la princesse qui, le voyant troublé, fit retirer aussitôt ses femmes pour savoir le sujet de ce trouble. Il lui dit, en se modérant le plus qu' lui fut possible, que le duc de Guise était à une lieue de Champigny et qu'il souhaitait passionnément de la voir. La princesse fit un grand cri à cette nouvelle, et son embarras ne fut guère moindre que celui du comte. Son amour lui présenta d'abord la joie qu'elle aurait de voir un homme qu'elle aimait si tendrement. Mais, quand elle pensa combien cette action était contraire à sa vertu et qu'elle ne pouvait voir son amant qu'en le faisant entrer la nuit chez elle à l'insu de son mari, elle se trouva dans une extrémité épouvantable. Le comte de Chabanes attendait sa réponse comme une chose qui allait décider de sa vie ou de sa mort. Jugeant de l'incertitude de la princesse par son silence, il prit la parole pour lui représenter tous les périls où elle s'exposerait par cette entrevue. Et, voulant lui faire voir qu'il ne lui tenait pas ce discours pour ses intérêts, il lui dit - Si après tout ce que je viens de vous représenter, Madame, votre passion est la plus forte et que vous désiriez voir le duc de Guise, que ma considération ne vous en empêche point, si celle de votre intérêt ne le fait pas. Je ne veux point priver d'une si grande satisfaction une personne que j'adore, ni être cause qu'elle cherche des personnes moins fidèles que moi pour se la procurer. Oui, madame, si vous le voulez, j'irai quérir le duc de Guise dès ce soir; car il est trop périlleux de le laisser plus longtemps où il est, et je l'amènerai dans votre appartement. - Mais par où et comment? interrompit la princesse. - Ah! Madame, s'écria le comte, c'en est fait, puisque vous ne délibérez plus que sur les moyens. Il viendra, madame, ce bienheureux amant. Je l'amènerai par le parc; donnez ordre seulement à celle de vos femmes à qui vous vous fiez le plus, qu'elle baisse, précisément à minuit, le petit pont-levis qui donne de votre antichambre dans le parterre, et ne vous inquiétez pas du reste. En achevant ces paroles, il se leva; et, sans attendre d'autre consentement de la princesse de Montpensier, il remonta à cheval et vint trouver le duc de Guise qui l'attendait avec une impatience extrême. La princesse de Montpensier demeura si troublée, qu'elle fut quelque temps sans revenir à elle. Son premier mouvement fut de faire rappeler le comte de Chabanes pour lui défendre d'amener le duc de Guise, mais elle n'en eut pas la force. Elle pensa que, sans le rappeler, elle n'avait qu'à ne point faire abaisser le pont. Elle crut qu'elle continuerait dans cette résolution. Quand l'heure de l'assignation approcha, elle ne put résister davantage à l'envie de voir un amant qu'elle croyait si digne d'elle, et elle instruisit une de ses femmes de tout ce qu'il fallait faire pour introduire le duc de Guise dans son appartement. Cependant, et ce duc, et le comte de Chabanes, approchaient de Champigny, mais dans un état bien différent. Le duc abandonnait son âme à la joie et à tout ce que l'espérance inspire de plus agréable, et le comte s'abandonnait à un désespoir et à une rage qui le poussèrent mille fois à donner de son épée au travers du corps de son rival. Enfin ils arrivèrent au parc de Champigny, où ils laissèrent leurs chevaux à l'écuyer du duc de Guise, et, passant par des brèches qui étaient aux murailles, ils vinrent dans le parterre. Le comte de Chabanes, au milieu de son désespoir, avait toujours quelque espérance que la raison reviendrait à la princesse de Montpensier et qu'elle prendrait enfin la résolution de ne point voir le duc de Guise. Quand il vit ce petit pont abaissé, ce fut alors qu'il ne put douter du contraire, et ce fut aussi alors qu'il fut tout prêt à se porter aux dernières extrémités. Mais, venant à penser que, s'il faisait du bruit, il serait ouï apparemment du prince de Montpensier, dont l'appartement donnait sur le même parterre, et que tout ce désordre tomberait ensuite sur la personne qu'il aimait le plus, sa rage se calma à l'heure même, et il acheva de conduire le duc de Guise aux pieds de sa princesse. Il ne put se résoudre à être témoin de leur conversation, quoique la princesse lui témoignât le souhaiter, et qu'il l'eût bien souhaité lui-même. Il se retira dans un petit passage qui était du côté de l'appartement du prince de Montpensier, ayant dans l'esprit les plus tristes pensées qui aient jamais occupé l'esprit d'un amant. Cependant, quelque peu de bruit qu'ils eussent fait en passant sur le pont, le prince de Montpensier qui, par malheur, était éveillé dans ce moment l'entendit et fit lever un de ses valets de chambre pour voir ce que c'était. Le valet de chambre mit la tête à la fenêtre et, au travers de l'obscurité de la nuit, il aperçut que le pont était abaissé. Il en avertit son maÃtre qui lui commanda en même temps d'aller dans le parc voir ce que ce pouvait être. Un moment après, il se leva lui-même, étant inquiété de ce qu'il lui semblait avoir ouï marcher quelqu'un, et il s'en vint droit à l'appartement de la princesse, sa femme, qui répondait sur le pont. Dans le moment qu'il approchait de ce petit passage où était le comte de Chabanes, la princesse de Montpensier, qui avait quelque honte de se trouver seule avec le duc de Guise, pria plusieurs fois le comte d'entrer dans sa chambre. Il s'en excusa toujours et, comme elle l'en pressait davantage, possédé de rage et de fureur, il lui répondit si haut, qu'il fut ouï du prince de Montpensier, mais si confusément que ce prince entendit seulement la voix d'un homme, sans distinguer celle du comte. Une pareille aventure eût donné de l'emportement à un esprit, et plus tranquille, et moins jaloux. Aussi mit-elle d'abord l'excès de la rage et de la fureur, dans celui du prince. Il heurta aussitôt à la porte avec impétuosité et, criant pour se faire ouvrir il donna la plus cruelle surprise du monde à la princesse, au duc de Guise et au comté de Chabanes. [Ce] dernier, entendant la voix du prince, comprit d'abord qu'il était impossible de l'empêcher de croire qu'il n'y eût quelqu'un dans la chambre de la princesse sa femme et, la grandeur de sa passion lui montrant en ce moment que, s'il y trouvait le duc de Guise, Mme de Montpensier aurait la douleur de le voir tuer à ses yeux et que la vie même de cette princesse ne serait pas en sûreté, il se résolut, par une générosité sans exemple, de s'exposer pour sauver une maÃtresse ingrate et un rival aimé. Pendant que le prince de Montpensier donnait mille coups à la porte, il vint au duc de Guise, qui ne savait quelle résolution prendre, et il le mit entre les mains de cette femme de Mme de Montpensier qui l'avait fait entrer par le pont, pour le faire sortir par le même lieu, pendant qu'il s'exposerait à la fureur du prince. A peine le duc était hors l'antichambre que le prince, ayant enfoncé la porte du passage, entra dans la chambre comme un homme possédé de fureur et qui cherchait sur qui la faire éclater. Mais quand il ne vit que le comte de Chabanes, et qu'il le vit immobile, appuyé sur la table, avec un visage où la tristesse était peinte, il demeura immobile lui-même et la surprise de trouver, et seul, et la nuit, dans la chambre de sa femme l'homme du monde qu'il aimait le mieux, le mit hors d'état de pouvoir parler. La princesse était à demi évanouie sur des carreaux et jamais peut-être la fortune n'a mis trois personnes en des états si pitoyables. Enfin le prince de Montpensier, qui ne croyait pas voir ce qu'il voyait, et qui voulait démêler ce chaos où il venait de tomber, adressant la parole au comte, d'un ton qui faisait voir qu'il avait encore de l'amitié pour lui - Que vois-je? lui dit-il. Est-ce une illusion ou une vérité? Est-il possible qu'un homme que j'ai aimé si chèrement choisisse ma femme entre toutes les autres femmes pour la séduire? Et vous, Madame, dit-il à la princesse en se tournant de son côté, n'était-ce point assez de m'ôter votre coeur et mon honneur, sans m'ôter le seul homme qui me pouvait consoler de ces malheurs? Répondez-moi l'un ou l'autre, leur dit-il, et éclaircissez-moi d'une aventure que je ne puis croire telle qu'elle me paraÃt. La princesse n'était pas capable de répondre et le comte de Chabanes ouvrit plusieurs fois la bouche sans pouvoir parler - Je suis criminel à votre égard, lui dit-il enfin, et indigne de l'amitié que vous avez eue pour moi, mais ce n'est pas la manière que vous pouvez vous l'imaginer. Je suis plus malheureux que vous et plus désespéré. Je ne saurais vous en dire davantage. Ma mort vous vengera et, si vous voulez me la donner tout à l'heure, vous me donnerez la seule chose qui peut m'être agréable. Ces paroles, prononcées avec une douleur mortelle et avec un air qui marquait son innocence, au lieu d'éclaircir le prince de Montpensier, lui persuadaient de plus en plus qu'il y avait quelque mystère dans cette aventure, qu'il ne pouvait deviner, et, son désespoir s'augmentant par cette incertitude - Otez-moi la vie vous-même, lui dit-il, ou donnez-moi l'éclaircissement de vos paroles; je n'y comprends rien. Vous devez cet éclaircissement à mon amitié. Vous le devez à ma modération, car tout autre que moi aurait déjà vengé sur votre vie un affront si sensible. - Les apparences sont bien fausses, interrompit le comte. - Ah! c'est trop, répliqua le prince; il faut que je me venge et puis je m'éclaircirai à loisir. En disant ces paroles, il s'approcha du comte de Chabanes avec l'action d'un homme emporté de rage. La princesse, craignant quelque malheur ce qui ne pouvait pourtant pas arriver, son mari n'ayant point d'épée, se leva pour se mettre entre-deux. La faiblesse où elle était la fit succomber à cet effort et, comme elle approchait de son mari, elle tomba évanouie à ses pieds. Le prince fut encore plus touché de cet évanouissement qu'il n'avait été de la tranquillité où il avait trouvé le comte lorsqu'il s'était approché de lui; et, ne pouvant plus soutenir la vue de deux personnes qui lui donnaient des mouvements si tristes, il tourna la tête de l'autre côté et se laissa tomber sur le lit de sa femme, accablé d'une douleur incroyable. Le comte de Chabanes, pénétré de repentir d'avoir abusé d'une amitié dont il recevait tant de marques et ne trouvant pas qu'il pût jamais réparer ce qu'il venait de faire, sortit brusquement de la chambre et, passant par l'appartement du prince dont il trouva les portes ouvertes, il descendit dans la cour. Il se fit donner des chevaux et s'en alla dans la campagne, guidé par son seul désespoir. Cependant le prince de Montpensier, qui voyait que la princesse ne revenait point de son évanouissement, la laissa entre les mains de ses femmes et se retira dans sa chambre avec une douleur mortelle. Le duc de Guise, qui était sorti heureusement du parc, sans savoir quasi ce qu'il faisait tant il était troublé, s'éloigna de Champigny de quelques lieues, mais il ne put s'éloigner davantage sans savoir des nouvelles de la princesse. Il s'arrêta dans une forêt et envoya son écuyer pour apprendre du comte de Chabanes ce qui était arrivé de cette terrible aventure. L'écuyer ne trouva point le comte de Chabanes, mais il apprit d'autres personnes que la princesse de Montpensier était extraordinairement malade. L'inquiétude du duc de Guise fut augmentée par ce que lui dit son écuyer et, sans la pouvoir soulager, il fut contraint de s'en retourner trouver ses oncles pour ne pas donner de soupçon par un plus long voyage. L'écuyer du duc de Guise lui avait rapporté la vérité, en lui disant que Mme de Montpensier était extrêmement, malade, car il était vrai que, sitôt que les femmes l'eurent mise dans son lit, la fièvre lui prit si violemment et avec des rêveries si horribles que, dès le second jour, l'on craignit pour sa vie. Le prince feignit d'être malade, afin qu'on ne s'étonnât de ce qu'il n'entrait pas dans la chambre de sa femme. L'ordre qu'il reçut de s'en retourner à la cour, où l'on rappelait tous les princes catholiques pour exterminer les huguenots, le tira de l'embarras où il était. Il s'en alla à Paris, en sachant ce qu'il avait à espérer ou à craindre du mal de la princesse sa femme. Il n'y fut pas sitôt arrivé qu'on commença d'attaquer les huguenots en la personne d'un de leurs chefs, l'amiral de Châtillon et, deux joues après, l'on fit cet horrible massacre, si renommé par toute l'Europe. Le pauvre comte de Chabanes, qui s'était venu cacher dans l'extrémité de l'un des faubourgs de Paris pour s'abandonner entièrement à sa douleur, fut enveloppé dans la mine des huguenots. Les personnes chez qui il s'était retiré, l'ayant reconnu et s'étant souvenues qu'on l'avait soupçonné d'être de ce parti, le massacrèrent cette même nuit qui fut si funeste à tant de gens. Le matin, le prince de Montpensier, allant donner quelques ordres hors la ville, passa dans la rue où était le corps de Chabanes. Il fut d'abord saisi d'étonnement à ce pitoyable spectacle; ensuite son amitié se réveillant, elle lui donna de la douleur, mais le souvenir de l'offense qu'il croyait avoir reçue du comte lui donna enfin de la joie, et il fut bien aise de se voir vengé par les mains de la fortune. Le duc de Guise, occupé du désir de venger la mort de son père et, peu après, rempli de la joie de l'avoir vengée, laissa peu à peu éloigner de son âme le soin d'apprendre des nouvelles de la princesse de Montpensier, et, trouvant la marquise de Noirmoutier, personne de beaucoup d'esprit et de beauté, et qui donnait plus d'espérance que cette princesse, il s'y attacha entièrement et l'aima avec une passion démesurée et qui lui dura jusques à la mort. Cependant, après que le mal de Mme de Montpensier fut venu au dernier point, il commença à diminuer. La raison lui revint et, se trouvant un peu soulagé par l'absence du prince son mari, elle donna quelque espérance de sa vie. Sa santé revenait pourtant avec grande peine, par le mauvais état de son esprit; et son esprit fut travaillé de nouveau, quand elle se souvint qu'elle n'avait eu aucune nouvelle du duc de Guise pendant toute sa maladie. Elle s'enquit de ses femmes si elles n'avaient vu personne, si elles n'avaient point de lettres, et, ne trouvant rien de ce qu'elle eût souhaité, elle se trouva la plus malheureuse du monde d'avoir tout hasardé pour un homme qui l'abandonnait. Ce lui fut encore un nouvel accablement d'apprendre la mort du comte de Chabanes, qu'elle sut bientôt par les soins du prince son mari. L'ingratitude du duc de Guise lui fit sentir plus vivement la perte d'un homme dont elle connaissait si bien la fidélité. Tant de déplaisirs si pressants la remirent bientôt dans un état aussi dangereux que celui dont elle était sortie. Et, comme Mme de Noirmoutier était une personne qui prenait autant de soin de faire éclater ses galanteries que les autres en prennent de les cacher, celles de M. de Guise et d'elle étaient si publiques que, tout éloignée et toute malade qu'était la princesse de Montpensier, elle les apprit de tant de côtés qu'elle n'en put douter. Ce fut le coup mortel pour sa vie. Elle ne put résister à la douleur d'avoir perdu l'estime de son mari, le coeur de son amant et le plus parfait ami qui fut jamais. Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de son âge, une des plus belles princesses du monde, et qui aurait été sans doute la plus heureuse, si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions. Zaïde Histoire espagnole Première partie L'Espagne commençait à s'affranchir de la domination des Maures. Ses peuples, qui s'étaient retirés dans les Asturies, avaient fondé le royaume de Léon; ceux qui s'étaient retirés dans les Pyrénées avaient donné naissance au royaume de Navarre il s'était élevé des comtes de Barcelone et d'Aragon. Ainsi, cent cinquante ans après l'entrée des Maures, plus de la moitié de l'Espagne se trouvait délivrée de leur tyrannie. De tous les princes chrétiens qui y régnaient alors, il n'y en avait point de si redoutable qu'Alphonse, roi de Léon, surnommé le Grand. Ses prédécesseurs avaient joint la Castille à leur royaume. D'abord cette province avait été commandée par des gouverneurs qui, dans la suite des temps, avaient rendu le gouvernement héréditaire, et l'on commençait à craindre qu'ils ne s'en voulussent faire souverains. Ils s'appelaient tous comtes de Castilleles plus puissants étaient Diégo Porcellos et Nugnez Fernando. Ce dernier était considérable par ses grandes terres et par la grandeur de son esprit; ses enfants servaient encore à soutenir sa fortune et à l'augmenter. Il avait un fils et une fille d'une beauté extraordinaire; le fils qui s'appelait Consalve, ne voyait rien dans toute l'Espagne qu'on lui pût comparer; et son esprit et sa personne avaient quelque chose de si admirable, qu'il semblait que le ciel l'eût formé d'une manière différente du reste des hommes Des raisons importantes l'avaient obligé à quitter la cour de Léon, et les sensibles déplaisirs qu'il y avait reçus, lui avaient inspiré le dessein de sortir de l'Espagne et de se retirer dans quelque solitude. Il vint dans l'extrémité de la Catalogne à dessein de s'embarquer sur le premier vaisseau qui ferait voile pour une des Ãles de la Grèce. Le peu d'attention qu'il avait à toutes choses, lui faisait souvent prendre d'autres chemins que ceux qu'on lui avait enseignés. Au lieu de passer la rivière d'Ebre à Tortose, comme on lui avait dit qu'il le fallait faire, il suivit ses bords quasi jusques à son embouchure. Il s'aperçut alors qu'il s'était beaucoup détourné, il s'enquit s'il n'y avait point de barque, on lui dit qu'il n'en trouverait pas au lieu où il était, mais que, s'il voulait aller jusques à un petit port assez proche, il en trouverait qui le mèneraient à Tarragone. Il marcha jusques à ce port; il descendit de cheval et demanda à quelques pêcheurs s'il n'y avait point de chaloupes prêtes à partir. Comme il leur parlait, un homme qui se promenait tristement le long de la mer, surpris de sa beauté et de sa bonne mine, s'arrêta pour le regarder, et, ayant entendu ce qu'il demandait à ces pêcheurs, prit la parole et lui dit que toutes les barques étaient allées à Tarragone, qu'elles ne reviendraient que le lendemain et qu'il ne pourrait s'embarquer que le jour d'après. Consalve, qui ne l'avait point aperçu, tourna la tête pour voir d'où venait cette voix qui ne lui paraissait pas celle d'un pêcheur. Il fut étonné de la bonne mine de cet inconnu, comme cet inconnu l'avait été de la sienne; il lui trouva quelque chose de noble et de grand, et même de la beauté, quoiqu'on vit bien qu'il avait passé la première jeunesse. Consalve n'était guère en état de s'arrêter à d'autres choses qu'à ses pensées; néanmoins la rencontre de cet inconnu dans un lieu si désert lui donna quelque attention; il le remercia de l'avoir instruit de ce qu'il voulait savoir et il le demanda ensuite aux pêcheurs où il pourrait aller passer la nuit. Il n'y a que ces cabanes que vous voyez lui dit l'inconnu et vous n'y sauriez être commodément. Je ne laisserai pas d'y aller chercher du repos, reprit Consalve, il y a quelques jours que je marche sans en avoir, et je sens bien que mon corps en a plus de besoin que mon esprit ne lui en laisse. L'inconnu fut touché de la manière triste dont il avait prononcé ce peu de paroles et il ne douta point que ce ne fût quelque malheureux. La conformité qui lui parut dans leurs fortunes, lui donna pour Consalve cette sorte d'inclination que nous avons pour les personnes dont nous croyons les dispositions pareilles aux nôtres. Vous ne trouverez point ici de retraite digne de vous, lui dit-il, mais, si vous voulez en accepter une que je vous offre proche d'ici, vous y serez plus commodément que dans ces cabanes. Consalve avait tant d'aversion pour la société des hommes, qu'il refusa d'abord l'offre que lui faisait cet inconnu, mais enfin, les instantes prières qu'il lui en fit et le besoin de prendre du repos, le contraignirent de l'accepter. Il le suivit et, après avoir marché quelque temps, il découvrit une maison assez basse, bâtie d'une manière simple et néanmoins propre et régulière. La cour n'était fermée que de palissades de grenadiers, non plus que le jardin, qui était séparé d'un bois par un petit ruisseau. Si Consalve eût pu prendre plaisir à quelque chose, l'agréable situation de cette demeure lui en aurait donné. Il demanda à l inconnu si ce lieu était son séjour ordinaire et si le hasard ou son choix l'y avait conduit. - Il y a quatre ou cinq ans que je l'habite, lui répondit-il, je n'en sors que pour me promener sur le bord de la mer et, depuis que j'y demeure, je puis vous dire que vous êtes la seule personne raisonnable que j'y ai vue. La tempête fait souvent briser des vaisseaux contre cette côte, qui est assez dangereuse. J'ai sauvé la vie à quelques malheureux que j'ai retirés chez moi, mais tous ceux que la fortune y a conduits, n'ont été que des étrangers avec qui je n'eusse pu trouver de conversation quand j'en aurais cherché. Vous pouvez juger, par le lieu où je demeure, que je n'en cherche pas. J'avoue néanmoins que je suis sensible au plaisir de voir une personne comme vous. - Pour moi, repartit Consalve, je fuis tous les hommes, et j'ai tant de sujet de les fuir que, si vous le saviez, vous ne trouveriez pas étrange que j'eusse eu tant de peine à accepter l'offre que vous m'avez faite; vous jugeriez au contraire qu'après les malheurs qu'ils m'ont causés, je dois renoncer pour jamais à toute sorte de société. - Si vous n'avez à vous plaindre que des autres, répliqua l'inconnu, et que vous n'ayez rien à vous reprocher, il y en a de plus malheureux que vous, et vous l'êtes moins que vous ne pensez. Le comble des malheurs, s'écria-t-il, c'est d'avoir à se plaindre de soi même, c'est d'avoir creusé les abÃmes où l'on est tombé, c'est d'avoir été injuste et déraisonnable; enfin c'est d'avoir été la cause des infortunes dont on est accablé! - Je vois bien, reprit Consalve, que vous ressentez les maux dont vous me parlez, mais qu'ils sont différents de ceux qu'on ressent, quand, sans l'avoir mérité, on est trompé, trahi et abandonné de tout ce qu'on aimait davantage! - A ce que j'en puis juger, lui repartit l'inconnu, vous abandonnez votre patrie pour fuir des personnes qui vous ont trahi et qui sont la cause de vos déplaisirs, mais jugez ce que vous auriez à souffrir, s'il fallait que vous fussiez continuellement avec ces personnes qui font le malheur de votre vie! Songez que c'est l'état où je suis, que j'ai fait tout le malheur de la mienne, et que je ne puis me séparer de moi même, pour qui j'ai tant d'horreur, pour qui j'ai tant de sujet d'en avoir, non seulement par ce que j'en souffre, mais par ce qu'en a souffert ce que j'aimais plus que toutes choses. - Je ne me plaindrais pas, dit Consalve, si je n'avais à me plaindre que de moi. Vous vous trouvez malheureux, parce que vous avez sujet de vous haïr, mais si vous avez été aimé fidèlement de la personne que vous aimiez, pouvez vous ne vous pas trouver heureux? Peut être l'avez vous perdue par votre faute, mais vous avez au moins la consolation de penser qu'elle vous a aimé, et qu'elle vous aimerait encore, si vous n'aviez rien fait qui lui eût pu déplaire. Vous ne connaissez point l'amour, si cette seule pensée ne vous empêche d'être malheureux, et vous vous aimez vous même plus que votre maÃtresse, si vous aimez mieux avoir sujet de vous plaindre d'elle que de vous. Le peu de partque vous avez sans doute à vos malheurs répliqua l'inconnu, vous empêche de comprendre quel surcroÃt de douleur ce vous serait d'y avoir contribué, mais croyez, par la cruelle expérience que j'en fais que de perdre par sa faute ce qu'on aime est une sorte d'affliction qui se fait sentir plus vivement que toutes les autres. Comme il achevait ces paroles, ils arrivèrent dans la maison; que Consalve trouva aussi jolie par dedans qu'elle lui avait paru par dehors. Il passa la nuit avec beaucoup d'inquiétude; le matin, la fièvre lui prit, et les jours suivants elle devint si violente qu'on appréhenda pour sa vie. L'inconnu en fut sensiblement affligé, et son affliction augmenta encore par l'admiration que lui donnaient toutes les paroles et toutes les actions de Consalve. Il ne put se défendre du désir de savoir qui était une personne qui lui paraissait si extraordinaire, il fit plusieurs questions à celui qui le servait, mais l'ignorance où cet homme était lui-même du nom et de la qualité de son maÃtre, l'empêcha de satisfaire sa curiosité; il lui dit seulement qu'il se faisait appeler Théodoric et qu'il ne croyait pas que ce fût son nom véritable. Enfin, après plusieurs jours de fièvre continue, les remèdes et la jeunesse tirèrent Consalve hors de péril. L'inconnu essayait de le divertir des tristes pensées dont il le voyait occupé; il ne le quittait point et, bien qu'ils ne parlassent que de choses générales, parce qu'ils ne connaissaient pas encore, ils se surprirent l'un et l'autre par la grandeur de leur esprit. Cet inconnu avait caché son nom et sa naissance depuis qu'il était dans cette solitude, mais il voulut bien l'apprendre à Consalve. Il lui dit qu'il était du royaume de Navarre, qu'il s'appelait Alphonse Ximénès et que ses malheurs l'avaient obligé de chercher me retraite où il pût en liberté regretter ce qu'il avait perdu. Consalve fut surpris du nom de Ximénès, il le connaissait pour un des plus illustres de la Navarre, et il fut vivement touché de la confiance qu'Alphonse lui témoignait. Quelque raison qu'il eût de haïr les hommes, il ne put s'empêcher d'avoir pour lui une amitié dont il ne se croyait plus capable. Cependant sa santé commençait à revenir et; lorsqu'il se porta assez bien pour s'embarquer, il sentit qu'il ne quitterait Alphonse qu'avec peine. Il lui parla de leur séparation et du dessein qu'il avait de se retirer aussi dans quelque solitude. Alphonse en fut surpris et affligé; il s'était tellement accoutumé à la douceur de laconversation de Consalve, qu'il n'en pouvait regarder la perte qu'avec douleur. Il lui dit d'abord qu'il n'était pas en état de partir et il essaya ensuite de lui persuader de n'aller point chercher d'autre désert que celui où le hasard l'avait conduit. - Je n'oserais espérer, lui dit il, de vous rendre cette demeure moins ennuyeuse, mais il me semble que, dans une retraite aussi longue que celle que vous entreprenez, il y a quelque douceur à n'être pas tout à fait seul. Mes malheurs ne pouvaient recevoir de consolation; je crois néanmoins eue j'aurais trouvé du soulagement, si, dans de certains moments; j'avais eu quelqu'un avec qui me plaindre. Vous trouverez ici la même solitude qu'au lieu où vous voulez aller et vous aurez la commodité de parler, quand vous le voudrez, à une personne qui a une admiration extraordinaire pour votre mérite et une sensibilité pour vos malheurs égale à celle qu'[elle] a pour les siens. Le discours d'Alphonse ne persuada pas d'abord Consalve, mais peu à peu il fit de l'impression sur son esprit, et la considération d'une retraite privée de toute sorte de compagnie, jointe à l'amitié qu'il avait déjà pour lui, le fit résoudre à demeurer dans cette maison. La seule chose qui lui donnait de l'embarras était la crainte d'être reconnu. Alphonse le rassura par son exemple et lui dit que ce lieu était tellement éloigne de tout commerce, que, depuis tant d'années qu'il s'y était retiré, il n'avait jamais vu personne qui l'eût pu reconnaÃtre. Consalve se rendit à ses raisons, et, après s'être dit l'un à l'autre tout ce que se peuvent dire les deux plus honnêtes hommes du monde qui s'engagent à vivre ensemble, il envoya de ses pierreries à un marchand de Tarragone, afin qu'il lui fit tenir les choses dont il pourrait avoir besoin. Voilà donc Consalve établi dans cette solitude avec la résolution de n'en sortir jamais; le voilà abandonné à la réflexion de ses malheurs, où il ne trouvait d'autre consolation que de croire qu'il ne pouvait plus lui en arriver, mais la fortune lui fit voir quelle trouve jusque dans les déserts ceux qu'elle a résolu de persécuter. Sur la fin de l'automne que les vents commencent à rendre la mer redoutable, il s'alla promener plus matin que de coutume. Il y avait eu pendant la nuit une tempête épouvantable, et la mer, qui était encore agitée, entretenait agréablement sa rêverie. Il considéra quelque temps l'in constance de cet élément, avec les mêmes réflexions qu'il avait accoutumé de faire sur sa fortune; ensuite il jeta les yeux sur le rivage; il vit plusieurs marques du débris d'une chaloupe, et il regarda s'il ne verrait personne qui fût encore en état de recevoir du secours. Le soleil, qui se levait; fit briller à ses yeux quelque chose d'éclatant qu'il ne put distinguer d'abord et qui lui donna seulement la curiosité de s'en approcher. Il tourna ses pas vers ce qu'il voyait et; en s'approchant, il connut que c'était une femme magnifiquement habillée, étendue sur le sable et qui semblait y avoir été jetée par la tempête; elle était tournée d'une sorte qu'il ne pouvait voir son visage. Il la releva pour juger si elle était morte, mais quel fut son étonnement quand il vit, au travers des horreurs de la mort la plus grande beauté qu'il eût jamais vue! Cette beauté augmenta sa compassion et lui fit désirer que cette personne fût encore en état d'être secourue. Dans ce moment, Alphonse, qui l'avait suivi par hasard, s'approcha et lui aida à secourir. Leur peine ne fut pas inutile, ils virent qu'elle n'était pas morte, mais ils jugèrent qu'elle avait besoin d'un plus grand secours que celui qu'ils lui pouvaient donner en ce lieu. Comme ils étaient assez proches de leur demeure, ils se résolurent de l'y porter. Sitôt qu'elle y fut, Alphonse envoya quérir des remèdes pour la soulager et des femmes pour la servir. Lorsque ces femmes furent venues et qu'on leur eut laissé la liberté de la mettre au lit, Consalve revint dans la chambre et regarda cette inconnue avec plus d'attention qu'il n'avait encore fait. Il fut surpris de la proportion de ses traits et de la délicatesse de son visage; il regarda avec étonnement la beauté de sa bouche et la blancheur de sa gorge; enfin il était si charmé de tout ce qu'il voyait dans cette étrangère, qu'il était prêt de s'imaginer que ce n'était pas une personne mortelle. Il passa une partie de la nuit sans pouvoir s'en éloigner. Alphonse lui conseilla d'aller prendre du repos, mais il lui répondit qu'il avait si peu accoutumé d'en trouver, qu'il était bien aise d'avoir une occasion de n'en pas chercher inutilement. Sur le matin, on s'aperçut que cette inconnue commençait à revenir, elle ouvrit les yeux et, comme la clarté lui fit d'abord quelque peine, elle les tourna languissamment du côté de Consalve et lui fit voir de grands yeux noirs d'une beauté qui leur était si particulière, qu'il semblait qu'ils étaient faits pour donner tout ensemble du respect et de l'amour Quelque temps après il parut que la connaissance lui revenait, qu'elle distinguait les objets et qu'elle était étonnée de ceux qui s'offraient à sa vue Consalve ne pouvait exprimer par ses paroles l'admiration qu'il avait pour elle; il faisait remarquer sa beauté à Alphonse, avec cet empressement que l'on a pour les choses qui nous surprennent et qui nous charment. Cependant la parole ne revenait point à cette étrangère. Consalve, jugeant qu'elle serait peut être encore longtemps dans le même état, se retira dans sa chambre. Il ne se put empêcher de faire réflexion sur son aventure. J'admire, disait il, que la fortune m'ait fait rencontrer une femme dans le seul état où je ne pouvais la fuir et où la compassion m'engage au contraire à en avoir soin. J'ai même de l'admiration pour sa beauté, mais, sitôt qu'elle sera guérie, je ne regarderai ses charmes que comme une chose dont elle ne se servira que pour faire plus de trahisons et plus de misérables. Qu'elle en fera, grands dieux! Et qu'elle en a peut être déjà fait! Quels yeux! Quels regards! Que je plains ceux qui peuvent en être touchés! Et que je suis heureux, dans mon malheur, que la cruelle expérience que j'ai faite de l'infidélité des femmes me garantisse d'en aimer jamais aucune! Après ces paroles, il eut quelque peine à s'endormir, et son sommeil ne fut pas long; il alla voir en quel état était l'étrangère; il la trouva beaucoup mieux, mais néanmoins elle ne parlait point encore, et la nuit et le jour suivant se passèrent sans quelle prononçât une seule parole. Alphonse ne put s'empêcher de faire voir à Consalve qu'il remarquait avec étonnement le soin qu'il avait d'elle. Consalve commença à s'en étonner lui-même, il s'aperçut qu'il lui était impossible de s'éloigner de cette belle personne, il croyait toujours qu'il arriverait quelque changement considérable à son mal pendant qu'il ne serait pas auprès d'elle. Comme il y était, elle prononça quelques paroles, il en sentit de la joie et du trouble. Il s'approcha pour entendre ce qu'elle disait, elle parla encore, et il fut surpris de voir qu'elle parlait une langue qui lui était inconnue. Néanmoins il avait déjà jugé par ses habits qu'elle était étrangère, mais, comme ces habits avaient quelque chose de ceux des Maures et qu'il savait bien l'arabe, il ne doutait point qu'il ne pût s'en faire entendre. Il lui parla en cette langue et il fut encore plus surpris de voir qu'elle ne l'entendait point. Il lui parla espagnol et italien, mais tout cela était inutile, et il jugeait bien, par son air attentif et embarrassé, qu'elle ne l'entendait pas mieux. Elle continuait néanmoins à parler et s'arrêtait quelquefois, comme pour attendre qu'on lui répondÃt. Consalve écoutait toutes ses parolesil lui semblait qu'à force de l'écouter il pourrait l'entendre. Il fit approcher tous ceux qui la servaient, afin de voir s'ils ne l'entendraient point, il lui présenta un livre espagnol pour juger si elle en connaissait les caractères, il lui parut qu'elle les connaissait, mais qu'elle ignorait cette langue. Elle était triste et inquiète, et sa tristesse et son inquiétude augmentaient celles de Consalve. Ils étaient en cet état quand Alphonse entra dans la chambre et y fit entrer avec lui une belle personne habillée de la même façon que l'inconnue. Sitôt qu'elles se virent, elles s'embrassèrent avec beaucoup de témoignages d'amitié. Celle qui entrait prononça plusieurs fois le mot de Zaïde d'une manière qui fit connaÃtre que c'était le nom de celle à qui elle parlait, et Zaïde prononça aussi tant de fois celui de Félime que l'on jugea bien que l'étrangère qui arrivait se nommait ainsi. Après qu'elles eurent parlé quelque temps, Zaïde se mit à pleurer avec toutes les marques d'une grande affliction, et elle fit signe de la main qu'on se retirât. On sortit de sa chambre. Consalve s'en alla avec Alphonse pour lui demander où l'on avait rencontré cette autre étrangère. Alphonse lui dit que les pêcheurs des cabanes voisines l'avaient trouvée sur le rivage, le même jour et au même état qu'il avait trouvé sa compagne. - Elles auront de la consolation d'être ensemble, reprit Consalve, mais, Alphonse, que pensez vous de ces deux personnes? A en juger parleurs habits, elles sont d'un rang au dessus du commun; comment se sont elles exposées sur la mer dans une petite barque? Ce n'est point dans un grand vaisseau qu'elles ont fait naufrage. Celle que vous avez amenée à Zaïde, lui a appris une nouvelle qui lui a donné beaucoup de douleur; enfin, il y a quelque chose d'extraordinaire dans leur fortune. - Je le crois comme vous, répondit Alphonse, je suis étonné de leur aventure et de leur beauté. Vous n'avez peut être pas remarqué celle de Félime, mais elle est grande, et vous en auriez été surpris si vous n'aviez point Zaïde. A ces mots ils se séparèrent; Consalve se trouva encore plus triste qu'il n'avait accoutumé de l'être, et il sentit que la cause de sa tristesse venait de l'affliction qu'il avait de ne pouvoir se faire entendre de cette inconnue Mais qu'ai je à lui dire, reprenait-il en lui même, et que veux-je apprendre d'elle? Ai-je dessein de lui conter mes malheurs? Ai-je envie de savoir les siens? La curiosité peut-elle se trouver dans un homme aussi malheureux que moi? Quel intérêt puis-je prendre aux infortunes d'une personne que je ne connais point? Pourquoi faut il que je sois triste de la voir affligée? Sont ce les maux que j'ai soufferts qui m'ont appris à avoir pitié de ceux des autres? Non, sans doute, ajoutait il, c'est la grande retraite où je suis, qui me fait avoir de l'attention pour une aventure assez extraordinaire en effet, mais qui ne m'occuperait pas longtemps si j'étais diverti par d'autres objets. Malgré cette réflexion, il passa la nuit sans dormir et une partie du jour avec beaucoup d'inquiétude parce qu'il ne put voir Zaïde. Sur le soir, on lui dit qu'elle était levée et qu'elle venait de prendre le chemin de la mer. Il la suivit et la trouva assise sur le rivage, les yeux tout baignés de larmes. Lorsqu'il s'approcha d'elle, elle s'avança vers lui avec beaucoup de civilité et de douceur, il fut surpris de trouver dans sa taille et dans ses actions autant de charmes qu'il en avait déjà trouvé dans son visage. Elle lui montra une petite barque qui était sur la mer et lui nomma plusieurs fois Tunis, comme s'adressantà lui pour demander qu'on l'y fit conduire. Il lui fit signe, en lui montrant la lune, qu'elle serait obéie lorsque cet astre, qui éclairait alors, aurait fait deux fois son tour. Elle parut comprendre ce qu'il lui disait et bientôt après elle se mit à pleurer. Le jour suivant elle se trouva mal; il ne put la voir. Depuis qu'il était dans cette solitude, il n'avait point trouvé de journée si longue et si ennuyeuse. Le lendemain, sans en savoir lui même la cause, il quitta cette grande négligence où il était depuis sa retraite et, comme il était l'homme du monde le mieux fait, la simple propreté le parait davantage que la magnificence ne pare les autres. Alphonse le rencontra dans le bois et s'étonna de le voir si différent de ce qu'il avait accoutumé d'être. Il ne put s'empêcher de sourire en le regardant et de lui dire qu'il était bien aise de juger par son habit que son affliction commençait à diminuer et qu'il trouvait enfin dans ce désert quelque adoucissement à ses malheurs. - Je vous entends, Alphonse, répondit Consalve; vous croyez que la vue de Zaïde est le soulagement que je trouve à mes maux, mais vous vous trompez, je n'ai pour Zaïde que la compassion qui est due à son malheur et à sa beauté. - J'ai de la compassion pour elle aussi bien que pour vous, répliqua Alphonse, je la plains et je voudrais la soulager, mais je ne suis pas si attaché auprès d'elle, je ne l'observe pas avec tant de soin, je ne suis pas affligé de ne la point entendre, je n'ai pas tant d'envie de lui parler;je ne fus point hier plus triste qu'à mon ordinaire, parce qu'on ne la vit point, et je ne suis pas aujourd'hui moins négligé que de coutume. Enfin, puisque j'ai de la pitié aussi bien que vous et que néanmoins nous sommes si différents, il faut que vous ayez quelque chose de plus. Consalve n'interrompit point Alphonse, et il paraissait examiner en lui même si tout ce qu'il lui disait était véritable. Comme il était prêt de lui répondre, on le vint avertir, selon l'ordre qu'il en avait donné, que Zaïde était sortie de sa chambre et qu'elle se promenait du côté de la mer. Alors, sans considérer qu'il allait confirmer Alphonse dans ses soupçons, il le quitta pour aller chercher Zaïde. Il la vit de loin assise, avec Félime, au même lieu où elles étaient deux jours auparavant. Il ne put se défendre de la curiosité d'observer leurs actions; il crut qu'il en pourrait tirer quelque connaissance de leurs fortunes. Il vit que Zaïde pleurait; il jugea que Félime tâchait de la consoler. Zaïde ne l'écoutait pas et regardait toujours vers la mer avec des actions qui firent penser à Consalve qu'elle regret tait quelqu'un qui avait fait naufrage avec elle. Il l'avait déjà vue pleurer au même lieu, mais, comme elle n'avait rien fait qui lui pût marquer le sujet de son affliction, il avait cru qu'elle pleurait seulement de se trouver si éloignée de son pays; il s'imagina alors que les larmes qu'il lui voyait verser, étaient pour un amant qui avait péri, que c'était peut être pour le suivre qu'elle s'était exposée au péril de la mer, et enfin il crut savoir, comme s'il eût appris d'elle même, que l'amour était la cause de ses pleurs. On ne peut exprimer ce que ces pensées produisirent dans l'âme de Consalve, et le trouble qu'apporta la jalousie dans un coeur où l'amour ne s'était pas encore déclaré. Il avait été amoureux, mais il n'avait jamais été jaloux. Cette passion, qui lui était inconnue, se fit sentir en lui, pour la première fois, avec tant de violence qu'il crut être frappé de quelque douleur que les autres hommes ne connaissaient point. Il avait, ce lui semblait, éprouvé tous les maux de la vie, et cependant il sentait quelque chose de plus cruel que tout ce qu'il avait éprouvé. Sa raison ne put demeurer libre, il quitta le lieu où il était pour s'approcher de Zaïde, dans la pensée de savoir d'elle même le sujet de son affliction, et, assuré qu'elle ne lui pouvait répondre, il ne laissa pas de le lui demander. Elle était bien éloignée de comprendre ce qu'il lui voulait dire; elle essuya ses larmes et se mit à se promener avec lui. Le plaisir de la voir et d'être regardé par ses beaux yeux calma l'agitation où il était; il s'aperçut de l'égarement de son esprit et il remit son visage le mieux qu'il lui fut possible. Elle lui nomma encore plusieurs fois Tunis avec beaucoup d'empressement et beaucoup de marques de vouloir y être conduite. Il n'entendait que trop bien ce qu'elle lui demandait; la pensée de la voir partir lui donnait déjà une douleur sensible; enfin c'était seulement par les douleurs que donne l'amour, qu'il s'apercevait d'en avoir, et la jalousie et la crainte de l'absence le tourmentaient avant même qu'il connût qu'il était amoureux. Il aurait cru avoir sujet de se plaindre de son malheur, quand il n'aurait fait que s'apercevoir qu'il avait de l'amour, mais, de se trouver tout d'un coup de l'amour et de la jalousie, ne pouvoir entendre celle qu'il aimait, n'en pouvoir être entendu, n'en rien connaÃtre que la beauté, n'envisager qu'une absence éternelle, c'étai[ent] tant de maux à la fois qu'il était impossible d'y résister. Pendant qu'il faisait ces tristes réflexions, Zaïde continuait de promener avec Félime et, après s'être promenée assez longtemps, elle alla s'asseoir sur le rocher et se mit encore à pleurer en regardant la mer et en la montrant à Félime, comme si elle l'eût accusée du malheur qui lui faisait répandre tant de larmes. Consalve pour la divertir lui fit remarquer des pêcheurs qui étaient assez proches. Malgré la tristesse et le trouble de ce nouvel amant, la vue de celle qu'il aimait lui donnait une joie qui lui rendait sa première beauté, et, comme il était moins négligé que de coutume, il pouvait avec raison arrêter les yeux de tout le monde. Zaïde commença à le regarder avec attention, ensuite avec étonnement, et, après l'avoir longtemps considéré, elle se tourna vers sa compagne et lui fit observer Consalve en lui disant quelque chose. Féfime le regarda et répondit à Zaïde avec une action qui témoignait approuver ce qu'elle venait de lui dire. Zaïde regardait encore Consalve et reparlait ensuite à Félime; Félime en faisait de même; enfin elles firent juger à Consalve qu'il ressemblait à quelqu'un qu'elles connaissaient. D'abord cette pensée ne lui fit aucune impression, mais il trouva Zaïde si occupée de cette ressemblance, et il lui parut si clairement qu'au milieu de sa tristesse elle avait quelque joie en le regardant qu'il s'imagina qu'il ressemblait à cet amant qu'elle lui paraissait regretter Pendant tout le reste du jour Zaïde fit plusieurs actions qui lui confirmèrent son soupçon. Sur le soir Félime et elle se mirent à chercher quelque chose parmi les débris de leur naufrage Elles cherchèrent avec tant de soin, et Consalve leur vit tant de marques de chagrin d'avoir cherché inutilement, qu'il en prit encore de nouveaux sujets d'inquiétudes. Alphonse vit bien le désordre de son esprit et, après qu'ils eurent reconduit Zaïde dans son appartement, il demeura dans la chambre de Consalve. - Vous ne m'avez point encore raconté tous vos malheurs passés, lui dit-il, mais il faut que vous m'avouez ceux que Zaïde commence de vous causer. Un homme aussi amoureux que vous me le paraissez, trouve toujours de la douceur à parler de son amour, et quoique votre mal soit grand, peut être que mon secours et mes conseils ne vous seront pas inutiles. - Ah! mon cher Alphonse, s'écria Consalve, que je suis malheureux! Que je suis faible! Que je suis désespéré! Et que vous êtes sage d'avoir vu Zaïde et de ne l'avoir pas aimée! - J'avais bien jugé, reprit Alphonse, que vous l'aimiez, vous ne voulûtes pas me l'avouer. - Je ne le savais pas moi-même, interrompit Consalve, la jalousie seule m'a fait sentir que j'étais amoureux. Zaïde pleure quelque amant qui a fait naufrage; c'est ce qui la mène tous les jours sur le bord de la mer; elle va pleurer au même lieu où elle croit que cet amant a péri; enfin, j'aime Zaïde et Zaïde en aime un autre, et c'est de tous les malheurs celui qui m'a paru le plus redoutable et celui dont je me croyais le plus éloigné. Je m'étais flatté que ce n'était peut être pas un amant que Zaïde regrettait, mais je la trouve trop affligée pour en douter; j'en suis encore persuadé par le soin que je lui ai vu de chercher quelque chose qui vient sans doute de ce bienheureux amant, et, ce qui me paraÃt plus cruel que tout ce que je viens de vous dire, je ressemble, Alphonse, à celui qu'elle aime. Elle s'en est aperçue en se promenant; j'ai remarqué de la joie dans ses yeux de voir quelque chose qui l'en fit souvenir. Elle m'a montré vingt fois à Félime, elle lui a fait considérer tous mes traits enfin elle m'a regardé tout le jour, mais ce n'est pas moi qu'elle voit ni à qui elle pense. Quand elle me regarde, je la fais souvenir de la seule chose que je voudrais lui faire oublier; je suis même privé du plaisir de voir ses beaux yeux tournés sur moi, et elle ne peut plus me regarder sans me donner de la jalousie. Consalve dit toutes ces paroles avec tant de rapidité qu'Alphonse ne put l'interrompre, mais quand il eut cessé de parler - Est-il possible, lui dit il, que tout ce que vous m'apprenez soit véritable? Et la tristesse où vous vous êtes accoutumé, ne forme-t-elle point l'idée d'un malheur si extraordinaire? - Non, Alphonse, je ne me trompe point, répondit Consalve, Zaïde regrette un amant qu'elle aime et je l'en fais souvenir. La fortune m'empêche bien de me former des malheurs au dessus de ceux qu'elle me cause, elle va au delà de ce que je pourrais imaginer, elle en invente pour moi qui sont inconnus aux autres hommes, et, si je vous avais raconté la suite de ma vie, vous seriez contraint d'avouer que j'ai eu raison de vous soutenir que j'étais plus malheureux que vous. - Je n'oserai vous dire, répliqua Alphonse, que, si vous n'aviez point de raison importante de vous cacher à moi, vous me donneriez toute la joie que je puis avoir de m'apprendre qui vous êtes et quels sont les malheurs que vous jugez plus grands que les miens. Je sais bien qu'il n'y a pas de justice de vous demander ce que je vous demande sans vous apprendre en même temps quelles sont mes infortunes, mais, pardonnez à un malheureux qui ne vous a pas caché son nom et sa naissance et qui ne vous cacherait pas ses aventures s'il vous était utile de les avoir et s'il vous les pouvait dire sans renouveler des douleurs que plusieurs années ne commencent qu'à peine d'effacer. - Je ne vous demanderai jamais, répliqua Consalve, ce qui pourra vous donner de la peine, mais je me reproche à moi-même de ne vous avoir pas dit qui je suis. Quoique j'eusse résolu de ne le déclarer à personne, le mérite extraordinaire qui me paraÃt en vous et la reconnaissance que je dois à vos soins me forcent de vous avouer que mon véritable nom est Consalve et que je suis fils de Nugnez Femando, comte de Castille, dont la réputation est sans doute parvenue jusques à vous. - Serait-il possible, s'écria Alphonse, que vous fussiez ce Consalve si fameux, dès ses premières campagnes, par la défaite de tant de Maures et par des actions d'une valeur qui a donné de l'admiration à toute l'Espagne? Je sais les commencements d'une si belle vie, et, lorsque je me retirai dans ce désert, j'avais déjà appris avec étonnement que, dans la fameuse bataille que le roi de Léon gagna contre Ayola, le plus grand capitaine des Maures, vous seul fÃtes tourner la victoire du côté des chrétiens et qu'en montant le premier à l'assaut de Zamora vous fûtes cause de la prise de cette place, qui contraignit les Maures à demander la paix. La solitude où j'ai vécu depuis, m'a laissé ignorer la suite de ces heureux commencements, mais je ne puis douter qu'elle n'y réponde. Je ne croyais pas que mon nom vous fût connu, répondit Consalve, et je me trouve heureux que vous soyez prévenu en ma faveur pu une réputation que je n'ai peut-être pas méritée. Alphonse redoubla alors son attention et Consalve commença en ces termes Histoire de Consalve Mon père était le plus considérable de la cour de Léon, lorsqu'il m'y fit paraÃtre avec un éclat proportionne à sa fortune. Mon inclination, mon âge et mon devoir m'attachèrent au prince don Garcie, fils aÃné du roi. Ce prince est jeune, bien fait et ambitieux. Ses bonnes qualités surpassent de beaucoup ses défauts et l'on peut dire qu'il n'en paraÃt en lui que ceux que les passions y font naÃtre. Je fus assez heureux pour avoir ses bonnes grâces sans les avoir méritées, et j'essayai ensuite de m'en rendre digne par ma fidélité. Mon bonheur voulut que, dans la première guerre où nous allâmes contre les Maures, je me trouvasse assez près de sa personne pour le dégager d'un péril où sa valeur trop inconsidérée l'avait précipité. Ce service augmenta la bonté qu'il avait pour moi. Il m'aimait comme un frère plutôt que comme un sujet, il ne me cachait rien, il ne me refusait rien, et il laissait voir à tout le monde qu'on ne pouvait être aimé de lui, si on ne l'était de Consalve. Une faveur si déclarée, jointe à la considération où était mon père, élevait notre maison à un si haut point, qu'elle commençait à donner de l'ombrage au roi et à lui faire craindre qu'elle ne s'élevât trop. Parmi un nombre infini de jeunes gens que la fortune avait attachés à moi, j'avais distingué don Ramire de tous les autres; c'était un des plus considérables de la cour, mais il s'en fallait beaucoup que sa fortune n'approchât de la mienne. Il ne tenait pas à moi que je ne la rendisse égale. J'employais tous les jours le crédit de mon père et le mien pour son élévation. Je m'étais appliqué avec beaucoup de soin à lui donner part dans les bonnes grâces du prince, et lui, de son côté, par son esprit doux et insinuant, avait si bien secondé mes soins qu'il était, après moi, celui de toute la cour que don Garcie traitait le mieux. Je faisais tous mes plaisirs de leur amitié. L'un et l'autre éprouvaient déjà le pouvoir de l'amour, ils me faisaient souvent la guerre de mon insensibilité et me reprochaient, comme un défaut, de n'avoir point encore eu d'attachement. Je leur reprochais à mon tour de n'en avoir point eu de véritables. - Vous aimez, leur disais-je, ces sortes de galanteries que la coutume a établies en Espagne, mais vous n'aimez point vos maÃtresses. Vous ne me persuaderez jamais que vous soyez amoureux d'une personne dont à peine vous connaissez le visage, et que vous ne reconnaÃtriez pas, si vous la voyiez en un autre lieu qu'à la fenêtre où vous avez accoutumé de la voir. - Vous exagérez le peu de connaissance que nous avons de nos maÃtresses, me repartit le prince, mais nous connaissons leur beauté et, en amour, c'est le principal. Nous jugeons de lent esprit par leur physionomie et ensuite par leurs lettres, et, quand nous venons à les voir de plus près, nous sommes charmés du plaisir de découvrir ce que nous ne connaissions point encore. Tout ce quelles disent a la grâce de la nouveauté, leur manière nous surprend, la surprise augmente et réveille l'amour, au lieu que ceux qui connaissent leurs maÃtresses avant que de les aimer, sont tellement accoutumés à leur beauté et à leur esprit, qu'ils n'y sont plus sensibles quand ils sont aimés. - Vous ne tomberez jamais dans ce malheur lui répliquai-je, mais, seigneur, je vous laisse la liberté d'aimer tout ce que vous ne connaÃtrez point, pourvu que vous me permettiez de n'aimer qu'une personne que je connaÃtrai assez pour l'estimer et pour être assuré de trouver en elle de quoi me rendre heureux, quand j'en serai aimé. J'avoue encore que je voudrais qu'elle ne fût point prévenue en faveur d'un autre amant. - Et moi, interrompit don Ramire, je trouverais plus de plaisir à me rendre maÃtre d'un coeur qui serait défendu par une passion, que d'en toucher un qui n'aurait jamais été touché; ce me serait une double victoire, et je serais aussi bien plus persuadé de la véritable inclination qu'on aurait pour moi, si je l'avais vue naÃtre dans le plus fort de l'attachement qu'on aurait pour un autre; enfin ma gloire et mon amour se trouveraient satisfaits d'avoir ôté une maÃtresse à un rival. - Consalve est si étonné de votre opinion, lui répondit le prince, et il la trouve si mauvaise, qu'il ne veut pas même y répondre. En effet; je suis de son parti contre vous, mais je suis contre lui sur cette connaissance si particulière qu'il veut de sa maÃtresse. Je serais incapable de devenir amoureux d'une personne avec qui je serais accoutumé et, si je ne suis surpris d'abord, je ne puis être touché. Je crois que les inclinations naturelles se font sentir dans les premiers moments, et les passions, qui ne viennent que par le temps, ne se peuvent appeler de véritables passions. - On est donc assuré, repris-je, que vous n'aimerez jamais ce que vous n'aurez pas aimé d'abord. Il faut, seigneur, ajoutai-je en riant, que je vous montre ma soeur pendant qu'elle n'est pas encore aussi belle qu'elle le sera apparemment, afin que vous vous accoutumiez à la voir et que vous n'en soyez jamais touché. - Vous craindriez donc que je ne le fusse? me dit don Garcie. N'en doutez pas, seigneur, lui répondis-je, et je le craindrais même comme le plus grand malheur qui me pût arriver. - Quel malheur y trouveriez-vous? repartit don Ramire. - Celui, répliquai-je; de ne pas entrer dans les sentiments du prince. S'il voulait épouser ma sÅ“ur, je n'y pourrais consentir par l'intérêt de sa grandeur, et s'il ne la voulait pas épouser et qu'elle aimât néanmoins, comme elle l'aimerait infailliblement, j'aurais le déplaisir de voir ma soeur la maÃtresse d'un maÃtre que je ne pourrais haïr, quoique je le dusse. - Montrez-la-moi, je vous prie, devant qu'elle me puisse donner de l'amour, interrompit le prince, car je serais si affligé d'avoir des sentiments qui vous déplussent, que j'ai de l'impatience de la voir pour m'assurer moi-même que je ne l'aimerai jamais. - Je ne m'étonne plus, seigneur, dit don Rarnire en s'adressant à don Garcie, que vous n'ayez point été amoureux de toutes les belles personnes qui sont nourries dans le palais et avec qui vous avez été accoutumé dès l'enfance, mais j'avoue que jusques à cette heure j'avais été surpris que pas une ne vous eût donné de l'amour, et surtout Nugna Bella, la fille de don Diégo Porcellos, qui me paraÃt si capable d'en donner. - Il est vrai, repartit don Garcie, que Nugna Bella est aimable, elle a les yeux admirables, elle a la bouche belle, l'air noble et délicat; enfin j'en aurais été amoureux, si je ne l'eusse point vue presque en même temps que j'ai le jour. - Mais pourquoi ne l'avez vous pas aimée, ajouta le prince s'adressant à don Ramire, vous qui la trouvez si belle? - Parce qu'elle n'a jamais rien aimé, répliqua-t-il. Je n'aurais eu personne à chasser de son cÅ“ur, et je viens de vous avouer que c'est ce qui peut toucher le mien. C'est à Consalve, continua-t-il, à qui il faut demander pourquoi il ne l'a pas aimée, car je suis assuré qu'il la trouve belle; elle n'a point d'attachement, et il la connaÃt il y a déjà longtemps. - Qui vous a dit que je ne l'aime pas? lui répondis-je en souriant et en rougissant tout ensemble. - Je ne sais, répliqua don Ramire, mais, à voir comme vous rougissez, je crois que ceux qui me l'on dit se sont trompés. Serait il possible, s'écria le prince en s'adressant à moi, que vous fussiez amoureux? Si vous l'êtes, avouez le promptement, je vous prie, car vous me donnerez une joie sensible de vous voir attaqué d'un mal que vous plaignez si peu. - Sérieusement, répliquai-je, je ne suis point amoureux, mais pour vous plaire, seigneur, je vous avouerai que je le pourrais être de Nugna Bella, si je la connaissais un peu davantage. - S'il ne tient qu'à vous la faire connaÃtre, dit le prince, soyez assuré que vous l'aimez déjà . Je n'irai jamais sans vous chez la reine ma mère, je me brouillerai encore plus souvent que je ne fais avec le roi, afin que le soin qu'elle prend toujours de nous raccommoder l'oblige à me faire aller chez elle à des heures particulières; enfin je vous donnerai assez de lieu de parler à Nugna Bella pour achever d'en devenir amoureux. Vous la trouverez très aimable, et si son coeur est aussi bien fait que son esprit, vous n'aurez rien à souhaiter. - Je vous supplie, seigneur, lui dis-je, ne prenez point tant de soin de me rendre malheureux, et surtout prenez d'autres prétextes pour aller chez la reine que de nouvelles brouilleries avec le roi. Vous savez qu'il m'accuse souvent des choses que vous faites qui ne lui plaisent pas, et qu'il croit que mon père et moi, pour notre grandeur particulière, vous inspirons l'autorité que vous prenez quelquefois contre son gré. - Dans l'humeur où je suis de vous faire aimer de Nugna Bella repartit le prince je ne serai pas si prudent que vous voulez que je le sois. Je me servirai de toutes sortes de prétextes pour vous mener chez la reine et même quoique je n'en aie point je m'y en vais présentement et je sacrifierai au plaisir de vous rendre amoureux un soir que j'avais destiné à passer sous ces fenêtres où vous croyez que je ne connais personne Je ne vous aurais pas fait le récit de cette conversation dit alors Consalve à Alphonse mais vous verrez par la suite qu'elle fut comme un présage de tout ce qui arriva depuis. Le prince s'en alla chez la reine; il la trouva retirée pour tout le monde excepté pour les dames qui avaient sa familiarité. Nugna Bella était de ce nombre; elle était si belle ce soir-là qu'il semblait que le hasard favorisât les desseins du prince. La conversation fut générale pendant quelque temps et comme il y avait plus de liberté qu'à d'autres heures, Nugna Bella parla aussi davantage et elle me surprit en me faisant voir beaucoup plus d'esprit que je ne luis en connaissais. Le prince pria la reine de passer dans son cabinet sans savoir néanmoins ce qu'il avait à lui dire. Pendant qu'elle y fut, je demeurai avec Nugna Bella et plusieurs autres personnes, je l'engageai insensiblement dans une conversation particulière, et, quoiqu'elle ne fût que de choses indifférentes, elle avait pourtant un air plus galant que les conversations ordinaires. Nous blâmâmes ensemble la manière retirée dont les femmes sont obligées de vivre en Espagne, comme éprouvant par nous mêmes que nous perdions quelque chose de n'avoir pas la liberté entière de nous entretenir. Si je sentis dès ce moment que je commençais à aimer Nugna Bella, elle commença aussi à ce qu'elle m'a avoué depuis, à s'apercevoir que je ne lui étais pas indifférent. De l'humeur dont elle était, ma conquête ne lui pouvait être désagréable; il y avait quelque chose de si brillant dans ma fortune, qu'une personne moins ambitieuse qu'elle en pouvait être éblouie. Elle ne négligea pas de me paraÃtre aimable quoiqu'elle ne fit rien d'opposé à sa fierté naturelle. Eclairé par la pénétration que donne un amour naissant, je me flattai bientôt de l'espérance de lui plaire et cette espérance était aussi propre à m'enflammer que la pensée d'avoir un rival aimé eût été propre à me guérir. Le prince fut ravi de voir que je m'attachais à Nugna Bella, il me donnait tous les jours quelque occasion de l'entretenir, il voulut même que je lui parlasse des brouilleries que j'avais avec le roi et que je lui disse la manière dont la reine devait agir pour le porter aux choses que le roi désirait de lui. Nugna Bella ne manquait pas de donner ses avis à la reine et, lorsque la reine s'en servait ils, ne manquaient jamais aussi de faire leur effet en sorte que la reine ne faisait plus rien dans ce qui regardait le prince qu'elle n'en parlât à Nugna Bella et que Nugna Bella ne m'en rendÃt compte. Ainsi nous avions de grandes conversations et, dans ces conversations je lui trouvai tant d'esprit, de sagesse et d'agrément, et elle s'imagina trouver tant de mérite en moi et y trouva en effet tant d'amour qu'il s'alluma entre nous une passion qui fut depuis très violente. Le prince voulut en être le confident. Je n'avais rien de caché pour lui, mais je craignais que Nugna Bella ne se trouvât offensée que je lui eusse avoué qu'elle me témoignait quelque bonté. Don Garcie m'assura que, de l'humeur dont elle était, elle ne s'en offenserait pas. Il lui parla de moi; elle fut d'abord honteuse et embarrassée de ce qu'il lui dit mais comme il avait bien jugé, la grandeur du confident la consola de la confidence; elle s'accoutuma à souffrir qu'il l'entretÃnt de ma passion, et reçut par lui les premières lettres que je lui écrivis. L'amour avait pour nous toute la grâce de la nouveauté et nous y trouvions ce charme secret qu'on ne trouve jamais que dans les premières passions. Comme mon ambition était pleinement satisfaite et qu'elle l'était même avant que j'eusse de l'amour, cette dernière passion n'était point affaiblie par l'autre; mon âme s'y abandonnait comme à un plaisir qui jusque-là m'avait été inconnu et que je trouvais infiniment au-dessus de tout ce qui peut donner la grandeur. Nugna Bella n'était pas ainsi; ces deux passions s'étaient élevées dans son coeur en même temps et le partageaient presque également. Son inclination naturelle la portait sans doute plus à l'ambition qu'à l'amour, mais, comme l'un et l'autre se rapportaient à moi, je trouvais en elle toute l'ardeur et toute l'application que je pouvais souhaiter. Ce n'est pas qu'elle ne fût quelquefois aussi occupée des affaires du prince que de ce qui regardait notre amour. Pour moi, qui n'étais rempli que de ma passion, je connus avec douleur que Nugna Bella était capable d'avoir d'autres pensées. Je lui en fis quelques plaintes mais je trouvai que ces plaintes étaient inutiles ou qu'elles ne produisaient qu'une certaine conversation contrainte, qui me laissait voir que son esprit était occupé ailleurs. Néanmoins comme j'avais ouï dire que l'on ne pouvait être parfaitement heureux dans l'amour non plus que dans la vie, je souffrais ce malheur avec patience. Nugna Bella m'aimait avec une fidélité exacte et je ne lui voyais que du mépris pour tous ce qui osaient la regarder. J'étais persuadé qu'elle était exempte des faiblesses que j'avais appréhendées dans les femmes; cette pensée rendait mon bonheur si achevé que je n'avais plus rien à souhaiter. La fortune m'avait fait naÃtre et m'avait placé dans un rang digne de l'envie des plus ambitieux. J'étais favori d'un prince que j'aimais d'une inclination naturelle. J'étais aimé de la plus belle personne d'Espagne, que j'adorais, et j'avais un ami que je croyais fidèle, et dont je faisais la fortune. La seule chose qui me donnait quelque trouble, était de voir de l'injustice dans l'impatience que don Garcie avait de commander, et de trouver dans Nuguez Fernando, mon père, un esprit inquiet et porté comme le roi l'en soupçonnait, à se vouloir faire une élévation qui ne laissât rien au dessus de lui. J'appréhendais de me trouver attaché par les devoirs de la reconnaissance et de la nature à des personnes qui voudraient m'entraÃner dans des choses qui ne me paraissaient pas justes. Cependant, comme ces malheurs étaient encore incertains, ils ne me troublaient que dans quelques moments et je me consolais à en parler avec don Ramire, en qui j'avais tant de confiance, que je lui disais jusques à mes craintes sur les choses les plus importantes et les plus éloignées. Ce qui m'occupait alors était le dessein d'épouser Nugna Bella. Il y avait déjà longtemps que je l'aimais sans oser en faire la proposition. Je savais qu'elle serait désapprouvée par le roi, parce que Nugna Bella, étant fille d'un des comtes de Castille, dont on craignait la même révolte que de mon père, la politique ne voulait pas qu'on les laissât unir par mariage. Je savais encore que bien que mon père ne fût point opposé à mon dessein, il ne voudrait pas néanmoins qu'on fit la proposition de mon mariage, de peur d'augmenter les soupçons du roi, de sorte que j'étais contraint d'attendre quelque conjoncture qui me fût plus favorable, mais en l'attendant je ne cachais point l'attachement que j'avais pour Nugna Bella, je lui parlais toutes les fois que j'en avais l'occasion, le prince lui parlait aussi très souvent. Le roi remarqua cette intelligence et prit pour une affaire d'Etat ce qui n'était en effet que de l'amour. Il crut que son fils favorisait mon dessein pour Nugna Bella afin d'unir les deux comtes de Castille et de les attacher à ses intérêts. Il crut qu'il voulait faire un parti considérable et se donner une autorité qui balançât la sienne. Il ne douta point que les comtes de Castille n'entrasssent dans ce parti par l'espérance de se faire reconnaÃtre souverains; enfin l'union des deux maisons de Castille lui était si redoutable, qu'il déclara hautement qu'il ne voulait point que je pensasse à Nugna Bella et défendit au prince de favoriser notre mariage. Les comtes de Castille, qui avaient peut être une partie des intentions dont le roi les soupçonnait, mais qui n'étaient pas en état de les faire paraÃtre, nous ordonnèrent de ne plus penser l'un à l'autre. Ce commandement nous donna beaucoup de douleur, le prince nous promit de faire bientôt changer de sentiments au roi son père, il nous engagea à nous promettre une fidélité éternelle et se chargea du soin de continuer notre commerce et de cacher notre intelligence. La reine qui savait que bien loin de porter le prince à la révolte, nous travaillons au contraire à l'en éloigner, approuva les desseins du prince son fils et voulut bien les favoriser. Comme nous ne pouvions plus nous parler en public, nous cherchâmes le moyen de nous parler en particulier. Je pensai qu'il fallait que Nugna Bella changeât d'appartement et qu'on la mÃt, avec quelque autre des dames du palais, dans un corps de logis dont toutes les fenêtres étaient sur une rue détournée, et qui étaient si basses qu'un homme à cheval y pouvait parler commodément. J'en fis la proposition au prince, il la fit approuver à la reine et on l'exécuta sur quelque prétexte assez invraisemblable. Je venais quasi tous les jours à cette fenêtre attendre les moments que Nugna Bella me pouvait parler. Quelquefois je m'en retournais charmé des sentiments qu'elle avait pour moi et quelquefois je m'en retournais désespéré de la voir si occupée des commissions que la reine lui donnait. Jusques ici la fortune ne m'avait pas montré son inconstance mais elle me fit bientôt voir qu'elle ne se fixe pour personne. Mon père qui avait connu les soupçons du roi, voulut lui faire voir par une nouvelle marque d'attachement combien ils étaient injustes; il se résolut de mettre ma soeur dans le palais quelque dessein qu'il eût pris auparavant de la laisser en Castille. Un sentiment de vanité lui aida à prendre cette résolution, il fut bien aise de faire voir à la cour une beauté qu'il croyait une des plus achevées de toute l'Espagne. Il était touché plus qu'aucun père ne l'a jamais été de la beauté de ses enfants et en tirait une vanité qu'on pouvait appeler une faiblesse dans un homme comme lui. Il fit donc venir sa fille à la cour et elle fut reçue dans le palais. Don Garcie était à la chasse le jour qu'elle y entra. Il vint le soir chez la reine, sans avoir vu personne qui lui en eût parlé; j'y étais aussi mais retiré dans un endroit où il ne me voyait pas. La reine lui présenta Hermenesilde c'est ainsi que s'appelait ma soeur; il fut surpris de sa beauté, et il parut de l'admiration dans cette surprise. Il dit qu'on n'avait jamais vu, en une même personne, de l'éclat, de la majesté et de l'agrément, qu'avec des cheveux noirs on n'avait jamais un si beau teint et des yeux si bleus, qu'elle avait de la gravité avec l'air de la première jeunesse; enfin, plus il la regardait et plus il lui donnait de louanges. Don Ramire remarqua cet empressement à louer Hermenesilde; il n'eut pas de peine à juger que je pensais les mêmes choses que lui, et, me voyant à l'autre bout de la chambre, il m'aborda pour me parler de la beauté de ma sÅ“ur. Je voudrais qu'il n'y eût que vous à la louer, lui dis je. Comme je prononçais ces paroles, don Garcie s'approcha par hasard du lieu où j'étais. Il parut étonné de me voir, il se remit néanmoins, il me parla d'Hermenesilde et me dit que je ne la lui avais dépeinte aussi belle qu'il l'avait trouvée. Le soir on ne parla que d'elle au coucher de ce prince. Je l'observai avec beaucoup de soin, et je pris pour une confirmation de mes soupçons de ce qu'il ne la louait pas devant moi aussi hardiment que les autres. Les jours suivants, il ne put s'empêcher de lui parler, il me parut que l'inclination qu'il avait pour elle, l'emportait comme un torrent à quoi il ne pouvait résister. Je voulus découvrir ses sentiments sans lui parler sérieusement. Un soir que nous sortions de chez la reine, où il avait entretenu assez longtemps Hermenesilde - Oserais-je vous demander, seigneur, lui dis je, si je n'ai point trop attendu à vous montrer ma soeur et si elle n'est point assez belle pour vous avoir causé de ces surprises que je craignais? - J'ai été surpris de sa beauté, me répondit ce prince, mais, encore que je croie qu'on ne puisse être touché sans être surpris, je ne crois pas qu'on ne puisse être surpris sans être touché. L'intention de don Garcie était de ne me pas répondre plus sérieusement que je lui avais parlé, mais comme il avait été embarrassé de ce que je lui avais dit et qu'il avait senti son embarras, il y eut un air de chagrin dans sa réponse, qui me fit voir que je ne m'étais pas trompé. Il jugea bien aussi que je m'étais aperçu des sentiments qu'il avait pour ma soeur; il m'aimait encore assez pour avoir quelque douleur de s'embarquer dans une chose dont il savait bien que je serais offensé, mais il aimait déjà trop Hermenesilde pour abandonner le dessein de s'en faire aimer. Je ne prétendais pas aussi que l'amitié qu'il avait pour moi lui fÃt surmonter l'amour qu'il avait pour elle. Je pensai seulement à prévenir ma soeur sur ce quelle devait faire si le prince lui témoignait de l'amour, et je lui dis de suivre en toutes choses les conseils de Nugna Bella. Elle me le promit et je confiai à Nugna Bella l'inquiétude que j'avais de l'amour de don Garcie. Je lui dis toutes les fâcheuses suites que j'en appréhendais; elle entra dans mes sentiments et m'assura qu'elle s'attacherait si fort auprès d'Hermenesilde que difficilement le prince lui pourrait parler. En effet elles devinrent tellement inséparable sans qu'il y parût d'affectation, que don Garcie ne trouvait jamais Hermenesilde sans Nugna Bella. Cet embarras lui donna tant de chagrin qu'il n'en était pas connaissable, et comme il avait accoutumé de me dire toutes ses pensées et qu'il ne me parlait point de celles qui l'occupaient alors, je trouvai bientôt un grand changement dans son procédé. - N'admirez vous pas, disais je à don Ramire, l'injustice des hommes? Le prince me hait parce qu'il sent dans son coeur une passion qui me doit déplaire, et, s'il était aimé de ma sÅ“ur, il me haïrait encore davantage. J'avais bien prévu le mal qui m'arriverait si elle touchait son inclination, et, s'il ne change point les sentiments qu'il a pour elle, je ne serai pas longtemps son favori, même aux yeux du public, car dans son coeur je ne le suis déjà plus. Don Ramire était persuadé comme moi, de l'amour du prince, mais pour m'ôter de l'esprit une chose qui me donnait de la peine - Je ne sais, me répondit il, sur quoi vous vous fondez pour croire que don Garcie soit amoureux d'Hermenesilde; il l'a louée d'abord, il est vrai, mais je ne lui ai rien depuis qui paraisse d'un homme amoureux. Et quand il l'aimerait, ajouta-t-il, serait-ce une chose si fâcheuse? Pourquoi ne la pourrait-il pas épouser? Ce n'est pas le premier prince qui a épousé une de ses sujettes; il ne saurait en trouver une plus digne de lui, et, s'il l'épousait, quelle grandeur ne serait ce pas pour votre maison? - C'est par cette raison même, lui répondis je, que le roi n'y consentira jamais. Je ne le voudrais pas sans son consentement; peut être même que le prince ne le voudrait pas aussi ou qu'il ne le voudrait ni assez fortement ni assez longtemps pour l'exécuter. Enfin c'est une chose qui ne se peut faire, et je ne veux pas laisser croire au public que je hasarde la réputation de ma soeur sur l'espérance mal fondée d'une grandeur où nous ne parviendrons jamais. Si don Garcie continue à aimer Hermenesilde, je la retirerai de la cour. Don Ramire fut surpris de ma résolution; il craignit que je ne me brouillasse avec don Garcie, il résolut de lui apprendre mes sentiments, et il voulut s'imaginer qu'il pouvait les lui découvrir sans mon consentement, puisque ce n'était que pour mon avantage. Mais l'envie de se faire un mérite envers le prince et d'entrer dans sa confidence eut sans doute beaucoup de part à cette résolution. Il prit son temps pour lui parler seul, il lui dit qu'il craignait de me faire une infidélité en lui découvrant mes pensées contre mon intention, mais que le zèle qu'il avait pour son service, l'obligeait à lui apprendre que je le croyais amoureux de ma soeur et que j'en avais tant de chagrin que j'étais résolu de l'ôter de la cour. Don Garcie fut si frappé du discours de don Ramire et de la pensée de voir éloigner Hermenesilde, qu'il lui fut impossible de cacher son premier mouvement. Il jugea ensuite que, puisque don Ramire ne pouvait plus douter de l'intérêt qu'il prenait pour ma soeur, il fallait le lui avouer et l'engager, par cette confidence, à continuer de l'instruire de mes desseins. Il fut quelque temps à prendre cette résolution, puis, se déterminant tout à coup, il l'embrassa, et lui avoua qu'il était amoureux d'Hermenesilde. Il lui dit qu'il avait fait ce qu'il avait pu pour s'en défendre en ma considération mais qu'il lui était impossible de vivre sans être aimé d'elle; qu'il lui demandait son secours pour lui aider à cacher sa passion et pour empêcher l'éloignement d'Hermenesilde. Le coeur de don Ramire n'était pas d'une trempe à résister aux caresses d'un prince dont il voyait qu'il allait devenir le favori. L'amitié et la reconnaissance se trouvèrent faibles contre l'ambition. Il promit au prince de lui garder le secret et de le servir auprès d'Hermenesilde. Le prince l'embrassa une seconde fois; et ils examinèrent ensemble comme ils se conduiraient dans cette entreprise. Le premier obstacle qui leur vint dans l'esprit fut Nugna Bella, qui ne quittait point Hermenesilde. Ils résolurent de la gagner, et, quelque difficulté qui leur parut par l'étroite liaison qu'elle avait avec moi, don Ramire se chargea d'en trouver les moyens; mais il dit au prince qu'il fallait qu'il travaillât lui même à m'ôter la connaissance que j'avais de sa passion; qu'il lui conseillait de me dire en riant qu'il avait été bien aise de me faire peur pendant quelque temps pour venger des soupçons que j'avais eus d'abord, mais que cette peur allait trop loin qu'il ne voulait pas me laisser croire plus longtemps qu'il eût des sentiments que je pusse désapprouver. Cet expédient parut bon à don Garcie; il l'exécuta aisément, et, comme il savait par don Ramire les choses qui m'avaient donné du soupçon, il lui était aisé de dire qu'il les avait faites exprès et il m'était quasi impossible de n'en être pas persuadé. Ainsi je le fus entièrement; je me crus mieux avec lui que je n'avais jamais été. Je ne laissai pas de penser qu'il s'était passé quelque chose dans son coeur qu'il ne m'avouait pas, mais je m'imaginai que ce n'avait été qu'une légère inclination qu'il avait surmontée, et je crus même lui en devoir être obligé comme d'une chose qu'il avait faite en ma considération. Enfin je demeurai satisfait de don Garcie; don Ramire le fut beaucoup de me voir l'esprit dans l'assiette qu'il désirait, et il commença à penser comme il engagerait Nugna Bella dans la confidence où il voulait l'embarquer. Après en avoir à peu près imagine les moyens, il chercha l'occasion de lui parler; elle la lui donnait assez souvent parce qu'elle savait que je n'avais rien de caché pour lui et qu'elle pouvait lui parler de tout ce qui nous regardait. Il commença à l'entretenir de la joie qu'il avait du raccommodement qui s'était fait entre le prince et moi. - J'en ai beaucoup, aussi bien que vous, lui dit elle, et j'ai trouvé Consalve si délicat sur le sujet de sa soeur que je craignais qu'il ne se brouillât avec don Garcie. - Si je croyais, madame, lui répondit-il, que vous fussiez de celles qui sont capables de cacher quelque chose à leurs amants, lorsqu'il est nécessaire pour leur intérêt, ce me serait un grand soulagement de parler avec une personne aussi intéressée que vous dans ce qui regarde Consalve. Je prévois des choses qui me donnent de l'inquiétude; vous êtes la seule à qui je les puisse dire, mais, madame, c'est à condition que vous n'en parlerez pas à Consalve même. - Je vous le promets lui dit-elle et vous trouverez en moi tout le secret que vous pouvez désirer. Je sais que comme il est dangereux de cacher quelque chose à nos amis, il l'est aussi beaucoup de ne leur cacher jamais rien. - Vous verrez, madame, reprit-il, combien il est important de cacher ce que je veux vous dire; don Garcie vient de donner de nouveaux témoignages d'amitié à Consalve, il vient de l'assurer qu'il ne pense plus à sa soeur, mais je suis trompé s'il ne l'aime passionnément. De l'humeur dont est ce prince, il ne peut cacher longtemps son amour et; de l'humeur aussi dont est Consalve, il n'en souffrira jamais la continuation. Il est infaillible qu'il se brouillera avec lui et qu'il perdra entièrement ses bonnes grâces. - Je vous avoue, lui dit Nugna Bella, que j'avais eu les mêmes soupçons, et que, par ce que j'en ai et par de certaines choses que m'a dites Hermenesilde, et que je n'ai pas voulu quelle redÃt à son frère, j'ai eu peine à croire que ce qu'a fait don Garcie n'ait été qu'une affectation et dessein de faire peur à Consalve. - Vous en avez usé avec beaucoup de prudence, dit don Ramire, et je crois madame que vous ferez bien à l'avenir d'empêcher Hermenesilde de rien dire à son frère de ce qui regarde le prince; il est inutile et dangereux de lui en parler. Si le prince n'a qu'une médiocre passion pour elle, il la cachera sans peine et par le soin que vous prendrez de conduire Hermenesilde, elle pourra facilement l'en guérir Consalve n'en saura rien, et ainsi vous lui épargnerez un chagrin mortel et vous lui conserverez les bonnes grâces du prince. Si, au contraire, la passion de don Garcie est grande et violente, trouvez-vous impossible qu'il épouse Hermenesilde? Et trouveriez-vous que nous servissions mal Consalve de lui cacher quelque chose, si le secret que nous lui ferions pouvait lui donner son prince pour beau-frère? Assurément, madame, l'on doit penser plus d'une fois à empêcher l'amour de don Garcie pour Hermenesilde et vous y devez même penser plus qu'une autre par l'intérêt que vous auriez d'avoir un jour pour reine une personne qui sera apparemment votre belle soeur. Ces dernières paroles firent voir à Nugna Bella ce quelle n'avait point encore envisagé. L'espérance d'être belle soeur de la reine lui fit trouver les raisons de don Ramire encore meilleures qu'elles n'étaient, et enfin il la conduisit si bien où il la voulait mener, qu'ils convinrent ensemble qu'ils ne me diraient rien, qu'ils examineraient les sentiments du prince et qu'il agiraient ensuite selon les connaissances qu'ils en auraient. Don Ramire, ravi d'avoir si bien commencé, rendit compte au prince de ce qu'il avait fait. Don Garcie en fut charmé, et il lui laissa un plein pouvoir de dire à Nugna Bella tout ce qu'il voudrait de ses sentiments. Don Ramire retourna bientôt la chercher; il lui fit long récit de la manière dont il s'était conduit pour faire avouer au prince l'amour qu'il avait pour ma soeur; il ajouta qu'il n'avait jamais vu un homme si transporté de passion; qu'il s'étonnait de la violence que ce prince se faisait de peur de me déplaire; qu'il n'y avait rien enfin qu'on ne dût attendre d'un homme si amoureux, mais qu'il fallait au moins lui donner quelque espérance qui entretint son amour. Nugna Bella demeura persuadée de ce que lui dit don Ramire et elle lui promit de servir don Garcie auprès de ma soeur. Don Ramire s'en alla porter cette nouvelle au prince, il la reçut avec une joie incroyable, il lui fit mille caresses, il ne pouvait se lasser de lui parler et il eût voulu ne parler qu'à lui seul, mais il voyait bien qu'il ne fallait pas changer de conduite, ni cesser de vivre avec moi comme il avait accoutumé Don Ramire même avait soin de cacher sa nouvelle faveur, et les remords de sa trahison lui faisaient toujours craindre que je ne la soupçonnasse. Don Garcie parla bientôt à Hermenesilde; il lui témoigna la passion qu'il avait pour elle avec le plus d'ardeur qu'il lui fut possible et comme il était véritablement amoureux il n'eut pas de peine à loi persuader son amour. Elle était disposée à le recevoir favorablement, mais, après ce que je lui avais dit, elle n'osait suivre les sentiments de son coeur. Elle rendit compte à Nugna Bella de la conversation qu'elle avait eue avec le prince. Nugna Bella, sur les mêmes prétextes que lui avait donnés don Ramire, lui conseilla de ne me rien dire et d'avoir une conduite qui pût augmenter l'amour du prince et conserver son estime. Elle lui dit encore que, quelque répugnance que j'eusse témoignée à l'attachement de don Garcie, elle devait croire que j'aurais de la joie d'une chose qui pourrait m'être avantageuse, mais que, par de certaines raisons, je ne voulais point y avoir part que les choses ne fussent plus avancées. Hermenesilde, qui avait une déférence entière pour les sentiments de Nugna Bella, entra aisément dans la conduite qu'elle lui inspirait, et son inclination pour don Garcie se trouva fortement appuyée par d'aussi grandes espérances que celles d'une couronne. La passion que le prince avait pour elle était conduite avec tant d'adresse, qu'excepté les premiers jours, où l'on s'aperçut qu'il l'avait trouvée aimable, personne ne soupçonna seulement qu'il en fût amoureux. Il ne l'entretenait jamais en public; Nugna Bella lui donnait les moyens de l'entretenir en particulier. Je voyais bien quelque diminution dans l'amitié de don Garcie, mais je l'attribuais à l'inégalité ordinaire des jeunes gens. Les choses étaient en cet état, lorsque Abdala, roi de Cordoue, avec qui le roi de Léon avait eu une assez longue trêve, recommença là guerre. La charge de Nugnez Fernando lui donnait de droit le commandement des armées, et quoique le roi eût assez de peine à le mettre à la tête de ses troupes, il ne pouvait l'en ôter, à moins que de l'accuser de quelque crime et de le faire arrêter. On pouvait bien envoyer commander don Garcie au dessus de lui, mais le roi se défiait encore plus de son fils que du comte de Castille et il craignait de les voir ensemble avec un grand pouvoir entre les mains. D'un autre côté, la Biscaye commença à se révolter. Il résolut d'y envoyer don Garcie et d'opposer Nugnez Fernando à l'armée des Maures. J'eusse été bien aise de servir avec mon père, mais le prince souhaita que je le suivisse en Biscaye, et le roi aima mieux que j'allasse avec son fils qu'avec le comte de Castille. Ainsi, il fallut céder à ce qu'on désirait de moi et voir partir Nugnez Fernando qui s'en allait le premier. Il fut très fâché de ne m'avoir pas auprès de lui, et, outre les raisons considérables qui lui faisaient désirer que je fusse dans son armée, celle de l'amitié tenait sa place. La tendresse qu'il avait pour ma soeur et pour moi était infinie. Il emporta nos portraits pour avoir le plaisir de nous voir toujours et de montrer la beauté de enfants, dont je crois vous avoir dit qu'il était si préoccupé. Il marcha contre Abdala avec des forces assez considérables, mais beaucoup moindres que celles des Maures et au lieu de s'opposer simplement à leur passage dans des lieux où il fût fortifié par la situation, le désir de faire quelque chose d'extraordinaire lui fit hasarder la bataille dans une plaine qui ne lui donnait aucun avantage; il la perdit si entière, qu'à peine put-il se sauver; toute son armée fut taillée en pièces, tous les bagages furent pris, et jamais les Maures n'ont peut-être remporté une si grande victoire sur les chrétiens. Le roi apprit avec beaucoup de douleur une si grande perte; il en accusa le comte de Castille, et avec raison, mais comme il était bien aise de l'abaisser il se servitde cette conjoncture et, lorsque mon père voulut venir se justifier, il lui fit dire qu'il ne le voulait jamais voir, qu'il lui ôtait toutes ses charges, qu'il était bien heureux qu'il ne lui otât pas la vie et qu'il lui ordonnait de se retirer dans ses terres. Mon père lui obéit et s'en alla en Castille aussi désespéré que le peut être un homme ambitieux dont la réputation et la fortune venaient de recevoir une si grande diminution. Le prince n'était point encore parti pour la Biscaye; une maladie considérable le retenait Le roi s'en alla en personne contre les Maures avec tout ce qu'il put ramasser de forces. Je lui demandai la permission de le suivre et il me l'accorda, mais avec peine. Il avait envie de faire tomber sur moi la disgrâce de mon père. Cependant, comme je n'avais point eu de part à sa faute et que le prince me témoignait toujours beaucoup d'amitié, le roi n'osa entreprendre de me reléguer en Castille. Je le suivis et don Ramire demeura auprès de don Garcie. Nugna Bella parut extrêmement touchée de mon malheur et de notre séparation, et je m'en allai au moins avec la consolation de me croire véritablement aimé de la personne du monde que j'aimais le plus. Le prince n'étant point en état de partir, don Ordogno, son frère, s'en alla en Biscaye; il fut aussi malheureux dans son voyage que le roi fut heureux dans le sien. Don Ordogno fut défait et pensa être tué et le roi défit les Maures et les contraignit de demander la paix. Ma bonne fortune voulut que je rendisse quelque service considérable, mais le roi ne m'en traita pas mieux. La réputation que j'avais acquise ne m'ôta pas l'air que donne la disgrâce, et, lorsque je revins à Léon, je connus bien que la gloire ne donne pas le même éclat que la faveur. Don Garcie avait profité de mon absence pour voir souvent Hermenesilde, et il l'avait vue avec tant de précaution, que personne ne s'en était aperçu. Il avait cherché avec soin tous les moyens de lui plaire, il lui avait laissé espérer qu'il la mettrait un jour sur le trône de Léon, enfin il lui avait témoigne tantd'amour qu'elle lui avait entièrement abandonné son coeur. Comme don Ramire et Nugna Bella conduisaient cette intelligence, ils étaient engagés à se voir souvent, et la beauté de Nugna Bella était de celles dont la vue ordinaire n'est pas sans danger. L'admiration que don Ramire avait pour elle augmentait tous les jours, et elle admirait aussi l'esprit de don Ramire qui, en effet, était agréable. Le commerce particulier qu'elle avait avec lui et l'occupation des affaires du prince et d'Hermenesilde lui avaient fait supporter mon absence avec moins de chagrin quelle ne s'était attendue d'en avoir. Lorsque le roi fut de retour, il donna au père de don Ramire les charges et les établissements de Nugnez Fernando. Je fis en cette occasion au-delà de ce qu'on pouvait attendre d'un véritable ami. Après les services que j'avais rendus dans ces deux dernières guerres, je pouvais prétendre les chargesqu'on ôtait à mon père; néanmoins je ne m'opposai point à la disposition qu'en fit le roi. J'allais trouver don Ramire, je lui dis que dans la douleur que j'avais de voir sortir de ma maison des établissements si considérables, l'avantage qu'il en recevait me donnait la seule consolation que je pouvais recevoir. Quoique don Ramire eût beaucoup d'esprit, il ne put me répondre, il fut embarrasé de recevoir des marques d'une amitié qu'il méritait si peu, mais je donnais pour lors un sens si avantageux à son embarras, qu'il ne m'eût pas mieux persuadé par ses paroles. Les charges de mon père dans une autre maison firent croire à toute la cour que sa disgrâce était sans ressource. Don Ramire se trouvait quasi en ma place par les dignités que son père venait de recevoir et par la faveur du prince. Cette faveur paraissait beaucoup, quelque soin qu'ils prissent l'un et l'autre de la cacher, et insensiblement tout le monde se tournait du côté de ce nouveau favori et m'abandonnait peu à peu. Nugna Bella n'avait pas une passion si ferme, que ce changement n'en apportât dans son âme. Ma fortune, autant que ma personne, avait fait son attachement. J'étais disgracié; elle ne tenait plus à son amant que par l'amour, et ce n'était pas assez pour un coeur comme le sien. Il y eut donc dans son procédé une impression de froideur qui me parut bientôt. J'en fis mes plaintes à don Ramire j'en parlai aussi à Nugna Bella, elle m'assura qu'elle n'était point changée et comme je n'avais point de sujet précis de me plaindre et que je n'étais blessé que d'un certain air répandu dans toutes ses actions, il lui était aisé de se défendre; aussi le fit elle avec tant de dissimulation et d'adresse qu'elle me rassura pour quelque temps. Don Ramire lui parla du soupçon que j'avais de son changement, et il lui en parla dans le dessein de pénétrer ce qui en était, et sans doute avec envie de trouver que je ne me trompais pas. Je ne suis point changée, lui dit elle, je l'aime autant que je l'ai aimé, mais, quand je l'aimerais moins, il serait injuste de s'en plaindre. Avons-nous du pouvoir sur le commencement ni sur la fin de nos passion? Elle dit ces paroles en le regardant avec un air qui l'assurait si bien qu'elle ne m'aimait plus, que cette certitude, qui donnait de l'espérance à don Ramire, lui ouvrit entièrement les yeux sur la beauté de cette infidèle et il en fut si touché dans ce moment que, n'étant plus maÃtre de lui même Vous avez raison, madame, lui dit-il, nous ne pouvons rien sur nos passions; j'en sens une qui m'entraÃne sans que je m'en puisse défendre, mais souvenez-vous au moins que vous tombez d'accord qu'il ne dépend pas de nous d'y résister. Nugna Bella comprit aisément ce qu'il voulait dire, elle en parut embarrassée, et il en fut embarrassé lui-même. Comme il avait parlé sans l'avoir prémédité, il fut étonné de ce qu'il venait de faire; ce qu'il devait à mon amitié lui revint à l'esprit dans toute son étendue; il en fut troublé il baissa les yeux et demeura dans un profond silence. Nugna Bella, par des raisons à peu près semblables, ne lui parla point; ils se séparèrent sans se rien dire. Don Ramire se repentit de ce qu'il avait dit, Nugna Bella se repentit de ne lui avoir rien répondu, et don Ramire se retira si troublé et si combattu qu'il était hors de lui-même. Après s'être un peu remis, il fit réflexion sur ses sentiments, mais plus il en fit et plus il trouva que son coeur était engagé; il connut alors le péril où il s'était exposé en voyant si souvent Nugna Bella; il connut que le plaisir qu'il avait trouvé dans sa conversation était d'une autre nature qu'il ne l'avait cru; enfin il connut son amour et qu'il avait commencé bien tard à le combattre. La certitude qu'il venait d'avoir que Nugna Bella m'aimait moins, achevait de lui ôter la force de se défendre. Il trouvait quelque excuse à ne s'attacher à elle que lorsqu'elle se détachait de moi; il trouvait des charmes à entreprendre de se rendre maÃtre d'un coeur que je ne possédais plus si entièrement, qu'il ne put concevoir de l'espérance, mais que je possédais encore assez pour trouver de la gloire à m'en chasser. Toutefois, quand il venait à considérer que c'était Consalve qu'il voulait chasser de ce coeur, ce Consalve à qui il devait une amitié si véritable, ces sentiments lui faisaient honte, et il les combattit de sorte qu'il crut les avoir surmontés. Il résolut de ne plus rien dire de son amour à Nugna Bella et d'éviter les occasions de lui parler. Nugna Bella, qui n'avait à se repentir que de n'avoir pas répondu à don Ramire comme elle l'aurait dû faire, ne fit pas de si grandes réflexions. Elle s'imagina qu'elle avait eu raison de ne pas faire semblant d'entendre ce qu'il lui avait dit, elle crut quelle devait avoir quelque douceur pour un homme avec qui elle avait de si grandes liaisons, elle se dit à elle-même qu'il ne lui avait pas parlé avec dessein, quoiqu'elle eût bien jugé, il y avait longtemps, qu'il avait de l'inclination pour elle. Enfin pour ne se pas faire honte et pour ne s'engager pas à maltraiter don Ramire, elle ne voulut pas croire une chose dont elle ne pouvait douter Don Ramire suivit pendant quelque temps le dessein qu'il avait pris, mais le moyen de l'exécuter! Il voyait tous les jours Nugna Bella; elle était belle, elle ne m'aimait plus, elle le traitait bien; il était impossible de résister à tant de choses. Il se résolut donc à suivre les mouvements de son coeur, et il n'eut plus de remords sitôt qu'il en eut pris la résolution. La première trahison qu'il m'avait faite, rendait la seconde plus facile. Il était accoutumé à me tromper et à me cacher ce qu'il disait à Nugna Bella. Il lui dit enfin qu'il l'aimait, et il le lui dit avec toutes les marques d'une passion véritable. En lui exagérant la douleur qu'il avait de manquer à notre amitié, il lui faisait comprendre qu'il était emporté par la plus violente inclination qu'on eut jamais eue. Il l'assura qu'il ne prétendait pas d'être aimé, qu'il connaissait les avantages que j'avais sur lui et l'impossibilité de me chasser de son coeur; mais qu'il lui demandait seulement la grâce de l'écouter, de lui aider à se guérir à me cacher sa faiblesse. Nugna Bella lui promit le dernier comme une chose qu'elle croyait devoir faire, de crainte qu'il n'arrivât quelque désordre entre nous, et elle lui dit, avec beaucoup de douceur, qu'elle ne lui accorderait pas le reste, puisqu'elle se croirait complice de son crime, si elle en souffrait la continuation. Elle ne laissa pas néanmoins de la souffrir; l'amour qu'il avait pour elle et l'amitié que le prince avait pour lui; l'entraÃnèrent entièrement de son côté. Je lui parus moins aimable, elle ne vit plus rien d'avantageux dans l'établissement qu'elle pouvait avoir avec moi, elle ne vit qu'un exil assuré en Castille, elle savait que le roi avait toujours envie de m'y réléguer et que [l]e prince ne s'y opposait plus que par honneur, elle ne voyait point d'apparence qu'il pût épouser Hermenesilde, elle était toujours la confidente de l'amour qu'il avait pour elle, et, par cet amour, et par celui de don Ramire, son crédit auprès de don Garcie subsistait toujours. Elle croyait le roi moins disposé que jamais à consentir à notre mariage; il n'avait point de raison pour empêcher qu'elle n'épousât don Ramire; elle retrouvait en lui les mêmes choses qui lui avaient plu en moi; enfin elle s'imagina que la raison et la prudence autorisaient son changement et qu'elle devait quitter un homme qui ne serait point son mari pour un autre qui le serait assurément. Il ne faut pas toujours de si grandes raisons pour appuyer la légèreté des femmes. Nugna Bella se détermina donc à s'engager avec don Ramire, mais elle était déjà engagée, et par son coeur, et par paroles quand elle crut s'y déterminer. Cependant, quelque résolution qu'elle eût prise, elle n'eut pas la force de me laisser voir qu'elle m'abandonnait dans le temps de ma disgrâce. Don Ramire ne pouvait aussi se résoudre à déclarer sa perfidie; ils convinrent ensemble que Nugna Bella continuerait à vivre avec moi comme elle avait accoutumé et ils jugèrent qu'il serait aisé d'empêcher que je ne remarquasse son change ment, parce que, comme je disais toujours à don Ramire jusques à mes moindres soupçons, Nugna Bella en étant avertie par lui, les préviendrait aisément. Ils résolurent aussi d'avouer au prince l'état où ils étaient, et de l'engager dans leurs intérêts. Don Ramire se chargea de lui en parler. Ce n'était pas une chose qu'il pût faire sans peine; la honte et la crainte d'être désapprouvé l'embarrasai[ent]; il se rassurait néanmoins par le pouvoir que lui donnait sur don Garcie la confidence de son amour pour ma soeur. En effet, il tourna l'esprit de ce prince comme il le souhaitait, il l'engagea même à parler à Nugna Bella en sa faveur, et ce nouveau favori eut son maÃtre pour confident, comme il était le confident de son maÃtre. Nugna Bella, qui avait appréhendé que le prince ne condamnât son changement, eut de la joie de l'y trouver favorable, il se fit un redoublement de liaison entre eux, ils prirent leurs mesures pour bien cacher cette intelligence. Ils résolurent que comme les conversations particulières du prince et de don Ramire pourraient me donner du soupçon, parce que vraisemblablement ils ne devaient point avoir de secret pour moi, don Ramire irait chez le prince par un escalier dérobé, aux heures où il n'y avait personne, et qu'ils ne se parleraient jamais en public. Ainsi j'étais trahi et abandonné par tout ce que j'aimais le mieux, sans m'en pouvoir défier. Ma seule peine était de trouver quelque changement dansle coeur de Nugna Bella, je m'en plaignais à don Ramire; don Ramire l'en avertissait afin qu'elle se déguisât mieux, mais, quand je lui paraissais en repos, il avait de l'inquiétude et il craignait que je ne fusse rassuré par les véritables sentiments de Nugna Bella. Il voulait alors qu'elle ne me trompât pas si bien, elle lui obéissait et me négligeait plus qu'à l'ordinaire. Ainsi, il avait le plaisir de voir son rival se venir plaindre à lui des mauvais traitements qu'il recevait par ses ordres. Il avait même quelquefois la joie, lorsqu'il l'avait priée de se contraindre, d'apprendre par mes plaintes qu'elle ne se contraignait pas autant qu'il lui avait dit C'était un tel charme pour sa gloire et pour son amour d'avoir détruit un rival tel que je lui paraissais, et de voir mon repos dépendre de la moindre de ses paroles que, si la jalousie ne l'eût point troublé, il aurait été l'homme du monde le plus heureux. Pendant que je n'étais occupé que de mon amour, mon père ne l'était que de son ambition. Il fit tant de cabales et tant d'intrigues dans son exil, qu'il crut être en état de se révolter ouvertement. Mais il fallait commencer par me retirer de la cour, et je lui étais un otage trop cher et trop considérable pour le laisser entre les mains d'un roi à qui il voulait faire la guerre. Ma soeur ne lui donnait pas tant d'inquiétude; son sexe et sa beauté la garantissaient de ce qui lui pouvait arriver. Il m'envoya un homme de confiance pour m'apprendre l'état des choses, pour me commander de l'aller trouver à l'heure même et de partir de la cour sans prendre congé du roi ni du prince. Cet envoyé fut bien surpris de me voir dans des sentiments si éloignés de ceux de mon père. Je lui dis que je ne consentirais jamais à une révolte si injuste, qu'il était vrai que le roi avait maltraité Nugnez Fernando en lui ôtant ses charges, mais qu'il fallait souffrir cette disgrâce qu'il avait en quelque sorte méritée, que, pour moi, j'étais résolu de ne point quitter la cour et que je ne prendrais jamais les armes contre le roi. Cet envoyé porta ma réponse à mon père; il fut désespéré de voir tant de desseins, prêts à réussir, se renverser par ma désobéissance. Il me manda, quoiqu'en effet ce ne fût pas son dessein, qu'il continuerait ce qu'il avait entrepris, et que puisque j'avais si peu de soumission pour ses volontés, il ne changerait point de résolution quand même le roi de Léon me devrait faire trancher la tête. Cependant, la passion que don Ramire avait pour Nugna Bella augmentait toujours, et il ne pouvait plus supporter la manière dont il fallait qu'elle vécût avec moi. - Enfin, madame, lui dit-il un jour qu'elle m'avait entretenu assez longtemps, vous le regardez avec les mêmes yeux que vous l'avez regardé, vous lui dites les mêmes paroles, vous lui écrivez les mêmes choses; qui peut m'assurer que ce n'est plus avec les mêmes sentiments? Il vous a plu madame, et c'est assez pour vous plaire encore. - Mais vous savez, lui dit-elle que je ne fais que ce que vous voulez. - Il est vrai lui répliqua-t-il, et c'est ce qui rend mon malheur plus insupportable, qu'il faille que, par prudence, je vous conseille de faire les choses qui me désespèrent quand vous les faites. Il est inouï qu'un amant ait consenti qu'on traitât bien son rival. Je ne saurais plus souffrir, madame que vous regardiez Consalve, il n'y a pas d'extrémité où je ne me porte pour le faire périr plutôt que de vivre en l'état où je suis. Aussi bien après lui avoir ôté votre coeur, je ne dois pas compter pour beaucoup de lui ôter la vie. - Vous vous emportez avec tant de violence, lui repartit Nugna Bella, que je crois que vous ne suivrez pas votre emportement, vous considérerez combien de choses importantes vous découvririez en éclatant contre Consalve et quelle honte vous vous feriez à vous même. - Je vois tout ce qu'il y a à voir, madame, répliqua don Ramire, mais je vois aussi que, s'il faut n'avoir guère de raison pour faire ce que je propose, il faut l'avoir perdue entièrement pour souffrir qu'un homme aimable, et qui vous a plu, vous parle tous les jours en secret. Si je l'ignorais, j'aurais la cruelle douceur d'être trompé, mais je le sais, je vous vois parler à lui; c'est moi qui lui porte vos lettres, c'est moi qui le rassure quand il doute de votre coeur. Ah! madame, il m'est impossible de continuer à me faire tant de violence. Si vous voulez me donner du repos, faites en sorte que Consalve sorte de la cour, et que le prince consente à l'envoyer en Castille, comme le roi l'en presse tous les jours. - Voyez, je vous en conjure, reprit Nugna Bella, quelle action vous me conseillez de faire! - Oui, madame, je la vois, reprit don Ramire, mais après tout ce que vous avez fait, il n'est plus temps d'avoir de ménagements, et, si vous avez celui de ne pas faire éloigner Consalve, je serai persuadé que j'aurai encore plus de raison que je ne pense, de le vouloir ôter d'auprès de vous. Encore une fois, madame, à quoi puis-je juger que vous ne l'aimez plus? Vous le voyez, vous lui parlez, vous savez qu'il vous aime; votre coeur, dites vous, est changé, mais votre procédé ne l'est point; enfin, madame, rien ne peut me rassurer, si ce n'est que vous travailliez à l'éloigner; et tant qu'il me paraÃtra que vous ne le voudrez pas, je croirai que vous ne vous contraignez guère quand vous lui dites que vous l'aimez. - Eh bien! dit alors Nugna Bella, j'ai déjà fait assez de trahisons pour l'amour de vous, il faut encore faire celle ci mais, donnez m'en les moyens; car le prince refuse tous les jours au roi l'éloignement de Consalve, et il n'y a pas d'apparence qu'il l'accorde à une prière aussi déraisonnable que la mienne. - Je me charge, dit don Ramire d'en faire la proposition au prince, et pourvu que vous lui fassiez voir que vous y consentez, je suis assuré de l'obtenir. Nugna Bella le lui promit, et, dès ce soir, don Ramire, sur le prétexte de leurs intérêts communs, proposa au prince de m'éloigner et de s'en faire un mérite auprès du roi. Le prince n'eut point de peine à y consentir; il avait une si grande honte de tout ce qu'il faisait contre moi que ma présence lui était un continuel reproche de sa faiblesse. Nugna Bella lui parla comme elle l'avait promis à don Ramire. Ils résolurent qu'à la première occasion, le prince ferait dire au roi qu'il ne s'opposait plus à mon exil, et qu'il voulait bien qu'on m'éloignât de la cour, pourvu qu'il parût à tout le monde que c'était contre son consentement. Cette occasion se trouva bientôt. Le roi se mit en colère contre son fils pour quelque chose qu'il avait fait sans son ordre et dont il m'accusait d'avoir donné le conseil. Le prince, n'osant aller chez le roi, fit semblant d'être malade et garda le lit quelques jours. La reine, selon sa coutume, travailla à les raccommoder; elle vint chez son fils pour lui dire de la part du roi les plaintes qu'il faisait de lui. - Ce ne sont pas là , madame, répondit le prince, les sujets du chagrin du roi; j'en connais la cause; il a une aversion invincible pour Consalve, il l'accuse de tout ce qui lui déplaÃt, il veut l'éloigner, il sera toujours mal satisfait de moi tant que je n'y consentirai pas. J'aime tendrement Consalve, mais je vois bien qu'il faut que je me fasse la violence de m'en priver, puisque je ne saurais qu'à ce prix avoir les bonnes grâces du roi. Dites lui donc, s'il vous plaÃt madame que je consens à son éloignement, mais à condition qu'on ne saura point que j'y aie consenti. La reine fut surprise du discours du prince son fils. - Ce n'est pas à moi, lui dit elle, à trouver étrange que vous ayez de la complaisance pour les volontés du roi, mais j'avoue que je suis étonnée que vous consentiez à l'éloignement de Consalve. Le prince s'excusa par de mauvaises raisons et passa ensuite à un autre discours. Pendant qu'ils parlaient, une des filles de la reine, qui était mon amie et celle de Nugna Bella, s'était trouvée, par hasard si proche du lit, qu'elle avait entendu tout ce que la reine et le prince avaient dit sur mon sujet. Elle demeura si surprise et si attentive à penser ce qui pouvait avoir causé un si grand changement dans l'esprit du prince, que j'entrai dans la chambre et que je commençai à lui parler devant qu'elle m'eût aperçu. Je lui fis la guerre de sa rêverie. Vous devez m'en être obligé, me dit elle, je viens d'entendre une chose dont je suis si étonnée que je ne la puis comprendre. Elvire c'est ainsi que s'appelait cette fille me conta alors ce qu'elle avait entendu et me donna une surprise encore plus grande que n'avait été la sienne. Je lui fis redire la même chose une seconde fois; comme elle achevait, la reine sortit et interrompit notre conversation. Je sortis avec elle et n'ayant pas l'esprit en état de demeurer auprès du prince, je m'en allai seul dans les jardins du palais pour faire réflexion sur une si étrange aventure. Je ne pouvais m'imaginer qu'un prince qui me traitait si bien, voulût me faire chasser de la cour sans sujet; je ne pouvais comprendre ce qui lui pouvait faire souhaiter mon éloignement; je ne pouvais deviner ce qui l'obligeait à me témoigner de l'amitié lorsqu'il n'en avait plus; enfin, je ne pouvais croire que ce que je venais d'apprendre fût véritable et que don Garcie eût la faiblesse de rn'abandonner. Comme je l'aimais beaucoup, j'étais touché de son changement jusques au fond l'âme. Ne pouvant soutenir la douleur que je ressentais je voulus chercher don Ramire pour avoir le soulagement de me plaindre avec lui. Dans cette pensée je rn'approchai du palais, je trouvai un des officiers de la chambre de don Garcie que j'avais donné à ce prince et qui était plus proche de sa personne qu'aucun autre. Je lui dis de voir si don Ramite n'était point chez le prince et de le prier, de ma part, de me venir trouver à l'heure même. Cet officier me répondit qu'il n'y était pas, qu'il n'y viendrait sans doute selon sa coutume qu'après que tout le monde serait retiré. Je demeurai extrêmement surpris de ces paroles; je crus d'abord ne les avoir pas bien entendues; néanmoins elles me firent de l'impression; il me revint plusieurs choses dans l'esprit qui me firent soupçonner que don Ramire avait quelque intelligence avec le prince qu'il ne me disait pas. Dans un autre temps je n'eusse pas eu ce soupçon, mais ce que je venais d'apprendre de l'infidélité de don Garcie, me forçait à croire que tout le monde me pouvait tromper. Je demandai à cet officier si don Ramire allait souvent chez don Garcie aux heures où il n'y avait personne; il me répondit qu'il était surpris que je lui fisse cette demande et qu'il croyait que je n'ignorais ni les conversations de don Ramire avec le prince, ni le sujet de leurs conversations. Je lui répliquai que je ne savais ni l'un ni l'autre et que je trouvais fort étrange qu'il ne m'en eût pas averti. Il crut que je faisais semblant de n'en rien savoir pour découvrir s'il me dirait la vérité et me voulant faire voir qu'il était incapable de me rien cacher il me conta l'amour du prince pour ma soeur et la part qu'y avait don Ramire. Il me dit qu'il les en avait entendus parler plusieurs fois, lorsqu'ils croyaient n'être écoutés de personne et qu'il avait su le reste de celui à qui le prince confiait ses lettres pour Hermenesilde. Ainsi j'appris tout ce qui se passait à la réserve de ce qui regardait Nugna Bella. Je ne cherche plus, m'écriai je tout porté de colère, d'où vient le changement de don Garcie; la trahison qu'il me fait lui rend ma présence insupportable. Quoi! Don Garcie aime ma soeur! Ma soeur le souffre et don Ramire est leur confident! Je m'arrêtai à ces mots ne voulant pas faire voir mon ressentiment à cet officier et je lui défendis de parler de ce qu'il venait de m'apprendre. Je me retirai chez moi avec un trouble qui m'ôtait la connaissance de moi même. Lorsque je fus seul, je m'abandonnai à la rage et au désespoir, je fis mille fois le dessein d'aller poignarder le prince et don Ramire, j'eus toutes les pensées de colère et de vengeance que peut donner l'excès de l'emportement. Enfin après avoir un peu remis mon esprit pour me donner le temps de choisir les moyens de me venger, je résolus de me battre contre don Ramire, de porter Nugna Bella à se retirer en Castille, d'obtenir de son père la permission de l'épouser et comme il était dans le même dessein de révolte que le mien, de me joindre à eux, de les animer de déclarer la guerre au roi de Léon et de renverser le trône où don Garcie devait monter. Je m'arrêtai à cette résolution, bien qu'elle fût contraire à tous les sentiments que j'avais eus jusques alors, mais j'étais emporté par la violence de mon désespoir. Je devais voir Nugna Bella ce même soir; j'en attendais l'heure avec impatience et l'espérance de la trouver sensible à mon malheur, me donnait le seul soulagement dont je pouvais être capable. Comme je me préparais à sortir, un homme en qui elle se fiait et qui m'apportait souvent de ses lettres m'en donna une de sa part et me dit qu'elle était bien fâchée de ne me pouvoir entretenir ce soir là , mais [que ce] lui était impossible pour les raisons que je trouverais dans sa lettre. Je lui repartis qu'il était absolument nécessaire que je lui parlasse, que j'allais lui faire réponse et que je le priais d'attendre. J'entrai dans mon cabinet j'ouvris la lettre de Nugna Bella et j'y trouvais ces paroles Je ne sais si je vous dois remercier de la permission que vous me donnez de témoigner de la douleur à Consalve lorsqu'il partira. J'eusse été bien aise que vous me l'eussiez défendu pour avoir quelque raison de ne pas faire une chose qui me donnera tant de contrainte. Quoi que vous ayez souffert de la conduite que j'ai eue avec lui depuis son retour, j'en ai plus souffert que vous; vous n'en douteriez pas si vous saviez la peine que je trouve à dire à un homme que je n'aime plus, que je l'aime encore, quand je suis même au désespoir de l'avoir aimé et que je rachèterais de ma vie de n'avoir jamais prononcé que pour vous toutes les paroles qu'il faut que je lui dise. Vous connaÃtrez, lorsqu'il sera éloigné, les injustices que vous me faites et la joie que vous me verrez à son départ vous persuadera mieux que toutes mes paroles. Hermenesilde est en colère contre le prince de ce qu'il parla hier assez longtemps à une personne dont elle lui a déjà témoigné quelque jalousie; c'est ce qui l'a empêchée de suivre la reine lorsqu'elle est allée chez lui. Qu'il ne lui fasse pas connaÃtre qu'il le sache, je lui ai promis de n'en rien dire; il est si véritablement aimé d'elle qu'il... Ma lettre a été interrompue en cet endroit par une chose qui me met dans une inquiétude mortelle une de mes compagnes a entendu aujourd'hui tout ce que le prince a dit à la reine sur le sujet de Consalve; elle l'en a averti à l'heure même, et elle vient de me le dire comme une chose qui doit me surprendre et m'affliger. Il est impossible que Consalve ne vous soupçonne d'avoir su quelque chose des desseins du prince et qu'il ne démêle une grande partie de la vérité. Voyez quel embarras cela peut faire, cette pensée me trouble à un point que je ne sais ce que je fais. Je vais lui écrire que je ne puis le voir ce soir; car je ne saurais m'exposer à lui parler que vous ne l'ayez vu et que je ne sache par vous ce que je lui dois dire. Adieu, jugez de mon inquiétude. Je fus si hors de moi-mêmeen achevant de lire cette lettre que je ne savais ce que je voyais ni ce que je faisais. Mon emportement et ma colère avaient été au dernier degré sur les trahisons que j'avais découvertes, mais c'étaient des sentiments trop faibles et trop communs pour celle que le hasard venait encore de me découvrir. Je demeurai sans parole et sans mouvement et je fus longtemps en cet état, sans avoir que des pensées confuses qui tenaient mon esprit accablé sous le poids de ma douleur Vous m'êtes infidèle Nugna Bella! m'écriai je tout d'un coup, vous joignez à votre changement l'outrage de me tromper et de consentir que je sois trompé par ce que j'aimais le mieux après vous! C'est trop de malheurs à la fois, et ils sont d'une nature qu'il serait plus honteux d'y résister que d'en être accablé. Je cède à la cruauté du plus malheureux sort dont un homme ait jamais été persécuté. J'ai eu de la force et des desseins de vengeance contre un prince ingrat et contre un ami infidèle, mais je n'en ai point contre Nugna Bella. J'étais plus heureux par elle que par tout le reste du monde; puisqu'elle m'abandonne, tout m'est indifférent et je renonce à une vengeance qui ne me pourrait donner de joie. Je me suis vu, il n'y a pas longtemps, le premier homme de tout le royaume par la grandeur de mon père, par la mienne propre et par la faveur du prince, je me croyais aimé des personnes qui m'étaient les plus chères. La fortune me quitte, je suis abandonné par mon maÃtre, je suis trompé par ma soeur, je suis trahi par mon ami, je perds ma maÃtresse et c'est par cet ami que je la perds! Est il possible, Nugna Bella, que vous m'ayez quitté pour don Ramire? Est il possible que don Ramire ait voulu vous ôter à un homme qui vous aimait si passionnément et dont il était lui même si tendrement aimé? Fallait il que je vous perdisse l'un par l'autre, et qu'il ne me restât pas au moins la faible consolation d'avoir un des deux avec qui me plaindre? Des réflexions si cruelles ne me laissaient plus l'usage de la raison; la moindre des infortunes dont je fus accablé dans cette journée eût été capable de me donner une douleur mortelle. Ce grand nombre de malheurs me mettait de l'égarement dans l'esprit, et je ne savais auquel donner mon attention. Celui qui avait apporté la lettre de Nugna Bella, me fit dire qu'il en attendait la réponse. Je revins comme d'un songe lorsqu'on entra dans mon cabinet; je répondis que je l'enverrais le lendemain et j'ordonnai qu'on me laissât en repos. Je me mis encore à considérer l'état où j'avais été et celui où je me trouvais. Une si cruelle expérience de l'inconstance de la fortune et de l'infidélité des hommes, m'inspira le dessein de renoncer pour jamais au commerce du monde et d'aller finir ma vie dans quelque désert. Ma douleur me faisait voir que c'était le seul parti que je pouvais prendre. Je n'avais de retraite qu'auprès de mon père, je savais le dessein qu'il avait de prendre les armes, mais, quelque désespéré que je fusse, je ne pouvais me résoudre à me révolter contre un roi dont je n'avais point reçu d'outrage. Si je n'eusse été abandonné que de la fortune, j'aurais pris plaisir à lui résister et à faire voir que je méritais ce qu'elle m'avait donné, mais après avoir été trompé par tant de personnes que j'avais tant aimées et dont je me croyais si assuré, de quelle espérance pouvais-je encore me flatter? Puis je mieux servir un maÃtre, disais je, que j'ai servi don Garcie? Puis je mieux aimer un ami que j'ai aimé don Ramire? Et puis-je avoir plus d'amour pour une maÃtresse que j'en ai pour Nugna Bella? Cependant ils m'ont trahi! Il faut donc par une retraite entière me dérober à la tromperie des hommes et au dangereux pouvoir des femmes Comme je prenais cette résolution, je vis entrer dans mon cabinet un homme de qualité et de mérite, appelé don Olmond, qui s'était toujours attaché à moi. Il était frère de cette Elvire qui m'avait averti de la trahison du prince et il venait d'apprendre par elle ce que don Garcie avait dit à la reine. Sa surprise fut extrême de voir sur mon visage une agitation et une douleur si extraordinaires. Il me connaissait assez pour avoir peine à s'imaginer que la fortune seule pût me donner tant de trouble. Il crut néanmoins que j'étais touché de l'infidélité du prince et il comrnença à m'en vouloir consoler. J'avais toujours aimé don Olmond, et je l'avais servi en plusieurs occasions, quoique je lui eusse préféré don Ramire en toutes choses. L'ingratitude de ce dernier me fit sentir dans ce moment l'injustice que j'avais faite à don Olmond; pour la réparer ou peut être pour avoir le soulagement de me plaindre, je lui découvris l'état où j'étais et toutes les trahisons qu'on m'avait faites. Il en fut aussi surpris qu'il le devait être mais il ne le fut pas autant que je le pensais de l'infidélité de Nugna Bella. Il me dit que sa soeur en lui racontant l'infidélité du prince lui avait dit aussi que Nugna Bella était sans doute changée pour moi et qu'elle me cachait beaucoup de choses. Voyez; don Olmond, lui dis je en lui montrant la lettre de Nugna Bella, voyez son changement et les choses qu'elle m'a cachées. Elle m'a envoyé cette lettre au lieu de celle qu'elle m'écrivait et il est aisé de juger que cette lettre s'adresse à don Ramire. Don Olmond était si touché de l'état où il me voyait et mes malheurs lui paraissaient si cruels, qu'il n'entreprenait pas de me consoler. Il me laissait soulager ma douleur par les plaintes. N'avais je pas raison, lui dis-je, de vouloir connaÃtre Nugna Bella devant que de l'aimer? Mais je prétendais une chose impossible; on ne connaÃt point les femmes, elles ne se connaissent pas elles mêmes, et ce sont les occasions qui décident des sentiments de leur coeur. Nugna Bella a cru m'aimer, elle n'aimait que ma fortune; elle n'aime peut-être que la même chose en don Ramire. Cependant m'écriai-je, elle ne m'a dit, depuis quelque temps, que les paroles qu'il lui a permis de me dire! C'était à mon rival à qui je faisais mes plaintes du changement qu'il avait causé! Il lui parlait pour lui, lorsque je croyais qu'il lui parlait pour moi! Est il possible que j'aie été l'objet d'une si outrageante tromperie et l'avais je méritée? Le perfide me trahissait donc auprès de Nugna Bella comme il metrahissait auprès de don Garcie! je leur avais confié ma soeur, et ils l'ont engagée avec le prince. Cette union qui me paraissait entre eux, et qui ne me donnait que de la joie, n'avait pour but que de me tromper! O Dieu! m'écriai-je encore, pour qui réservez-vous le tonnerre, si ce n'est pour des personnes si indignes de vivre? Après ce violent transport de ma douleur, l'idée de Nugna Bella infidèle, qui ne me laissait que de l'indifférence pour mes autres malheurs, me remit dans une tristesse où le désespoir paraissait sans emportement. Je dis à don Olmond le dessein où j'étais, d'abandonner toutes choses; il en fut surpris, il s'y opposa, mais je lui fis si bien voir que j'y étais résolu, qu'il crut inutile d'y résister, du moins dans ces premiers moments. Je pris tout ce que je trouvai de pierreries et nous montâmes à cheval, afin de sortir de chez moi devant qu'on me pût apporter l'ordre de me retirer. Nous marchâmes jusques à ce que le soleil parût. Don Olmond me conduisit dans la maison d'un homme qui, avait été à lui; et dont il se tenait assuré. Je voulais qu'il me quittât en ce lieu et qu'il me laissât attendre la nuit pour entrer dans le chemin que j'avais dessein de prendre. Après une longue contestation, il me dit qu'il consentirait à me quitter, comme je le souhaitais, pourvu que je lui promisse de l'attendre au lieu où nous étions; que cependant il irait à Léon pour apprendre quel effet mon départ y avait produit, et que peut-être serait-il arrivé quelque changement qui me ferait quitter la triste résolution que j'avais prise; qu'enfin il me demandait en grâce d'attendre son retour. J'y consentis, à condition qu'il ne dirait à personne qu'il m'eût vu, ai qu'il sût le lieu où j'étais, mais, si j'y consentis, ce fut plutôt par une curiosité involontaire d'apprendre de quelle manière Nugna Bella parlait de moi que par la pensée qu'il pût être arrivé quelque chose qui diminuât mes malheurs. - Allez, lui dis-je, mon cher Olmond, voyez Nugna Bella, et, s'il est possible, sachez ses sentiments par votre soeur; tâchez d'apprendre depuis quel temps elle a cessé, de m'aimer et si elle ne m'a abandonné que parce que la fortune m'a quitté. Don Olmond m'assura qu'il ferait tout ce que je souhaitais, et, deux jours après, il revint me trouver avec une tristesse qui me fit bien voir qu'il n'avait rien à me dire qu'il crût propre à me faire changer de dessein. Il m'apprit que tout le monde ignorait la cause de mon départ; que le prince feignait, aussi bien que don Ramire, d'en être affligé, et que le roi croyait que j'étais parti d'intelligence avec le prince son fils. Il me dit qu'il avait vu sa soeur; que tout ce que je croyais était véritable; que le détail qu'il en avait appris, n'était propre qu'à augmenter mes douleurs, et qu'il me priait de ne le pas obliger à m'en faire le récit. Je n'étais pas en état de pouvoir craindre une augmentation à mes maux, et ce qu'il me voulait taire, était la seule chose qui me pouvait donner encore quelque curiosité. Je le priai donc de ne me rien cacher. Je ne vous redirai point tout ce qu'il me dit, parce que je vous en ai déjà raconté la plus grande partie pour donner quelque ordre à mon récit. Ce fut par lui que j'appris toutes les choses que j'avais ignorées dans le temps qu'elles se passaient, comme vous l'avez pu juger. Je vous dirai seulement que sa soeur lui conta que, le soir avant mon départ, comme elle était revenue de chez la reine, où Nugna Bella n'avait point paru, elle l'avait été chercher, dans sa chambre; qu'elle l'avait trouvée fondue en larmes, avec une lettre entre ses mains; qu'elles avaient été fort surprises l'une et l'autre par des raisons différentes; qu'enfin Nugna Bella, après avoir été fort longtemps, sans parler, avait fermé la porte et lui avait dit qu'elle allait lui confier tout le secret de sa vie; qu'elle la priait de la plaindre et de la consoler dans le plus cruel état où une personne se fût jamais trouvée; qu'alors elle lui avait appris tout ce qui s'était passé entre le prince, don Ramire, ma soeur et elle, de la manière dont je viens de vous le raconter et qu'ensuite elle lui avait dit que don Ramire venait de lui renvoyer cette lettre qu'elle tenait entre ses mains, parce qu'elle n'était pas pour lui; que c'était celle qu'elle m'écrivait; que j'avais reçu celle qui était pour don Ramire, et qu'en le recevant j'avais appris tout ce qu'ils me cachaient depuis si longtemps. Elvire dit à son frère qu'elle n'avait jamais vu une personne si troublée et si affligée que Nugna Bella; [qu']elle craignait que je n'avertisse le roi de l'intelligence de ma soeur et du prince, que je ne fisse chasser don Ramire de la cour et que je ne l'en fisse éloigner elle-même; que surtout elle appréhendait la honte de mes reproches et que les infidélités qu'elle m'avait faites, lui donnaient pour moi une haine extraordinaire. Vous jugez bien que tout ce que m'apprit don Olmond ne diminua pas mes déplaisirs et ne me fit pas changer de dessein. Il l'opiniâtra, avec des marques d'amitié extraordinaires, à me vouloir suivre et à [s']engager à me tenir compagnie dans le désert où je m'en allais. Je lui dis si fortement que je ne le souffrirais jamais, qu'enfin nous nous séparâmes. Il me quitta, à condition qu'en quelque lieu que je pusse aller, je lui donnerais de mes nouvelles. Il s'en retourna à Léon, et je partis dans la pensée de m'embarquer au premier port que je trouverais. Mais; quand je fus seul et abandonné à la réflexion de mes malheurs, le reste de ma vie me parut une si longue souffrance, que je me résolus d'aller chercher la mort dans la guerre que le roi de Navarre avait contre les Maures. Je ne m'y fis connaÃtre que sous le nom de Théodoric, et je fus assez malheureux pour trouver quelque gloire, que je ne cherchais pas, au lieu de la mort que j'avais cherchée. La paix fut conclue, je repris mon premier dessein, et votre rencontre fit changer une solitude affreuse où je m'en allais, en une retraite agréable. J'y trouvai le repos et la tranquillité que j'avais perdus. Ce n'est pas que l'ambition ne se soit réveillée quelquefois dans mon coeur, mais ce que j'ai éprouvé de l'inconstance de la fortune, me l'a rendue méprisable, et l'amour que j'ai eu pour Nugna Bella, était tellement effacé par le mépris qu'elle m'a donné pour elle, que je pouvais dire qu'il ne me restait aucune passion,. quoiqu'il me restât encore beaucoup de tristesse. La vue de Zaïde vient m'ôter ce triste repos dont je jouissais et me jette dans de nouveaux malheurs, beaucoup plus cruels que ceux que j'ai déjà éprouvés. Alphonse demeura surpris et charmé du récit de Consalve. - J'avais conçu, lui dit-il, une grande idée de votre mérite et de votre vertu, mais j'avoue que ce que je viens d'apprendre est encore au-dessus de ce que j'en, avais pensé. - Je dois plutôt craindre, répondit Consalve, que je n'aie diminué la bonne opinion que vous aviez de moi, en vous faisant voir combien j'ai été facile à tromper. Mais j'étais jeune, j'ignorais les trahisons de la cour, j'étais incapable d'en faire, je n'avais aimé que Nugna Bella, l'amour que j'avais pour elle ne me laissait pas imaginer que les passions pussent finir; ainsi rien ne me portait à la défiance ni sur l'amitié ni sur l'amour. - Vous ne pouviez vous garantir d'être trompé, repartit Alphonse, à mois que d'être naturellement soupçonneux; encore vos soupçons, quoique bien fondés, vous auraient paru injustes, puisque vous n'aviez eu jusques alors aucun sujet de vous défier des personnes qui vous trompaient, et leur tromperie était conduite avec tant d'habileté que la raison ne voulait pas qu'on la soupçonnât. - Ne parlons point de mes malheurs passés, reprit Consalve, ils ne me sont plus sensibles, Zaïde m'en ôte même le souvenir, et je m'étonne que j'aie pu vous les raconter. Mais considérez que je n'avais jamais cru pouvoir être amoureux par la beauté seule, ni pouvoir être touché d'une personne qui aurait eu quelque attachement. Cependant j'adore Zaïde, dont je ne connais rien, sinon qu'elle est belle et qu'elle est prévenue pour un autre. Puisque j'ai été trompé dans l'opinion que j'avais conçue de Nugna Bella, que je connaissais, que puis-je attendre de Zaïde que je ne connais point? Mais qu'en veux-je attendre, et quelles prétentions puis-je avoir sur Zaïde? Elle m'est entièrement inconnue, le hasard l'a jetée sur cette côte, elle brûle d'impatience de s'en aller, je ne puis la retenir sans injustice et avec bienséance. Quand je l'y retiendrais en serais-je plus heureux? Je la verrais tous les jours pleurer un homme qu'elle aime et se souvenir de lui en me regardant. Ah! Alphonse, quel mal que la jalousie! Ah! don Garcie, vous aviez raison, il n'y a de passions que celles qui nous frappent d'abord et qui nous surprennent; les autres ne sont que des liaisons où nous portons volontairement notre coeur. Les véritables inclinations nous l'arrachent malgré nous, et l'amour que j'ai pour Zaïde; est un torrent qui m'entraÃne sans me laisser un moment le, pouvoir d'y résister. Mais, Alphonse, ajouta-t-il, je vous fais passer la nuit à vous entretenir de mes peines, et il est juste de vous laisser en repos. Après ces paroles, Alphonse se retira dans sa chambre, et Consalve passa le reste de la nuit sans donner un moment au sommeil. Le jour suivant, Zaïde parut encore occupée du désir de retrouver ce qu'elle avait déjà cherché, mais tout le soin qu'elle prit fut inutile. Consalve ne la quittait point; il oubliait mille fois le jour qu'elle ne pouvait l'entendre et qu'elle ne lui pouvait répondre; il lui demandait la cause de sa douleur avec la même circonspection et la même crainte de lui déplaire que si elle l'avait entendu. Quand la raison lui revenait et qu'il avait le déplaisir de voir qu'elle ne pouvait lui répondre, il cherchait le soulagement de lui dire tout ce que sa passion lui inspirait. - Je vous aime, belle Zaïde, disait-il en la regardant, je vous aime, je vous adore; j'ai au moins le plaisir de vous le dire et de ne pas attirer votre colère; toutes vos actions me persuadent qu'on n'oserait vous le déclarer sans vous déplaire, mais cet amant que vous pleurez vous a parlé sans doute de son amour et vous vous êtes accoutumée de l'entendre. Que d'un mot, belle Zaïde, vous m'éclairciriez de doutes! Lorsqu'il lui parlait ainsi elle se tournait quelquefois vers Félime avec étonnement, et comme pour lui faire remarquer une ressemblance dont elle était toujours surprise. C'était une douleur si vive pour Consalve de s'imaginer qu'il la faisait souvenir de son rival, qu'il eût aisément renoncé aux avantages de sa beauté et de sa bonne mine pour n'avoir point une telle ressemblance. Cette douleur lui était si insupportable qu'il ne pouvait presque plus se résoudre à paraÃtre devant Zaïde, il aimait mieux se priver de sa vue que de lui représenter l'image de celui qu'elle aimait, et lorsque ses regards lui paraissaient favorables, il ne les pouvait supporter, tant il était persuadé qu'ils ne s adressaient pas à lui. Il la quittait, et s'en allait passer des après-dÃners entiers dans le bois; quand il revenait auprès d'elle, il lui trouvait plus de froideur et plus de chagrin qu'elle n'avait accoutumé d'en avoir; il crut même, dans la suite, remarquer quelque inégalité dans la manière dont elle le traitait, mais, comme il n'en pouvait deviner la cause, il s'imagina que le déplaisir de se trouver dans un pays inconnu, faisait les changements qui paraissaient dans son humeur. Il voyait bien néanmoins que l'affliction qu'elle avait eue les premiers jours, commençait à diminuer. Félime était plus triste que Zaïde, mais sa tristesse était toujours égale, elle en paraissait accablée, et il semblait qu'elle ne cherchait qu'à être seule et à entretenir sa rêverie. Alphonse en parlait quelquefois à Consalve avec étonnement, et il était surpris que sa grande mélancolie ne diminuât point sa beauté. Cependant Consalve ne songeait qu'à plaire à Zaïde et à lui donner tous les divertissements que la promenade, la chasse et la pêche lui pouvaient fournir. Elle s'occupa aussi à ce qui la pouvait divertir; elle travailla pendant quelques jours à un bracelet de ses cheveux, et, après l'avoir achevé, elle se l'attacha au bras avec cet empressement que l'on a pour les choses qui viennent d'être achevées. Le jour même qu'elle le mit, le hasard voulut qu'elle le laissât tomber dans le bois. Consalve, qui l'avait vue sortir, allait la chercher, et, en marchant sur ses pas, il trouva ce bracelet qu'il n'eut pas de peine à reconnaÃtre. Il eut une joie sensible de l'avoir trouvé. Cette joie aurait été encore plus grande, s'il l'eût reçu des mains de Zaïde, mais, comme il ne l'avait pas espéré, il se tenait heureux de le devoir à la fortune. Zaide, qui s'était déjà aperçue de la perte qu'elle avait faite, revenait chercher dans les lieux où elle avait passé. Elle fit entendre à Consalve ce qu'elle avait perdu et lui en témoigna même beaucoup de chagrin; quelque peine qu'il sentÃt de lui causer de l'inquiétude, il ne put se résoudre à lui rendre une chose qui lui était si chère. Il fit semblant de chercher avec elle et enfin il l'obligea à ne plus chercher inutilement. Sitôt qu'il fut retiré dans sa chambre, il baisa mille fois ce bracelet et y mit une attache de pierreries d'un grand prix. Quelquefois il allait se promener devant que Zaïde fût éveillée, et, lorsqu'il était en un lieu où il croyait ne pouvoir être vu, il détachait ce bracelet, afin de le mieux considérer. Un matin qu'il était dans cette occupation, et qu'il s'était assis sur des rochers avancés dans la mer, il entendit quelqu'un proche de lui; il se retourna brusquement et il fut bien surpris de voir que c'était Zaïde. Tout ce qu'il put faire fut de cacher ce bracelet, mais ce ne put être si promptement que Zaïde ne vÃt qu'il avait caché quelque chose. Il s'imagina qu'elle avait vu ce qu'il avait caché; il remarqua sur son visage tant de froideur et tant de chagrin, qu'il ne douta point qu'elle ne fût en colère de ce qu'il ne lui avait pas rendu son bracelet; il n'osait lever les yeux sur elle; il craignait qu'elle ne lui fÃt entendre qu'elle le voulait ravoir, mais il ne pouvait se résoudre à le lui rendre. Elle paraissait triste et embarrassée et, sans regarder Consalve, elle s'assit sur le rocher et tourna la tête vers la mer. Le vent emporta, sans qu'elle y prÃt garde, un voile qu'elle tenait entre ses mains. Consalve se leva pour le ramasser, mais, en se levant, il laissa tomber le bracelet qu'il n'avait pu rattacher, pu la crainte qu'il avait eue de le laisser voir. Zaïde se tourna au bruit que fit Consalve; elle vit son bracelet et le ramassa devant qu'il s'en fût aperçu. Il fut extrêmement troublé, lorsqu'il le vit entre ses mains, et par le désespoir de le perdre, et par l'appréhension de sa colère. Il se rassura néanmoins en lui voyant un visage où il ne paraissait plus ni de chagrin ni de dépit, où il crut voir au contraire quelque impression de douceur, et il ne fut pas moins ému, pu l'espérance que lui donnait le visage de Zaïde, qu'il l'avait été, un moment auparavant, par la crainte de lui avoir déplu. Elle regarda avec admiration la beauté de l'attache de pierreries et, après l'avoir regardée, elle la défit, la tendit à Consalve et resserra le bracelet. Lorsque Consalve vit que Zaïde ne lui avait rendu que les pierreries, il se tourna du côté de la mer et y jeta cette attache avec un air de rêverie et de tristesse, comme s'il l'eût laissée tomber par hasard. Zaïde fit un grand cri et s'avança, pour voir si on ne la pourrait point retrouver, mais il lui montra qu'on chercherait inutilement et, sans vouloir qu'elle fÃt une plus longue réflexion sur ce qu'il venait de faire, il lui donna la main pour l'éloigner du lieu où ils étaient. Ils marchèrent sans se regarder et reprirent insensiblement le chemin de la maison d'Alphonse, si embarrassés l'un et l'autre, qu'il semblait qu'ils cherchassent à se quitter. Sitôt que Consalve l'eut remise dans a chambre, il alla rêver à son aventure. Quoique Zaïde ne lui eût pas témoigné autant de colère qu'il en avait appréhendé, il s'imagina que la joie de ravoir son bracelet avait dissipé son premier chagrin; ainsi, il n'en eut pas moins de déplaisir. Quelque passion qu'il eût d'obtenir ce bracelet, il crut qu'il offenserait Zaïde de la lui témoigner, et il demeura accablé de la douleur que donne l'amour, quand il est séparé de l'espérance. Toute sa consolation était de se plaindre avec Alphonse et de se blâmer lui-même de la faiblesse qu'il avait d'aimer Zaïde. - Vous vous accusez avec injustice, lui disait quelquefois Alphonse, il n'est pas aisé de se défendre, au milieu d'un désert, contre une aussi grande beauté que celle de Zaïde, ce serait tout ce que vous pourriez faire au milieu de la cour, où d'autres beautés feraient quelque diversion et où du moins l'ambition partagerait votre coeur. - Mais aime-t-on sans espérance? disait Consalve. Et comment pourrais-je espérer d'être aimé, puisque je ne puis seulement dire que j'aime? Comment le persuaderai-je, si je ne puis le dire? Quelles de mes actions peuvent en assurer Zaïde dans un lieu où je ne vois qu'elle et où je ne puis lui faire connaÃtre que je la préfère aux autres? Comment effacer de son esprit celui qu'elle aime? Ce ne pourrait être que par l'agrément qu'elle trouverait en ma personne, et le malheur veut que mon visage lui conserve le souvenir de son amant. Ah! mon cher Alphonse, ne me flattez point; il faut que j'aie perdu la raison pour aimer Zaïde, pour l'aimer autant que je fais, et même pour ne me pas souvenir d'en avoir aimé une autre et d'en avoir été trompé. - Je crois aussi, répondit Alphonse que vous n'avez aimé qu'elle, puisque vous ne connaissez la jalousie que depuis que vous l'aimez. - Je n'avais pas de sujet d'être jaloux de Nugna Bella, repartit Consalve, tant elle savait bien me tromper. - On est jaloux sans sujet, répliqua Alphonse, quand on est bien amoureux. Vous le voyez par votre expérience, faites réflexion sur la douleur que vous donnent les pleurs de Zaïde et remarquez comme la jalousie vous a fait imaginer qu'elle pleure un amant plutôt qu'un frère. - Je ne suis que trop persuadé, reprit Consalve, que j'aime beaucoup plus Zaïde que je n'ai aimé Nugna Bella. L'ambition de cette dernière et son application aux affaires du prince ont souvent ralenti mon amour, et tout ce que je trouve en Zaïde d'opposé à mon humeur comme de croire qu'elle en aime un autre et de ne connaÃtre ni son coeur ni ses sentiments, ne peut affaiblir ma passion. Mais, Alphonse, pour aimer beaucoup davantage Zaïde que je n'ai aimé Nugna Bella, je n'en suis que plus déraisonnable. Le succès de l'amour que j'ai eu pour Nugna Bella a été cruel, je l'avoue; néanmoins tout homme qui aime peut en avoir un pareil. Il n'y avait point d'aveuglement à l'aimer; je la connaissais, elle n'en aimait point d'autre, je lui plaisais, je pouvais l'épouser, mais Zaïde, Alphonse, mais Zaïde, qui est-elle? Qu'en puis-je prétendre? Et, hormis son admirable beauté qui m'excuse, tout le reste ne me condamne-t-il pas? Consalve avait souvent de pareilles conversations avec Alphonse; cependant son amour augmentait tous les jours, il ne pouvait s'empêcher de laisser parler ses yeux d'une manière si forte, qu'il croyait voir dans ceux de Zaïde que leur langage était entendu, et il la trouvait quelquefois dans un certain embarras qui ne l'en laissait pas douter. Comme elle ne pouvait se faire entendre par ses paroles, ce n'était quasi que par ses regards qu'elle expliquait à Consalve une partie des choses qu'elle lui voulait dire, mais il y avait je ne sais quoi de si beau et de si passionné dans ses regards, que Consalve en était pénétré. Belle Zaïde, disait-il quelquefois, est-ce ainsi que vous regardez ceux que vous n'aimez pas? Que réservez-vous donc pour cet heureux amant dont j'ai le malheur de vous faire souvenir? S'il n'eût point été prévenu de cette pensée, il ne se fût pas cru si infortuné, et les actions de Zaïde ne lui devaient pas persuader qu'elle n'eût pour lui que de l'indifférence. Un jour qu'il l'avait quittée pour quelques moments, il alla se promener sur le bord de la mer et revint ensuite auprès d'une fontaine qui était dans le bois, en un endroit agréable où elle allait assez souvent. Lorsqu'il s'en approcha, il entendit quelque bruit et il vit, au travers des arbres, Zaïde assise auprès de Félime. La surprise que causa cette rencontre à Consalve lui donna la même joie que si le hasard l'eût ramené auprès de Zaïde après une année d'absence. Il s'avança vers le lieu où elle était; quoiqu'il fÃt assez de bruit, elle parlait avec tant d'attention qu'elle ne l'entendit point. Lorsqu'il fut devant elle, elle parut embarrassée comme une personne qui venait de parler haut, qui craignait qu'on n'eût entendu ce qu'elle avait dit, et qui avait oublié que Consalve ne pouvait l'entendre. L'émotion que lui avait causée cette surprise, avait en quelque sorte augmenté sa beauté, et Consalve, qui s'était assis auprès d'elle, ne pouvant plus être maÃtre de lui-même, se jeta tout d'un coup à ses genoux et lui parla de son amour d'une manière si passionnée, qu'il n'était pas nécessaire d'entendre ses paroles pour savoir ce qu'elles voulaient dire. Il parut à Consalve qu'elle ne les entendait que trop; elle rougit et, après avoir fait une action de la main qui semblait le repousser, elle se leva avec une civilité froide comme pour le faire lever d'un lieu où il pourrait être incommodé. Alphonse passa dans l'allée en ce moment, et elle marcha vers lui sans jeter les yeux sur Consalve. Il demeura à la place où il était, sans avoir la force de se relever. Voilà , dit-il en lui-même, la manière dont on me traite quand on ne me regarde pas comme le portrait de mon rival. Vous tournez les yeux sur moi, belle Zaïde, d'une manière à charmer et à embraser tout le monde, lorsque mon visage vous fait souvenir du sien, mais, si j'ose vous témoigner que je vous aime, vous ne laissez pas seulement tomber sur moi des regards de colère, vous me trouvez indigne d'être regardé. Si je pouvais au moins vous apprendre que je sais que vous pleurez un amant, je me trouverais heureux et j'avoue que ma jalousie serait vengée par le dépit que vous en recevriez. N'est-ce point aussi que je veux vous paraÃtre persuadé que vous aimez quelque chose, pour avoir la joie d'être assuré par vous-même que vous n'aimez rien? Ah! Zaïde, ma vengeance est intéressée et elle cherche moins à vous offenser qu'à vous donner lieu de me satisfaire. Dans ces pensées, il reprit le chemin du logis pour s'ôter du lieu où était Zaïde et pour être seul dans une galerie où il se promenait quelquefois. Il y rêva longtemps aux moyens de faire entendre à Zaïde qu'il la soupçonnait d'en aimer un autre, mais il était difficile d'en trouver, et ce n'était pas une chose qui se pût faire comprendre sans paroles. Après s'être lassé de rêver et de se promener, il voulut sortir de la galerie, lorsqu'un peintre, qui travaillait à des tableaux qu'Alphonse faisait faire, le pria avec beaucoup d'empressement, de regarder son ouvrage. Consalve eût bien voulu s'en dispenser, mais, pour ne pas fâcher ce peintre, il s'arrêta à considérer ce qu'il faisait. C'était un grand tableau où Alphonse avait voulu qu'il représentât la mer comme on la voyait de ses fenêtres, et, pour rendre ce tableau plus agréable, il y avait fait peindre une tempête. Il paraissait, d'un côté, des vaisseaux qui périssaient en pleine mer, de l'autre, des navires qui se brisaient contre les rochers; on voyait des hommes qui tâchaient de se sauver à la nage et on en voyait qui avaient déjà péri et dont la mer avait jeté les corps sur le sable. Cette tempête fit souvenir Consalve du naufrage de Zaïde et lui mit dans l'esprit un moyen de lui faire connaÃtre ce qu'il pensait de son affliction. Il dit au peintre qu'il fallait ajouter encore quelques figures dans son tableau, et mettre sur un des rochers qui y étaient représentés, une jeune et belle personne penchée sur le corps d'un homme mort, étendu sur le sable; qu'il fallait qu'elle pleurât en le regardant; qu'il y eût un autre homme à ses genoux, qui essayât de l'ôter d'auprès de ce mort; que cette belle personne, sans tourner les yeux du côté de celui qui lui parlait le repoussât d'une main et que, de l'autre, elle parût essuyer ses larmes. Le peintre promit à Consalve de suivre sa pensée et commença à la dessiner. Consalve en fut satisfait et le pria de travailler avec diligence; ensuite il sortit de la galerie. Il alla pour retrouver Zaïde, ne pouvant, malgré son dépit, être plus longtemps séparé d'elle, mais il sut qu'au retour de la promenade elle s'était retirée dans sa chambre et il ne put la voir de tout le reste du jour. Il en eut de la tristesse et de l'inquiétude et il craignit qu'elle ne l'eût privé de sa vue pour le punir de ce qu'il avait osé lui faire entendre. Le lendemain elle lui parut plus sérieuse qu'à l'ordinaire; mais, les jours suivants, il la trouva comme elle avait accoutumé d'être. Cependant le peintre travaillait à ce que Consalve lui avait ordonné, et Consalve attendait avec beaucoup d'impatience que cet ouvrage fût achevé; sitôt qu'il le fut, il conduisit Zaïde dans la galerie, comme pour lui donner le divertissement de voir travailler le peintre. Il lui fit d'abord regarder tous les tableaux qui étaient déjà faits, et ensuite il lui fit considérer avec plus d'attention celui de la mer, où l'on travaillait encore. Il lui fit remarquer cette jeune personne qui pleurait un homme mort, et, lorsqu'il vit que ses yeux y étaient attachés et qu'il semblait qu'elle reconnût le rocher où elle allait si souvent, il prit le crayon du peintre et écrivit le nom de Zaïde au-dessus de cette belle personne et celui de Théodoric au-dessus de ce jeune homme qui était â genoux. Zaïde, qui lisait ce qu'écrivait Consalve, rougit lorsqu'il eut achevé et, après l'avoir regardé avec des yeux qui témoignaient de la colère, elle prit pinceau et effaça entièrement cet homme mort, qu'elle jugea bien que Consalve l'accusait de pleurer. Quoiqu'il connût aisément qu'il avait fâché Zaïde, il ne laissa pas d'avoir une joie sensible de lui voir effacer celui qu'il en croyait aimé. Encore qu'il pût s'imaginer que cette action de Zaïde fût plutôt un effet de sa fierté qu'une preuve qu'elle ne regrettait personne, il trouvait néanmoins qu'après l'amour qu'il lui avait témoigné, elle lui faisait une faveur de ne vouloir pas lui laisser croire qu'elle en aimât un autre, mais le peu d'espérance que lui donnait cette pensée, ne pouvait détruire tant de sujets de crainte qu'il croyait avoir. Alphonse, qui n'était prévenu d'aucune passion, jugeait des sentiments de cette belle étrangère d'une manière bien différente de Consalve - Je trouve, lui disait-il, que vous avez tort de vous croire malheureux, vous l'êtes sans doute de vous être attaché à une personne que vraisemblablement vous ne pouvez épouser mais vous ne l'êtes pas de la manière dont vous croyez l'être, et les apparences sont trompeuses, si vous n'êtes véritablement aimé de Zaïde. - Il est vrai, répondit Consalve, que, si je jugeais de ses sentiments par ses regards, je pourrais me flatter de quelque espérance, mais, comme je vous l'ai dit, elle ne me regarde que par cette ressemblance qui me donne tant de jalousie. - Je ne sais, répliqua Alphonse, si tout ce que vous pensez est véritable, mais, si j'étais à la place de celui que vous croyez qu'elle regrette, je ne serais pas satisfait que ma ressemblance fÃt regarder quelqu'un avec des yeux si favorables, et il est impossible que l'idée d'un autre produise des sentiments que Zaïde a pour vous. L'espérance est naturelle aux amants. Si quelques actions de Zaïde en avaient déjà fait concevoir à Consalve, le discours d'Alphonse acheva de lui en donner; il crut voir que Zaïde ne le haïssait pas et il en ressentit une joie extraordinaire, mais cette joie ne lui dura pas longtemps; il s'imagina qu'il ne devait qu'à la ressemblance de son rival le penchant qu'elle avait pour lui, il pensa qu'après avoir perdu un homme qu'elle avait fort aimé, elle avait des dispositions favorables pour un autre qui lui ressemblait. Son amour, sa jalousie et sa gloire ne pouvaient se satisfaire d'une inclination qu'il n'avait pas fait naÃtre et qui ne venait que par celle qu'elle avait eue pour un autre. Il crut que, quand il serait aimé de Zaïde, ce ne serait toujours que son rival qu'elle aimerait en lui; enfin il trouvait qu'il serait malheureux quand même il serait assuré d'être aimé. Néanmoins il ne pouvait se défendre de voir avec plaisir dans la manière d'agir de cette belle étrangère, un air fort différent de celui qu'elle avait eu d'abord, et la passion qu'il avait pour elle, était si ardente qu'à quelque cause qu'il crût devoir les marques de son inclination, il lui était impossible de ne les pas recevoir avec transport. Un jour qu'il faisait assez beau, voyant qu'elle ne sortait point de sa chambre, il y entra pour savoir si elle ne voulait point se promener. Elle écrivait, et, bien qu'il fÃt du bruit en entrant, il s'approcha d'elle sans qu'elle s'en aperçût, et se mit à la regarder écrire. Elle tourna la tête par hasard, et, voyant Consalve, elle rougit et cacha ce qu'elle écrivait avec une émotion qui ne causa pas un médiocre trouble à Consalve. Il s'imagina qu'elle ne pouvait avoir tant d'application et tant de surprise pour une lettre qui n'aurait pas eu quelque chose de mystérieux. Cette pensée lui donna de l'inquiétude; il se retira et s'en alla chercher Alphonse pour raisonner sur une aventure qui lui donnait des imaginations bien différentes de celles qu'il avait eues jusques alors. Après l'avoir cherché longtemps sans le trouver, tout d'un coup un sentiment de jalousie le fit retourner dans la chambre de Zaïde. Il y entra, mais il ne l'y trouva pas; elle avait passé dans un cabinet où Félime était d'ordinaire. Consalve vit sur la table un papier écrit à demi plié; il ne put se défendre de l'envie de le voir; il l'ouvrit, et il ne douta point que ce ne fût le même qu'il avait vu écrire à Zaïde un moment auparavant. Il trouva dans ce papier le bracelet de cheveux qu'elle lui avait ôté. Elle rentra comme il tenait ce papier et ce bracelet; elle s'avança pour les reprendre. Consalve se retira de quelques pas, comme s'il eût voulu les garder, mais néanmoins avec une action soumise qui semblait lui en demander la permission. Zaïde lui témoigna qu'elle les voulait ravoir, et avec un air où il y avait tant d'autorité, qu'il était impossible à un homme aussi amoureux que lui de ne pas obéir. Ce fut néanmoins avec la plus grande douleur qu'il eût jamais sentie, qu'il remit entre les mains de Zaïde ce qu'il croyait qu'elle destinait à un autre. Il ne put être maÃtre de son chagrin; il sortit assez brusquement de la chambre, et s'en alla dans la sienne. Il y rencontra Alphonse, qui le venait trouver sur ce qu'on lui avait dit qu'il le cherchait. Sitôt qu'ils furent assis - Je suis bien plus malheureux que je ne l'ai pensé, mon cher Alphonse, lui dit-il, ce rival dont j'étais si jaloux, tout mort que je le croyais, n'est pas mort assurément; je viens de trouver Zaïde qui lui écrit, je viens de voir ce bracelet qu'elle m'a ôté, qu'elle lui envoie, il faut qu'elle ait eu de ses nouvelles, il faut qu'il y ait ici quelqu'un de caché qui lui doive porter des siennes; enfin, toutes ces espérances de bonheur que j'ai eues, ne sont qu'imaginaires, et ne viennent que de mal expliquer les actions de Zaïde. Elle avait raison d'effacer ce mort, que je lui faisais entendre qu'elle pleurait; elle savait bien que celui pour qui coulaient ses larmes vivait encore. Elle avait raison d'avoir tant de colère de voir son bracelet entre mes mains, et tant de joie de l'avoir repris, puisqu'elle l'avait fait pour un autre. Ah! Zaïde, il y a de la cruauté à me laisser prendre de l'espérance, car enfin, vous m'en laissez prendre, et vos beaux yeux ne me la défendent pas. La douleur de Consalve était si vive, qu'il put à peine achever ces paroles. Après qu'Alphonse lui eut laissé le temps de se remettre, il le pria de lui dire comment il avait appris ce qu'il venait de lui raconter et si Zaïde avait trouvé en un moment le moyen de se faire entendre. Consalve lui conta ce qu'il venait de voir du trouble de Zaïde, lorsqu'il l'avait surprise en écrivant, comme il avait trouvé ce bracelet dans le même papier qu'elle avait écrit, et comme elle l'avait retiré de ses mains. - Enfin, Alphonse, ajouta-t-il, on n'est point si troublé pour une lettre indifférente. Zaïde n'a ici aucun commerce, ni aucune affaire; elle ne peut écrire avec tant d'attention, que de ce qui se passe dans son coeur, et ce n'était pas à moi à qui elle l'écrit; ainsi, que voulez-vous que je pense de ce que je viens de voir? - Je veux, repartit Alphonse, que vous ne pensiez pas des choses si peu vraisemblables, et qui vous donnent tant de douleur. Parce que Zaïde rougit lorsque vous la surprenez en écrivant, vous croyez qu'elle écrit à votre rival, et moi je crois qu'elle vous aime assez pour rougir toutes les fois qu'elle sera surprise de vous voir auprès d'elle. Peut-être a-t-elle écrit ce que vous avez vu sans autre dessein que de se divertir. Elle ne vous l'a pas laissé, parce que c'est une chose qui vous aurait été inutile, puisque vous ne pouvez l'entendre, et si elle vous a ôté son bracelet, je vous avoue que je n'en suis point surpris, et qu'encore que je sois persuadé qu'elle vous aime, je la crois assez sage pour ne vouloir pas donner de ses cheveux à un homme qui lui est entièrement inconnu. Mais je ne vois pas les raisons qui vous persuadent qu'elle les veut envoyer à quelque autre. Nous ne l'avons quasi pas quittée depuis qu'elle est ici, personne ne lui a parlé, ceux même qui lui pourraient parler, ne l'entendent pas, comment voudriez-vous qu'elle eût appris des nouvelles de cet amant qui vous donne tant de jalousie, et qu'elle pût lui faire recevoir des siennes? - Je l'avoue, répondit Consalve, je me tourmente plus que je ne dois, mais l'incertitude où je suis est un état insupportable! Les autres n'ont que des incertitudes médiocres, ils se croient plus ou moins aimés, et moi je passe de l'espérance d'être aimé de Zaïde à la pensée qu'elle en aime un autre, et je ne suis jamais assuré un moment si ce que je vois en elle me doit rendre heureux ou misérable. Alphonse, reprit-il, vous prenez plaisir à me tromper; quoi que vous me puissiez dire, ce n'est qu'à un amant à qui elle écrit, et je me trouverais heureux, si j'avais sur ce que je viens de voir l'incertitude dont je me plains comme du plus grand de tous les maux. Alphonse lui dit encore tant de raisons pour lui persuader que son inquiétude était mal fondée, qu'enfin il le rassura en quelque sorte, et Zaïde qu'ils trouvèrent en allant se promener, acheva de le remettre. Elle les vit de loin, et s'approcha d'eux avec tant de douceur, et avec des regards si obligeants pour Consalve, qu'elle dissipa une partie des cruelles inquiétudes qu'elle lui venait de donner. Le temps qu'il avait marqué à cette belle étrangère pour son départ, et qui était celui que les grands vaisseaux partaient de Tarragone pour l'Afrique, commençait à s'approcher et lui donnait une tristesse mortelle. Il ne pouvait se résoudre à se priver lui-même de Zaïde, et, quelque injustice qu'il trouvât à la retenir, il fallait toute sa raison et toute sa vertu pour l'en empêcher. - Quoi! disait-il à Alphonse, je me priverai pour jamais de Zaïde! Ce sera un adieu sans espérance de retour! Je ne saurai en quel endroit de la terre la chercher! Elle veut aller en Afrique, mais elle n'est pas Africaine, et j'ignore quel lieu du monde l'a vue naÃtre. Je la suivrai, Alphonse, continua-t-il, quoiqu'en la suivant je n'espère plus le plaisir de la voir, quoique je sache que sa vertu et les coutumes de l'Afrique ne me permettront pas de demeurer auprès d'elle, j'irai au moins finir ma triste vie dans les lieux qu'elle habitera, et je trouverai de la douceur à respirer le même air; aussi bien je suis un malheureux qui n'ai plus de patrie; le hasard m'a retenu ici, et l'amour m'en fera sortir. Consalve se confirmait dans cette résolution, quelque peine que prÃt Alphonse de l'en détourner. Il était plus tourmenté que jamais de la peine de ne pouvoir entendre Zaïde et de n'en pouvoir être entendu. Il fit réflexion sur la lettre qu'il lui avait vu écrire, et il lui sembla qu'elle était écrite en caractères grecs; quoiqu'il n'en fût pas bien assuré, l'envie de s'en éclaircir lui donna la pensée d'aller à Tarragone pour trouver quelqu'un qui entendÃt la langue grecque. Il y avait déjà envoyé plusieurs fois chercher des étrangers qui lui pussent servir de truchement, mais comme il ne savait quelle langue parlait Zaïde, on ne savait aussi quels étrangers il allait demander, et, les voyages de tous ceux qu'il y avait envoyés ayant été inutiles, il se résolut d'y aller lui-même. C'était néanmoins une résolution difficile à prendre, car il fallait s'exposer dans une grande ville au hasard d'être connu, et il fallait quitter Zaïde, mais l'envie de pouvoir s'expliquer avec elle le fit passer par-dessus ces raisons. Il tâcha de lui faire entendre qu'il allait chercher un truchement et partit pour aller à Tarragone. Il se déguisa le mieux qu'il lui fut possible, il alla dans les lieux où étaient les étrangers, il en trouva un grand nombre, mais leur langue n'était point celle de Zaïde. Enfin il demanda s'il n'y avait point quelqu'un qui entendÃt la langue grecque. Celui à qui il s'adressa lui répondit en espagnol qu'il était d'une des Ãles de la Grèce. Consalve le pria de parler sa langue; il le fit, et Consalve connut que c'était celle de Zaïde. Par bonheur, les affaires de cet étranger ne le retenaient pas à Tarragone; il voulut bien suivre Consalve, qui lui donna une plus grande récompense qu'il n'aurait osé la lui demander. Ils partirent le lendemain à la pointe du jour; et Consalve s'estimait plus heureux d'avoir un truchement que s'il eût eu la couronne de Léon sur la tête. Pendant que le chemin dura, il commença à s'instruire de la langue grecque; il apprit d'abord je vous aime, et quand il pensa qu'il pourrait le dire à Zaïde, et qu'elle l'entendrait il crut qu'il ne pouvait plus être malheureux. Il arriva de bonne heure à la maison d'Alphonse; il le trouva qui se promenait; il lui fit part de sa joie et lui demanda où était Zaïde. Alphonse lui dit qu'il y avait longtemps qu'elle se promenait du côté de la mer. Il en prit le chemin avec son truchement. Il alla au rocher où elle avait accoutumé d'être, il fut surpris de ne l'y trouver pas; néanmoins il ne s'en étonna point, il la chercha jusques au port, où elle allait quelquefois. Il revint au logis, il retourna dans le bois, sa peine fut inutile, il envoya dans tous les lieux où il s'imagina qu'elle pouvait être, mais, comme on ne la trouva point, il commença à avoir quelque pressentiment de son malheur. La nuit vint sans qu'il pût en apprendre de nouvelles, il était désespéré de l'avoir perdue, il craignait qu'il ne lui fût arrivé quelque accident, il se blâmait de l'avoir quittée, enfin il n'y a point de douleur qui fût comparable à la sienne. Il passa toute la nuit dans la campagne avec des flambeaux, et, n'ayant même plus d'espérance de la revoir, il ne laissait pas de la chercher. Il avait déjà été plusieurs fois aux cabanes des pêcheurs pour savoir si personne ne l'avait vue, et il n'avait pu en apprendre aucune nouvelle. Sur le matin, deux femmes, qui revenaient d'un lieu où elles avaient été coucher le jour d'auparavant, lui apprirent qu'en sortant de leurs cabanes elles avaient vu de loin Zaïde et Félime se promener le long de la mer; que, pendant qu'elles se promenaient, une chaloupe avait abordé la côte; qu'il était descendu des hommes de cette chaloupe; que Zaïde et Félime s'étaient éloignées lorsqu'elles les avaient vus, mais que, ces hommes les ayant appelées, elles étaient revenues sur leurs pas et qu'après avoir parlé longtemps et avoir fait des actions qui témoignaient qu'elles étaient bien aises de les voir, elles étaient montées dans la chaloupe et avaient pris la pleine mer. Alors Consalve regarda Alphonse d'une manière qui exprimait mieux sa douleur que n'auraient pu faire toutes ses paroles. Alphonse ne savait que lui dire pour le consoler. Quand tous ceux qui les environnaient se furent retirés, Consalve rompant le silence - Je perds Zaïde, dit-il, et je la perds dans le moment que je pouvais m'en faire entendre; je la perds, Alphonse, et c'est son amant qui me l'enlève, il est aisé de le juger par le rapport de ces femmes. La fortune ne m'a pas voulu laisser ignorer la seule chose qui me pouvait augmenter la douleur de perdre Zaïde. Je l'ai donc perdue pour jamais, et elle est entre les mains d'un rival, et d'un rival aimé! C'était à lui sans doute qu'elle écrivait cette lettre que je surpris, et c'était pour lui apprendre le lieu où il devait la trouver. C'en est trop! s'écria-t-il tout d'un coup, c'en est trop! Mes maux suffiraient à faire plusieurs misérables. J'avoue que j'y succombe, et qu'après avoir tout abandonné, je ne puis supporter d'être plus tourmenté au milieu d'un désert que je ne l'ai été au milieu de la cour. Oui, Alphonse, ajoutait-il, je suis plus malheureux mille fois par la seule perte de Zaïde que je ne l'ai été par toutes celles que j'ai faites. Est-il possible que je ne puisse espérer de revoir Zaïde! Si je savais au moins si je lui ai plu ou si je lui ai été indifférent, mon malheur ne serait pas si insupportable, et je saurais à quelle sorte de douleur je me dois abandonner. Mais si j'ai plu à Zaïde, puis-je penser à l'oublier et ne dois-je pas passer, ma vie à courir toutes les parties du monde pour la trouver? Que si elle en aime un autre, ne dois-je pas faire tous mes efforts pour ne m'en souvenir jamais? Alphonse, ayez pitié de moi, tâchez de me faire croire que Zaïde m'a aimé, ou, persuadez-moi que je lui suis indifférent. Quoi! reprenait-il, je serais aimé de Zaïde et je ne la verrais jamais! Ce malheur passerait encore celui d'en être haï. Mais non, je ne puis être malheureux si Zaïde m'a aimé. Hélas! je l'allais savoir dans le moment que je l'ai perdue, et, quelque soin qu'elle eût pris de se déguiser, j'aurais démêlé ses sentiments, j'aurais sur la cause de ses larmes, j'aurais su son pays, sa fortune, ses aventures, et je saurais maintenant si je dois la suivre et où je dois la chercher. Alphonse ne savait que répondre à Consalve, par l'impossibilité de se déterminer à ce qu'il lui devait dire pour calmer sa douleur. Enfin, après lui avoir représenté que son esprit n'était pas en état de prendre une résolution et qu'il fallait se servir de sa raison pour supporter son malheur, il l'obligea de retourner chez lui. Sitôt que Consalve fut dans sa chambre, il fit appeler son truchement pour se faire expliquer quelques mots qu'il avait entendu dire à Zaïde et qu'il avait retenus. Le truchement lui en expliqua plusieurs, et entre autres ceux que Zaïde avait souvent dits à Félime en le regardant. Il les expliqua en sorte que Consalve fut assuré qu'il ne s'était pas trompé, lorsqu'il avait cru qu'elle parlait d'une ressemblance, et il ne douta plus alors que ce ne fût un amant de Zaïde à qui il ressemblait. Dans cette pensée, il envoya chercher ces femmes qui avaient vu partir cette belle étrangère, pour savoir d'elles si, parmi ces hommes qui l'avaient emmenée, il n'y avait point quelqu'un qui lui ressemblât. Sa curiosité ne put être satisfaite; ces femmes les avaient vus de trop loin pour remarquer cette ressemblance, et elles lui dirent seulement qu'il y en avait un que Zaïde avait embrassé. Consalve ne put entendre ces paroles sans s'abandonner au désespoir et sans prendre le dessein d'aller chercher Zaïde pour tuer son amant à ses yeux. Alphonse lui représenta qu'il y aurait de l'injustice et de l'impossibilité dans ce dessein; qu'il n'avait point de droit sur Zaïde; qu'elle était engagée avec cet amant devant que de l'avoir vu; que c'était peut-être son mari; qu'il ne savait en quel lieu du monde la chercher; que, quand il l'aurait trouvée, ce serait apparemment dans un pays où ce rival aurait tant d'autorité qu'il ne pourrait exécuter ce que la colère lui conseillait d'entreprendre. - Que voulez-vous donc que je devienne? répliqua Consalve; et croyez-vous qu'il me soit possible de demeurer en l'état où je suis! - Je voudrais, dit Alphonse, que vous supportassiez ce malheur, qui ne regarde que l'amour, comme vous avez déjà supporté ceux qui regardaient et l'amour et la fortune. - C'est pour avoir trop souffert que je ne puis plus souffrir, répondit Consalve, je veux aller chercher Zaïde, la revoir, savoir d'elle qu'elle en aime un autre et mourir à ses pieds. Mais non, reprit-il, je serais digne de mon malheur si j'allais chercher Zaïde après la manière dont elle m'a quittée. Le respect et l'adoration que j'ai eus pour elle, l'engageaient à me faire dire au moins qu'elle s'en allait. La seule reconnaissance l'y devait obliger, et, puisqu'elle ne l'a pas fait, il faut qu'elle joigne le mépris à l'indifférence. Je me suis trop flatté quand j'ai pu m'imaginer qu'elle ne me haïssait pas, je ne dois jamais penser à la suivre ni à la chercher. Non, Zaïde, je ne vous suivrai point. Alphonse, je me rends à vos raisons et je vois bien que je ne dois prétendre qu'à finir, le plus tôt que je pourrai, le reste d'une misérable vie. Consalve parut déterminé à cette résolution et son esprit en fut plus calme. Il était néanmoins dans une tristesse qui faisait pitié; il passait les journées entières dans les lieux où il avait vu Zaïde, et il semblait l'y chercher encore. Il garda son truchement pour apprendre la langue grecque, et, quoiqu'il fût persuadé qu'il ne verrait jamais Zaïde, il trouvait quelque douceur à s'assurer au moins qu'il la pourrait entendre s'il la revoyait. Il apprit en peu de temps ce que les autres n'apprennent qu'en plusieurs années. Mais, lorsqu'il n'eut plus cette occupation, qui avait quelque rapport avec Zaïde, il se trouva encore plus affligé qu'auparavant. Il faisait souvent réflexion sur la cruauté de sa destinée qui, après l'avoir accablé à Léon de tant de malheurs, lui en faisait encore éprouver un incomparablement plus sensible, en le privant d'une personne qui seule lui était plus chère que la fortune, l'ami et la maÃtresse qu'il avait perdus. En faisant cette triste différence de ses malheurs passés à son malheur présent, il se souvint de la promesse qu'il avait faite à don Olmond de lui donner de ses nouvelles, et, quelque peine qu'il eût à penser à autre chose qu'à Zaïde, il jugea qu'il devait cette marque de reconnaissance à un homme qui lui avait témoigné tant d'amitié. Il ne voulut pas lui apprendre précisément le lieu où il était, il lui manda seulement qu'il le priait de lui écrire à Tarragone; que sa retraite n'en était pas éloignée; qu'il s'y trouvait sans ambition; qu'il n'avait plus de ressentiment contre don Garcie, de haine pour don Ramire, ni d'amour pour Nugna Bella; que cependant il était encore plus malheureux que lorsqu'il partit de Léon. Alphonse était sensiblement touché de l'état où il voyait Consalve; il ne l'abandonnait point et tâchait, autant qu'il lui était possible, de diminuer son affliction. Vous avez perdu Zaïde, lui disait-il un jour, mais vous n'avez pas contribué à la perdre, et, quelque malheureux que vous soyez, il y a du moins une sorte de malheur que votre destinée vous laisse ignorer. Etre la cause de son infortune est ce malheur qui vous est inconnu et c'est celui qui fera éternellement mon supplice. Si vous trouvez quelque consolation, continua-t-il, d'apprendre, par mon exemple, que vous pourriez être plus infortuné que vous ne l'êtes, je veux bien vous raconter les accidents de ma vie, quelque douleur que me puisse donner un si triste souvenir. Consalve ne put s'empêcher de lui laisser voir tant de désir de savoir ce qui l'avait obligé à se confiner dans un désert qu'Alphonse, pour satisfaire sa curiosité, et pour lui faire connaÃtre qu'il était plus malheureux que lui, commença ainsi l'histoire de ses déplaisirs Histoire d'Alphonse et de Bélasire Vous savez, seigneur, que je m'appelle Alphonse Ximénès et que ma maison a quelque lustre dans l'Espagne pour être descendue des premiers rois de Navarre. Comme je n'ai dessein que de vous conter l'histoire de mes derniers malheurs, je ne vous ferai pas celle de toute ma vie; il y a néanmoins des choses assez remarquables, mais comme, jusques au temps dont je vous veux parler, je n'avais été malheureux que par la faute des autres, et non pas par la mienne, je ne vous en dirai rien, et vous saurez seulement que j'avais éprouvé tout ce que l'infidélité et l'inconstance des femmes peuvent faire souffrir de plus douloureux. Aussi étais-je très éloigné d'en vouloir aimer aucune. Les attachements me paraissaient des supplices, et, quoi qu'il y eût plusieurs belles personnes dans la cour dont je pouvais être aimé, je n'avais pour elles que les sentiments de respect qui sont dus à leur sexe. Mon père, qui vivait encore, souhaitait de me marier, par cette chimère si ordinaire à tous les hommes de vouloir conserver leur nom. Je n'avais pas de répugnance au mariage, mais la connaissance que j'avais des femmes, m'avait fait prendre la résolution de n'en épouser jamais de belles, et, après avoir tant souffert par la jalousie, je ne voulais pas me mettre au hasard d'avoir tout ensemble celle d'un amant et celle d'un mari. J'étais dans ces dispositions, lorsqu'un jour mon père me dit que Bélasire, fille du comte de Guévarre, était arrivée à la cour, que c'était un parti considérable, et par son bien, et par sa naissance, et qu'il eût fort souhaité de l'avoir pour belle-fille. Je lui répondis qu'il faisait un souhait inutile, que j'avais déjà ouï parler de Bélasire, et que je savais que personne n'avait encore pu lui plaire, que je savais aussi qu'elle était belle et que c'était assez pour m'ôter la pensée de l'épouser. Il me demanda si je l'avais vue; je lui répondis que toutes les fois qu'elle était venue à la cour, je m'étais trouvé à l'armée et que je ne la connaissais que de réputation. Voyez-la, je vous en prie, répliqua-t-il, et, si j'étais aussi assuré que vous lui pussiez plaire que je suis persuadé qu'elle vous fera changer de résolution de n'épouser jamais une belle femme, je ne douterais pas de votre mariage. Quelques jours après, je. trouvai Bélasire chez la reine; je demandai son nom, me doutant bien que c'était elle, et elle me demanda le mien, croyant bien aussi que j'étais Alphonse. Nous devinâmes l'un et l'autre ce que nous avions demandé, nous nous le dÃmes et nous parlâmes ensemble avec un air plus libre qu'apparemment nous ne le devions avoir dans une première conversation. Je trouvai la personne de Bélasire très charmante, et son esprit beaucoup au-dessus de ce que j'en avais pensé. Je lui dis que j'avais de la honte de ne la connaÃtre pas encore; que néanmoins je serais bien aise de ne la pas connaÃtre davantage; que je n'ignorais pas combien il était inutile de songer à lui plaire, et combien il était difficile de se garantir de le désirer. J'ajoutai que, quelque difficulté qu'il y eût à toucher son coeur, je ne pourrais m'empêcher d'en former le dessein, si elle cessait d'être belle, mais que, tant qu'elle serait comme je la voyais, je n'y penserais de ma vie, que je la suppliais même de m'assurer qu'il était impossible de se faire aimer d'elle, de peur qu'une fausse espérance ne me fit changer la résolution que j'avais prise de ne m'attacher jamais à une belle femme. Cette conversation, qui avait quelque chose d'extraordinaire, plut à Bélasire; elle parla de moi assez favorablement, et je parlai d'elle comme d'une personne en qui je trouvais un mérite et un agrément au-dessus des autres femmes. Je m'enquis, avec plus de soin que je n'avais fait, qui étaient ceux qui s'étaient attachés à elle. On me dit que le comte de Lare l'avait passionnément aimée, que cette passion avait duré longtemps, qu'il avait été tué à l'armée et qu'il s'était précipité dans le péril après avoir perdu l'espérance de l'épouser. On me dit aussi que plusieurs autres personnes avaient essayé de lui plaire, mais inutilement, et que l'on n'y pensait plus parce qu'on croyait impossible d'y réussir. Cette impossibilité dont on me parlait me fit imaginer quelque plaisir à la surmonter. Je n'en fis pas néanmoins le dessein, mais je vis Bélasire le plus souvent qu'il me fut possible, et comme la cour de Navarre n'est pas si austère que celle de Léon, je trouvais aisément les occasions de la voir Il n'y avait pourtant rien de sérieux entre elle et moi; je lui parlait en riant de l'éloignement où nous étions l'un pour l'autre et de la joie que j'aurais, qu'elle changeât de visage et de sentiments. Il me parut que ma conversation ne lui déplaisait pas et que mon esprit lui plaisait, parce qu'elle trouvait que je connaissais tout le sien. Comme elle avait même pour moi une confiance qui me donnait une entière liberté de lui parler, je la priai de me dire les raisons qu'elle avait eues de refuser si opiniâtrement ceux qui s'étaient attachés à lui plaire. Je vais vous répondre sincèrement, me dit-elle. Je suis née avec aversion pour le mariage, les liens m'en ont toujours paru très rudes, et j'ai cru qu'il n'y avait qu'une passion qui pût assez aveugler pour faire passer par-dessus toutes les raisons qui s'opposent à cet engagement. Vous ne voulez pas vous marier par amour, ajouta-t-elle, et moi je ne comprends pas qu'on puisse se marier sans amour et sans une amour violente, et, bien loin d'avoir eu de la passion, je n'ai même jamais eu d'inclination pour personne; ainsi, Alphonse, si je ne me suis point mariée, c'est parce que je n'ai rien aimé. - Quoi! madame, lui répondis-je, personne ne vous a plu? Votre coeur n'a jamais reçu d'impression? Il n'a jamais été troublé au nom et à la vue de ceux qui vous adoraient? - Non, me dit-elle, je ne connais aucun des sentiments de l'amour. - Quoi! pas même la jalousie? lui dis-je. - Non, pas même la jalousie, me répliqua-t-elle. - Ah! si cela est, madame, lui répondis-je, je suis persuadé que vous n'avez jamais eu d'inclination pour personne. - Il est vrai, reprit-elle, personne ne m'a jamais plu, et je n'ai pas même trouvé d'esprit qui me fût agréable, et qui eût du rapport avec le mien. Je ne sais quel effet me firent les paroles de Bélasire, je ne sais si j'en étais déjà amoureux sans le savoir, mais l'idée d'un coeur fait comme le sien, qui n'eût jamais reçu d'impression, me parut une chose si admirable et si nouvelle que je fus frappé dans ce moment du désir de lui plaire et d'avoir la gloire de toucher ce coeur que tout le monde croyait insensible. Je ne fus plus cet homme qui avait commencé à parler sans dessein, je repassai dans mon esprit tout ce qu'elle me venait de dire. Je crus que, lorsqu'elle m'avait dit qu'elle n'avait trouvé personne qui lui eût plu, j'avais vu dans ses yeux qu'elle m'en avait excepté; enfin j'eus assez d'espérance pour achever de me donner de l'amour et, dès ce moment, je devins plus amoureux de Bélasire que je ne l'avais jamais été d'aucune autre. Je ne vous redirai point comme j'osai lui déclarer que je l'aimais; j'avais commencé à lui parler par une espèce de raillerie, il était difficile de lui parler sérieusement, mais aussi cette raillerie me donna bientôt lieu de lui dire des choses que je n'aurais osé lui dire de longtemps. Ainsi j'aimai Bélasire et je fus assez heureux pour toucher son inclination, mais je ne le fus pas assez pour lui persuader mon amour. Elle avait une défiance naturelle de tous les hommes; quoiqu'elle m'estimât beaucoup plus que tous ceux qu'elle avait vus, et par conséquent plus que je ne méritais, elle n'ajoutait pas de foi à mes paroles. Elle eut néanmoins un procédé avec moi tout différent de celui des autres femmes, et j'y trouvai quelque chose de si noble et de si sincère que j'en fus surpris. Elle ne demeura pas longtemps sans m'avouer l'inclination qu'elle avait pour moi, elle m'apprit ensuite le progrès que je faisais dans son coeur, mais, comme elle ne me cachait point ce qui m'était avantageux, elle m'apprenait aussi ce qui ne m'était pas favorable. Elle me dit qu'elle ne croyait pas que je l'aimasse véritablement et que tant qu'elle ne serait pas mieux persuadée de mon amour, elle ne consentirait jamais à m'épouser. Je ne vous saurais exprimer la joie que je trouvais à toucher ce coeur qui n'avait jamais été touché, et à voir l'embarras et le trouble qu'y apportait une passion qui lui était inconnue. Quel charme c'était pour moi de connaÃtre l'étonnement qu'avait Bélasire de n'être plus maÃtresse d'elle-même et de se trouver des sentiments sur quoi elle n'avait point de pouvoir! Je goûtai des délices dans ces commencements que je n'avais pas imaginées, et, qui n'a point senti le plaisir de donner une violente passion à une personne qui n'en a jamais eu, même de médiocre, peut dire qu'il ignore les véritables plaisirs de l'amour. Si j'eus de sensibles joies par la connaissance de l'inclination que Bélasire avait pour moi, j'eus aussi de cruels chagrins par le doute où elle était de ma passion et par l'impossibilité qui me paraissait à l'en persuader. Lorsque cette pensée me donnait de l'inquiétude, je rappelais les sentiments que j'avais eus sur le mariage, je trouvais que j'allais tomber dans les malheurs que j'avais tant appréhendés, je pensais que j'aurais la douleur de ne pouvoir assurer Bélasire de l'amour que j'avais pour elle; ou que, si je l'en assurais et qu'elle m'aimât véritablement, je serais exposé au malheur de cesser d'être aimé. Je me disais que le mariage diminuerait l'attachement quelle avait pour moi, qu'elle ne m'aimerait plus que par devoir, qu'elle en aimerait peut-être quelque autre; enfin je me représentais tellement l'horreur d'en être jaloux que, quelque estime et quelque passion que j'eusse pour elle, je me résolvais quasi d'abandonner l'entreprise que j'avais faite, et je préférais le malheur de vivre sans Bélasire à celui de vivre avec elle sans en être aimé. Bélasire avait à peu près des incertitudes pareilles aux miennes, elle ne me cachait point ses sentiments non plus que je ne lui cachais pas les miens. Nous parlions des raisons que nous avions de ne nous point engager, nous résolûmes plusieurs fois de rompre notre attachement, nous nous dÃmes adieu dans la pensée d'exécuter nos résolutions, mais nos adieux étaient si tendres et notre inclination si forte, qu'aussitôt que nous nous étions quittés nous ne pensions plus qu'à nous revoir. Enfin, après bien des irrésolutions de part et d'autre, je surmontai les doutes de Bélasire, elle rassura tous les miens, elle me promit qu'elle consentirait à notre mariage sitôt que ceux dont nous dépendions auraient réglé ce qui était nécessaire pour l'achever. Son père fut obligé de partir devant que de le pouvoir conclure; le roi l'envoya sur la frontière signer un traité avec les Maures et nous fûmes contraints d'attendre son retour. J'étais cependant le plus heureux homme du monde, je n'étais occupé que de l'amour que j'avais pour Bélasire, j'en étais passionnément aimé, je l'estimais plus que toutes les femmes du monde, et je me croyais sur le point de la posséder. Je la voyais avec toute la liberté que devait avoir un homme qui l'allait bientôt épouser. Un jour, mon malheur fit que je la priai de me dire tout ce que ses amants avaient fait pour elle. Je prenais plaisir à voir la différence du procédé qu'elle avait eu avec eux d'avec celui qu'elle avait avec moi. Elle me nomma tous ceux que l'avaient aimée; elle me conta tout ce qu'ils avaient fait pour lui plaire; elle me dit que ceux qui avaient eu plus de persévérance, étaient ceux dont elle avait eu plus d'éloignement, et que le comte de Lare, qui l'avait aimée jusques à sa mort, ne lui avait jamais plu. Je ne sais pourquoi, après ce qu'elle me disait, j'eus plus de curiosité pour ce qui regardait le comte de Lare que pour les autres. Cette longue persévérance me frappa l'esprit je la priai de me redire encore tout ce qui s'était passé entre eux; elle le fit, et, quoiqu'elle ne me dÃt rien qui me dût déplaire, je fus touché d'une espèce de jalousie. Je trouvai que, si elle ne lui avait témoigné de l'inclination, qu'au moins lui avait-elle témoigné beaucoup d'estime. Le soupçon m'entra dans l'esprit qu'elle ne me disait pas tous les sentiments qu'elle avait eus pour lui. Je ne voulus point lui témoigner ce que je pensais; je me retirai chez moi plus chagrin que de coutume; je dormis peu, et je n'eus point de repos que je ne la visse le lendemain et que je ne lui fisse encore raconter tout ce qu'elle m'avait dit le jour précédent. Il était impossible qu'elle m'eût comté d'abord toutes les circonstances d'une passion qui avait duré plusieurs années, elle me dit des choses qu'elle ne m'avait point encore dites, je crus qu'elle avait eu dessein de me les cacher. Je lui fis mille questions, et je lui demandai à genoux de me répondre avec sincérité. Mais quand ce qu'elle me répondait, était comme je le pouvais désirer, je croyais qu'elle ne me parlait ainsi que pour me plaire; si elle me disait des choses un peu avantageuses pour le comte de Lare, je croyais qu'elle m'en cachait bien davantage; enfin la jalousie, avec toutes les horreurs dont on la représente, se saisit de mon esprit. Je ne lui donnais plus de repos, je ne pouvais plus lui témoigner ni passion ni tendresse, j'étais incapable de lui parler que du comte de Lare, j'étais pourtant au désespoir de l'en faire souvenir et de remettre dans sa mémoire tout ce qu'il avait fait pour elle. Je résolvais de ne lui en plus parler, mais je trouvais toujours que j'avais oublié de me faire expliquer quelque circonstance et, sitôt que j'avais commencé ce discours, c'était pour moi un labyrinthe; je n'en sortais plus, et j'étais également désespéré de lui parler du comte de Lare ou de ne lui en parler pas. Je passais les nuits entières sans dormir; Bélasire ne me paraissait plus la même personne. Quoi! disais-je c'est ce qui a fait le charme de ma passion que de croire que Bélasire n'a jamais rien aimé, et qu'elle n'a jamais eu d'inclination pour personne; cependant, par tout ce qu'elle me dit elle-même, il faut qu'elle n'ait pas eu d'aversion pour le comte de Lare. Elle lui a témoigné trop d'estime, et elle l'a traité avec trop de civilité; si elle ne l'avait point aimé, elle l'aurait haï par la longue persécution qu'il lui a faite et qu'il lui a fait faire par ses parents. Non, disais-je, Bélasire, vous m'avez trompé, vous n'étiez point telle que je vous ai crue; c'était comme une personne qui n'avait jamais rien aimé, que je vous ai adorée, c'était le fondement de ma passion, je ne le trouve plus, il est juste que je reprenne tout l'amour que j'ai eu pour vous. Mais, si elle me dit vrai, reprenais-je, quelle injustice ne lui fais-je point! Et quel mal ne me fais-je point à moi-même de m'ôter tout le plaisir que je trouvais à être aimé d'elle! Dans ces sentiments, je prenais la résolution de parler encore une fois à Bélasire; il me semblait que je lui dirais mieux que je n'avais fait ce qui me donnait de la peine et que je n'avais fait ce qui me donnait de la peine et que je m'éclaircirais avec elle d'une manière qui ne me laisserait plus de soupçon. Je faisais ce que j'avais résolu; je lui parlais, mais ce n'était pas pour la dernière fois; et, le lendemain, je reprenais le même discours avec plus de chaleur que le jour précédent. Enfin Bélasire, qui avait eu jusques alors une patience et une douceur admirables, qui avait souffert tous mes soupçons et qui avait travaillé à me les ôter, commença à se lasser de la continuation d'une jalousie si violente et si mal fondée. - Alphonse, me dit-elle un jour, je vois bien que le caprice que vous avez dans l'esprit va détruire la passion que vous aviez pour moi, mais il faut que vous sachiez aussi qu'elle détruira infailliblement celle que j'ai pour vous. Considérez, je vous en conjure, sur quoi vous me tourmentez et sur quoi vous vous tourmentez vous-même, sur un homme mort, que vous ne sauriez croire que j'aie aimé puisque je ne l'ai pas épousé, car, si je l'avais aimé, mes parents voulaient notre mariage, et rien ne s'y opposait. - Il est vrai, madame, lui répondis-je, je suis jaloux d'un mort et c'est ce qui me désespère. Si le comte de Lare était vivant, je jugerais par la manière dont vous seriez ensemble, de celle dont vous y auriez été, et ce que vous faites pour moi me convaincrait que vous ne l'aimeriez pas. J'aurais le plaisir en vous épousant de lui ôter l'espérance que vous lui aviez donnée, quoi que vous me puissiez dire, mais il est mort, et il est peut-être mort persuadé que vous l'auriez aimé, s'il avait vécu. Ah! madame, je ne saurais être heureux toutes les fois que je penserais qu'un autre que moi a pu se flatter d'être aimé de vous. - Mais, Alphonse, me dit-elle encore, si je l'avais aimé, pourquoi ne l'aurais-je pas épousé? - Parce que vous ne l'avez pas assez aimé, madame, lui répliquai-je, et que la répugnance que vous aviez au mariage ne pouvait être surmontée par une inclination médiocre. Je sais bien que vous m'aimez davantage que vous n'avez aimé le comte de Lare, mais, pour peu que vous l'ayez aimé, tout mon bonheur est détruit, je ne suis plus le seul homme qui vous ait plu, je ne suis plus le premier qui vous ait fait connaÃtre l'amour, votre coeur a été touché par d'autres sentiments que ceux que je lui ai donnés. Enfin, madame, ce n'est plus ce qui m'avait rendu le plus heureux homme du monde, et vous ne me paraissez plus du même prix dont je vous ai trouvée d'abord. - Mais, Alphonse, me dit-elle, comment avez-vous pu vivre en repos avec celles que vous avez aimées? Je voudrais bien savoir si vous avez trouvé en elles un coeur qui n'eût jamais senti de passion. - Je ne l'y cherchais pas, madame, lui répliquai-je, je ne n'avais pas espéré de l'y trouver, je ne les avais point regardées comme des personnes incapables d'en aimer d'autres que moi, je m'étais contenté de croire qu'elles m'aimaient beaucoup plus que tout ce qu'elles avaient aimé, mais, pour vous, madame, ce n'est pas de même; je vous ai toujours regardée comme une personne au-dessus de l'amour et qui ne l'aurait jamais connu sans moi. Je me suis trouvé heureux et glorieux tout ensemble d'avoir pu faire une conquête si extraordinaire. Par pitié, ne me laissez plus dans l'incertitude où je suis; si vous m'avez caché quelque chose sur le comte de Lare, avouez-le-moi; le mérite de l'aveu et votre sincérité me consoleront peut-être de ce que vous m'avouerez; éclaircissez mes soupçons, et ne me laissez pas vous donner un plus grand prix que je ne dois, ou moindre que vous ne méritez. - Si vous n'aviez point perdu la raison, me dit Bélasire, vous verriez bien que, puisque je ne vous ai pas persuadé, je ne vous persuaderai pas, mais si je pouvais ajouter quelque chose à ce que je vous ai déjà dit, ce serait qu'une marque infaillible que je n'ai pas eu d'inclination pour le comte de Lare, est de vous en assurer comme je fais. Si je l'avais aimé, il n'y aurait rien qui pût me le faire désavouer, je croirais faire un crime de renoncer à des sentiments que j'aurais eus pour un homme mort qui les aurait mérités. Ainsi, Alphonse, soyez assuré que je n'en ai point eu qui vous puisse déplaire. Persuadez-le-moi donc, madame, m'écriai-je, dites-le moi mille fois de suite, écrivez-le-moi, enfin redonnez-moi le plaisir de vous aimer comme je faisais, et surtout pardonnez-moi le tourment que je vous donne. Je me fais plus de mal qu'à vous et, si l'état où je suis se pouvait racheter, je le rachèterais par la perte de ma vie. Ces dernières paroles firent de l'impression sur Bélasire; elle vit bien qu'en effet je n'étais pas le maÃtre de mes sentiments; elle me promit d'écrire tout ce qu'elle avait pensé et tout ce qu'elle avait fait pour le comte de Lare, et, quoique ce fussent des choses qu'elle m'avait déjà dites mille fois, j'eus du plaisir de m'imaginer que je les verrais écrites de sa main. Le jour suivant elle m'envoya ce qu'elle m'avait promis, j'y trouvai une narration fort exacte de ce que le comte de Lare avait fait pour lui plaire, et de tout ce qu'elle avait fait pour le guérir de sa passion, avec toutes les raisons qui pouvaient me persuader que ce qu'elle me disait était véritable. Cette narration était faite d'une manière qui devait me guérir de tous mes caprices, mais elle fit un effet contraire. Je commençai par être en colère contre moi-même d'avoir obligé Bélasire à employer tant de temps à penser au comte de Lare. Les endroits de son récit où elle entrait dans le détail, m'étaient insupportables; je trouvais qu'elle avait bien de la mémoire pour les actions d'un homme qui lui avait été indifférent. Ceux qu'elle avait passés légèrement, me persuadaient qu'il y avait des choses qu'elle ne m'avait osé dire; enfin je fis du poison du tout, et je vins voir Bélasire plus désespéré et plus en colère que je ne l'avais jamais été. Elle, qui savait combien j'avais sujet d'être satisfait, fut offensée de me voir si injuste, elle me le fit connaÃtre avec plus de force qu'elle ne l'avait encore fait. Je m'excusai le mieux que je pus, tout en colère que j'étais. Je voyais bien que j'avais tort, mais il ne dépendait pas de moi d'être raisonnable. Je lui dis que ma grande délicatesse sur les sentiments qu'elle avait eus pour le comte de Lare, était une marque de la passion et de l'estime que j'avais pour elle, et que ce n'était que par le prix infini que je donnais à son coeur que je craignais si fort qu'un autre n'en eût touché la moindre partie; enfin je dis tout ce que je pus m'imaginer pour rendre ma jalousie plus excusable. Bélasire n'approuva point mes raisons, elle me dit que de légers chagrins pouvaient être produits par ce que je lui venais de dire, mais qu'un caprice si long ne pouvait venir du défaut et du dérèglement de mon humeur, que je lui faisais peur pour la suite de sa vie et que, si je continuais, elle serait obligée de changer de sentiments. Ces menaces me firent trembler, je me jetai à ses genoux, je l'assurai que je ne lui parlerai plus de mon chagrin, et je crus moi-même en pouvoir être le maÃtre, mais ce ne fut que pour quelques jours. Je recommençai bientôt à la tourmenter, je lui redemandai souvent pardon, mais souvent aussi je lui fis voir que je croyais toujours qu'elle avait aimé le comte de Lare, et que cette pensée me rendrait éternellement malheureux. Il y avait déjà longtemps que j'avais fait une amitié particulière avec un homme de qualité appelé don Manrique. C'était un des hommes du monde qui avaient le plus de mérite et d'agrément. La liaison qui était entre nous, en avait fait une très grande entre Bélasire et lui, leur amitié ne m'avait jamais déplu; au contraire, j'avais pris plaisir à l'augmenter. Il s'était aperçu plusieurs fois du chagrin que j'avais depuis quelque temps. Quoique je n'eusse rien de caché pour lui, la honte de mon caprice m'avait empêché de le lui avouer. Il vint chez Bélasire un jour que j'étais encore plus déraisonnable que je n'avais accoutumé et qu'elle était aussi plus lasse qu'à l'ordinaire de ma jalousie. Don Manrique connut, à l'altération de nos visages, que nous avions quelque démêlé. J'avais toujours prié Bélasire de ne lui point parler de ma faiblesse; je lui fis encore la même prière quand il entra, mais elle voulut m'en faire honte, et; sans me donner le loisir de m'y opposer, elle dit à don Manrique ce qui faisait mon chagrin. Il en parut si étonné, il le trouva si mal fondé, et il m'en fit tant de reproches qu'il acheva de troubler ma raison. Jugez, seigneur, si elle fut troublée et quelle disposition j'avais à la jalousie! Il me parut que, de la manière dont m'avait condamné don Manrique, il fallait qu'il fût prévenu pour Bélasire. Je voyais bien que je passais les bornes de la raison, mais je ne croyais pas aussi qu'on me dût condamner entièrement, à moins que d'être amoureux de Bélasire. Je m'imaginai alors que don Manrique l'était il y avait déjà longtemps, et que je lui paraissais si heureux d'en être aimé, qu'il ne trouvait pas que je me dusse plaindre, quand elle en aurait aimé un autre. Je crus même que Bélasire s'était bien aperçue que don Manrique avait pour elle plus que de l'amitié; je pensai qu'elle était bien aise d'être aimée, comme le sont d'ordinaire toutes les femmes, et, sans la soupçonner de me faire une infidélité, je fus jaloux de l'amitié qu'elle avait pour un homme qu'elle croyait son amant. Bélasire et don Manrique, qui me voyaient si troublé et si agité, étaient bien éloignés de juger ce qui causait le désordre de mon esprit. Ils tâchèrent de me remettre par toutes les raisons dont ils pouvaient s'aviser, mais tout ce qu'ils me disaient, achevait de me troubler et de m'aigrir. Je les quittai et, quand je fus seul, je me représentai le nouveau malheur que je croyais avoir infiniment au-dessus de celui que j'avais eu Je connus alors que j'avais été déraisonnable de craindre un homme qui ne me pouvait plus faire de mal. Je trouvai que don Manrique m'était redoutable en toutes façons, il était aimable, Bélasire avait beaucoup d'estime et d'amitié pour lui, elle était accoutumée à le voir; elle était lasse de mes chagrins et de mes caprices, il me semblait qu'elle cherchait à s'en consoler avec lui et qu'insensiblement elle lui donnerait la place que j'occupais dans son coeur. Enfin je fus plus jaloux de don Manrique que je ne l'avais été du comte de Lare. Je savais bien qu'il était amoureux d'une autre personne, il y avait longtemps, mais cette personne était si inférieure en toutes choses à Bélasire que cet amour ne me rassurait pas. Comme ma destinée voulait que je ne pusse m'abandonner entièrement à mon caprice et qu'il me restât toujours assez de raison pour me laisser dans l'incertitude, je ne fus pas si injuste que de croire que don Manrique travaillât à m'ôter Bélasire. Je m'imaginai qu'il en était devenu amoureux sans s'en être aperçu et sans le vouloir; je pensai qu'il essayait de combattre sa passion à cause de notre amitié et, qu'encore qu'il n'en dit rien à Bélasire, il lui laissait voir qu'il l'aimait sans espérance. Il me parut que je n'avais pas sujet de me plaindre de don Manrique, puisque je croyais que ma considération l'avait empêché de se déclarer. Enfin je trouvai que, comme j'avais été jaloux d'un homme mort, sans savoir si je le devais être, j'étais jaloux de mon ami, et que je le croyais mon rival sans croire avoir sujet de le haïr. Il serait inutile de vous dire ce que des sentiments aussi extraordinaires que les miens me firent souffrir et il est aisé de se l'imaginer. Lorsque je vis don Manrique, je lui fis des excuses de lui avoir caché mon chagrin sur le sujet du comte de Lare, mais je ne lui dis rien de ma nouvelle jalousie. Je n'en dis rien aussi, à Bélasire, de peur que la connaissance qu'elle en aurait, n'achevât de l'éloigner de moi. Comme j'étais toujours persuadé qu'elle m'aimait beaucoup, je croyais que, si je pouvais obtenir de moi-même de ne. lui plus paraÃtre déraisonnable, elle ne m'abandonnerait pas pour don Manrique. Ainsi l'intérêt même de ma jalousie m'obligeait à la cacher. Je demandai encore pardon à Bélasire, et je l'assurai que la raison m'était entièrement revenue. Elle fut bien aise de me voir dans ces sentiments, quoiqu'elle pénétrât aisément, par la grande connaissance qu'elle avait de mon humeur, que je n'étais pas si tranquille que je le voulais paraÃtre. Don Manrique continua de la voir comme il avait accoutumé, et même, davantage, à cause de la confidence où ils étaient ensemble de ma jalousie. Comme Bélasire avait vu que j'avais été offensé qu'elle lui en eût parlé, elle ne lui en parlait plus en ma présence, mais, quand elle s'apercevait que j'étais chagrin, elle s'en plaignait avec lui et le priait de lui aider à me guérir. Mon malheur voulut que je m'aperçusse deux ou trois fois qu'elle avait cessé de parler à don Manrique lorsque j'étais entré. Jugez ce qu'une pareille chose pouvait produire dans un esprit aussi jaloux que le mien! Néanmoins je voyais tant de tendresse pour moi dans le coeur de Bélasire, et il me paraissait qu'elle avait tant de joie, lorsqu'elle me voyait l'esprit en repos, que je ne pouvais croire qu'elle aimât assez don Manrique pour être en intelligence avec lui. Je ne pouvais croire aussi que don Manrique, qui ne songeait qu'à empêcher que je ne me brouillasse avec elle, songeât à s'en faire aimer. Je ne pouvais donc démêler quels sentiments il avait pour elle, ni quels étaient ceux qu'elle avait pour lui. Je ne savais même très souvent quels étaient les miens; enfin j'étais dans le plus misérable état où un homme ait jamais été. Un jour que j'étais entré, qu'elle parlait bas à don Manrique, il me parut qu'elle ne s'était pas souciée que je visse qu'elle lui parlait. Je me souvins alors qu'elle m'avait dit plusieurs fois, pendant que je la persécutais sur le sujet du comte de Lare, qu'elle me donnerait de la jalousie d'un homme vivant pour me guérir de celle que j'avais d'un homme mort. Je crus que c'était pour exécuter cette menace qu'elle traitait si bien don Manrique et qu'elle me laissait voir qu'elle avait des secrets avec lui. Cette pensée diminua le trouble où j'étais. Je fus encore quelques jours sans lui en rien dire, mais enfin je me résolus de lui en parler. - J'allai la trouver dans cette intention et, me jetant à genoux devant elle - Je veux bien vous avouer, madame, lui dis-je, que le dessein que vous avez eu de me tourmenter a réussi. Vous m'avez donné toute l'inquiétude que vous pouviez souhaiter, et vous m'avez fait sentir, comme vous me l'aviez promis tant de fois, que la jalousie qu'on a des vivants, est plus cruelle que celle qu'on peut avoir des morts. Je méritais d'être puni de ma folie, mais je ne le suis que trop, et, si vous saviez ce que j'ai souffert des choses mêmes que j'ai cru que vous faisiez à dessein, vous verriez bien que vous me rendrez aisément malheureux quand vous le voudrez. - Que voulez-vous dire, Alphonse? me repartit-elle, vous croyez que j'ai pensé à vous donner de la jalousie, et ne savez-vous pas que j'ai été trop affligée de celle que vous avez eue malgré moi pour avoir envie de vous en donner? - Ah! madame, lui dis-je, ne continuez pas davantage à me donner de l'inquiétude; encore une fois, j'ai assez souffert et, quoique j'aie bien vu que la manière dont vous vivez avec don Manrique, n'était que pour exécuter les menaces que vous m'aviez faites, je n'ai pas laissé d'en avoir une douleur mortelle. - Vous avez perdu la raison. Alphonse, répliqua Bélasire, ou vous voulez me tourmenter à dessein, comme vous dites que je vous tourmente. Vous ne me persuaderez pas que vous puissiez croire que j'aie pensé à vous donner de la jalousie, et vous ne me persuaderez pas aussi que vous en ayez pu prendre. Je voudrais, ajouta-t-elle en me regardant, qu'après avoir été jaloux d'un homme mort que je n'ai pas aimé, vous le fussiez d'un homme vivant qui ne m'aime pas. - Quoi! madame, lui répondis-je, vous n'avez pas eu l'intention de me rendre jaloux de don Manrique? Vous suivez simplement votre inclination en le traitant comme vous faites? Ce n'est pas pour me donner du soupçon que vous avez cessé de lui parler bas ou que vous avez changé de discours, quand je me suis approché de vous? Ah! madame, si cela est, je suis bien plus malheureux que je ne pense et je suis même le plus malheureux homme du monde. Vous n'êtes pas le plus malheureux homme du monde, reprit Bélasire, mais vous êtes le plus déraisonnable, et, si je suivais ma raison, je romprais avec vous et je ne vous verrais de ma vie. - Mais est-il possible, Alphonse, ajouta-t-elle, que vous soyez jaloux de don Manrique? - Et comment ne le serais-je pas, madame, lui dis-je, quand je vois que vous avez avec lui une intelligence que vous me cachez? - Je vous la cache, me répondit-elle, parce que vous vous offensâtes, lorsque je lui parlai de votre bizarrerie, et que je n'ai pas voulu que vous vissiez que je lui parlais encore de vos chagrins et de la peine que j'en souffre. - Quoi! madame, repris-je, vous vous plaignez de mon humeur à mon rival et vous trouverez que j'ai tort d'être jaloux? - Je m'en plains à votre ami, répliqua-t-elle, mais non pas à votre rival. - Don Manrique est mon rival, repartis-je, et je ne crois pas que vous puissiez vous défendre de l'avouer. - Et moi, dit-elle, je ne crois pas que vous m'osiez dire qu'il le soit, sachant, comme vous faites, qu'il passe des jours entiers à ne me parler que de vous. - Il est vrai, lui dis-je, que je ne soupçonne pas don Manrique de travailler à me détruire, mais cela n'empêche pas qu'il ne vous aime, je crois même qu'il ne le dit pas encore, mais, de la manière dont vous le traitez, il vous le dira bientôt, et les espérances que votre procédé lui donne, le feront passer aisément sur les scrupules que notre amitié lui donnait. - Peut-on avoir perdu la raison au point que vous l'avez perdue? me répondit Bélasire. Songez-vous bien à vos paroles? Vous dites que don Manrique me parle pour vous, qu'il est amoureux de moi et qu'il ne me parle point pour lui; où pouvez-vous prendre des choses si peu vraisemblables? N'est-il pas vrai que vous croyez que je vous aime et que vous croyez que don Manrique vous aime aussi? - Il est vrai, lui répondis-je, que je crois l'un et l'autre. - Et si vous le croyez, s'écria-t-elle, comment pouvez-vous vous imaginer que je vous aime et que j'aime don Manrique? Que don Manrique m'aime, et qu'il vous aime encore? Alphonse, vous me donnez un déplaisir mortel de me faire connaÃtre le dérèglement de votre esprit; je vois bien que c'est un mal incurable et qu'il faudrait qu'en me résolvant à vous épouser, je me résolusse en même temps à être la plus malheureuse personne du monde. Je vous aime assurément beaucoup, mais non pas assez pour vous acheter à ce prix. Les jalousies des amants ne sont que fâcheuses, mais celles des maris sont fâcheuses et offensantes. Vous me faites voir si clairement tout ce que j'aurais à souffrir, si je vous avais épousé, que je ne crois pas que je vous épouse jamais. Je vous aime trop pour n'être pas sensiblement touchée de voir que je ne passerai pas ma vie avec vous, comme je l'avais espéré; laissez-moi seule, je vous en conjure, vos paroles et votre vue ne feraient qu'augmenter ma douleur. A ces mots, elle se leva sans vouloir m'entendre et s'en alla dans son cabinet dont elle ferma la porte sans la rouvrir, quelque prière que je lui en fisse. Je fus contraint de m'en aller chez moi, si désespéré et si incertain de mes sentiments, que je m'étonne que je n'en perdis le peu de raison qui me restait. Je revins dès le lendemain voir Bélasire; je la trouvai triste et affligée; elle me parla sans aigreur, et même avec bonté; mais sans me rien dire qui dût me faire craindre qu'elle voulût m'abandonner. Il me parut qu'elle essayait d'en prendre la résolution. Comme on se flatte aisément, je crus qu'elle ne demeurerait pas dans les sentiments où je la voyais, je lui demandai pardon de mes caprices, comme j'avais déjà fait cent fois, je la priai de n'en rien dire à don Manrique et je la conjurai à genoux de changer de conduite avec lui et de ne le plus traiter assez bien pour me donner de l'inquiétude. - Je ne dirai rien de votre folie à don Manrique, me dit-elle, mais je ne changerai rien à la manière dont je vis avec lui. S'il avait de l'amour pour moi, je ne le verrais de ma vie, quand même vous n'en auriez pas d'inquiétude, mais il n'a que de l'amitié, vous savez même qu'il a de l'amour pour d'autres, je l'estime, je l'aime, vous avez consenti que je l'aimasse, il n'y a donc que de la folie et du dérèglement dans le chagrin qu'il vous donne; si je vous satisfaisais, vous seriez bientôt pour quelque autre comme vous êtes pour lui. C'est pourquoi ne vous opiniâtrez pas à me faire changer de conduite, car assurément je n'en changerai point. - Je veux croire, lui répondis-je, que tout ce que vous me dites est véritable, et que vous ne croyez point que don Manrique vous aime, mais je le crois, madame, et c'est assez. Je sais bien que vous n'avez que de l'amitié pour lui, mais c'est une sorte d'amitié si tendre et si pleine de confiance, d'estime et d'agrément, que, quand elle ne pourrait jamais devenir de l'amour, j'aurais sujet d'en être jaloux et de craindre qu'elle n'occupât trop votre coeur. Le refus que vous me venez de faire de changer de conduite avec lui, me fait voir que c'est avec raison qu'il m'est redoutable. - Pour vous montrer, me dit-elle, que le refus que je vous fais ne regarde pas don Manrique, et qu'il ne regarde que votre caprice, c'est que, si vous me demandiez de ne plus voir l'homme du monde que je méprise le plus, je vous le refuserais comme je vous refuse de cesser d'avoir de l'amitié pour don Manrique. - Je le crois, madame, lui répondis-je, mais ce n'est pas l'homme du monde que vous méprisez le plus, que j'ai de la jalousie, c'est d'un homme que vous aimez assez pour le préférer à mon repos. Je ne vous soupçonne pas de faiblesse et de changement, mais j'avoue que je ne puis souffrir qu'il y ait des sentiments de tendresse dans votre coeur pour un autre que pour moi. J'avoue aussi que je suis blessé de voir que vous ne haïssiez pas don Manrique, encore que vous connaissiez bien qu'il vous aime, et qu'il me semble que ce n'était qu'à moi seul qu'était dû l'avantage de vous avoir aimée sans être haï; ainsi, madame; accordez-moi ce que je vous demande, et considérez combien ma jalousie est éloignée de vous devoir offenser. J'ajouterai à ces paroles toutes celles dont je pus m'aviser pour obtenir ce que je souhaitais, il me fut entièrement impossible. Il se passa beaucoup de temps pendant lequel je devins toujours plus jaloux de don Manrique. J'eus le pouvoir sur moi de le lui cacher. Bélasire eut la sagesse de ne lui en rien dire, et elle lui fit croire que mon chagrin venait encore de ma jalousie du comte de Lare. Cependant elle ne changea point de procédé avec don Manrique. Comme il ignorait mes sentiments, il vécut aussi avec elle comme il avait accoutumé; ainsi ma jalousie ne fit qu'augmenter et vint à un tel point que j'en persécutais incessamment Bélasire. Après que cette persécution eut duré longtemps et que cette belle personne eut en vain essayé de me guérir de mon caprice, on me dit pendant deux jours qu'elle se trouvait mal et qu'elle n'était pas même en état que je la visse. Le troisième elle m'envoya quérir, je la trouvai fort abattue, et je crus que c'était sa maladie. Elle me fit asseoir auprès d'un petit lit sur lequel elle était couchée et, après avoir demeuré quelques moments sans parler Alphonse, me dit-elle, je pense que vous voyez bien, il y a longtemps, que j'essaye de prendre la résolution de me détacher de vous. Quelques raisons qui m'y dussent obliger, je ne crois pas que je l'eusse pu faire, si vous ne m'en eussiez donné la force par les extraordinaires bizarreries que vous m'avez fait paraÃtre. Si ces bizarreries n'avaient été que médiocres, et que j'eusse pu croire qu'il eût été possible de vous en guérir par une bonne conduite, quelque austère qu'elle eût été, la passion que j'ai pour vous me l'eût fait embrasser avec joie, mais, comme je vois que le dérèglement de votre esprit est sans remède et que, lorsque vous ne trouvez point de sujets de vous tourmenter, vous vous en faites sur des choses qui n'ont jamais été et sur d'autres qui ne seront jamais, je suis contrainte pour votre repos et pour le mien de vous apprendre que je suis absolument résolue de rompre avec vous et de ne vous point épouser. Je vous dis encore dans ce moment, qui sera le dernier que nous aurons de conversation particulière, que je n'ai jamais eu d'inclination pour personne que pour vous et que vous seul étiez capable de me donner de la passion. Mais puisque vous m'avez confirmée dans l'opinion que j'avais, qu'on ne peut être heureux en aimant quelqu'un, vous, que j'ai trouvé le seul homme digne d'être aimé, soyez persuadé que je n'aimerai personne et que les impressions que vous avez faites dans mon coeur, sont les seules qu'il avait reçues et les seules qu'il recevra jamais. Je ne veux pas même que vous puissiez penser que j'aie trop d'amitié pour don Manrique; je n'ai refusé de changer de conduite avec lui que pour voir si la raison ne vous reviendrait point, et pour me donner lieu de me redonner à vous si j'eusse connu que votre esprit eût été capable de se guérir. Je n'ai pas été assez heureuse; c'était la seule raison qui m'a empêchée de vous satisfaire. Cette raison est cessée, je vous sacrifie don Manrique, je viens de le prier de ne me voir jamais. Je vous demande pardon de lui avoir découvert votre jalousie, mais je ne pouvais faire autrement et notre rupture la lui aurait toujours apprise. Mon père arriva hier au soir, je lui ai dit ma résolution, il est allé, à ma prière, l'apprendre au vôtre. Ainsi, Alphonse, ne songez point à me faire changer, j'ai fait ce qui pouvait confirmer mon dessein devant que de vous le déclarer, j'ai retardé autant que j'ai pu, et peut-être plus pour l'amour de moi que pour l'amour de vous. Croyez que personne ne sera jamais si uniquement ni si fidèlement aimé que vous l'avez été. Je ne sais si Bélasire continua de parler, mais comme mon saisissement avait été si grand, d'abord qu'elle avait commencé, qu'il m'avait été impossible de l'interrompre, les forces me manquèrent aux dernières paroles que je vous viens de dire; je m'évanouis, et je ne sais ce que fit Bélasire ni ses gens, mais, quand je revins, je me trouvai dans mon lit, et don Manrique auprès de moi, avec toutes les actions d'un homme aussi désespéré que je l'étais. Lorsque tout le monde se fut retiré, il n'oublia rien pour se justifier des soupçons que j'avais de lui et pour me témoigner son désespoir d'être la cause innocente de mon malheur. Comme il m'aimait fort, il était, en effet, extraordinairement touché de l'état où j'étais. Je tombai malade, et ma maladie fut violente; je connus bien alors, mais trop tard, les injustices que j'avais faites à mon ami, je le conjurai de me les pardonner et de voir Bélasire pour lui demander pardon de ma part et pour tâcher de la fléchir. Don Manrique alla chez elle, on lui dit qu'on ne pouvait la voir, il y retourna tous les jours pendant que je fus malade, mais aussi inutilement; j'y allai moi-même sitôt que je pus marcher, on me dit la même chose et, à la seconde fois que j'y retournait, une de ses femmes me vint dire de sa part que je n'y allasse plus et qu'elle ne me verrait pas. Je pensai mourir lorsque je me vis sans espérance de voir Bélasire. J'avais toujours cru que cette grande inclination qu'elle avait pour moi, la ferait revenir si je lui parlais, mais, voyant qu'elle ne me voulait point parier, je n'espérai plus, et il faut avouer que de n'espérer plus de posséder Bélasire était une cruelle chose pour un homme qui s'en était vu si proche et qui l'aimait si éperdument. Je cherchai tous les moyens de la voir, elle m'évitait avec tant de soin et faisait une vie si retirée qu'il m'était absolument impossible. Toute ma consolation était d'aller passer la nuit sous ses fenêtres, je n'avais pas même le plaisir de les voir ouvertes. Je crus un jour de les avoir entendu ouvrir dans le temps que je m'en étais allé; le lendemain je crus encore la même chose; enfin je me flattai de la pensée que Bélasire me voulait voir sans que je la visse et qu'elle se mettait à sa fenêtre lorsqu'elle entendait que je me retirais. Je résolus de faire semblant de m'en aller à l'heure que j'avais accoutumé et de retourner brusquement sur mes pas pour voir si elle ne paraÃtrait point. Je fis ce que j'avais résolu, j'allai jusques au bout de la rue, comme si je me fusse retiré. J'entendis distinctement ouvrir la fenêtre, je retournai en diligence, je crus entrevoir Bélasire, mais en m'approchant je vis un homme qui se rangeait proche de la muraille au-dessous de la fenêtre, comme un homme qui avait dessein de se cacher. Je ne sais comment, malgré l'obscurité de la nuit, je crus reconnaÃtre don Manrique. Cette pensée me, troubla l'esprit, je m'imaginai que Bélasire l'aimait, qu'il était là pour lui parler, qu'elle ouvrait ses fenêtres pour lui; je crus enfin que c'était don Manrique qui m'ôtait Bélasire. Dans le transport qui me saisit, je mis l'épée à la main; nous commençâmes à nous battre avec beaucoup d'ardeur; je sentis que je l'avais blessé en deux endroits, mais il se défendait toujours. Au bruit de nos épées, ou par des ordres de Bélasire, on sortit de chez elle pour nous venir séparer. Don Manrique me reconnut à la lueur des flambeaux, il recula quelques pas, je m'avançai pour arracher son épée, mais il la baissa et me dit d'une voix faible - Est-ce vous, Alphonse? Et est-il possible que j'aie été assez malheureux pour me battre contre vous? - Oui, traÃtre, lui dis-je, et c'est moi qui t'arracherai la vie, puisque tu m'ôtes Bélasire et que tu passes les nuits à ses fenêtres pendant qu'elles me sont fermées. Don Manrique, qui était appuyé contre une muraille, et que quelques personnes soutenaient, parce qu'on voyait bien qu'il n'en pouvait plus, me regarda avec des yeux trempés de larmes. - Je suis bien malheureux, me dit-il, de vous donner toujours de l'inquiétude; la cruauté de ma destinée me console de la perte de la vie que vous m'ôtez! Je me meurs, ajouta-t-il, et l'état où je suis, vous doit persuader de la vérité de mes paroles. Je vous jure que je n'ai jamais eu de pensée pour Bélasire qui vous ait pu déplaire; l'amour que j'ai pour une autre, et que je ne vous ai pas caché, m'a fait sortir cette nuit; j'ai cru être épié, j'ai cru être suivi, j'ai marché fort vite, j'ai tourné dans plusieurs rues, enfin je me suis arrêté où vous m'avez trouvé, sans savoir que ce fût le logis de Bélasire. Voilà la vérité, mon cher Alphonse; je vous conjure de ne vous affliger pas de ma mort; je vous la pardonne de tout mon coeur, continua-t-il en me tendant les bras pour m'embrasser. Alors les forces lui manquèrent et il tomba sur les personnes qui le soutenaient. Les paroles, seigneur, ne peuvent représenter ce que je devins et la rage où je fus contre moi-même; je voulus vingt fois me passer mon épée au travers du corps, et surtout lorsque je vis expirer don Manrique. On m'ôta d'auprès de lui. Le comte de Guevarre, père de Bélasire, qui était sorti au nom de don Manrique et au mien, me conduisit chez moi et me remit entre les mains de mon père. On ne me quittait point à cause du désespoir où j'étais, mais le soin de me garder aurait été inutile si ma religion m'eût laissé la liberté de m'ôter la vie. La douleur que je savais que recevait Bélasire de l'accident qui était arrivé pour elle et le bruit qu'il faisait dans la cour, achevaient de me désespérer. Quand je pensais que tout le mal qu'elle souffrait, et tout celui dont j'étais accablé n'était arrivé que par ma faute, j'étais dans une fureur qui ne peut être imaginée. Le comte de Guevarre, qui avait conservé beaucoup d'amitié pour moi, me venait voir très souvent et pardonnait à la passion que j'avais pour sa fille l'éclat que j'avais fait. J'appris par lui qu'elle était inconsolable, et que sa douleur passait les bornes de la raison. Je connaissais assez son humeur et sa délicatesse sur sa réputation pour savoir, sans qu'on me le dÃt, tout ce qu'elle pouvait sentir dans une si fâcheuse aventure. Quelques jours après cet accident, on me dit qu'un écuyer de Bélasire demandait à me parler de sa part. Je fus. transporté au nom de Bélasire, qui m'était si cher, je fis entrer celui qui me demandait; il me donna une lettre où je trouvai ces paroles Notre séparation m'avait rendu le monde si insupportable, que je ne pouvais plus y vivre avec plaisir, et l'accident qui vient d'arriver, blesse si fort ma réputation, que je ne puis y demeurer avec honneur. Je vais me retirer dans un lieu où je n'aurai point la honte de voir les divers jugements qu'on fait de moi. Ceux que vous en avez faits, ont causé tous mes malheurs, cependant je n'ai pu me résoudre à partir, sans vous dire adieu, et sans vous avouer que je vous aime encore, quelque déraisonnable que vous soyez. Ce sera tout ce que j'aurai à sacrifier à Dieu, en me donnant. à lui, que l'attachement que j'ai pour vous et le souvenir de celui que vous avez eu pour moi. La vie austère que je vais entreprendre, me paraÃtra douce; on ne peut trouver rien de fâcheux, quand on a éprouvé la douleur de s'arracher à ce qui nous aime et à ce qu'on aimait plus que toutes choses. Je veux bien vous avouer encore que le seul parti que je prends, me pouvait mettre en sûreté contre l'inclination que j'ai pour vous et que, depuis notre séparation, vous n'êtes jamais venu dans ce lieu, où vous avez fait tant de désordre, que je n'aie été prête à vous parler et à vous dire que je ne pouvais vivre sans vous. Je ne sais même si je ne vous l'aurais point dit le soir que vous attaquâtes don Manrique, et que vous me donnâtes de nouvelles marques de ces soupçons qui ont fait tous nos malheurs. Adieu, Alphonse, souvenez-vous quelquefois de moi, et souhaitez, pour mon repos, que je ne me souvienne jamais de vous . Il ne manquait plus à mon malheur que d'apprendre que Bélasire m'aimait encore, qu'elle se fût peut-être redonnée à moi sans le dernier effet de mon extravagance, et que le même accident qui m'avait fait tuer mon meilleur ami me faisait perdre ma maÃtresse et la contraignait de se rendre malheureuse pour tout le reste de sa vie. Je demandai à celui qui m'avait apporté cette lettre où était Bélasire; il me dit qu'il l'avait conduite dans un monastère de religieuses fort austères qui étaient venues de France depuis peu, qu'en y entrant elle lui avait donné une lettre pour son père et une autre pour moi; je courus à ce monastère, je demandai à la voir, mais inutilement. Je trouvai le comte de Guevarre qui en sortait; toute son autorité et toutes ses prières avaient été inutiles pour la faire changer de résolution. Elle prit l'habit quelque temps après. Pendant l'année qu'elle pouvait encore sortir, son père et moi fÃmes tous nos efforts pour l'y obliger. Je ne voulus point quitter la Navarre, comme j'en avais fait le dessein, que je n'eusse entièrement perdu l'espérance de revoir Bélasire, mais le jour que je sus qu'elle était engagée pour jamais, je partis sans rien dire. Mon père était mort, et je n'avais personne qui me pût retenir. Je m'en vins en Catalogne, dans le dessein de m'embarquer et d'aller finir mes jours dans les déserts de l'Afrique. Je couchai par hasard dans cette maison; elle me plut, je la trouvai solitaire et telle que je la pouvais désirer; je l'achetai. J'y mène depuis cinq ans une vie aussi triste que doit faire un homme qui a tué son ami, qui a rendu malheureuse la plus estimable personne du monde, et qui a perdu, par sa faute, le plaisir de passer sa vie avec elle. Croirez-vous encore, seigneur, que vos malheurs soient comparables aux miens? Alphonse se tut à ses mots, et il parut si accablé de tristesse par le renouvellement de douleur que lui apportait le souvenir de ses malheurs, que Consalve crut plusieurs fois qu'il allait expirer. Il lui dit tout ce qu'il crut capable de lui donner quelque consolation, mais il ne put s'empêcher d'avouer en lui-même que les malheurs qu'il venait d'entendre pouvaient au moins entrer en comparaison avec ceux qu'il avait soufferts. Cependant la douleur qu'il sentait de la perte de Zaïde augmentait tous les jours, il dit à Alphonse qu'il voulait sortit de I'Espagne et aller servir l'empereur dans la guerre qu'il avait contre les Sarrasins qui, s'étant rendus maÃtres de la Sicile, faisaient de continuelles courses en Italie. Alphonse fut sensiblement touché de cette résolution, il fit tous ses efforts pour l'en détourner, mais ses efforts furent inutiles. L'inquiétude que donne l'amour ne pouvait laisser Consalve dans cette solitude, et il était pressé d'en sortir, par une secrète espérance, qu'il ne connaissait pas lui-même, de pouvoir retrouver Zaïde. Il résolut donc de partir et de quitter Alphonse, il n'y eut jamais une plus triste séparation, ils parlèrent de tous les malheurs de leur vie, ils y ajoutèrent celui de ne se plus voir, et, après s'être promis de se donner de leurs nouvelles, Alphonse demeura dans sa solitude et Consalve s'en alla coucher à Tortose. Il se logea proche d'une maison dont les jardins faisaient une des plus grandes beautés de la ville; il se promena tout le soir et même pendant une partie de la nuit sur les bords de l'Ebre. S'étant lassé de se promener, il s'assit au pied d'une terrasse de ces beaux jardins, elle était si basse qu'il entendit parler des personnes qui s'y promenaient. Ce bruit ne le détourna pas d'abord de sa rêverie, mais enfin il en fut détourné par un son de voix qui lui parut semblable à celui de Zaïde et qui lui donna, malgré lui, de l'attention et de la curiosité. Il se leva pour être plus proche du haut de la terrasse; d'abord il n'entendit rien, parce que l'allée où se promenaient ces personnes finissait au bord de la terrasse où il était, et que, lorsqu'elles étaient à ce bord, elles retournaient sur leurs pas, et s'éloignaient de lui. Il demeura au même lieu pour voir si elles ne reviendraient point. Elles revinrent comme il l'avait espéré, et il entendit cette même voix qui l'avait surpris. Il y a trop d'opposition, disait-elle, dans les choses qui pourraient faire mon bonheur. Je ne puis espérer d'être heureuse, mais je serais moins à plaindre si j'avais pu lui faire connaÃtre mes sentiments et si j'étais assurée des siens. Après ces paroles, Consalve n'en entendit plus de bien distinctes, parce que celle qui parlait commençait à s'éloigner. Elle revint une seconde fois, parlant encore Il est vrai, disait-elle, que le pouvoir des premières inclinations peut excuser celle que j'ai laissée naÃtre dans mon coeur, mais quel bizarre effet du hasard s'il arrive que cette inclination, qui semble s'accorder avec ma destinée, ne serve peut-être quelque jour qu'à me la faire suivre avec douleur! Ce fut tout ce que Consalve put entendre. La grande ressemblance de cette voix avec celle de Zaïde lui causa de l'étonnement, et peut-être aurait-il soupçonné que c'était elle-même, sans que cette personne parlait espagnol. Quoiqu'il eût trouvé quelque chose d'étranger dans l'accent, il n'y fit pas de réflexion, parce qu'il était dans une extrémité de l'Espagne où l'on ne parle pas comme en Castille, il eut seulement pitié de celle qui avait parlé, et ces paroles lui firent juger qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire dans sa fortune. Le lendemain il partit de Tortose pour s'aller embarquer, Après avoir marché quelque temps, il vit au milieu de l'Ebre une barque fort ornée, couverte d'un pavillon magnifique relevé de tous les côtés, et dessous, plusieurs femmes, parmi lesquelles il reconnut Zaïde; elle était debout, comme pour mieux voir la beauté de la rivière, et il paraissait néanmoins qu'elle rêvait profondément. Il faudrait, comme Consalve, avoir perdu une maÃtresse sans espérance de la revoir pour pouvoir exprimer ce qu'il sentit en revoyant Zaïde. Sa surprise et sa joie furent si grandes qu'il ne savait où il était, ni ce qu'il voyait; il la regardait attentivement et, reconnaissant tous ses traits, il craignait de se méprendre. Il ne pouvait s'imaginer que cette personne, dont il se croyait séparé par tant de mers; ne le fût que par une rivière. Il voulait pourtant aller à elle, il voulait lui parler; il voulait qu'elle le vÃt; il craignait de lui déplaire et n'osait se faire remarquer ni témoigner sa joie devant ceux qui étaient avec elle. Un bonheur si imprévu et tant de pensées différentes ne lui laissaient pas la liberté de prendre une résolution, mais enfin, après s'être un peu remis et s'être assuré qu'il ne se trompait pas, il se détermina à ne se point faire connaÃtre à Zaïde et à suivre sa barque jusques au port. Il espéra d'y trouver quelque moyen de parler à elle en particulier, il crut qu'il apprendrait le lieu de sa naissance et celui où elle allait, il s'imagina même qu'il pourrait juger, en voyant ceux qui étaient dans la barque, si ce rival, à qui il croyait ressembler, était avec elle, enfin, il pensa qu'il allait sortir de toutes ses incertitudes, et qu'il pourrait au moins témoigner à Zaïde l'amour qu'il avait pour elle. Il eut bien souhaité que ses yeux eussent été tournés de son côté, mais elle rêvait si profondément que ses regards demeuraient toujours attachés sur la rivière. Au milieu de sa joie, il se souvint de la personne qu'il avait entendue dans le jardin de Tortose et, quoiqu'elle eût parlé espagnol, l'accent étranger qu'il avait remarqué, et la vue de Zaïde si proche de ce même lieu, lui firent croire que ce pouvait être elle-même. Cette pensée troubla le plaisir qu'il avait de la revoir, il se souvint de ce qu'il lui avait ouï dire d'une première inclination, et, quelque disposition qu'on ait à se flatter, il était trop persuadé que Zaïde avait pleuré un amant qu'elle aimait, pour croire qu'il pût prendre part à cette première inclination, mais les autres paroles qu'elle avait dites et qu'il avait retenues, lui laissaient de l'espérance. Il s'imaginait qu'il n'était pas impossible qu'il n'y eût quelque chose d'avantageux pour lui, il revint ensuite à douter que ce fût Zaïde qu'il eût entendue, et il trouvait peu d'apparence qu'elle eût appris l'espagnol en si peu de temps. Le trouble que lui causaient ses incertitudes, se dissipa, il s'abandonna enfin à la joie d'avoir retrouvé Zaïde, et, sans penser davantage s'il était aimé ou s'il ne l'était pas, il pensa seulement au plaisir qu'il allait avoir d'être encore regardé par ses beaux yeux. Cependant il marchait toujours le long de la rivière en suivant la barque, et, quoiqu'il allât assez vite, des gens à cheval qui venaient derrière lui le passèrent. Il se détourna de quelques pas pour empêcher qu'ils ne le vissent, mais comme il y en avait un qui venait seul après les autres, la curiosité d'apprendre quelque chose de Zaïde, lui fit oublier le soin de ne se pas faire voir, et il demanda à ce cavalier s'il ne savait point qui étaient ces personnes qu'il voyait dans cette barque. Ce sont, lui répondit-il, des personnes considérables parmi les Maures, qui sont à Tortose il y a déjà quelques jours, et qui s'en vont prendre un grand vaisseau pour s'en retourner en leur pays. En parlant ainsi, il regarda Consalve avec beaucoup d'attention et prit le galop pour rejoindre ses compagnons. Consalve demeura fort surpris de ce qu'il venait d'apprendre, et il ne douta plus, puisque Zaïde avait couche à Tortose, que ce ne fût elle-même qu'il eût entendue parler dans ce jardin. Un tour que la rivière faisait en cet endroit et un chemin escarpé qui se trouva sur le bord, lui fi[rent] perdre la vue de Zaïde. Dans ce moment, tous ces hommes à cheval, qui l'avaient passé, revinrent à lui. Il ne douta point alors qu'ils ne l'eussent reconnu, il voulut se détourner, mais ils l'environnèrent d'une manière qui lui fit voir qu'il ne pouvait les éviter. Il reconnut celui qui était à leur tête pour Oliban, un des principaux officiers de la garde du prince de Léon, et il eut une douleur sensible de voir qu'il le reconnaissait aussi. Sa douleur augmenta de beaucoup lorsque cet officier lui dit qu'il y avait plusieurs jours qu'il le cherchait et qu'il avait ordre du prince de le conduire à la cour. Quoi! s'écria Consalve, le prince n'est pas content du traitement qu'il m'a fait, il veut encore m'ôter la liberté! C'est le seul bien qui me reste, et je périrai plutôt que de souffrir qu'on me le ravisse. A ces mots, il mit l'épée à la main et, sans considérer le nombre de ceux qui l'environnaient, il les attaqua avec une valeur si extraordinaire, que deux ou trois étaient déjà hors de combat avant qu'il leur eût donné le loisir de se reconnaÃtre. Oliban commande aux gardes de ne penser qu'à l'arrêter et de conserver sa vie. Ils lui obéissaient avec peine, et Consalve fondait sur eux avec tant de furie, qu'ils ne pouvaient plus se défendre sans l'attaquer. Enfin leur chef, étonné des actions incroyables de Consalve et craignant de ne pouvoir exécuter l'ordre du prince de Léon, mit pied à terre et tua d'un coup d'épée le cheval de Consalve. Ce cheval, en tombant, embarrassa tellement son maÃtre dans sa chute qu'il lui fut impossible de se dégager, son épée se rompit, tous ceux qui l'attaquaient, l'environnèrent, et Oliban lui représenta avec beaucoup de civilité le grand nombre qu'ils étaient contre lui seul et l'impossibilité de ne pas obéir Consalve ne le voyait que trop, mais il trouvait un si grand malheur d'être conduit à Léon, qu'il ne pouvait s'y résoudre Zaïde, qu'il venait de retrouver et qu'il allait perdre, était le comble de son désespoir, et il parut en un si étrange état que l'officier de don Garcie s'imagina que la pensée des mauvais traitements qu'il attendait de ce prince, lui donnait cette grande répugnance à l'aller trouver. - Il faut, seigneur, lui dit-il, que vous ignoriez ce qui s'est passé à Léon depuis quelque temps pour craindre, autant que vous le faites, d'y retourner. - J'ignore toutes choses, répondit Consalve, je sais seulement que vous me feriez plus de plaisir de m'ôter là vie que de me conduire au prince de Léon. - Je vous en dirais davantage, répliqua Oliban, si ce prince ne me l'avait expressément défendu, mais je me contente de vous assurer que vous n'avez rien à craindre. - J'espère, répondit Consalve, que la douleur d'être conduit à Léon, m'empêchera d'y arriver en état de satisfaire la cruauté de don Garcie. Comme il achevait ces paroles, il revit la barque de Zaïde, mais il ne vit plus son visage, elle était assise et tournée du côté oppose au sien. Quelle destinée que la mienne! dit-il en lui-même. Je perds Zaïde dans le même moment que je la retrouve! Quand je la voyais et que je lui parlais dans la maison d'Alphonse, elle ne pouvait m'entendre. Lorsque je l'ai rencontrée à Tortose et que j'en pouvais être entendu, je ne l'ai pas reconnue; et maintenant que je la vois, que je la reconnais et qu'elle pourrait m'entendre, je ne saurais lui parler et je n'espère plus de la revoir. Il demeura quelque temps dans ces diverses pensées, puis tout à coup, se tournant vers ceux qui le conduisaient - Je ne crois pas, leur dit-il, que vous craigniez que je vous puisse échapper; je vous demande la grâce de me laisser approcher du bord de la rivière pour parler pendant quelques moments à des personnes que je vois dans cette barque. - Je suis très fâché, lui répondit Oliban, d'avoir des ordres contraires à ce que vous désirez, mais il m'est défendu de vous laisser parler à qui que ce soit et vous me permettrez d'exécuter ce qui m'a été ordonné. Consalve sentit si vivement ce refus, que cet officier, qui remarqua la violence de ses sentiments et qui craignit qu'il n'appelât à son secours ceux qui étaient dans la barque, ordonna à ses gens de l'éloigner de la rivière. Ils s'en éloignèrent à l'heure même et conduisirent Consalve au lieu le plus commode pour passer la nuit. Le lendemain ils prirent le chemin de Léon et marchèrent avec tant de diligence, qu'ils y arrivèrent en peu de jours. Oliban envoya un des siens avertir le prince de leur arrivée et attendit son retour à deux cents pas de la ville. Celui qu'il avait envoyé apporta l'ordre de conduire Consalve dans le palais par un chemin détourné et de le faire entrer dans le cabinet de don Garcie. Consalve était si affligé, qu'il se laissait conduire sans demander seulement en quel lieu on le voulait mener. Seconde partie Lorsque Consalve se trouva dans le palais de Léon, la vue d'un lieu où il avait été si heureux, lui redonna les idées de sa fortune et renouvela sa haine pour don Garcie. La douleur d'avoir perdu, Zaïde, céda pour quelques moments aux sentiments impétueux de la colère, et il ne fut occupé que du désir de faire connaÃtre à ce prince qu'il méprisait, tous les mauvais traitements qu'il pouvait recevoir de lui. Comme il était dans ses pensées, il vit entrer Hermenesilde, suivie seulement du prince de Léon. La vue de ces deux personnes ensemble dans un lieu si particulier, et au milieu de la nuit, lui causa une telle surprise qu'il lui fut impossible de la cacher. Il recula quelques pas, et son étonnement fit si bien voir sur son visage toutes les pensées qui se présentaient en foule à son imagination, que don Garcie, prenant la parole - Ne me trompé-je point, mon cher Consalve, lui dit-il ne sauriez-vous point encore les changements qui sont arrivés dans cette cour? Et douteriez-vous que je ne fusse légitime possesseur d'Hermenesilde? Je le suis, ajouta-t-il, et il ne manque rien à mon bonheur, sinon que vous y consentiez et que vous en soyez le témoin. Il l'embrassa en disant ces paroles, Hermenesilde fit la même chose, et l'un et l'autre le prièrent de leur pardonner les malheurs qu'il lui avaient causés. - C'est à moi, seigneur, dit Consalve en se jetant aux pieds du prince, c'est à moi à vous demander pardon d'avoir laissé paraÃtre des soupçons dont j'avoue que je n'ai pu me défendre, mais j'espère que vous accorderez ce pardon au premier mouvement d'une surprise si extraordinaire et au peu d'apparence que je voyais à la grâce que vous avez faite à ma soeur. - Vous pouviez tout espérer de sa beauté et de mon amour, répliqua don Garcie, et je vous conjure d'oublier ce qu'elle a fait, sans votre aveu, pour un prince dont elle connaissait les sentiments. - Le succès, seigneur, a si bien justifié sa conduite, répondit Consalve, que c'est à elle à se plaindre de l'obstacle que je voulais apporter à son bonheur. Après ces paroles, don Garcie dit à Hermenesilde qu'il était déjà si tard qu'elle serait peut-être bien aise de se retirer, et qu'il serait peut-être bien aise aussi de demeurer encore quelques moments avec Consalve. Lorsqu'ils furent seuls, il l'embrassa avec beaucoup de témoignages d'amitié - Je n'oserais espérer, lui dit-il, que vous oubliiez les choses passées, je vous conjure seulement de vous souvenir de l'amitié qui a été entre nous, et de penser que je n'ai manqué à celle que je vous devais que par une passion qui ôte la raison à ceux qui en sont possédés. - Je suis si surpris, seigneur, repartit Consalve, que je ne puis vous répondre; je doute de ce que je vois et je ne puis croire que je sois assez heureux pour retrouver en vous cette même bonté que j'y ai vue autrefois. Mais, seigneur, permettez-moi de vous demander à qui je dois cet heureux retour. Vous me demandez bien des choses, répondit le prince, et, bien que j'eusse besoin d'un plus long temps pour vous les apprendre, je vous les dirai un peu de paroles, et je ne veux pas retarder d'un moment ce qui peut servir à me justifier auprès de vous. Alors il voulut lui raconter le commencement de sa passion pour Hermenesilde et la part qu'y avait eue don Ramire, mais, pour lui en épargner la peine, Consalve lui dit qu'il avait appris tout ce qui s'était passé jusques au jour qu'il était parti de Léon et qu'il ne lui restait à savoir que ce qui était arrivé depuis son départ. Histoire de don Garcie et d'Hermenesilde Vous partÃtes sans doute, reprit don Garcie, sur la connaissance que vous eûtes que j'avais eu la faiblesse de consentir à votre éloignement, et la méprise que fit Nugna Bella de vous envoyer une lettre qu'elle écrivait à don Ramire, vous apprit ce qu'on vous avait caché avec tant de soin. Don Ramire reçut la lettre qui s'adressait à vous, et ne douta point que vous n'eussiez reçu celle qui s'adressait à lui. Il en fut extrêmement troublé, je ne le fus pas moins, nos fautes étaient communes quoiqu'elles fussent différentes. Votre départ lui donna de la joie, j'en eus aussi d'abord, mais quand je fis réflexion à l'état où vous étiez, quand je considérai que j'en étais la cause, je pensai mourir de douleur. Je trouvais que j'avais perdu la raison de vous avoir caché si soigneusement l'amour que j'avais pour Hermenesilde, il me semblait que les sentiments que j'avais pour elle étaient d'une nature à n'être pas désapprouvés, j'eus plusieurs fois envie de faire courir après vous, et je l'aurais fait si j'eusse été le seul coupable, mais l'intérêt de Nugna Bella et de don Ramire était des obstacles invincibles à votre retour Je leur cachai mes sentiments, et j'essayai, autant qu'il me fut possible, de vous oublier. Votre éloignement fit beaucoup de bruit et chacun en parla selon son caprice. Sitôt que je ne fus plus retenu par vos conseils et que je suivis ceux de don Ramire, qui souhaitait par son intérêt de me voir de l'autorité, je me brouillai entièrement avec le roi, et il connut alors qu'il s'était trompé quand il avait cru que vous me portiez à faire les choses qui étaient désagréables. Notre mésintelligence éclata; les soins de la reine ma mère furent inutiles, et les choses vinrent à un tel point que l'on ne douta plus que je n'eusse dessein de former un parti. Je ne crois pas néanmoins que j'en eusse pris la résolution, si le comte votre père, qui sut, par des personnes qui l'avait mises auprès de sa fille, l'amour que j'avais pour elle, ne m'eût fait dire que, si je voulais l'épouser, il m'offrait une armée considérable, des places et de l'argent, et enfin ce qui m'était nécessaire pour obliger le roi à me faire part de sa couronne. Vous savez ce que les passions peuvent sur moi, et à quel point l'amour et l'ambition régnaient dans mon âme. L'une et l'autre étaient satisfaites par les offres qu'on me faisait, ma vertu était trop faible pour y résister, et je ne vous avais plus pour la soutenir. J'acceptai ses offres avec joie, mais, avant que de m'engager entièrement, je voulus savoir qui entrait dans ce parti dont je me faisais le chef. J'appris qu'il y avait plusieurs personnes considérables, entre autres le père de Nugna Bella, un des comtes de Castille, et je trouvai que Nugnez Fernando et lui demandaient que je les reconnusse pour souverains. Cette proposition me surprit, et j'eus quelque honte de faire une chose si préjudiciable à l'Etat, par une impatience précipitée de régner, mais don Ramire aida, par son intérêt, à me déterminer. Il promit à ceux qui traitaient pour les comtes de Castille de me porter à faire ce qu'ils désiraient pourvu qu'on lui promit de lui donner Nugna Bella. Il m'engagea à la demander, je le fis avec joie, on me l'accorda, et notre traité fut conclu en peu de temps. Je ne pus me résoudre à attendre la fin de la guerre pour être possesseur d'Hermenesilde, et je fis dire à Nugnez Fernando que j'étais résolu d'enlever sa fille en me retirant de la cour. Il y consentit, et il ne me resta plus qu'à trouver les moyens de cet enlèvement. Don Ramire y avait le même intérêt que moi, parce que Diégo Porcellos trouvait bon qu'on enlevât Nugna Bella avec Hermenesilde. Nous résolûmes de prendre un jour que la reine irait se promener hors de la ville, d'obliger celui qui conduirait le chariot où seraient Nugna Bella et Hermenesilde à s'éloigner de celui de la reine, de les enlever et de les mener à Palence, qui était en ma disposition et où Nugnez Fernando se devait trouver. Tous ce que je viens de vous dire, s'exécuta plus heureusement que nous ne l'avions espéré. J'épousai Hermenesilde dès le soir même que nous fûmes arrivés, la bienséance et mon amour le voulaient ainsi, et je le devais faire pour engager entièrement le comte de Castille dans mes intérêts. Au milieu de la joie que nous avions l'un et l'autre, nous parlâmes de vous avec beaucoup de douleur. Je lui avouai ce qui avait causé votre éloignement; nous plaignÃmes ensemble le malheur où nous étions de ne savoir en quel lieu du monde vous étiez allé. Je ne pouvais me consoler de votre perte, et je regardais don Ramire avec horreur comme la cause de ma faute. Son mariage fut retardé, parce que Nugna Bella voulut qu'on attendÃt Diégo Porcellos, qui était demeuré en Castille pour rassembler les troupes qu'on avait levées. Cependant la plus grande partie du royaume se déclara pour moi. Le roi ne laissa pas d'avoir une armée considérable et de s'opposer à la mienne; il y eut plusieurs combats, et, dans l'un des premiers, don Ramire fut tué sur la place. Nugna Bella en parut très affligée, votre soeur fut témoin de son affliction et prit le soin de la consoler. Je fis en moins de deux mois des progrès si considérables, que la reine ma mère, connaissant qu'il était impossible de me résister, porta le roi à un accommodement et lui en fit savoir la nécessité. Elle avança vers le lieu où j'étais; elle me dit que le roi était résolu de chercher du repos, qu'il se démettrait de la couronne en ma faveur et qu'il se réserverait seulement la souveraineté de Zamora pour y finir ses jours, et celle d'Oviédo pour la donner à mon frère. Il eût été difficile de refuser des offres si avantageuses, je les acceptai, on fit tout ce qui était nécessaire pour l'exécution de ce traité. Je vins à Léon, je vis le roi, il se démit de sa couronne et partit le même jour pour s'en aller à Zamora. - Permettez-moi, seigneur, interrompit Consalve, de vous faire paraÃtre mon étonnement. - Attendez encore, reprit don Garcie, que je vous aie appris ce qui regarde Nugna Bella. Je ne sais si ce que je vais vous dire, vous donnera de la joie ou de la douleur, car j'ignore quels sentiments vous conservez pour elle. - Ceux de l'indifférence, seigneur, répondit Consalve. - Vous m'écouterez donc sans peine, répliqua le roi Incontinent après la paix elle vint à Léon avec la reine; il me parut qu'elle souhaitait votre retour, je lui parlai de vous, et je lui vis de violents repentirs de l'infidélité qu'elle vous avait faite. Nous résolûmes de vous faire chercher, quoiqu'il fût assez difficile, ne sachant en quel endroit du monde vous étiez allé. Elle me dit que si quelqu'un le pouvait savoir, c'était don Olmond. Je l'envoyai chercher à l'heure même; je le conjurai de m'apprendre de vos nouvelles; il me répondit que, depuis mon mariage et la mort de don Ramire, il avait eu plusieurs fois la pensée de me parler de vous, jugeant bien que les raisons qui avaient causé votre éloignement étaient cessées, mais qu'ignorant où vous étiez, il avait cru que c'était une chose inutile; qu'enfin il venait de recevoir une de vos lettres; que vous ne lui mandiez point le lieu de votre séjour, mais que vous le priiez de vous écrire à Tarragone, ce qui lui faisait juger que vous n'étiez pas hors de l'Espagne. Je fis partir à l'heure même plusieurs officiers de mes gardes pour vous aller chercher J'avais jugé, par la lettre que vous aviez écrite à don Olmond, que vous ignoriez les changements qui étaient arrivés; je leur donnai ordre de ne vous rien dire de l'état de la cour et de mes sentiments, et j'imaginai un plaisir extrême à vous apprendre l'un et l'autre. Quelques jours après, don Olmond partit aussi pour vous aller chercher et il crut qu'il vous trouverait plus tôt que ceux que j'y avais déjà envoyés. Nugna Bella me parut touchée d'une grande joie, par l'espérance de vous revoir; mais son père, que j'avais reconnu pour souverain aussi bien que le vôtre, envoya demander à la reine la permission de la rappeler auprès de lui. Quelque douleur qu'elles eussent de cette séparation, Nugna Bella ne put l'éviter; elle partit et, sitôt qu'elle a été arrivée en Castille, son père l'a mariée, contre son gré, à un prince allemand que la dévotion a attiré en Espagne. Il a cru voir dans cet étranger un mérite extraordinaire et l'a choisi pour lui donner sa fille; peut-être a-t-il de la valeur et de la sagesse, mais son humeur et sa personne ne sont pas agréables, et Nugna Bella est très malheureuse. - Voilà , dit le roi en finissant son discours, ce qui s'est passé depuis votre éloignement; si vous n'aimez plus Nugna Bella et que vous n'aimiez encore, je n'ai rien à souhaiter, puisque vous serez aussi heureux que vous l'avez été et que je le serai entièrement par le retour de votre amitié. - Je suis confus, seigneur, de toutes vos bontés, répondit Consalve, je crains de ne vous pas faire assez paraÃtre ma reconnaissance et ma joie, mais l'habitude que mes malheurs et la solitude m'ont donnée à la tristesse, m'en laissent encore une impression qui cache les sentiments de mon coeur. Après ces paroles, don Garcie se retira, et l'on conduisit Consalve dans un appartement qu'on lui avait préparé dans le palais. Lorsqu'il se vit seul et qu'il fit réflexion sur le peu de joie que lui donnait un changement si avantageux, quels reproches ne se fit-il point de s'être si entièrement abandonné à l'amour! C'est vous seule, Zaïde, dit-il, qui m'empêchez de jouir du retour de ma fortune et d'une femme encore au-dessus de celle que j'avais perdue. Mon, père est souverain, ma soeur est reine, et je suis vengé de tous ceux qui m'avaient trahi. Cependant je suis malheureux et je rachèterais, de tous les avantages que je possède, l'occasion que j'ai perdue de vous suivre et de vous revoir. Le lendemain toute la cour sut le retour de Consalve. Le roi ne pouvait se lasser de faire voir l'amitié qu'il avait pour lui, et il prenait soin d'en donner des témoignages publics, pour réparer en quelque sorte les choses qui s'étaient passées. Une si éclatante faveur ne consolait point cet amant de la perte de Zaïde, il n'était pas en son pouvoir de cacher son affliction. Le roi s'en aperçut et le pressa si fortement de lui en avouer la cause que Consalve ne put s'en défendre. Après lui avoir raconté sa passion pour Zaïde et tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de Léon - Voilà , seigneur, lui dit-il; comme j'ai été puni d'avoir osé soutenir, contre vous, qu'on ne devait aimer qu'après une longue connaissance. J'ai été trompé par une personne que je croyais connaÃtre, cette expérience ne m'a pas pu défendre contre Zaïde que je ne connaissais pas, que je ne connais point encore et qui cependant trouble l'heureux état où vous me mettez. Le roi était trop sensible à l'amour et trop sensible à ce qui regardait Consalve pour n'être pas touché de son malheur. Il examina avec lui ce qu'on pouvait faire pour apprendre des nouvelles de Zaïde. Ils résolurent d'envoyer à Tortose, dans cette maison où il l'avait entendue parler, pour tâcher au moins de s'instruire de sa patrie et du lieu où elle était allée. Consalve, qui avait dessein de faire savoir à Alphonse tout ce qui lui était arrivé depuis qu'il était sorti de sa solitude, se servit de cette occasion pour lui écrire et pour lui renouveler les assurances de son amitié. Cependant les Maures avaient profité des désordres du royaume de Léon; ils avaient surpris plusieurs villes et continuaient encore à étendre leurs limites, sans avoir néanmoins déclaré la guerre. Don Garcie, poussé par son ambition naturelle et se trouvant fortifié par la valeur de Consalve, résolut d'entrer dans leur pays et de reprendre tout ce qu'ils avaient usurpé. Don Ordogno, son frère, se joignit à lui, et ils mirent une puissante armée en campagne. Consalve en fut le général. Il fit en peu de temps des progrès considérables, il prit des villes, il eut l'avantage en plusieurs combats, et enfin il assiégea Talavera, qui était une place importante par sa situation et par sa grandeur. Abdérame, roi de Cordoue, successeur d'Abdallah, vint lui-même s'opposer au roi de Léon. Il s'approcha de Talavera dans l'espérance de faire lever le siège. Don Garcie, avec le prince Ordogno son frère, prit la plus grande partie de l'armée pour l'aller combattre, et laissa Consalve avec le reste pour continuer le siège. Consalve s'en chargea avec joie; et l'assurance d'y réussir ou d'y trouver la mort ne lui laissa pas appréhender de mauvais succès. Il n'avait point eu de nouvelles de Zaïde, il était plus tourmenté que jamais de la passion qu'il avait pour elle et du désir de la revoir, de sorte qu'au travers de sa fortune et de sa gloire il n'envisageait qu'une vie si désagréable, qu'il courait avec ardeur aux occasions de la finir. Le roi marcha contre Abdérame; il le trouva campé dans un poste avantageux, à une journée de Talavera. Quelques jours se passèrent sans qu'ils en vinssent aux mains; les Maures ne voulaient pas sortir de leur poste, et don Garcie se trouvait trop faible pour les y attaquer. Cependant Consalve jugea qu'il était impossible de continuer le siège, parce que, n'ayant pas assez de troupes pour enfermer toute la place, il y entrait du secours toutes les nuits et que ce secours pouvait enfin mettre les assiégés en état de faire des sorties qu'il ne pourrait soutenir. Comme il avait déjà fait une brèche considérable, il résolut de hasarder un assaut général et d'essayer, par une action si hardie, de réussir dans une chose qu'il croyait désespérée. Il exécuta ce qu'il avait résolu, et, après avoir donné tous les ordres nécessaires, il attaqua la ville avant que le jour parût, mais avec tant de courage et d'espérance de vaincre qu'il inspira ces mêmes sentiments aux soldats. Ils firent des actions incroyables, et enfin, en moins de deux heures, Consalve se rendit maÃtre de Talavera. Il fit tous ses efforts pour empêcher le pillage, mais il était impossible d'arrêter des troupes qui avaient été animées par l'espérance du butin. Comme il allait lui-même par la ville pour prévenir le désordre, il vit un homme qui se défendait seul contre plusieurs autres avec une valeur admirable et qui, en se retirant, tâchait de gagner un château qui ne s'était pas encore rendu. Ceux qui attaquaient cet homme, le pressaient si vivement qu'ils l'allaient percer de plusieurs coups si Consalve ne se fût jeté au milieu d'eux, et ne leur eût commandé de se retirer. Il leur fit honte de l'action qu'ils voulaient faire, ils s'en excusèrent en lui disant que celui qu'ils attaquaient était le prince Zuléma, qui venait de tuer un nombre infini des leurs et qui voulait se jeter dans le château. Ce nom était trop célèbre par la grandeur de ce prince et par le commandement général qu'il avait dans les armées des Maures, pour n'être pas connu de Consalve. Il s'avança vers lui, et ce vaillant homme, voyant bien qu'il ne pouvait plus se défendre, rendit son épée avec un air si noble et si hardi que Consalve ne douta point qu'il ne fût digne de la grande réputation qu'il avait acquise. Il le donna en garde à des officiers qui le suivaient et marcha vers ce château pour le sommer de se rendre. Il promit la vie à ceux qui étaient dedans, on lui en ouvrit les portes, il apprit, en y entrant, qu'il y avait beaucoup de dames arabes qui s'y étaient retirées. On le conduisit au lieu où elles étaient; il entra dans un appartement superbe orné avec toute la politesse des Maures. Plusieurs dames, à demi couchées sur des carreaux, ne faisaient voir que par un triste silence la douleur qu'elles avaient d'être captives. Elles étaient un peu éloignées, comme par respect, d'une personne magnifiquement habillée et assise sur un lit de repos. Sa tête était appuyée sur une de ses mains; de l'autre elle essuyait ses larmes et cachait son visage, comme si elle eût voulu retarder de quelques moments la vue de ses ennemis. Enfin, au bruit que firent ce dont Consalve était suivi, elle se tourna et lui fit reconnaÃtre Zaïde, mais Zaïde plus belle qu'il ne l'avait jamais vue, malgré la douleur et le trouble qui paraissaient sur son visage. Consalve fut si surpris qu'il parut plus troublé que Zaïde, et Zaïde sembla se rassurer et perdre une partie de ses craintes à la vue de Consalve. Ils s'avancèrent l'un vers l'autre et, prenant tous deux la parole, Consalve se servit de la langue grecque pour lui demander pardon de paraÃtre donnant elle comme un ennemi, dans le même moment que Zaïde lui disait en espagnol qu'elle ne craignait plus les malheurs qu'elle avait appréhendés et que ce ne serait pas le premier péril dont il l'aurait garantie. Ils furent si étonnés de s'entendre parler leurs langues, et leur surprise leur jeta si vivement dans l'esprit les raisons qui les avaient obligés de les apprendre, qu'ils en rougirent et demeurèrent quelque temps dans un profond silence. Enfin, Consalve reprit la parole et, continuant de se servir de la langue grecque Je ne sais, madame, lui dit-il, si j'ai eu raison de souhaiter, autant que je l'ai fait, que vous me pussiez entendre; peut-être n'en serai-je pas moins malheureux, mais, quoi qu'il puisse m'arriver, puisque j'ai la joie de vous revoir après en avoir tant de fois perdu l'espérance, je ne me plaindrai plus de ma fortune. Zaïde parut embarrassée de ce que lui disait Consalve, et le regardant avec ses beaux yeux où il ne paraissait néanmoins que de la tristesse Je ne sais encore, lui dit-elle en sa langue, ne voulant plus lui parler espagnol, si mon père a pu échapper des périls où il s'est exposé dans cette journée, vous me permettrez bien de ne vous pas répondre pour demander de ses nouvelles. Consalve appela ceux qui se trouvèrent proche de lui pour s'enquérir de ce qu'elle voulait savoir. Il eut le plaisir d'apprendre que ce prince à qui il venait de sauver la vie, était le père de Zaïde, et elle parut avoir beaucoup de joie de savoir par quel bonheur son père avait été garanti de la mort. Ensuite Consalve fut obligé de faire des civilités à toutes les autres dames qui étaient dans le château. Il fut fort surpris d'y trouver don Olmond, dont on n'avait point eu de nouvelles depuis qu'il était parti de Léon pour le chercher. Après avoir satisfait à ce qu'il devait à un ami si fidèle, il revint dans le lieu où était Zaïde. Comme il commençait à lui parler, on le vint avertir que le désordre était si grand dans la ville, que sa présence seule pouvait l'arrêter. il fut contraint d'aller où son devoir l'appelait. Il donna tous les ordres qu'il jugea nécessaires pour apaiser le tumulte que faisaient naÃtre l'avarice des soldats et la terreur des habitants; ensuite il dépêcha un courrier au roi pour lui donner avis de la prise de la ville et revint avec impatience auprès de Zaïde. Toutes les dames qui étaient auprès d'elle, s'éloignèrent par hasard, il voulut profiter des moments où il pouvait l'entretenir, mais, comme il avait dessein de lui parler de sa passion, il sentit un trouble extraordinaire et il connut bien que ce n'était pas toujours assez de pouvoir être entendu pour se déterminer à se vouloir faire entendre. Il craignit néanmoins de perdre une occasion qu'il avait tant souhaitée, et, après avoir admiré quelque temps la bizarrerie de leur aventure, d'avoir été si longtemps ensemble sans se connaÃtre et sans se parler - Nous sommes bien éloignés, dit Zaïde, de retomber dans le même embarras, puisque j'entends la langue espagnole et que vous entendez la mienne. - Je m'étais trouvé si malheureux de ne la pas entendre, répondit Consalve, que je, l'ai apprise sans espérer même qu'elle pût me servir à réparer ce que j'avais souffert de ne la pas savoir. - Pour moi, reprit Zaïde en rougissant, j'ai appris l'espagnol, parce qu'il est difficile de n'apprendre pas la langue du pays où l'on demeure et que l'on est dans une peine continuelle lorsqu'on ne peut se faire entendre. - Je vous entendais souvent, madame, répliqua Consalve, et quoique je ne susse pas votre langue, il y a eu bien des heures où j'aurais pu rendre un compte exact de vos sentiments, et je suis persuadé que vous voyiez encore mieux les miens que je ne voyais les vôtres. - Je vous assure, répondit Zaïde, que je suis moins habile que vous ne pensez et que, tout ce que j'ai pu juger, c est que vous aviez quelquefois beaucoup de tristesse. - Je vous en disais la cause, répondit Consalve, et je crois que, sans savoir ce que signifiaient mes paroles, vous n'avez pas laissé de m'entendre. Ne vous en défendez point, madame; vous m'avez répondu, sans me parler, avec une sévérité dont vous devez être satisfaite, mais, puisque j'ai pu connaÃtre votre indifférence, comment n'auriez-vous pas connu des sentiments qui paraissent plus aisément que l'indifférence et qui s'expliquent souvent malgré nous? J'avoue néanmoins que j'ai vu quelquefois vos beaux yeux tournés sur moi d'une manière qui m'aurait donné de la joie, si je n'avais cru devoir ce qu'ils avaient de favorable à la ressemblance de quelque autre. - Je ne vous désavouerai pas, reprit Zaïde, que je n'aie trouvé que vous ressembliez à quelqu'un, mais vous n'auriez pas sujet de vous plaindre, si je vous disais que j'ai souvent souhaité que vous puissiez être celui à qui vous ressemblez. - Je ne sais, madame, répondit Consalve, si ce que vous me dites m'est favorable, et je ne puis vous en rendre grâce si vous ne me l'expliquez mieux. - Je vous en ai trop dit pour vous l'expliquer, répliqua Zaïde, et mes dernières paroles m'engagent à vous en faire un secret. - Je suis bien destiné au malheur de ne vous pas entendre, reprit Consalve, puisque, même en me parlant espagnol, je ne sais ce que vous me dites. Mais, madame, avez-vous la cruauté d'ajouter encore des incertitudes à celles où je vis depuis si longtemps? Il faut que je meure à vos pieds, ou que vous me disiez qui vous avez pleure dans la solitude d'Alphonse et qui est celui à qui mon malheur ou mon bonheur veulent que je ressemble. Ma curiosité ne s'arrêterait pas sans doute à ces deux choses, si le respect que j'ai pour vous ne la retenait; mais j'attendrai que le temps et votre bonté me permettent de vous en demander davantage. Comme Zaïde allait répondre, les dames arabes qui étaient dans le château demandèrent à parler à Consalve, et il vint ensuite tant d'autres personnes, qu'avec le soin qu'apporta cette princesse à éviter de l'entretenir en particulier, il lui fut possible d'en retrouver l'occasion. Il se renferma seul pour s'abandonner au plaisir d'avoir retrouvé Zaïde et de l'avoir retrouvée dans un lieu dont il était le maÃtre; il croyait même avoir remarqué dans ses yeux quelque joie de le revoir; il était bien aise qu'elle eût appris l'espagnol, et elle s'était servie de cette langue avec tant de promptitude, sitôt qu'elle l'avait vu, qu'il se flattait d'avoir eu quelque part au soin qu'elle avait eu de l'apprendre. Enfin la vue de Zaïde et l'espérance de n'en être pas haï faisaient sentir à Consalve ce qu'un amant, qui n'est pas assuré d'être aimé, peut sentir de plus agréable. Don Olmond revint au château, où il l'avait envoyé pour y faire entrer des troupes, et interrompit sa rêverie. Comme il l'avait trouvé dans le même lieu que Zaïde, il crut qu'il pourrait l'instruire de la naissance et des aventures de cette belle princesse. Il appréhenda néanmoins qu'il n'en fût amoureux et la crainte de trouver encore un rival en un homme qu'il croyait son ami arrêta longtemps sa curiosité, mais il ne put en être le maÃtre et, après avoir demandé à don Olmond quelle aventure l'avait conduit à Talavera et avoir su qu'il avait été pris prisonnier en allant le chercher à Tarragone, il lui parla de Zuléma pour lui parler ensuite de Zaïde. - Vous savez, lui dit don Olmond, qu'il est neveu du calife Osman et qu'il serait à la place du caïma[can] qui règne aujourd'hui, s'il avait eu autant de bonheur qu'il mérite d'en avoir. Il tient un rang considérable parmi les Arabes, il est venu en Espagne pour être général des armées du roi de Cordoue et il y vit avec une grandeur et une dignité dont j'ai été surpris. Je trouvai ici, en y arrivant, une cour très agréable. Bélénie, femme du prince Osmin, frère de Zuléma, y était alors. Cette princesse n'est pas moins révérée par sa vertu que par sa naissance. Elle avait avec elle la princesse Félime, sa fille, dont l'esprit et le visage sont pleins de charmes, bien qu'il y ait dans l'un et dans l'autre beaucoup de langueur et de mélancolie. Vous avez vu l'incomparable beauté de Zaïde et vous pouvez juger quel fut mon étonnement de trouver à Talavera tant de personnes dignes d'admiration. Il est vrai, répondit Consalve, que Zaïde est la plus parfaite beauté que j'aie jamais vue, et je ne doute point qu'elle n'ait ici un grand nombre d'amants attachés à elle. Alamir, prince de Tharse, en est passionnément amoureux, répliqua don Olmond; il a commencé à l'aimer en Chypre et il en était parti avec elle. Zuléma fit naufrage aux côtes de Catalogne, il est venu depuis en Espagne, et Alamir est venu à Talavera chercher Zaïde. Les paroles de don Olmond donnèrent un coup mortel à Consalve; il y trouva la confirmation de ses soupçons et il vit en un moment que tout ce qu'il s'était imaginé était véritable. L'espérance de s'être trompé, dont il s'était flatté tant de fois, l'abandonna entièrement et la joie que lui avait donnée la conversation qu'il venait d'avoir avec Zaïde, ne servit qu'à augmenter sa douleur. Il ne douta plus que les larmes qu'elle avait répandues chez Alphonse, ne fussent pour Alamir, que ce ne fût à lui à qui il ressemblait, et que ce ne fût par lui qu'elle eût été enlevée des côtes de la Catalogne. Ces pensées lui donnèrent une si cruelle douleur que don Olmond crut qu'il était malade et lui en témoigna de l'inquiétude. Consalve ne voulut pas lui apprendre le sujet de son affliction; il trouva de la honte à lui avouer qu'il était encore amoureux après avoir été si maltraité par l'amour; il lui dit que son mal se passerait bientôt, et il lui demanda s'il avait vu Alamir, s'il était digne de Zaïde et s'il en était aimé. Je ne l'ai point vu, reprit don Olmond, il était allé joindre Abdérame avant que l'on m'eût conduit en cette ville. Sa réputation est grande; je ne sais s'il est aimé de Zaïde, mais je crois qu'il est difficile qu'elle méprise un prince aussi aimable que j'ai ouï dépeindre Alamir, et il paraÃt si attaché à elle, qu'il est difficile de croire qu'il en soit entièrement dédaigné. La princesse Félime, avec qui j'ai fait une amitié particulière, malgré la retraite où vivent les personnes de sa nation et de sa naissance, m'a souvent parlé d'Alamir; et, à en juger par ce quelle m'en a dit, on ne peut être ni plus honnête homme ni plus amoureux. Si Consalve eût suivi ses sentiments il eût fait encore plusieurs questions à don Olmond; mais il était retenu par la crainte de découvrir ce qu'il lui voulait cacher. Il lui demanda seulement ce qu'était devenue Félime; don Olmond lui répondit qu'elle avait suivi la princesse, sa mère, à Oropèze, où Osmin commandait un corps d'armée. Consalve se retira ensuite sur le prétexte de chercher du repos, mais ce ne fut en effet que pour être en liberté de s'affliger et de faire réflexion sur l'opiniâtreté de son malheur. Pourquoi ai-je retrouvé Zaïde, disait-il, avant que d'apprendre qu'Alamir en est aimé! Si j'en eusse été assuré dans le temps que je l'avais perdue, j'aurais moins souffert de son absence, je me serais moins abandonné à la joie de la revoir et je ne sentirais pas la cruelle douleur de perdre les espérances qu'elle me vient de donner. Quelle destinée est la mienne, que même la douceur de Zaïde ne serve qu'à me rendre malheureux! Pourquoi témoigner qu'elle souffre mon amour, si elle approuve celui d'Alamir? Et que veut dire ce souhait que je puisse être celui à qui je ressemble? De pareilles réflexions augmentaient encore sa tristesse, et, le jour suivant, qu'il devait attendre avec tant d'impatience et qui lui devait être si agréable, puisqu'il était assuré de voir Zaïde et de lui parler, lui parut le plus affreux de sa vie, quand il pensa qu'en la voyant il n'avait rien à espérer que la confirmation de son malheur. Sur le milieu de la nuit, celui qui était allé porter au roi la nouvelle de la prise de la ville revint avec un ordre pour Consalve de partir à l'heure même et d'aller joindre l'armée avec toute la cavalerie. Don Garcie savait que les Maures attendaient un secours considérable, et, quand il eut appris que Consalve avait emporté Talavera, il crut qu'il fallait profiter de cette victoire et rassembler toutes ses troupes pour attaquer les ennemis, avant qu'ils fussent fortifiés par ce nouveau secours. Quelque difficulté que Consalve trouvât à exécuter l'ordre du roi, pu l'embarras de faire marcher des soldats qui étaient encore fatigués du travail de la nuit précédente, le désir d'être à la bataille le fit agir avec tant d'ardeur, qu'il les mit en peu de temps en état de partir, et il se fit la cruelle violence de quitter Zaïde sans lui dire adieu. Il ordonna que l'on conduisÃt Zuléma dans le château où était cette princesse, et il commanda à celui qui la gardait de lui dire les raisons qui l'obligeaient à quitter Talavera avec tant de précipitation. A la pointe du jour, il se mit à la tête de la cavalerie et commença à marcher avec une tristesse proportionnée au sujet qu'il en croyait avoir. En approchant du camp, il rencontra le roi que venait au-devant de lui; il mit pied à terre et alla lui rendre compte de ce qui s'était passé à la prise de Talavera. Après lui avoir parlé de ce qui regardait la guerre, il lui parla de ce qui regardait son amour. Il lui apprit qu'il avait retrouvé Zaïde, mais qu'il avait aussi trouvé ce rival dont la seule idée lui avait donné tant d'inquiétude. Le roi lui témoigna combien il s'intéressait dans toutes les choses qui le touchaient et combien il était satisfait de la victoire qu'il venait de remporter. Consalve alla ensuite faire camper ses troupes et les mettre en état, par quelques heures de repos de se préparer à la bataille, que l'on avait dessein de donner. La résolution n'en était pas encore prise; le poste avantageux des ennemis, lent nombre, et le chemin qu'il fallait faire pour aller à eux, rendaient cette résolution difficile à prendre et périlleuse à exécuter. Consalve néanmoins opina à la donner, et l'espérance de trouver Alamir dans le combat, lui fit soutenir son opinion avec tant de force, que la bataille fut résolue pour le lendemain. Les Arabes étaient campés dans une plaine à la vue d'Almaras; leur camp était environné d'un grand bois, en sorte que l'on en pouvait aller à eux que par un défilé si dangereux à passer qu'il ne semblait pas qu'on dût l'entreprendre. Toutefois Consalve, à la tête de la cavalerie, commença le premier à traverser ce bois et parut dans la plaine, suivi de quelques escadrons. Les Arabes, surpris de voir leurs ennemis si proches, employèrent à prendre leur résolution le temps qu'ils devaient employer à combattre et donnèrent le loisir aux Espagnols de passer toutes leurs troupes et de se ranger en bataille. Consalve marcha droit à eux avec l'aile gauche, enfonça leurs escadrons et les mit en fuite. Il ne s'abandonna pas à poursuivre les fuyards et, cherchant partout le prince de Tharse et de nouvelles victoires, il tourna tout court sur l'infanterie des Arabes. Cependant l'aile droite n'avait pas eu un succès si favorable; les Arabes l'avaient rompue et poussée jusques au corps de réserve que commandait le roi de Léon, mais ce roi avait arrêté leur victoire et les avait repoussés jusques aux portes d'Almaras, en sorte qu'il ne restait de leur armée que l'infanterie, où était Abdérame, et que Consalve venait d'attaquer. Cette infanterie l'attendit de pied ferme et, ouvrant ses bataillons, les gens de trait firent un effet si prodigieux, que les troupes espagnoles ne les purent soutenir. Consalve les remit en ordre et recommença la même attaque jusques à trois fois. Enfin il enveloppa cette infanterie de tous côtés et, touché de voir périr de si braves gens, il cria qu'on leur fit quartier. Ils mirent tous les armes bas et, se jetant en foule autour de lui, ils semblaient n'avoir d'autre application qu'à admirer sa clémence, après avoir éprouvé sa valeur. Dans ce moment, le roi de Léon, vint rejoindre Consalve et lui donna toutes les louanges que méritait sa valeur. Ils surent que le roi Abdérame s'était dégagé pendant le dernier combat et s'était retiré dans Almaras. La gloire que Consalve, avait acquise dans cette journée, devait lui donner quelque joie, mais il ne sentit que la douleur de n'y avoir pas laissé la vie et de n'avoir pu trouver Alamir. Il sut des prisonniers que ce prince n'était pas dans l'armée, qu'il commandait le secours que, les ennemis attendaient, et que c'était l'espérance de ce secours qui leur avait fait essayer de retarder la bataille. Comme les Arabes avaient ramassé une partie de leur armée, qu'ils étaient fortifiés par les troupes qu'Alamir avait amenées et qu'ils avaient devant eux une grande ville que l'on n'osait assiéger à leur vue, le roi de Léon ne pouvait espérer d'autre avantage de sa victoire que la gloire de l'avoir remportée. Néanmoins, Abdérame, sous le prétexte d'enterrer les morts, demanda une trêve de quelques jours dans le dessein de commencer une négociation pour la paix. Pendant cette trêve, un jour que Consalve passait d'un quartier à l'autre, il vit sur une petite éminence deux cavaliers de l'armée ennemie qui se défendaient contre plusieurs cavaliers espagnols et qui, malgré leur résistance, étaient près d'être accablés par le nombre de ceux qui les attaquaient. Il fut étonné de voir ce combat pendant la trêve et de le voir si inégal. Il envoya quelqu'un des siens à toute bride pour le faire cesser et pour en savoir la cause. On lui vint dire que ces deux cavaliers arabes avaient voulu passer auprès des gardes avancées, qu'on les avait arrêtés avec insolence, qu'ils avaient mis l'épée à la main et que la cavalerie, qui s'était trouvée en ce lieu, les avait attaqués. Consalve commanda à un officier d'aller de sa part faire des excuses à ces deux cavaliers et de les conduire jusque hors du camp, du côté qu'ils voudraient aller. Il continua ensuite la visite des quartiers et alla passer à celui du roi, en sorte qu'il ne revint que fort tard à son logement. Le lendemain, l'officier qui avait conduit ces deux cavaliers arabes le vint trouver. Seigneur, lui dit-il; un de ceux que vous nous aviez donné ordre d'escorter nous a chargés de vous dire qu'il est bien lâché qu'une affaire importante, qui n'a rien de commun avec la guerre, l'empêche de vous venir remercier, et qu'il est bien aise de vous apprendre que c'est le prince Alamir qui vous est redevable de la vie. Lorsque Consalve entendit le nom d'Alamir, et qu'il pensa que ce rival, qu'il avait eu tant d'envie d'aller chercher par toute la terre, lors même qu'il n'en connaissait ni le nom ni la patrie, venait de passer dans le camp et à sa vue pour aller sans doute trouver Zaïde, il demeura comme accablé, et il ne lui resta de force que pour demander quel chemin avait pris Alamir. Quand on lui eut répondu que c'était celui de Talavera, il congédia tous ceux qui étaient dans sa tente et demeura abandonné au désespoir de n'avoir pas connu le prince de Tharse. Quoi! disait-il, non seulement il échappe à ma vengeance, mais je lui ouvre encore les chemins pour aller voir Zaïde! A l'heure que je parle, il la voit, il est auprès d'elle, il lui apprend son passage dans ce camp, et ce n'est que pour insulter à mon malheur qu'il a voulu que je susse qu'il était Alamir. Peut-être ne jouira-t-il pas longtemps de me venger. Il prit dans ce moment la résolution de se dérober de l'armée, de s'en aller à Talavera troubler par sa présence l'entrevue d'Alamir et de Zaïde, et d'ôter la vie à son rival ou de mourir aux yeux de cette princesse. Comme il cherchait les moyens d'exécuter ce qu'il avait résolu, on lui vint dire qu'il paraissait des troupes ennemies à quelques lieues du camp, et que le roi lui ordonnait de les aller reconnaÃtre. Il fut contraint d'obéir et de retarder l'exécution de son dessein. Il monta à cheval, mais, quand il eut marché quelque temps, il apprit, en sortant d'un bois, que les troupes qu'on avait vues, n'étaient composées que de quelques Arabes qui revenaient d'escorter un convoi. Il fit prendre le chemin du camp à la cavalerie qui était avec lui, et suivi seulement de quelqu'un des siens, il commença à marcher lentement, afin de demeurer dans le bois et de prendre le chemin de Talavera,, sitôt que les troupes seraient un peu éloignées. Comme il fut au milieu d'une grande route, il rencontra un cavalier arabe de fort bonne mine qui suivait assez tristement le même chemin. Ceux qui accompagnaient Consalve, prononcèrent son nom par hasard. A ce nom de Consalve, ce cavalier revint de la rêverie où il paraissait plongé et leur demanda si celui qui marchait seul était Consalve. Sitôt qu'on lui eut répondu que c'était lui-même Je serai bien aise, dit-il assez haut, de voir un homme d'un mérite si extraordinaire, et de le pouvoir remercier de la grâce que j'en ai reçue. En disant ces paroles, il avança vers Consalve, en portant la main à la visière de son casque pour le saluer, mais lorsqu'il eut jeté ses yeux sur son visage - O dieux! s'écria-t-il, est-il possible que ce soit Consalve? Et, le regardant attentivement, il demeura immobile, comme un homme frappé d'une grande surprise et combattu par des sentiments bien différents. Après avoir demeuré quelque temps en cet état - Alamir, s'écria-t-il tout d'un coup, ne doit pas laisser vivre celui à qui Zaïde est destinée ou celui à qui elle se destine elle-même. Consalve, qui avait paru étonné de l'action et des premières paroles de ce cavalier, et qui néanmoins en attendait la suite avec tranquillité, fut frappé, à son tour, d'une surprise extraordinaire, lorsqu'il entendit les noms de Zaïde et d'Alamir, et qu'il jugea qu'il avait devant lui ce redoutable rival qu'il allait chercher avec tant de haine et de désir de vengeance. - Je ne sais, lui répondit-il, si Zaïde m'est destinée, mais si vous êtes le prince de Tharse, comme vous me donnez lieu de croire, n'espérez pas d'en être possesseur que par ma mort. - Vous ne le serez aussi que par la mienne, répliqua Alamir, et je ne vois que trop, par vos paroles, que vous êtes celui qui cause mon infortune. Consalve n'entendit ces derniers mots confusément; il se retira de quelques pas et retint l'impatience qui l'emportait à combattre. Pour empêcher que leur combat ne fût interrompu, il ordonna à ceux qui le suivaient de s'éloigner; et il le leur ordonna avec tant d'autorité qu'ils n'osèrent lui désobéir, mais ils s'en allèrent en diligence, pour faire revenir quelques-uns des principaux officiers de l'armée qui venaient de quitter Consalve et qui ne pouvaient encore être fort éloignés. En même temps Consalve et Alamir commencèrent un combat où la valeur et le courage firent paraÃtre tout ce qu'ils ont jamais eu de grand et d'admirable. Alamir fut blessé en tant d'endroits, que les forces commencèrent à lui manquer, et, bien que Consalve le fût aussi, la vue d'une prochaine victoire lui donnait une nouvelle ardeur qui le rendait maÃtre de la vie de ce prince. Le roi, qui s'était trouvé proche du bois, attiré par les cris de ceux que Consalve avait fait éloigner, arriva dans cet endroit et sépara les combattants. Il apprit par l'écuyer d'Alaimir, qui survint dans ce moment, le nom de son maÃtre, et Consalve, voyant que ce prince perdait des ruisseaux de sang, commanda qu'on le secourût. Si le roi eût suivi ses sentiments, il aurait donné des ordres contraires; il se contenta néanmoins d'ordonner qu'on lui répondit de la personne du prince de Tharse, et tourna toutes ses pensées à la conversation de son favori. Il le fit transporter au camp. Alarnir n'était pas en état d'être porté si loin, et on le mit dans un château qui se trouva assez proche. Sitôt que Consalve fut arrivé, le roi voulut voir le jugement des médecins sur ses blessures, ils l'assurèrent qu'il n'y avait rien à craindre pour sa vie. Don Garcie ne le put quitter sans apprendre de sa bouche la cause de ce combat. Consalve, qui ne lui cachait rien, lui en avoua la vérité, et le roi, craignant de nuire à sa santé par une trop longue conversation, voulut le laisser en repos. Mais Consalve, le retenant - Ne m'abandonnez pas, seigneur, lui dit-il, au désordre et à la confusion de mes pensées, aidez-moi à démêler le nouvel embarras où me mettent les actions et les paroles d'Alamir. Il me rencontre sans qu'il paraisse me chercher, il m'aborde comme un homme qui veut me faire des remerciements et, tout d'un coup, je le vois surpris, troublé et prêt à mettre l'épée à la main. Qu'a-t-il appris, en me voyant, qui lui ai fait changer de sentiments? Qui lui fait imaginer que Zaïde m'est destinée ou par Zuléma, ou par elle-même? Il ne peut avoir appris que de sa propre bouche que je suis son rival, et, si elle lui a rendu compte de mon amour, ce n'est pas d'une manière qui lui puisse donner lieu de me craindre. Il sait bien aussi qu'elle ne m'est pas destinée par Zuléma, qui ne me connaÃt point, qui ignore les sentiments que j'ai pour sa fille et dont la religion est si opposée à la mienne. Quel fondement peuvent donc avoir ses paroles? Et par quelle raison mon visage attire-t-il sa colère plutôt que mon nom? - Il est difficile, mon cher Consalve, répondit le roi, de démêler cette aventure, j'y pense avec attention, mais je n'imagine rien où je me puisse arrêter. Ne serait-ce point, reprit-il tout d'un coup, qu'Alamir vous aurait vu dans la solitude d'Alphonse lorsque vous portiez le nom de Théodoric et que ce n'est qu'à votre visage qu'il vous a reconnu pour son rival? - Ah! seigneur, répliqua Consalve, j'ai déjà eu la même pensée, mais je l'ai trouvée si cruelle, que je n'ai pu m'y arrêter. Serait-il possible qu'Alamir eût été caché dans ce désert? Serait-il possible que la joie, qui me paraissait quelquefois dans les yeux de Zaïde et qui faisait tout mon bonheur, n'eût été que les restes de ce qu'avait produit la vue d'Alamir? Mais, seigneur, continua-t-il, je ne quittais quasi point Zaïde, j'aurais vu ce prince s'il était venu chez Alphonse, et, de plus, cette princesse sait qui je suis, il vient de la voir, il ne faut pas douter qu'elle ne le lui ait appris; ainsi il connaissait Consalve pour l'amant de Zaïde lorsqu'il m'a rencontré. Je ne puis comprendre qui a causé un changement si prompt, et je trouve de l'impossibilité à tout ce que j'imagine. - Etes-vous bien assuré, repartit le roi, qu'Alamir ait vu Zaïde? Il passa hier assez tard dans le camp; vous l'avez rencontré ce matin; il me semble qu'il est difficile d'avoir été à Talavera et d'en être revenu en si peu de temps. Mais il m'est aisé de m'en éclaircir, ajouta-t-il; deux officiers de mes troupes ont dit qu'ils avaient passé la nuit en même lieu que ce prince, et nous saurons d'eux où ils l'ont rencontré. Le roi commanda à l'heure même qu'on lui fit venir ces officiers et, lorsqu'ils furent venus, il leur ordonna de dire en quel lieu et à quelle heure ils avaient trouvé Alamir. Seigneur, répondit l'un des deux, nous revenions hier d'Ariobisbe, où l'on nous avait envoyés, nous passâmes le soir dans un grand bois, qui est à trois ou quatre lieues du camp, nous mÃmes pied à terre et nous nous endormÃmes dans ce bois. J'entendis du bruit, je m'éveillai et je vis d'assez loin, au travers des arbres, ce prince arabe qui parlait à une femme magnifiquement habillée. Après une longue conversation, cette femme le quitta et vint s'asseoir avec une autre, proche du lieu où j'étais. Elles parlaient assez haut, mais je n'entendais pas ce qu'elles disaient, parce qu'elles parlaient une langue que je ne connais point et qui n'est pas celle des Arabes. Elles nommèrent plusieurs fois Alamir et, quoiqu'elles fussent tournées en sorte que je ne pouvais voir leur visage, il me sembla que celle qui avait parlé à ce prince pleurait extrêmement. Enfin elles s'en allèrent, j'entendis marcher des chariots et beaucoup de chevaux du côté de Talavera. J'éveillai mon camarade, nous reprÃmes notre chemin et nous vÃmes de loin Alamir couché au pied d'un arbre, comme un homme qui se trouvait mal. Son écuyer me demanda s'il pourrait arriver de jour au camp des Arabes, je lui dis que non et ils ont passé la nuit dans le même village que nous. Le roi se repentit d'avoir fait parler ces officiers et, sitôt qu'ils furent retirés - Vous voyez, seigneur, dit Consalve, si j'ai eu tort de croire qu'Alamir avait vu Zaïde. Mais trouvez-vous possible qu'elle soit sortie de Talavera, répondit le roi, puisqu'elle y est prisonnière? - Mon malheur, répliqua Consalve, ne me laisse pas manquer aux choses qui me peuvent nuire. J'ai donné ordre, en partant, que Zaïde eût la liberté de se promener hors de la ville toutes les fois qu'elle le voudrait, elle attendait Alamir dans ce bois. Il avait raison de me mander qu'une affaire importante, qui ne regardait point la guerre, l'empêchait de s'arrêter dans ce camp. Il la vit donc hier, elle pleurait après l'avoir quitté, il est donc vrai que Zaïde aime Alamir, et il ne me reste plus d'incertitude. Laissez-moi mourir, seigneur, abandonner le soin d'un homme qui est trop persécuté de la fortune pour mériter vos bontés, je suis honteux d'être aimé de vous et d'être misérable. Don Garcie était sensiblement touché de l'état où il voyait Consalve, et il essayait de lui faire trouver quelque consolation dans les témoignages de son amitié. Le lendemain on sut que le prince de Tharse était très dangereusement blessé, et, les jours suivants, la fièvre lui prit si violente, qu'on désespéra quasi de sa vie. Consalve s'imagina que Zaïde ne pourrait savoir le danger où était ce prince sans envoyer apprendre de ses nouvelles; il donna charge à un de ses gens, à qui il se fiait, d'aller tous les jours au château où l'on gardait Alamir et de découvrir s'il ne venait personne pour essayer de le voir. Il eût bien voulu aussi s'éclaircir de cette ressemblance qui lui avait donné tant de curiosité, mais l'extrémité où était ce prince ne laissait pas son visage en état de distinguer aucun de ses traits. Celui qui avait été chargé d'aller à ce château, s'acquitta de sa commission avec soin; il apprit à Consalve que, depuis qu'Alamir était malade, on n'avait point demandé à lui parler, mais que des gens inconnus venaient tous les jours savoir l'état de sa santé, sans dire le nom de ceux qui les y envoyaient. Quoique Consalve ne doutât point qu'Alamir ne fût aimé de Zaïde, toutes les choses qui l'en assuraient, lui donnaient une nouvelle douleur. Le roi entra dans sa tente, qu'il était encore agité de l'affliction qu'il venait de recevoir, et, craignant que tant de déplaisirs ne missent enfin sa vie en danger, il défendit à ceux qui l'approchaient de lui parler d'Alamir et de la princesse Zaïde. Cependant la trêve était finie et les deux armées ne demeuraient pas inutiles. Abdérame assiégea une petite place dont la faiblesse ne lui faisait pas appréhender de résistance; néanmoins il arriva que le prince de Galice, proche parent de don Garcie, qui s'était retiré dans cette place pour se guérir de quelques blessures qu'il avait reçues à la bataille, entreprit de la défendre, par une résolution où il y avait plus de témérité que de courage. Abdérame s'en trouva si indigné que, lorsque cette ville fut contrainte de se rendre, il fit trancher la tête à ce prince. Ce n'était pas la première fois que les Maures avaient abusé de leur victoire et traité les plus grands seigneurs d'Espagne avec une inhumanité sans exemple. Don Garcie fut extrêmement irrité de la mort du prince de Galice. Les troupes espagnoles ne le furent pas moins, elles aimaient ce prince et, déjà lassées de tant de cruautés dont on n'avait point tiré de vengeance, elles s'assemblèrent en tumulte et demandèrent au roi qu'on traitât Alamir de la même manière qu'on avait traité le prince de Galice. Le roi y consentit, il aurait été dangereux de refuser des troupes aussi animées. Il manda au roi de Cordoue qu'il ferait trancher la tête au prince de Tharse, sitôt qu'il serait en meilleur état, et que ses blessures permettraient d'en faire un spectacle public et de lui ôter la vie, sans qu'il parût qu'on n'eût fait que hâter sa mort. Consalve ignorait, par les ordres que le roi avait donnés, ce qui se passait sur le sujet de ce prince. Quelques jours après, on lui vint, dire qu'un écuyer de don Olmond demandait à le voir. Il commanda qu'on le fit entrer et cet écuyer, après lui avoir dit que son maÃtre était bien fâché que les ordres du roi le retinssent à Baragel et l'empêchassent de venir apprendre de ses nouvelles, lui remit plusieurs lettres entre les mains. Consalve ouvrit celle qui s'adressait à lui, et il y lut ces paroles Lettre de don Olmond à Consalve Si je ne savais combien vous aimez à faire de grandes actions, je ne vous enverrais pas la lettre que je vous envoie, et je croirais faim une chose inutile de vous parler en faveur de votre ennemi, mais je vous connais trop pour douter que vous ne receviez avec joie la prière, que l'on m'oblige de vous faire. Quelque justice qu'il y ait à traiter le prince de Tharse comme on a traité le prince de Galice, ce sera une action digne de vous de conserver un homme du mérite et de la qualité d'Alamir. Il me semble aussi que vous devez accorder quelque pitié à une passion qui ne vous est pas inconnue. Le nom d'Alamir et la fin de cette lettre causèrent un trouble extraordinaire à Consalve; il demanda à l'écuyer de don Olmond l'explication de ce que son maÃtre lui mandait du prince, de Galice, et, quoique cet écuyer ne dût pas croire qu'il ignorât ce qui s'était passé, il ne laissa pas de [le] lui apprendre en peu de mots Consalve lut la lettre que don Olmond lui envoyait; elle ne contenait que ces paroles Lettre de Félime à don Olmond Vous pouvez tout sur Consalve; faites qu'il sauve Alamir de la colère du roi de Léon. En le garantissant de la mort qu'on lui prépare, il ne lui sauvera pas la vie; ses blessures la lui ôteront bientôt; et Consalve est déjà assez vengé de ce malheureux prince, puisqu'on est contraint de recourir à lui pour sa conservation. Travaillez-y, je vous en conjure vous sauverez plus d'une vie en sauvant celle d'Alamir. Ah! Zaïde, s'écria Consalve, Félime n'écrit que par vos ordres, et vous m'ordonnez par cette lettre de vous conserver Alamir. Quelle inhumanité est la vôtre! Et à quelle extrémité me réduisez-vous? N'est-ce pas assez que je supporte mes malheurs? Faut-il encore que je travaille à conserver celui qui les cause? Dois-je m'opposer à la résolution du roi? Elle est juste, il a été contraint de la prendre, et je n'y ai point eu de part. Je devrais laisser périr Alamir, si je ne savais point qu'il est mon rival et qu'il est aimé de Zaïde, mais je le sais, et cette raison, toute cruelle qu'elle est, ne me permet pas de consentir à sa perte. Quelle loi, reprit-il, me veux-je imposer et quelle générosité m'oblige à conserver Alamir? Parce que je sais qu'il m'ôte Zaïde; faut-il que je lui sauve la vie? Dois-je prétendre que, pour me l'accorder, le roi se mette au hasard de faire révolter son armée? Abandonnerai-je les intérêts de don Garcie pour m'arracher les douces espérances dont la mort d'Alamir vient me flatter? Ce prince seul me dispute Zaïde et, quelque prévenue qu'elle soit en sa faveur, si elle ne devait jamais le revoir, je pourrais m'assurer d'être heureux. Après ces paroles, il demeura longtemps dans un silence où il paraissait enseveli; ensuite il se leva tout d'un coup et, quoiqu'il fût dans une faiblesse extraordinaire, il se fit conduire chez le roi. Ce prince, fut très surpris de le voir et il le fut encore davantage, lorsqu'il sut ce qu'il venait lui demander. - Seigneur, lui dit Consalve, si vous avez quelque considération pour moi, il faut m'accorder la vie d'Alamir; je ne puis vivre, si vous consentez à sa mort. - Que dites-vous, Consalve? lui repartit le roi, et par quelle aventure la vie d'un homme qui fait votre malheur, devient-elle nécessaire à votre repos? - Zaïde, seigneur, m'ordonne de la conserver, répliqua-t-il, je dois répondre à la bonne opinion qu'elle a de moi. Elle sait que je l'adore et que je dois haïr ce prince; cependant elle m'estime assez pour croire que, loin de consentir à sa perte, je travaillerai à le garantir de la mort qu'on lui prépare. Elle veut bien tenir de moi la vie de son amant; je vous la demande par toutes vos bontés. - Je ne dois pas écouter, lui repartit le roi, les sentiments que vous inspirent une générosité aveugle et un amour qui ne vous laisse plus de raison. Je dois agir selon mes intérêts et selon les vôtres. Le prince de Tharse doit mourir pour apprendre au roi de Cordoue à mieux user des droits de la guerre, pour apaiser mes troupes qui sont prêtes à se révolter, et il doit mourir pour vous laisser possesseur de Zaïde, et pour ne plus troubler votre repos. - Ah! seigneur, reprit Consalve, trouverais-je du repos à voir Zaïde irritée contre moi et désespérée de la mort de son amant? Je ne dois plus penser à disputer Zaïde à Alamir vivant ni à Alamir mort. Il ne faut pas se rendre digne du mauvais traitement de la fortune par une opiniâtreté déraisonnable. Je veux que Zaïde me plaigne de ne m'avoir pas aimé, et je ne veux pas qu'elle puisse me mépriser ni me haïr. - Prenez du temps, lui dit le roi, pour examiner ce que vous me demandez et résolvez avec vous-même si vous le devez vouloir. - Non, seigneur, répondit Consalve, je ne veux point avoir le loisir de changer de sentiments et m'exposer à combattre une seconde fois les fausses et flatteuses espérances que la pensée de la mort d'Alamir m'a déjà données. Je ne veux pas même que Zaïde puisse croire que je sois irrésolu sur le parti que je dois prendre, et je vous demande la grâce de publier dès aujourd'hui que vous m'accordez la vie de ce prince. - Je vous promets, lui répondit le roi, de vous en laisser le maÃtre, mais attendez encore à le publier. Vous savez l'entreprise qui est faite sur Oropèze, les habitants doivent cette nuit nous en ouvrir les portes. Si ce dessein réussit, la joie d'un heureux succès mettra peut-être l'armée dans une disposition dont nous aurons moins à craindre. Félime sera entre nos mains, sachez par elle si Alamir est aimé. Eclaircissez votre destinée avant que de décider de celle de ce prince, et mettez-vous en état de prendre une résolution dont vous ne puissiez vous repentir. - Mais, seigneur, répliqua Consalve, peut-être que Félime ne voudra pas m'apprendre les sentiments de Zaïde. - Pour l'obliger à vous en instruire, interrompit le roi, mandez à don Olmond que vous ne ferez pas ce qu'elle désire, si vous ne savez les véritables raisons qui lui font prendre tant de part à la conservation d'Alamir. C'est don Olmond qui est commandé pour entrer dans Oropèze, et vous saurez par lui tout ce qu'il vous est important de savoir. - J'y consens, seigneur, répondit Consalve, à condition que vous me permettrez d'obliger les soldats à vous venir demander eux-mêmes la conservation d'Almir, dans le même moment que l'on saura la prise d'Oropèze. Comme Félime sera prisonnière, don Olmond pourra lui cacher la grâce que vous m'aurez accordée, jusques à ce qu'elle lui ait appris tout ce qui regarde ce prince. Zaïde saura que j'ai obéi à ses ordres dans le moment que je les ai reçus, et elle jugera, par cette obéissance aveugle, que, si je renonce aux prétentions que j'avais sur son coeur, je n'étais pas indigne de le posséder. Le roi consentit à tout ce que voulait Consalve, mais en même temps il l'obligea d'écrire à don Olmond de la manière dont il l'avait résolu. Ce prince passa une partie de la nuit avec son favori, qui succombait sous l'effort qu'il venait de se faire et qui sacrifiait à une exacte générosité, dont il n'attendait point de gloire, toutes les espérances d'une passion dont son âme était possédée. Le lendemain don Garcie reçut des nouvelles de l'entreprise d'Oropèze, qui avait réussi comme on l'avait espéré. Il le fit savoir à Consalve, il lui manda en même temps qu'il lui donnait la liberté de travailler à la conservation d'Alamir. Consalve, avec la même ardeur que si le succès de son dessein lui eût assuré la conquête de Zaïde, se fit porter dans le camp, et, avec ce même visage et cette même voix dont il s'était servi en tant d'occasions pour inspirer aux soldats le courage de le suivre, il leur fit voir quelle honte ils attireraient sur lui en voulant ôter la vie à un prince qui n'était entre leurs mains que pour l'avoir attaqué. Il leur dit que, par cette mort dont on le croirait à jamais la cause, ils lui faisaient perdre l'honneur qu'il avait acquis avec eux en tant de combats; qu'il allait à l'heure même se démettre du commandement de l'armée et quitter l'Espagne; qu'ils choisissent de lui voir prendre congé du roi; ou d'aller dans ce moment lui demander la vie du prince de Tharse. Les soldats lui laissèrent à peine achever ce qu'il avait résolu de leur dire, se jetant en foule autour de lui, comme pour empêcher qu'il ne les quittât, ils le suivirent chez don Garcie, si animés par les paroles de leur général, qu'il eût été aussi dangereux de leur refuser alors la conservation d'Alamir, qu'il l'aurait été quelques jours auparavant de leur refuser sa mort. Cependant don Olmond, parmi tous les soins que lui donnait une place dont il venait de se rendre maÃtre, ne laissa pas de penser que l'intérêt de Consalve l'obligeait à entretenir Félime. Il demanda à la voir avec autant de respect que si le droit de la guerre ne lui en eût pas donné une entière liberté. Il la trouva dans une tristesse profonde; ce qui s'était passé pendant cette journée et une maladie considérable que sa mère avait depuis quelques jours, paraissaient le sujet de cette tristesse. Sitôt qu'ils purent se parler sans être entendus - Eh bien! lui dit-elle, don Olmond, avez-vous travaillé auprès de Consalve et sauverez-vous Alamir? - La destinée de ce prince est entre vos mains, madame, lui répondit-il. - Entre mes mains? s'écria-t-elle, hélas! et par quelle aventure pourrais-je quelque chose pour le salut d'Alamir? - Je vous réponds de sa vie, repartit-il, mais, pour me mettre en pouvoir de tenir ma parole, il faut m'apprendre les raisons qui vous font prendre un intérêt si vif à sa conservation, et il faut me les apprendre avec une vérité exacte, aussi bien que tout ce qui regarde les aventures de ce prince. - Ah! don Olmond, que me demandez-vous? répondit Félime. A ces mots, elle demeura quelque temps sans parler, puis tout d'un coup reprenant la parole - Mais ne savez-vous pas, lui dit-elle, qu'il est parent d'Osmin et de Zuléma, que nous le connaissons il y a longtemps, que son mérite est extraordinaire, et n'est-ce pas assez pour avoir soin de sa vie? - Le soin que vous en prenez; madame, répliqua don Olmond, a des raisons plus pressantes; s'il vous coûte trop de me les apprendre, il dépend de vous de ne le faire pas, mais vous trouverez bon aussi que je me dégage de ce que je vous viens de promettre. - Quoi! don Olmond, répliqua-t-elle, la vie d'Alamir n'est qu'à ce prix! Et que vous importe de savoir ce que vous me demandez? - Je suis bien fâché de ne vous le pouvoir dire, reprit don Olmond, mais, madame, encore une fois, je ne puis rien autrement, et c'est à vous de choisir. Félime demeura longtemps les yeux baissés, dans un si profond silence que don Olmond en était surpris. Enfin, se déterminant tout d'un coup - Je vais faire, lui dit-elle, la chose du monde que j'aurais le moins cru pouvoir obtenir de moi-même. La bonne opinion que j'ai de vous et la confiance que j'ai en votre amitié, aident sans doute à me déterminer, aussi bien que la conservation d'Alamir. Gardez-moi un secret inviolable, ajouta-t-elle, et écoutez avec patience le récit que j'ai à vous faire, qui ne peut être qu'un peu long. Histoire de Zaïde et de Félime Cid Rahis, frère du calife Osman, et qui lui pouvait disputer l'empire par le droit de la naissance, se trouva si malheureux et si abandonné de tous ceux qui lui avaient fait espérer de se déclarer pour lui, qu'il fut contraint de renoncer à ses prétentions et de consentir à être relégué dans l'Ãle de Chypre, sous le prétexte d'y commander. Zuléma et Osmin, que vous connaissez, étaient ses enfants; ils étaient jeunes, bien faits et avaient donné plusieurs marques de leur valeur. Ils devinrent amoureux de deux personnes d'une beauté extraordinaire et d'une grande qualité; elles étaient soeurs et sortaient de plusieurs princes qui avaient gouverné cette Ãle, avant qu'elle fût sous l'obéissance des Arabes. L'une s'appelait Alasinthe, et l'autre Bélénie. Comme Osmin et Zuléma savaient bien la langue grecque, ils se firent aisément entendre de celles qu'ils aimaient. Elles étaient chrétiennes, mais la différence de leur religion n'en apporta point dans leurs sentiments; ils s'aimèrent et, sitôt que la mort de Cid Rahis leur en eut laissé la liberté, Zuléma épousa Alasinthe, et Osmin épousa Bélénie. Ils consentirent à laisser élever leurs enfants dans la religion chrétienne et firent espérer alors que, dans peu de temps, ils l'embrasseraient eux-mêmes. Je naquis d'Osmin et de Bélénie et Zaïde de Zuléma et d'Alasinthe. La passion de Zuléma et celle d'Osmin les obligea de passer quelques années dans l'Ãle de Chypre, mais enfin le désir de trouver quelques conjonctures favorables pour renouveler les prétentions de leur père les rappela en Afrique. Ils eurent d'abord de grandes espérances et, contre les règles de la politique, le calife qui succéda à Osman, leur donna des emplois si considérables, qu'Alasinthe et Bélénie ne se pouvaient plaindre de leur éloignement, mais, après cinq ou six années d'absence, elles commencèrent à s'en plaindre et à s'en affliger. Elles surent qu'ils avaient d'autres occupations que celles de la guerre; elles avaient de leurs nouvelles, mais, comme ils ne revenaient point, elles se crurent abandonnées. Alasinthe ne songea plus qu'à Zaïde, qui méritait déjà toute son application, et Bélénie ne pensa qu'à m'élever avec beaucoup de soin. Lorsque nous commençâmes à sortir de l'enfance, Alasinthe et Bélénie se retirèrent dans un château sur le bord de la mer; elles y faisaient une vie conforme à leur tristesse; le soin qu'elles avaient de Zaïde et de moi, les obligeait néanmoins à vivre avec une grandeur et une magnificence qu'elles auraient peut-être abandonnées par leur propre inclination. Nous avions auprès de nous plusieurs jeunes personnes de qualité, et rien ne manquait à ce qui pouvait contribuer à notre éducation et aux divertissements conformes à la retraite où l'on nous élevait. Zaïde et moi n'étions pas moins liées par l'amitié que par le sang. J'avais deux années plus qu'elle; il y avait aussi quelque différence dans nos humeurs, la mienne penchait moins à la joie; il était aisé de le connaÃtre en nous voyant, aussi bien que l'avantage que la beauté de Zaïde avait sur la mienne. Peu de temps avant que l'empereur Léon envoyât attaquer l'Ãle de Chypre, nous étions un jour sur le rivage. La mer était tranquille; nous priâmes Alasinthe et Bélénie de trouver bon que nous entrassions dans des barques pour nous promener. Nous prÃmes plusieurs jeunes personnes avec nous, et nous fÃmes tourner vers de grands vaisseaux qui étaient à la rade. Comme nous approchâmes de ces vaisseaux, nous en vÃmes détacher des chaloupes, et nous jugeâmes que c'étaient des Arabes qui venaient prendre terre. Ces chaloupes venaient vers nous comme nous allions vers elles. Il y avait dans la première plusieurs hommes magnifiquement habillés, et un, entre autres, qui, par son air noble et la beauté de sa taille, se faisait distinguer de tous ceux qui l'environnaient. Cette rencontre nous surprit, nous trouvâmes que nous ne devions pas avancer davantage, et qu'il ne fallait pas donner lieu de croire à ceux qui étaient dans cette chaloupe, que la curiosité de les voir nous eût conduites de leur côté. Nous fÃmes tourner notre banque sur la main droite; la chaloupe que nous voulions éviter, tourna comme nous; les autres allèrent droit à terre; celle-là nous suivit et nous approcha assez pour nous faire voir que cet homme que nous avions distingué des autres, était attaché à nous regarder et qu'il était même bien aise de nous faire remarquer qu'il prenait plaisir à nous suivre. Zaïde trouva notre aventure agréable, et fit encore tourner notre barque pour voir s'il nous suivrait toujours; pour moi, j'en étais embarrassée sans en pouvoir dire la cause. Je regardai avec attention celui qui paraissait le maÃtre des autres, et, en le voyant de plus près, je lui trouvai dans le visage quelque chose de si fin et de si agréable que je crus n'avoir jamais vu personne si capable de plaire. Je dis à Zaïde qu'il fallait retourner auprès d'Alasinthe et de Bélénie et que, sans doute, lorsqu'elles nous avaient permis de nous promener, elles n'avaient pas cru que nous dussions trouver une pareille aventure. Elle fut de mon avis. Nous fÃmes tourner vers la terre; la barque qui nous suivait passa devant nous et alla débarquer proche des autres chaloupes qui étaient déjà arrivées. Lorsque nous abordâmes, celui que nous avions remarqué, suivi d'un grand nombre des siens, s'avança pour nous donner la main avec un air qui nous fit juger qu'il avait déjà appris qui nous étions, de ceux qui étaient sur le rivage. Mon étonnement et celui de Zaïde étaient extrêmes, nous n'étions pas accoutumées à nous voir aborder avec tant de liberté, et surtout par les Arabes, pour lesquels on nous avait inspiré une grande aversion. Nous crûmes que celui qui nous venait parler, serait bien surpris, lorsqu'il trouverait que nous n'entendions point sa langue, mais nous fûmes bien surprises nous-mêmes de l'entendre parler la nôtre avec toute la politesse de l'ancienne Grèce. - Je sais, madame, dit-il en, s'adressant à Zaïde, qui marchait la première, qu'un Arabe ne devrait pas être assez hardi pour vous approcher sans vous en avoir demandé la permission, mais je crois que ce qui serait un crime à un autre est pardonnable à un homme qui a l'honneur d'être allié des princes Zuléma et Osmin. Touché du désir de voir ce qu'il y a de plus beau dans la Grèce, j'ai cru ne pouvoir mieux satisfaire ma curiosité qu'en commençant par l'Ãle de Chypre, et mon bonheur me fait trouver en y arrivant ce que j'aurais cherché en vain dans toutes les autres parties du monde. En disant ces paroles, il attachait ses regards tantôt sur Zaïde et tantôt sur moi, mais avec tant de marques d'une véritable admiration, que nous ne pouvions quasi douter qu'il ne pensât ce qu'il venait de nous dire. Je ne sais si j'étais prévenue ou si la solitude où nous vivions servit à me rendre cette aventure plus agréable, mais j'avoue que je n'ai rien vu de si surprenant. Alasinthe et Bélénie, qui étaient assez éloignées, s'avancèrent vers nous et envoyèrent en même temps demander le nom de celui qui venait d'arriver. Elles surent que c'était Alamir, prince de Tharse, fils de cet Alamir qui prenait la qualité de calife et dont la puissance était si redoutable aux chrétiens. Elles savaient l'alliance, qui était entre ce prince et Zuléma, de sorte que, le respect qui lui était dû par sa naissance se joignant à la curiosité d'apprendre de leurs nouvelles, elles le reçurent avec moins de répugnance qu'elles n'en avaient d'ordinaire pour les Arabes. Alamir augmente par ses paroles la disposition qu'elles avaient à le recevoir favorablement, il leur parla de Zuléma et d'Osmin, qu'il avait vus il n'y avait pas longtemps, et il les blâma d'être capables d'abandonner deux personnes si dignes de les retenir. La conversation fut si longue sur le bord de la mer, et Alamir parut si agréable aux yeux même d'Alasinthe et de Bélénie, que, contre l'habitude qu'elles avaient prise de fuir tout le monde, elles ne purent s'empêcher de lui offrir une retraite dans le lieu qu'elles habitaient. Alamir fit voir qu'il savait bien que la civilité le devait empêcher d'accepter ce qu'on lui offrait, mais il fit voir aussi qu'il ne s'en pouvait défendre, par le plaisir de ne se pas séparer sitôt d'une compagnie qui lui donnait tant d'admiration. Il vint donc avec nous et nous présenta un homme de qualité pour qui il avait beaucoup de considération, qui s'appelait Mulziman. Le soir, Alamir continua à nous paraÃtre tel que nous l'avions trouvé d'abord; j'étais surprise à tous les moments de l'agrément de son esprit et de sa personne, et cet étonnement m'occupait si fort, que je devais bien soupçonner dès lors qu'il y avait quelque chose de plus que de la surprise. Il me sembla qu'il me regardait avec beaucoup d'attention et qu'il me donnait de certaines louanges qui me faisaient voir que ma personne lui plaisait pour le moins autant que celle de Zaïde. Le lendemain, au lieu de partir, comme vraisemblablement il le devait faire, il engagea Alasinthe et Bélénie à le retenir. Il envoya quérir des chevaux admirables qu'il avait amenés; il les fit monter par plusieurs personnes qui étaient à lui et les monta lui-même avec cette adresse si particulière à ceux de sa nation. Il trouva le moyen de passer trois ou quatre jours avec nous et de gagner si bien l'esprit d'Alasinthe et de Bélénie, qu'elles consentirent qu'il vÃnt les revoir pendant le séjour qu'il ferait en Chypre. En nous quittant, il me fit entendre que si j'avais été importunée de sa présence et que si je l'étais encore à l'avenir, je devais n'en accuser que moi-même. J'avais néanmoins remarqué que ses regards avaient souvent été attachés sur Zaïde, mais souvent aussi je les avais vus attaché sur moi d'une manière qui m'avait paru si naturelle que, joignant le langage de ses yeux à plusieurs choses qu'il m'avait dites, j'étais demeurée persuadée que j'avais fait quelque impression sur son coeur. O Dieu, que celle qu'il fit dans le mien fut véritable! Sitôt que je l'eus perdu de vue, je me sentis une tristesse que je ne connaissais point. Je quittait Zaïde, j'allai rêver; je ne me trouvai que des pensées confuses, je m'ennuyai avec moi-même, je revins trouver Zaïde et il me sembla que j'allais la chercher pour parler d'Alamir. Je la trouvai occupée avec ses filles à faire des festons de fleurs, et il ne me parut pas qu'elle se souvÃnt d'avoir vu ce prince. Je me sentis de l'étonnement de la voir si attachée à ses fleurs, et je me trouvai si incapable de m'y amuser, que je l'en arrachai malgré elle. Nous allâmes nous promener. Je lui parlai d'Alamir, je lui dis qu'il me paraissait qu'il l'avait fort regardée, elle me répondit qu'elle ne s'en était pas aperçue. J'essayai de démêler si elle avait remarqué l'attachement qu'il m'avait témoigné, mais il me sembla qu'elle n'y avait pas seulement pensé, et je demeurai si étonnée et si confuse de la différence de ce qu'avait produit en Zaïde la vue d'Alamir et de ce qu'elle avait produit en moi, que je m'en fis des reproches qui n'étaient déjà que trop justes. Quelques jours après, Alamir vint nous revoir. Le jour qu'il y revint, Alasinthe et Bélénie étaient allées à un lieu dont elles ne devaient revenir que le soir. Alamir me parut plus aimable qu'il n'avait encore fait. Comme Zaïde n'y était pas, mon malheur voulut que je le visse sans qu'il eût d'autre attention que celle de me regarder, et il me fit paraÃtre tant d'inclination que celle que j'avais pour lui, acheva de me persuader que je lui plaisais, comme il me plaisait. Il nous quitta devant l'heure que Zaïde devait revenir et d'une manière qui me donna lieu de me flatter qu'il ne songeait pas à la voir. Elle revint longtemps après, et je fus bien étonnée lorsqu'Alasinthe et elles nous dirent qu'elles l'avaient trouvé assez proche du château, et qu'il était venu les conduire jusques à la porte. Il me sembla que, par le temps qu'il était parti, il devait être déjà bien éloigné lorsqu'elles étaient arrivées et que, s'il ne les eût attendues, il ne les aurait pas rencontrées. J'eus quelque inquiétude de cette pensée; néanmoins je crus que le hasard seul pouvait avoir fait ce que je m'imaginais, et je demeurai à attendre le temps de revoir Alamir avec une impatience que je n'avais jamais sentie. Il vint, quelques jours après, porter à Alasinthe la nouvelle de la guerre de l'empereur Léon avait dessein de faire dans l'Ãle de Chypre. Cette nouvelle, qui était si importante, lui servit plusieurs fois de prétexte pour nous revoir, et, lorsqu'il nous revit, il continua à me témoigner les mêmes sentiments qu'il m'avait déjà fait paraÃtre. Il fallait que je me servisse de toute ma raison pour ne lui pas laisser voir les dispositions que j'avais pour lui. Peut-être que ma raison aurait été inutile, si les soins que je lui voyais quelquefois pour Zaïde, n'eussent aidé à me retenir. Je n'attribuais pourtant qu'à une politesse naturelle ce qu'il faisait pour lui plaire, et son adresse savait me cacher ce qui m'aurait pu donner d'autres pensées. Nous fûmes averties que l'armée navale de l'empereur était proche de nos côtes. Alamir persuada Alasinthe et Bélénie de quitter le lieu où nous étions, et, quoique notre religion ne nous fÃt pas appréhender les troupes de l'empereur, l'alliance que nous avions avec les Arabes et les désordres que cause la guerre, nous obligèrent à suivre le conseil d'Alamir et d'aller à Famago[u]ste. J'en eus de la joie, parce que je pensai que je serais dans le même lieu qu'Alamir, et que Zaïde et moi ne serions plus logées ensemble. Sa beauté m'était si redoutable, que j'étais bien aise qu'Alamir me vÃt sans la voir. Je crus que je m'assurerais entièrement des sentiments qu'il avait pour moi, et que je verrais si je devais m'abandonner à ceux que j'avais pour lui, mais il y avait déjà longtemps qu'il n'était plus en mon pouvoir de disposer de mon coeur. Je suis néanmoins persuadée que, si j'eusse eu alors la même connaissance de l'humeur d'Alamir, que celle que j'ai eue depuis, j'aurais pu me défendre de l'inclination qui m'entraÃnait vers lui, mais comme je ne connaissais que les qualités agréables de son esprit et de sa personne, et qu'il paraissait attaché à moi, il était difficile de résister à cette inclination qui était si violente et si naturelle. Le jour que nous arrivâmes à Famagouste, il vint au-devant de nous. Zaïde était ce jour-là d'une beauté si admirable qu'elle parut aux yeux d'Alamir ce qu'Alamir paraissait aux miens, c'est-à -dire la seule personne que l'on pût aimer. Je m'aperçus de l'attention extraordinaire qu'il avait à la regarder. Lorsque nous fûmes arrivées, Alasinthe et Bélénie se séparèrent, Alamir suivit Zaïde sans chercher même un prétexte à me quitter. Je demeurai pénétrée de la plus grande douleur que j'eusse jamais sentie. Je connus par sa violence le véritable attachement que j'avais pour ce prince. Cette connaissance augmenta ma tristesse; j'envisageai l'horrible malheur où j'étais plongée par ma faute, mais, après m'être bien affligée, il me revint quelque rayons d'espérance; je me flattai comme toutes les personnes qui aiment, et je m'imaginai que des raisons que j'ignorais, avaient causé ce qui venait de me déplaire. Je ne fus pas longtemps dans cette faible espérance. Alamir avait voulu pendant quelque temps nous laisser croire, à Zaïde et à moi, qu'il nous aimait, pour se déterminer ensuite selon la manière dont il serait traité de l'une et de l'autre, mais la beauté de Zaïde, sans le secours de l'espérance, l'entraÃna entièrement. Il oublia même qu'il avait voulu me persuader qu'il s'était attaché à moi; je ne le vis presque plus, il ne me chercha que pour chercher Zaïde, il l'aima avec une passion ardente, et; enfin, je le vis pour elle comme j'eusse été pour lui, si la bienséance m'eût permis de faire voir mes sentiments. Je ne sais s'il est nécessaire que je vous dise ce que je souffrais et les divers mouvements dont mon coeur était combattu; je ne pouvais supporter de le voir auprès de Zaïde, et de l'y voir si amoureux, et d'un autre côté je ne pouvais vivre sans lui. J'aimais mieux le voir avec Zaïde que de le ne point voir. Cependant, au lieu que ce qu'il faisait pour elle diminuât ma passion, il ne servait qu'à l'augmenter. Toutes ses paroles et toutes ses actions étaient tellement propres à me plaire que, si j'eusse pu inspirer une conduite à ceux qui m'auraient aimée, je l'aurais prescrite telle qu'Alamir l'avait pour Zaïde. Il est vrai aussi que l'amour est si dangereux à voir qu'il ne laisse pas d'enflammer, lors même qu'il ne s'adresse pas à nous. Zaïde me rendait compte des sentiments qu'il avait pour elle et de l'éloignement qu'elle avait pour lui. Quand elle m'en parlait ainsi, j'étais quelquefois prête à lui avouer l'état où j'étais, afin de l'engager par cet aveu à ne pas souffrir la continuation de l'amour de ce prince, mais je craignais de le lui faire paraÃtre plus aimable en lui montrant combien il était aimé. Néanmoins je me fis une loi de ne point rendre de mauvais offices à Alamir. Je connaissais si bien l'horrible malheur de n'être pas aimée que je ne voulais pas contribuer à le faire sentir à un homme que j'aimais si véritablement. Peut-être que ce qui m'aida à soutenir ce que j'avais résolu, ce fut le peu d'inclination que Zaïde avait pour lui. Les troupes de l'empereur étaient si considérables, que l'on ne douta point que Chypre ne fût bientôt en sa puissance. Sur le bruit de ce siège, Zuléma et Osmin sortirent enfin du profond oubli où ils étaient depuis si longtemps. Le calife commençait à les craindre, et paraissait dans le dessein de les éloigner. Ils voulurent le prévenir, ils demandèrent le commandement des troupes que l'on envoyait au secours de Chypre, et nous les vÃmes arriver lorsque nous les attendions le moins. Ce fut une joie sensible pour Alasinthe et pour Bélénie, c'en aurait été une pour moi si j'en avais été capable, mais j'étais accablée de tristesse, et l'arrivée de Zuléma m'en donna une nouvelle par la crainte qu'il ne favorisât les desseins d'Alamir. Ce que j'appréhendais arriva. Zuléma, que son séjour en Afrique avait attaché plus fortement que jamais à sa religion, souhaitait avec ardeur que Zaïde quittât la sienne. Il était parti de Tunis dans le dessein de l'y mener et de la faire épouser au prince de Fez, de la maison des Idris, mais le prince de Tharse lui parut si digne de sa fille qu'il approuva les sentiments qu'il avait pour elle. Je sentis bien alors que, si je ne voulais pas contribuer à empêcher Zaïde d'aimer Alamir, c'était pourtant la chose du monde que je craignais le plus que de le voir heureux par elle. La passion de ce prince était devenue si violente que tous ceux qui le connaissaient ne pouvaient assez s'en étonner. Mulziman, dont je vous ai parlé, et que j'entretenais quelquefois, parce qu'il était aimé d'Alamir, m'en paraissait dans un étonnement qui me fit juger qu'il fallait que ce prince eût été bien éloigné jusques alors d'avoir des passions violentes. Alamir fit connaÃtre à Zuléma les sentiments qu'il avait pour Zaïde, et Zulêma fit entendre à Zaïde qu'il souhaitait qu'elle épousât Alamir. Sitôt qu'elle eu appris une chose qu'elle avait tant appréhendée, elle me le vint dire avec beaucoup de marques d'inquiétude. J'avoue que j'avais peine à comprendre sa douleur, et qu'il me paraissait difficile d'avoir tant d'affliction pour être destinée à passer sa vie avec Alamir. Cet infidèle avait si bien oublié les sentiments qu'il m'avait fait paraÃtre, qu'ayant appris par Zuléma la répugnance que Zaïde avait témoignée pour lui, il vint m'en faire les plaintes et implorer mon secours. Toute ma raison et toute ma constance furent prêtes à m'abandonner, je sentis un trouble et une émotion dont il se serait aperçu s'il n'eût été troublé lui-même par la même passion qui m'agitait. Enfin, après un silence qui ne parlait peut-être que trop Je suis étonnée que personne, lui dis-je, de la répugnance que Zaïde témoigne aux volontés de Zuléma, mais je suis aussi moins propre que personne à la faire changer. Je parlerais contre mes propres sentiments, et le malheur d'être attachée à une personne de votre nation m'est si connu, que je ne puis conseiller à Zaïde de s'y exposer. Bélénie m'a fait connaÃtre ce malheur depuis que je suis née, et je crois qu'Alasinthe en a si bien instruit sa fille, qu'il sera difficile de la faire consentir à ce que vous souhaitez, et, pour moi, je vous assure encore une fois que j'en suis moins capable que personne. Almir fut très affligé de me trouver dans des dispositions qui lui étaient si peu favorables; il espéra de me gagner en me laissant voir toute sa douleur et toute la passion qu'il avait pour Zaïde. J'étais au désespoir de tout ce qu'il me disait, mais je ne laissais pas de le plaindre par la conformité de nos malheurs. Je n'avais pas un sentiment qui ne fût combattu par un autre; l'éloignement que Zaïde avait pour lui, me donnait quelque joie par le plaisir de la vengeance que je goûtais pleinement, et néanmoins ma gloire était blessée de voir mépriser un homme que j'adorais. Je résolus d'avouer à Zaïde l'état de mon coeur, et, devant que de le faire, je la pressai d'examiner avec elle-même si elle était capable de résister toujours au dessein qu'avait Zuléma de lui faire épouser Alamir. Elle me dit qu'il n'y avait point d'extrémité où elle ne se portât plutôt que de se résoudre à épouser un homme d'une religion si opposée à la sienne, et dont la loi permettait de prendre autant de femmes qu'on en trouvait d'agréable, mais qu'elle ne croyait pas que Zuléma la voulût contraindre, et que, quand il le voudrait, Alasinthe trouverait les moyens de l'en empêcher. Ce que me dit Zaïde, me donna toute la joie dont j'étais capable, et je commençai à lui vouloir dire ce que j'avais résolu de lui avouer, mais j'y trouvai plus de peine et plus d'embarras que, je ne l'avais pensé. Enfin, je surmontai tous les mouvements d'orgueil et de honte qui s'opposaient à ma résolution, et je lui appris avec beaucoup de larmes l'état où j'étais. Elle en fut dans un étonnement extrême, et me parut aussi touchée de mon malheur que je le pouvais désirer. Mais pourquoi, me dit-elle, avez-vous caché si soigneusement vos sentiments à celui qui les a fait naÃtre? Je ne doute point que, s'il les avait découverts d'abord, il ne vous eût aimée, et je crois que, s'il en savait quelque chose, l'espérance d'être aimé de vous et les traitements qu'il reçoit de moi, l'obligeraient bientôt à me quitter. Ne voulez-vous point, ajouta-t-elle en m'embrassant, que j'essaye à lui faire entendre qu'il doit s'attacher à vous plutôt qu'à moi? - Ah! Zaïde, repris-je, ne m'ôtez pas la seule chose qui m'empêche de mourir de douleur, je ne survivrais pas à celle que j'aurais si Alamir avait appris mes sentiments, j'en serais inconsolable par le seul intérêt de ma gloire, mais je le serais encore par l'intérêt de ma passion. Je puis me flatter qu'il m'aimerait s'il savait que je l'aimasse. Je sais bien néanmoins que l'on n'est pas aimé pour aimer, mais enfin c'est une espérance, et, quelque faible qu'elle soit, je ne veux pas me l'ôter, puisque c'est la seule qui me reste. Je dis encore tant d'autres raisons à Zaïde pour lui faire voir que je ne devais pas découvrir mes sentiments à Alamir, qu'elle en demeura d'accord avec moi, et je trouvai beaucoup de soulagement à lui avoir ouvert mon coeur et à me plaindre avec elle. Cependant la guerre continuait toujours et l'on voyait bien qu'il était impossible de la soutenir encore longtemps. Tout le plat pays était conquis, et Famagouste était la seule ville qui ne se fût pas rendue. Alamir s'exposait tous les jours avec une valeur où il paraissait du désespoir. Mulziman m'en parlait avec une affliction extrême. Il me fit voir si souvent combien il était surpris de l'attachement que ce prince avait pour Zaïde que je ne pus m'empêcher de lui en demander la cause et de le presser de me dire si Alamir n'avait jamais été amoureux avant que d'avoir vu Zaïde. Il eu quelque peine à m'avouer ce qui faisait son étonnement, mais je l'en conjurai si fortement qu'enfin il me conta les aventures de ce prince. Je ne vous en dirai pas tout le détail, parce qu'il serait trop long, je vous apprendrai seulement ce qui est nécessaire pour vous faire connaÃtre Alamir et mon malheur. Histoire d'Alamir, prince de Tharse. Je vous ai déjà appris la naissance de ce prince; ce que je vous ai dit de sa personne et de mes sentiments, vous a dû persuader qu'il est aussi aimable qu'un homme le peut être. Aussi, avait-il pensé, dès sa première jeunesse, à se faire aimer, et, quoique la manière dont vivent les femmes arabes soit entièrement opposée à la galanterie, l'adresse d'Alamir et le plaisir de surmonter des difficultés, lui avaient rendu facile ce qui aurait été impossible à un autre. Comme ce prince n'est point marié et que sa religion permet d'avoir plusieurs femmes, il n'y avait point à Tharse de jeune personne qui ne se flattât de l'espérance de l'épouser. Il était bien aise que cette espérance servÃt à le faire traiter plus favorablement, mais il était bien éloigné, par son inclination, de prendre un engagement qu'il ne pût rompre. Il ne cherchait que le plaisir d'être aimé, celui d'aimer lui était inconnu. Il n'avait jamais eu de véritable passion, mais, sans en ressentir, il savait si bien l'art d'en faire paraÃtre, qu'il avait persuadé son amour à toutes celles qu'il en avait trouvées dignes. Il est vrai aussi que, dans le temps qu'il songeait à plaire, le désir de se faire aimer lui donnait une sorte d'ardeur qu'on pouvait prendre pour de la passion, mais sitôt qu'il était aimé, comme il n'avait plus rien à désirer et qu'il n'était pas assez amoureux pour trouver du plaisir dans l'amour seul, séparé des difficultés et les mystères, il ne songeait qu'à rompre avec celle qu'il avait aimée et à se faire aimer d'une autre. Un de ses favoris, appelé Sélémin, était le confident de toutes ses passions et en avait lui-même d'aussi légères. Les Arabes célèbrent de certaines fêtes en divers temps de l'année; c'est le seul temps qui donne quelque liberté aux femmes, il leur est permis alors de se promener dans les villes et dans les jardins, elles assistent, mais toujours voilées, à des jeux publics qui se font durant quelques jours. Alamir et Sélémin attendaient ce temps avec impatience; il ne se passait jamais sans qu'ils eussent découvert quelques beautés qui leur étaient inconnues, et qu'ils n'eussent trouvé le moyen de leur parler et d'avoir quelque intelligence avec elles. A une de ces fêtes, Alamir vit une jeune veuve, appelée Naria, dont la beauté, la richesse et la vertu étaient extraordinaires. Le hasard la lui fit voir dévoilée, comme elle parlait à une de ses esclaves. Il fut surpris des charmes de son visage; elle fut troublée de la vue de ce prince et demeura quelque temps à le regarder. Il s'en aperçut, il la suivit et essaya de lui faire remarquer qu'il la suivait; enfin, il avait vu une belle personne et en avait été regardé; c'était assez pour lui donner de l'amour et de l'espérance. Ce qu'il apprit de la vertu et de l'esprit de Naria, lui redoubla l'envie de s'en faire aimer et le désir de la revoir. Il la chercha avec soin; il passait incessamment autour de chez elle sans l'apercevoir, ni sans croire en être vu; il se trouvait sur son chemin lorsqu'elle allait aux bains. Deux ou trois fois il fut assez heureux pour voir son visage et, toutes les fois qu'il le vit, il le trouva si beau et en fut si touché qu'il crut que Naria était destinée pour arrêter toutes ses inconstances. Plusieurs jours se passèrent sans que ce prince reçût aucune, marque qui lui pût faire juger que Naria approuvait son amour, et il commençait à en avoir du chagrin qui troublait sa joie ordinaire. Néanmoins il n'abandonnait pas le dessein de se faire aimer de deux ou trois autres belles personnes, et surtout d'une fille appelée Zoromade, très considérable par le rang de son père et par sa beauté. Les difficultés de la voir surpassaient encore, s'il était possible, celles de voir Naria, mais il était persuadé que cette belle fille les aurait surmontées, si elle n'eût pas été en la puissance d'une mère qui la gardait avec un soin extrême. Ainsi, il n'était pas si pressé du désir de vaincre ces obstacles que la résistance de Naria, qui ne venait que d'elle seule il avait tenté plusieurs fois, mais inutilement, de gagner ses esclaves pour savoir les jours qu'elle sortait et les lieux où il la pouvait voir; enfin, un de ceux qui lui avaient résisté avec plus d'opiniâtreté, lui promit de l'avertir de tout ce qu'elle ferait. Deux jours après, il lui dit qu'elle allait à un jardin admirable qu'elle avait hors de la ville, et que, s'il voulait se promener autour des murailles de ce jardin, il y avait des lieux élevés d'où il pourrait la voir. Alamir ne manqua pas de se servir de cet avis; il sortit de Tharse déguisé et passa toute l'après-dÃnée autour de ces jardins. Sur le soir, comme il était près de s'en retourner, il vit ouvrir une porte; il vit l'esclave, qu'il avait gagné, qui lui faisait signe de s'approcher. Il crut que Naria se promenait et qu'il la verrait de cette porte; il s'avança et se trouva dans un cabinet superbe et rempli de tous les ornements qui pouvaient l'embellir, mais aucun ne le frappa si vivement que la vue de Naria assise sur des carreaux, sous un pavillon magnifique, comme on représente la déesse des Amours deux ou trois de ses femmes étaient dans un coin du cabinet. Alamir ne put s'empêcher de s'aller jeter à ses pieds, avec un air si rempli de transport et d'étonnement, qu'il augmenta le trouble modeste qui paraissait sur le visage de cette belle personne. - Je ne sais, lui dit-elle en l'obligeant de se relever, si je devais vous montrer tout d'un coup l'inclination que j'ai eue pour vous, après vous l'avoir cachée si longtemps. Je crois que je vous l'aurais cachée toute ma vie, si vous aviez pris moins de soins de me faire voir celle que vous avez eue pour moi, mais j'avoue que je n'ai pu résister à une passion soutenue par si peu d'espérance. Vous m'avez paru aimable dans le premier moment que je vous ai vu, j'ai cherché à vous voir sans que vous me vissiez avec plus de soin que vous ne m'avez cherchée, enfin je voulus mieux connaÃtre la passion que vous avez pour moi, et m'en assurer par vos paroles comme vous m'en avez assurée par vos actions. Quelles assurances, grand Dieu! cherchait Naria dans les paroles d'Alamir! Elle n'en connaissait guère le charme trompeur et inévitable. Il surpassa les espérances qu'elle avait conçues de son amour et, par son esprit flatteur et insinuant, il acheva de se rendre maÃtre do coeur de cette belle personne. Elle lui promit de le revoir au même lieu. Il s'en revint à Tharse, persuadé qu'il était l'homme du monde le plus amoureux, et il s'en fallut peu qu'il ne le persuadât à Mulziman et à Sélémin. Il revit plusieurs fois Naria, qui lui fit voir la plus grande inclination et le plus véritable attachement que l'on ait jamais eus, mais elle lui apprit qu'elle savait la disposition qu'il avait au changement; qu'elle était incapable de partager son coeur avec quelque autre; que, s'il voulait conserver le sien, il fallait qu'il ne pensât qu'à elle seule et quelle romprait avec lui sur le premier sujet de jalousie qu'il lui donnerait. Alamir répondit avec tant de serments et tant d'adresse, qu'il persuada Naria d'une fidélité éternelle, mais il fut blessé de la seule pensée d'un engagement si exact, et, comme il n'y avait plus d'obstacles ni de difficultés à la voir, son amour commença à se ralentir; néanmoins il lui témoigna toujours la même passion. Comme elle n'avait point eu d'autre pensée que de l'épouser, elle croyait qu'il n'y avait point d'obstacles, puisqu'elle l'aimait et qu'elle en était aimée, si bien qu'elle commença à lui parler de leur mariage. Alamir fut surpris de ce discours, mais son adresse empêcha sa surprise de paraÃtre, et Naria crut que dans peu de jours elle épouserait ce prince. Depuis que l'amour qu'il avait pour elle avait commencé à diminuer, il avait redoublé ses soins pour Zoromade, et, par le secours d'une tante de Sélémin, que la faveur de son neveu rendait complaisante aux passions du prince, il avait trouvé le moyen de lui écrire. L'impossibilité de la voir était toujours pareille, et, par là , sa passion était toujours augmentée. Il n'avait d'espérance qu'en une fête qui fait au commencement de l'année. La coutume a établi de se faire des présents maniaques pendant cette fête, et l'on ne voit dans les rues que des esclaves chargés de tout ce qu'il y a de plus rare. Alamir envoya des présents à plusieurs personnes. Comme Naria avait, de la fierté et de la grandeur, elle n'en voulait point recevoir de considérables. Il lui donna des parfums d'Arabie, qui étaient si rares qu'il n'y avait que ce prince qui en eût, et il les lui envoya avec tous les ornements qui pouvaient les rendre agréables. Jamais Naria n'avait été plus vivement touchée de passion pour ce prince, et, si elle eût suivi les mouvements de son coeur, elle serait demeurée chez elle à penser à lui et aurait renoncé à tous les divertissements où elle ne l'aurait pu voir. Néanmoins, comme elle était priée par la mère de Zoromade d'aller chez elle à une sorte de festin qui se faisait pendant la fête, elle ne put s'en dispenser; elle y alla, et, en entrant dans un grand cabinet, elle fut surprise de sentir les mêmes parfums qu'Alamir lui avait envoyés. Elle s'arrêta avec étonnement pour demander d'où venait une senteur si agréable. Zoromade, qui était fort jeune et peu accoutumée à cacher quelque chose, rougir et fut embarrassée. Sa mère, voyant qu'elle ne répondait point, prit la parole et dit, comme elle le pensait en effet, que c'était la tante de Sélémin qui les avait envoyés à sa fille. Cette réponse ne laissa plus de doute à Naria que ces présents ne vinssent du prince; elle les vit avec les mêmes ornements qu'elle avait reçu les siens, et même avec quelque chose de plus. Cette connaissance lui donna une douleur si vive qu'elle feignit de se trouver mal et s'en alla chez elle aussi malade en effet qu'elle le voulait paraÃtre. Elle était fière et sensible, l'idée d'être trompée par un homme qu'elle adorait la mettait dans un état pitoyable, mais, avant que de s'abandonner au désespoir; elle résolut de s'éclaircir de l'infidélité de ce prince. Elle lui manda qu'elle était malade et qu'elle ne pourait aller, pendant la fête, à aucun des divertissements publics. Alamir la vint voir, il l'assura qu'il abandonnerait aussi tous ces divertissements, puisqu'elle ne s'y trouverait pas, enfin il lui parla d'une manière qui la persuada quasi qu'elle lui faisait injustice de le soupçonner. Néanmoins, sitôt qu'il fut sorti, elle se leva et se déguisa d'une sorte qu'il ne pouvait la reconnaÃtre. Elle alla dans les lieu où elle crut le pouvoir trouver et le premier objet qui s'offrit à sa vue fut Alamir déguisé, mais il ne le pouvait être pour elle; elle le reconnut qui suivait Zoromade et, pendant les jeux qui se faisaient, elle le vit toujours attaché auprès de cette belle fille. Le lendemain, elle le suivit encore, mais, au lieu de le voir chercher Zoromade, elle le vit déguisé d'une autre sorte et attaché auprès d'une autre personne. D'abord sa douleur fut moindre, et elle eut de la joie de penser qu'Alamir n'avait parlé à Zoromade que par occasion ou par divertissement. Elle se mêla parmi les femmes qui étaient avec cette jeune personne qu'Alamir suivait, et elle s'en approcha de si près qu'au tournant d'une place où cette jeune personne était arrêtée, elle entendit Alamir lui parler avec ce même air et ces mêmes paroles qui lui avaient si bien persuadé son amour. Jugez de ce que devint Naria, et la cruelle douleur qu'elle sentit. Elle se serait trouvée heureuse dans ce moment, si elle avait pu croire que Zoromade eût été le seul attachement d'Alamir; elle aurait pu se flatter d'avoir été aimée de lui devant qu'il se fût attaché à Zoromade, mais, en voyant qu'il était capable de donner les mêmes soins et de dire les mêmes paroles à deux ou trois en même temps, elle voyait qu'elle n'avait occupé que son esprit, et non pas son coeur, et qu'elle n'avait fait que son amusement sans faire sa félicité. C'était une aventure si cruelle pour une personne de son humeur, qu'elle avait pas la force de la supporter. Elle s'en retourna chez elle, accablée de douleur et d'affliction, elle y trouva une lettre d'Alamir, qui l'assurait qu'il était renfermé chez lui et qu'il ne pouvait rien voir, puisqu'il ne la voyait pas. Cette tromperie lui faisait juger de quel prix avaient été toutes les actions passées d'Alamir, et elle mourait de honte d'avoir fait si longtemps son bonheur d'un attachement qui n'avait été qu'une trahison. Elle se détermina bientôt à ce qu'elle devait faire, elle lui écrivit tout ce que la douleur, la tendresse et le désespoir peuvent faire penser de plus vif et de plus passionné, et, sans lui apprendre ce quelle devenait, elle lui disait un éternel adieu. La beauté et l'esprit de Naria étaient, à un si haut point qu'ils rendaient sa perte fâcheuse, même à l'humeur inconstante d'Alamir. Il alla conter son aventure à Mulziman, qui lui fit quelque honte de son procédé. Vous vous trompez, lui dit-il, si vous êtes persuadé que la manière dont vous en usez avec les femmes ne soit pas contraire aux véritables sentiments d'un honnête homme. Alamir fut touché de ce reproche. - Je veux me justifier auprès de vous, lui répondit il, et je vous estime trop pour vouloir vous laisser une si méchante opinion de moi. Croyez-vous que je fusse assez déraisonnable pour ne pas aimer avec fidélité une personne qui m'aimerait véritablement? - Mais croyez-vous vous justifier, interrompit Mulziman, en accusant celles que vous avez aimées! Y en a-t-il quelqu'une qui vous ait trompé? Et Naria ne vous aimait-elle pas avec une passion sincère et véritable? - Naria croyait m'aimer, répliqua Alamir, mais elle aimait mon rang et celui où je pouvais l'élever. Je n'ai trouvé que de la vanité et de ambition dans toutes les femmes, elles ont aimé le prince et non pas Alamir. L'envie de faire une conquête éclatante et le désir de s'élever et de sortir de cette vie ennuyeuse où elles sont assujetties, a fait en elles ce que vous appelez de l'amour, comme le plaisir d'être aimé et l'envie de surmonter des difficultés [font] en moi ce qui leur paraÃt de la passion. - Je crois que vous faites injustice à Naria, dit Mulziman, et qu'elle aimait véritablement votre personne. - Naria m'a parlé de m'épouser aussi bien que les autres, répondit Alamir, et je ne sais si sa passion était plus véritable. - Quoi! reprit Mulziman, vous voulez qu'on vous aime et qu'on ne pense pas à vous épouser? - Non, dit Alamir, je ne veux pas qu'on pense à m'épouser, quand je suis au-dessus de celles qui y prétendent. Je voudrais qu'on y pensât si l'on ne me connaissait pas pour ce que je suis et qu'on crût faire une faute en m'épousant. Mais, tant qu'on me regardera comme un prince qui peut donner de l'élévation et quelque liberté, je ne me croirai pas obligé à une grande reconnaissance du dessein qu'on aura de m'épouser et je ne le prendrai jamais pour de l'amour. Vous verrez, ajouta-t-il, que je ne serais pas incapable d'aimer fidèlement, si je pouvais trouver une personne qui m'aimât sans connaÃtre ce que je suis. - Vous voulez une chose impossible pour faire voir votre fidélité, repartit Mulziman et, si vous étiez capable de constance, vous en auriez, sans attendre des occasions si extraordinaires. L'impatience de savoir ce qu'était devenue Naria fit finir cette conversation. Alamir alla chez elle, il apprit quelle était partie pour aller à la Mecque, et que l'on ne savait ni le chemin qu'elle avait pris, ni le temps qu'elle reviendrait. C'était assez pour lui faire oublier Naria; il ne pensa plus qu'à Zoromade; qui était gardée avec un soin qui rendait quasi toute son adresse inutile. Ne sachant plus ce qu'il pouvait faire pour la voir, il se résolut de hasarder la chose du monde la plus hardie, qui était de se cacher dans une des maisons où les femmes vont se baigner. Les bains sont des palais magnifiques; les femmes y vont trois ou quatre fois la semaine; elles prennent plaisir à faire paraÃtre leur magnificence, en faisant marcher devant et après elles un nombre infini d'esclaves qui portent toutes les choses qui leur sont nécessaires. L'entrée de ces maisons est défendue aux hommes sur peine de la vie, et il n'y a point de puissance qui pût les sauver, s'ils y étaient trouvés. La qualité d'Alamir le garantissait de la rigueur des lois ordinaires, mais son rang l'exposait à une révolte et à une sédition dont il n'aurait pu sauver ni sa vie ni son état. Des raisons si considérables ne le purent retenir; il écrivit à Zoromade, il lui manda ce qu'il était résolu de hasarder pour la voir et il la pria de l'instruire de ce qu'il devait faire pour lui parler. Zoramade eut de la peine à consentir au hasard où Alamir se voulait exposer, mais enfin, emportée par la passion qu'elle avait pour lui et forcée par cette contrainte insupportable où vivent les femmes arabes, elle lui manda que, s'il trouvait le moyen d'entrer dans la maison des bains, il fallait qu'il sût l'appartement où elle avait accoutumé d'aller; que dans cet appartement il y avait un cabinet où il pourrait se cacher; qu'elle ne se baignerait point, et que; pendant que sa mère irait dans les bains, elle pourrait l'entretenir Alamir sentit un plaisir sensible d'avoir une si difficile entreprise à exécuter. Il gagna le maÃtre des bains par des présents considérables, il sut le jour que Zoromade y devait aller, il entra pendant la nuit, il se fit conduire dans l'appartement où était ce cabinet et y attendit le matin avec toute l'impatience qu'aurait pu avoir un homme véritablement amoureux. A peu près à l'heure que Zoromade devait venir, il entendit dans la chambre le bruit que font plusieurs personnes qui y entrent; quelque temps après, ce bruit diminua, et on ouvrit la porte de ce cabinet. Il s'attendait de voir entrer Zoromade, mais, au lieu d'elle, il vit une personne qu'il ne connaissait point, magnifiquement habillée, d'une beauté qui avait toute la fleur et toute la naïveté de la première jeunesse. Cette personne fut aussi surprise de la vue d'Alamir, qu'Alamir l'était de la sienne; il n'était pas moins propre qu'elle a donné de l'étonnement, par l'agrément de sa personne et par la beauté de ses habits, et c'était une chose si extraordinaire de voir un homme en ce lieu, que, si Alamir n'eût fait signe à cette jeune personne de ne rien dire, elle se fût écriée d'une manière qui aurait fait venir à elle ceux qui étaient dans la chambre. Elle s'approcha d'Alamir, qui était charmé de cette aventure et lui demanda par quel hasard il s'était trouve en ce lieu. Il lui répondit que ce serait une chose trop longue à lui raconter, mais qu'il la conjurait de ne vouloir rien dire et de ne pas perdre un homme, puisqu'il devait à ce péril le plaisir de voir la plus belle personne du monde. Elle rougit avec un air d'innocence et de modestie propre à toucher un coeur moins sensible que celui d'Alamir. Je serais bien fâchée, lui répondit-elle, de rien faire qui vous pût nuire, mais vous avez bien hasardé en entrant ici, et je ne sais si vous savez le danger où vous vous êtes exposé. Oui, madame, repartit Alamir, je le sais et ce n'est pas le plus grand dont je sois menacé aujourd'hui. Après ces paroles, dont il jugea bien qu'elle entendrait le sens, il la supplia de lui dire qui elle était et comment elle était entrée dans ce cabinet. Je m'appelle Elsibery, lui répondit-elle, je suis la fille du gouverneur de Lemnos, ma mère n'est à Tharse que depuis deux jours où elle n'était jamais venue non plus que moi; elle se baigne présentement, je n'ai pas voulu me baigner, et le hasard m'a fait entrer, dans ce cabinet. Mais je vous conjure, ajouta-t-elle, de m'apprendre aussi qui vous êtes. Alamir fut bien aise de trouver une jeune personne qui ne le connût pas; il lui dit qu'il s'appelait Sélémin ce fut le nom qui s'offrit le premier à son esprit. Comme il parlait, il entendit du bruit; Elsibery s'avança vers la porte du cabinet pour empêcher qu'on entrât, Alamit la suivit de quelques pas oubliant le péril où il se mettait. Ne saurait-on espérer de vous revoir, madame? lui dit-il. Je ne sais, repartit-elle avec un air plein de trouble, mais il me semble qu'il n'est pas impossible. En disant ces mots, elle sortit et ferma la porte. Alamir demeura charmé de son aventure, il n'avait jamais rien vu de si beau ni de si aimable qu'Elsibery; il croyait avoir remarqué qu'il ne lui déplaisait pas. Elle ne le connaissait point pour le prince de Tharse enfin il y trouvait tout ce qui le pouvait toucher, et il demeura jusques à la nuit dans ce cabinet, sans songer qu'il y était venu pour voir Zoromade, tant il était rempli de l'idée d'Elsibery. Zoromade n'était pas si tranquille; elle aimait véritablement Alamir; le péril où elle savait qu'il était exposé lui donnait une inquiétude mortelle et un déplaisir sensible de n'avoir pu en profiter. Sa mère s'était trouvée mal, elle n'avait pas voulu aller aux bains, et l'on avait donné l'appartement, où elle allait d'ordinaire, à la mère d'Elsibery. Alamir trouva à son retour une lettre de Zoromade, qui lui apprenait ce que je viens de vous dire et qu'il lui apprenait aussi qu'on parlait de la marier, mais qu'elle n'en avait pas d'inquiétude, puisqu'il pouvait empêcher ce mariage en découvrant à son père les intentions qu'il avait pour elle. Il montra cette lettre à Mulziman pour lui faire voir que toutes les femmes n'étaient touchées que du désir de l'épouser. Il lui conta l'aventure qui lui était arrivée aux bains, il lui exagéra les charmes d'Elsibery et la joie qu'il avait de croire que, sans le connaÃtre pour le prince, elle avait de l'inclination pour lui. Il l'assura qu'il avait enfin trouvé ce qui méritait d'engager son coeur et qu'on verrait s'il n'aurait pas un véritable attachement pour Elsibery. En effet, il résolut d'abandonner toutes les autres galanteries pour ne penser plus qu'à se faire aimer de cette belle personne. Il lui était quasi impossible de la voir, surtout étant résolu de ne se pas faire connaÃtre pour le prince de Tharse. La première chose qui lui vint dans l'esprit, fut de se cacher encore dans la maison des bains, mais il apprit que la mère d'Elsibery était malade et que sa fille ne sortait point sans elle. Cependant le mariage de Zoromade s'avançait et le désespoir de se voir abandonné du prince l'obligea d'y consentir. Comme son père était un homme très considérable et que celui quelle épousait ne l'était pas moins, on résolut de faire de grandes cérémonies à ses noces. Alamir apprit qu'Elsibery s'y devait trouver. La manière dont les noces se font chez les Arabes, ne lui donnait aucune espérance de l'y voir, parce que les femmes sont entièrement séparées des hommes, et dans les mosquées, et dans les festins. Il résolut néanmoins de hasarder une chose aussi périlleuse que celle qu'il avait hasardée pour Zoromade. Il feignit de se trouver mal le jour de la cérémonie, afin de se dispenser d'y assister publiquement; il s'habilla en femme, mit un grand voile sur sa tête, comme en ont toutes celles qui sortent, et s'en alla à la mosquée avec la tante de Sélémin. Il vit arriver Elsibery et, bien qu'elle fût voilée, sa taille avait quelque chose de si particulier et son habillement était si différent de ceux de Tharse, qu'il ne craignait pas de s'y méprendre. Il la suivit jusques auprès du lieu où se faisait la cérémonie, et il se trouva si proche de Zoromade, que, poussé par un reste de son humeur naturelle, il ne put s'empêcher de se faire connaÃtre à elle et de lui parler comme s'il ne se fût déguisé que pour la voir. Cette vue apporta un si grand trouble à Zoromade, qu'elle fut contrainte de reculer quelques pas, et se tournant du côté d'Alamir Il y a de l'inhumanité, lui dit-elle, à venir troubler mon repos par une action qui me devrait persuader que vous m'aimez, si je ne savais trop bien le contraire, mais j'espère que je ne souffrirai pas longtemps les maux où vous m'avez plongée. Elle n'en put dire davantage, et Alamir ne put répondre. La cérémonie s'acheva, et toutes les femmes se remirent à leur place. Alamir ne pensa pas seulement à la douleur où il avait vu Zoromade et ne fut occupé que du soin de parler à Elsibery. Il se mit à genoux auprès d'elle et commença à faire ses prières assez haut, selon la manière des Arabes. Ce murmure confus de ce grand nombre de personne qui parlent en même temps, fait qu'il est difficile de [n']être entendu que de ceux de qui l'on est fort proche. Alamir, sans tourner la tête du côté d'Elsibery et sans changer le ton de ses prières, l'appela plusieurs fois. Elle se tourna vers lui, comme il vit qu'elle le regardait, il laissa tomber un livre, et en le ramassant, il releva un peu son voile, en sorte qu'Elsibery seule le pouvait remarquer et il lui fit voir un visage dont la beauté et la jeunesse ne démentaient point l'habillement de femme. Il vit bien que ce déguisement ne l'avait pas rendu méconnaissable à Elsibery, il lui demanda néanmoins s'il était assez heureux pour être reconnu. Elsibery, dont le voile n'était pas entièrement baissé, tournant les yeux du côté d'Alamir, sans tourner la tête Je ne vous connais que trop; lui dit elle, mais je tremble pour le péril où vous êtes. Il n'y en a point où je m'expose, lui répondit-il, plutôt que de ne vous point voir. Ce n'était pas pour me voir, lui dit-elle; que vous vous étiez exposé dans la maison des bains et peut être n'est-ce pas encore pour moi que vous êtes ici. C'est pour vous seule, madame, répliqua-t-il, et vous me verrez tous les jours dans ce même hasard, si vous ne me donnez quelque moyen de vous parler. Je vais demain avec ma mère au palais du calife; reprit-elle, trouvez-vous-y avec le prince, mon voile sera levé parce que c'est la première fois que j'y entre. Elle se tut et ne voulut plus rien dire, de peur d'être entendue des femmes qui étaient proche d'elle. Alamir demeura bien embarrassé sur le rendez-vous qu'elle lui donnait. Il savait bien que la première fois que l'on mène les femmes de qualité au palais du calife, si le calife ou les princes leurs enfants entrent dans le lieu où elles sont, elles ne baissent point leur voile; et, hors cette première fois, on ne les y revoit jamais que voilées. Ainsi, Alamir était assuré de voir Elsibery; mais, pour la voir, il fallait se faire connaÃtre pour le prince de Tharse, et c'était à quoi il ne pouvait se résoudre. Le plaisir d'être aimé par le seul agrément de sa personne, le touchait si fort qu'il ne voulait pas s'en priver. C'était aussi une chose fâcheuse de perdre une occasion de voir Elsibery, et une occasion qu'elle lui donnait elle-même. Cette légère jalousie qu'elle lui avait témoignée de l'avoir trouvé dans la maison des bains, où il n'était pas pour elle, l'engageait encore à ne manquer à rien de ce qui la pouvait persuader d'un véritable attachement. Cet embarras le fit demeurer longtemps sans lui répondre; enfin il lui demanda s'il ne pourrait point lui écrire. Je n'oserais me fier à personne, lui dit-elle, mais gagnez, s'il vous est possible, un esclave qui s'appelle Zabelec. Alamir demeura satisfait de ces paroles. On sortit du temple, il alla changer d'habit et penser à ce qu'il devait faire le lendemain. Quelque difficulté qui lui parût à cacher sa qualité à Elsibery et quelque peine que cette entreprise lui donnât, parce qu'elle l'obligeait à fuir la personne du monde qu'il avait le plus d'envie de rencontrer, il résolut de l'exécuter, et il voulut voir s'il serait véritablement aimé sans le secours de sa naissance. Après avoir résolu de quelle manière il se devait conduire, il écrivit cette lettre à Elsibery Lettre d'Alamir à Elsibery. Si j'avais déjà mérité quelque chose auprès de vous ou si vous m'aviez donné quelque espérance, peut-être que je ne vous demanderais pas ce que je vais vous demander, quoiqu'il semblât que j'eusse plus de raison de le prétendre. Mais, madame, à peine me connaissez-vous, je n'oserais me flatter d'avoir fait quelque impression dans votre coeur, vous n'êtes engagée ni par vos sentiments, ni par vos paroles, et vous allez demain dans un lieu où vous verrez un prince qui n'a jamais vu de beau qu'il n'ait aimé. Que ne dois-je point craindre, madame, de cette entrevue? Je ne puis douter qu'Alamir ne vous aime et, quoiqu'il y ait peut-être du caprice à craindre autant que je le crains que vous ne voyiez ce prince, et qu'il ne soit assez heureux pour vous plaire, je ne puis m'empêcher de vous supplier de ne le voir pas. Pourquoi me refuserez-vous, madame? Ce n'est point une faveur que je vous demande, et je suis peut-être le seul homme du monde qui ait jamais souhaité une pareille chose. Je sais bien qu'elle vous doit paraÃtre bizarre; elle me le parait encore plus qu'à vous, mais ne refusez pas cette grâce à un homme qui vient d'exposer sa vie pour vous pouvoir dire seulement qu'il vous aime. Après avoir écrit cette lettre, il se déguisa, afin d'aller lui-même, avec des gens à qui il se fiait, tâcher d'apprendre qui était celui dont Elsibery lui avait parlé. Il fit tant de diligence autour de la maison du gouverneur de Lemnos, qu'enfin un vieil esclave, qu'il gagna, lui alla chercher Zabelec. Il vit de loin venir ce jeune esclave, il fut surpris de la beauté de sa taille et de la délicatesse de son visage. Alamir se cachait dans l'enfoncement d'un portique où il faisait assez obscur et ce jeune esclave, en s'approchant, regardait Alamir comme s'il eût été de sa connaissance. Enfin, lorsqu'il fut près de lui, ce prince, sans se faire voir, commença à lui parler d'Elsibery. L'esclave, entendant cette voix qu'il ne connaissait point, changea tout d'un coup de visage et, après avoir fait un grand soupir, il baissa les yeux et demeura sans parler, avec une tristesse si profonde, qu'Alamir ne put s'empêcher de lui en demander la cause. Je croyais connaÃtre celui qui me demandait, lui répondit-il, et je ne croyais pas que ce fût d'Elsibery dont on me voulût parler, mais achevez tout ce qui regarde Elsibery me touche sensiblement. Alamir fut surpris et embarrassé de la manière dont cet esclave lui parlait. Il acheva néanmoins ce qu'il avait commencé et lui donna une lettre, ne se faisant connaÃtre que sous le nom de Sélémin. La tristesse et la beauté de cet esclave firent imaginer à ce prince que c'était quelque amant d'Elsibery qui s'était déguisé pour être auprès d'elle. Le trouble qu'il lui avait vu lorsqu'il lui avait parlé de lui donner des lettres, ne l'en laissait pas douter, mais il pensait aussi que, si Elsibery eût connu cet esclave pour son amant, elle ne l'aurait pas choisi pour lui donner des lettres d'un rival; enfin cette aventure l'embarrassait et, de quelque manière qu'elle pût être, l'esclave lui paraissait trop aimable et d'un air trop au dessus de sa condition pour le souffrir sans peine auprès d'Elsibery. Il attendit le lendemain avec diverses sortes d'inquiétude, il alla de bonne heure chez la princesse sa mère. Jamais amant n'a eu tant d'impatience de voir sa maÃtresse, qu'Alamir avait de désir de ne pas voir la sienne, et jamais un amant n'a eu tant de raisons de souhaiter de ne pas la voir. Il pensait que, si Elsibery ne venait point au palais, c'était lui accorder la grâce qu'il lui avait demandée, que c'était aussi une marque qu'elle avait reçu la lettre qu'il avait mise entre les mains de Zabelec et que, si cet esclave la lui avait rendue, il fallait qu'il ne fût pas son rival. Enfin, en ne voyant point arriver Elsibery avec sa mère; il apprenait qu'il avait un commerce établi avec elle, qu'il n'avait point de rival et qu'il pouvait espérer d'être aimé. Il était occupé de ces pensées, lorsqu'on le vint avertir que la mère d'Elsibery arrivait, et il eut le plaisir de voir qu'elle n'était pas suivie de sa fille. Jamais transport n'a été pareil au sien. Il se retira, ne voulant pas même que son visage fût connu de la mère de sa maÃtresse et s'en alla attendre chez lui l'heure qu'il avait prise pour parler à Zabelec. Le bel esclave revint le trouver, avec autant de tristesse sur le visage qu'il en avait le jour précédent, et lui apporta la réponse d'Elsibery. Ce prince fut charmé de cette lettre, il y trouva de la modestie mêlée avec beaucoup d'inclination. Elle l'assurait qu'elle aurait pour lui la complaisance de ne point voir le prince de Tharse, et qu'elle n'aurait jamais de répugnance à lui accorder de pareilles grâces; elle le priait aussi de ne rien hasarder pour lui parler, parce que sa timidité naturelle et la manière dont elle était gardée rendraient inutile tout ce qu'il pourrait entreprendre. Alamir, quoique très satisfait de cette lettre, ne pouvait s'accoutumer à la beauté et à la tristesse de l'esclave; il lui fit plusieurs questions sur les moyens dont il pourrait se servir pour voir Elsibery, mais l'esclave n'y répondit qu'avec beaucoup de froideur. Ce procédé augmenta les soupçons du prince et, comme il se trouvait plus touché de la beauté d'Elsibery qu'il ne l'avait jamais été d'aucune autre, il craignait d'entrer dans le même état où il avait mis toutes celles qu'il avait aimées et de s'engager avec une personne qui aurait d'autres attachements. Cependant il lui écrivait tous les jours; il l'obligeait à lui apprendre les lieux où elle allait, et son amour lui donnait autant de soin de la fuir dans les lieux publics où elle le pouvait connaÃtre pour le prince, qu'il avait d'application à chercher les moyens de la voir en particulier. Il considéra si bien tous les environs de la maison où elle logeait, qu'il remarqua que le haut, qui était couvert en terrasse, avait une espèce de balcon avancé sur une petite rue si étroite que l'on pouvait se parler de la maison qui était de l'autre côté. Il trouva bientôt le moyen de se rendre maÃtre de cette maison; il écrivit à Elsibery qu'il la conjurait de venir la nuit sur sa terrasse et qu'il pourrait l'y entretenir elle y vint. Alamir pouvait facilement lui parler sans être entendu, et l'obscurité n'était pas si grande, qu'il n'eût le plaisir de distinguer cette beauté dont il était si touché. Ils entrèrent dans une longue conversation sur les sentiments qu'ils avaient l'un pour l'autre. Elsibery voulut être éclaircie de l'aventure qui l'avait conduit dans la maison des bains. Il lui avoua la vérité et lui conta tout ce qui s'était passé entre Zoromade et lui. Les jeunes personnes sont trop touchées de ces sortes de sacrifices pour en craindre les conséquences pour elles-mêmes. Elsibery avait une inclination violente pour Alamir, elle s'engagea entièrement dans cette conversation, et ils résolurent de se revoir dans le même lieu. Comme il était près de se retirer, il tourna la tête par hasard et fut bien surpris de voir dans un coin de la terrasse ce bel esclave qui lui avait déjà donné tant d'inquiétude. Il ne put cacher son chagrin et, prenant la parole - Si je vous ai témoigné de la jalousie, dit-il à Elsibery, la première fois que je vous ai écrit, oserai-je, madame, vous en témoigner encore la première fois que je vous parle? Je sais que les personnes de votre qualité ont toujours des esclaves auprès d'elles, mais il me semble qu'ils ne sont point de l'âge et de l'air de celui que je vois auprès de vous; j'avoue que ce que je connais de la personne et de l'esprit de Zabelec me le rend aussi redoutable que me le pourrait être le prince de Tharse. Elsibery sourit de ce discours et, appelant le bel esclave - Venez, Zabelec, lui dit-elle, venez guérir Sélémin de la jalousie que vous lui donnez; je ne l'oserais faire sans votre consentement. - Je voudrais, madame, lui répondit Zabelec, que vous eussiez la force de lui laisser de la jalousie. Ce n'est pas par mon intérêt que je le souhaite, c'est par le vôtre et par la crainte des malheurs où je vois bien que vous vous plongez. Mais, seigneur, continua l'esclave en s'adressant au prince qu'elle ne connaissait que par Sélémin, il n'est pas juste de vous laisser soupçonner la vertu d'Elsibery. Je suis une malheureuse que le hasard a mise à son service; je suis chrétienne, grecque, et d'une naissance fort au dessus de la condition où vous me voyez. Quelque beauté, dont il ne paraÃt peut-être plus de marques, m'avait attiré plusieurs amants pendant ma première jeunesse; je trouvai en eux si peu de fidélité et tant de trahisons, que je ne les regardai qu'avec mépris. Un, plus infidèle que les autres, mais qui savait mieux se déguiser, se fit aimer de moi. Je rompis à cause de lui un mariage très considérable pour ma fortune. Mes parents nous persécutèrent, il fut obligé de se retirer, il m'épousa. Je me déguisai en homme, et je le suivis. Nous nous embarquâmes; il se trouva dans notre vaisseau une personne assez aimable que quelque aventure extraordinaire obligeait, aussi bien que moi, à passer en Asie. Mon mari en devint amoureux. Nous fûmes attaqués et pris par les Arabes, ils partagèrent les esclaves, on donna le choix à mon mari et à un de ses parents d'être du nombre des esclaves qui appartenaient au lieutenant du navire où de ceux qui appartenaient au capitaine. Le sort m'avait donnée à ce dernier, et, par une ingratitude sans exemple, je vis mon mari choisir d'aller avec le lieutenant pour suivre cette personne qu'il aimait. Ma présence, mes larmes, ni ce que j'avais fait pour lui, et l'état où il me laissait, ne le purent toucher. Jugez de ma douleur! On me conduisit ici, ma bonne fortune me donna au père d'Elsibery. Quoi que j'aie vu de l'infidélité de mon mari, je ne saurais perdre entièrement l'espérance de son retour et ce fut ce qui causa les changements que vous remarquâtes à mon visage le premier jour que j'allai parler à vous. J'avais espéré que c'était lui qui me demandait, et, quelque mal fondé que fût cet espoir, je ne pus le perdre sans douleur. Je ne m'oppose point à l'inclination qu'Elsibery a pour vous, je sais; par une cruelle expérience, combien il est inutile de s'opposer à ces sortes de sentiments, mais je la plains, et je prévois les vives douleurs que vous lui causerez. Elle n'a jamais eu de passion, elle va avoir pour vous un attachement sincère et véritable qu'aucun homme qui a déjà aimé ne peut mériter. Quand elle eut cessé de parler, Elsibery dit à Alamir que son père et sa mère connaissaient sa qualité, son sexe et son mérite, mais que des raisons qu'elle avait de demeurer inconnue faisaient qu'on la traitait en apparence comme un esclave. Ce prince demeura surpris de l'esprit et de la vertu de Zabelec, et il eut beaucoup de joie de connaÃtre combien la jalousie qu'il en avait eue avait été mal fondée. Il trouva dans la suite tant de charmes et tant de sincérité dans les sentiments d'Elsibery, qu'il était persuadé qu'il n'avait jamais été aimé que par elle. Elle l'aimait sans autre dessein que de l'aimer, et sans penser quelle fin aurait sa passion; elle ne s'informait ni de sa fortune ni de ses intentions; elle hasardait toutes choses, pour le voir et faisait aveuglément tout ce qu'il pouvait souhaiter. Une autre personne aurait trouvé de la contrainte dans la conduite qu'il désirait d'elle, car, comme il voulait toujours quelle le crût Sélémin, il était forcé de l'empêcher de se trouver à de certaines fêtes publiques où il était obligé de paraÃtre pour le prince, mais elle ne trouvait rien de difficile pour lui plaire. Alamir se trouva heureux pendant quelque temps d'être aimé pour l'amour de lui-même, mais enfin il lui vint dans l'esprit qu'encore qu'Elsibery l'eût aimé sans savoir qu'il était le prince de Tharse, peut être ne laisserait-elle pas de l'abandonner pour un homme qui aurait cette qualité. Il résolut de mettre son coeur à cette épreuve, de lui faire passer le véritable Sélémin pour le prince de Tharse, de faire en sorte qu'il lui témoignât de l'amour, et de voir de ses propres yeux de quelle manière elle le traiterait. Il apprit son intention à Sélémin, et ils trouvèrent ensemble les moyens de l'exécuter. Alamir fit une course de chevaux et dit à Elsibery que, pour lui donner quelque part de ce divertissement, il obligerait le prince à passer avec toute sa troupe devant ses fenêtres, qu'ils auraient les mêmes habits, qu'il marcherait à côté de lui et que, bien qu'il eût toujours appréhendé qu'elle ne vÃt Alamir, il se croyait trop assuré de son coeur pour craindre que ce prince n'attirât ses regards, surtout dans un lieu où il serait assez proche pour les partager. Elsibery demeura persuadée que celui qu'elle verrait auprès de son amant serait le prince de Tharse, et, le lendemain, voyant le véritable Sélémin auprès d'Alamir, elle ne douta point que ce ne fût ce prince; elle trouva même que son amant avait tort de lui avoir dépeint Alamir comme un homme si redoutable, et il lui parut qu'il n'était pas si agréable que celui qu'elle croyait son favori. Elle n'oublia pas de dire à Alamir le jugement qu'elle avait fait, mais ce n'était pas assez pour le satisfaire, il voulut, encore éprouver si ce faux prince ne lui plairait point, lorsqu'il lui paraÃt amoureux d'elle et qu'il lui proposerait de l'épouser. A une de ces fêtes des Arabes, où le prince n'était point obligé de paraÃtre en public, il dit à Elsibery qu'il se déguiserait pour se trouver auprès d'elle. Il se déguisa, en effet, et mena Sélémin avec lui. Ils se mirent proche d'Elsibery et Sélémin l'appela deux ou trois fois. Comme elle avait Alamir dans l'esprit, elle ne douta point que ce ne fût lui et, prenant m temps où personne ne la regardait, elle leva son voile pour se faire voir et pour lui parler, mais elle fut bien surprise de trouver auprès d'elle celui qu'elle croyait le prince de Tharse. Sélémin témoigna être surpris et touché de sa beauté, il voulut lui parler, mais elle ne l'écouta point, et, troublé de cette aventure, elle se rapprocha de sa mère; en sorte que Sélémin ne pût l'aborder de tout le reste du jour. La nuit, Alamir vint lui parler sur la terrasse; elle lui conta ce qui lui était arrivé, avec une vérité si exacte et une si grande crainte qu'il ne la soupçonnât d'y avoir contribué, qu'il devait en être satisfait. Néanmoins il ne s'en contenta pas, il fit gagner le vieil esclave qu'il avait déjà trouvé sensible aux présents, pour donner une lettre à Elsibery de la part du prince. Lorsque cet esclave voulut la lui donner, elle la refusa et lui fit une sévère réprimande. Elle en rendit compte à Alamir, qui le savait déjà et qui jouissait du plaisir de sa tromperie. Pour achever ce qu'il avait résolu, il mena Sélémin sur la terrasse où il avait accoutumé de parler à Elsibery et se cacha en sorte qu'elle ne le pouvait voir, mais qu'il pouvait entendre toutes leurs paroles. La surprise d'Elsibery fut extrême, lorsqu'elle vit sur la terrasse celui qu'elle croyait le prince. Son premier mouvement fut de s'en aller, mais le soupçon que son amant la sacrifiait au prince; et l'envie de s'en éclaircir la retinrent pour quelques moments. Je ne vous dirai point, madame, lui dit Sélémin, si c'est par mon adresse ou du consentement de celui que vous croyiez trouver ici, que j'occupe la place qui lui était destinée; je ne vous dirai pas même s'il ignore les sentiments que j'ai pour vous; vous en jugerez par la vraisemblance et par le pouvoir que la qualité de prince me peut donner; je veux seulement vous apprendre que, d'une seule vue, vous avez fait en moi ce que de longs attachements n'avaient pu faire. Je n'ai jamais voulu m'engager, et je ne regarde présentement d'autre bonheur que celui de vous faire accepter la dignité où je me trouve. Vous êtes la seule à qui je l'aie offerte, et vous serez la seule à qui je l'offrirai. Songez plus d'une fois, madame, à me refuser, et pensez qu'en refusant le prince de Tharse, vous refusez la seule chose qui vous peut retirer de cette captivité éternelle où vous êtes destinée. Elsibery n'entendit plus tout ce que lui dit celui qu'elle croyait le prince. Sitôt qu'il lui eut donné lieu de croire que son amant la sacrifiait à son ambition et, sans répondre à ce qu'il lui venait de dire - Je ne sais, seigneur, lui dit-elle, par quelle aventure vous vous trouvez ici, mais, de quelque manière que ce puisse être, je ne dois pas avoir de plus longue conversation avec vous, et je vous supplie de trouver bon que je me retire. En disant ces paroles, elle quitta la terrasse avec Zabelec, qui l'avait suivie, et s'en alla dans sa chambre avec autant d'inquiétude qu'Alamir avait de joie et de tranquillité. Il voyait avec plaisir qu'elle méprisait les offres d'une si grande fortune dans le même moment qu'elle avait lieu de croire qu'il l'avait trompée; et il ne pouvait plus douter qu'elle ne fût à l'épreuve des sentiments d'ambition qu'il avait appréhendés. Le lendemain il essaya encore de lui faire donner une lettre de la part du prince, pour voir si le dépit ne l'aurait point fait changer, mais le vieil esclave qui la voulut donner fut aussi maltraité qu'il l'avait été la première fois. Elsibery avait passé la nuit avec une douleur incroyable; toutes les apparences étaient que son amant l'avait trahie; lui seul pouvait avoir appris leur intelligence et le lieu où ils se parlaient. Néanmoins la tendresse qu'elle avait pour lui, ne lui permettait pas de le condamner sans l'entendre. Elle le revit le jour suivant, et il sut si bien lui persuader qu'il avait été trahi par un de ses gens et que le calife, à la prière de son fils, l'avait retenu une partie de la nuit pour l'empêcher de venir sur la terrasse qu'il se justifia entièrement auprès d'Elsibery et lui persuada même qu'il avait un déplaisir sensible de la passion que le prince avait pour elle. La belle esclave n'était pas si aisée à persuader qu'Elsibery et son expérience de la tromperie des hommes ne lui permettaient pas d'ajouter foi aux paroles du faux Sélémin. Elle tâcha en vain de faire voir à Elsibery qu'il la trompait, mais, peu de temps après, le hasard lui donna lieu de l'en convaincre. Le véritable Sélémin n'était pas si occupé des galanteries du prince, qu'il n'en eût pour lui même. La personne qu'il aimait alors avait pour confidente une jeune esclave qui était touchée d'une passion violente pour Zabelec, qu'elle prenait pour un homme. Elle lui conta l'amour de Sélémin et de sa maÃtresse et la manière dont ils se voyaient. Zabelec, qui ne connaissait Alamir que sous le nom de Sélémin se fit instruire par cette esclave de tout ce qui pouvait faire voir à Elsibery l'infidélité de son amant et alla le lui apprendre à l'heure même. On ne peut être plus sensiblement affligé que le fut cette belle personne, mais elle s'abandonna à son affliction sans s'emporter contre celui qui la causait. Zabelec fit tous ses efforts pour lui persuader de cesser entièrement de voir Alamir et de n'écouter plus ces justifications qui ne pouvaient être que de nouvelles tromperies. Elsibery eût bien voulu suivre ses conseils, mais elle n'en avait pas la force. Alamir vint le soir même sur la terrasse, et il fut bien étonné, lorsque Elsibery commença leur conversation par un torrent de larmes, et ensuite pu des reproches si tendres que ceux même qui ne l'auraient pas aimée en auraient été touchés. Il ne pouvait comprendre de quoi on pouvait l'accuser, ni par quel bizarre effet du hasard, n'ayant jamais été fidèle que pour Elsibery, elle fut quasi la seule qui l'eût accusé d'infidélité. Il se défendit avec toute la force que donne la vérité, mais, malgré la disposition qu'avait Elsibery à le croire innocent, elle ne pouvait ajouter de foi à ses paroles. Il la pressa de lui nommer celle qu'elle l'accusait d'aimer; elle le fit, et lui conta toutes les circonstances de leur commerce. Alamir fut bien surpris, lorsqu'il vit que c'était le nom de Sélémin qui le faisait paraÃtre coupable, et il fut bien embarrassé sur la manière dont il devait se justifier. Il ne put se déterminer sur l'heure, et il se contenta de faire de nouveaux serments de son innocence, sans entrer dans d'autres justifications. Son embarras, et des paroles si générales, ne laissèrent plus douter Elsibery de son infidélité. Cependant ce prince vint conter son malheur à Sélémin et chercher avec lui les moyens de faire paraÃtre son innocence. - Je romprais pour l'amour de vous, lui dit Sélémin, avec la personne que j'aime, si vous en pouviez tirer quelque avantage, mais quand je cesserais de la voir, Elsibery croirait toujours qu'au moins il y a eu un temps où vous lui avez été infidèle, et ainsi elle ne pourrait plus avoir de confiance en vos paroles. Si vous voulez la guérir entièrement de ses soupçons, je crois que vous lui devez avouer qui vous êtes et qui je suis. Elle vous a aimé sans que votre qualité ait contribué à sa passion, elle m'a cru le prince de Tharse et m'a méprisé pour l'amour de vous, il me semble que c'est tout ce que vous aviez à souhaiter. - Vous avez raison, mon cher Sélémin, s'écria le prince, mais je ne saurais me résoudre à apprendre ma naissance à Elsibery, je perdrai, en la lui apprenant, ce qui a fait le charme de mon amour. Je hasarderai le seul véritable plaisir que j'aie jamais eu, et je ne sais si je ne perdrai point la passion que j'ai pour elle. - Songez aussi, seigneur, répondit Sélémin, qu'en paraissant encore sous mon nom vous perdrez le coeur d'Elsibery, et qu'en le perdant vous perdrez, en effet, tous les plaisirs qu'une fausse imagination vous fait craindre de ne trouver plus. Sélémin parla avec tant de force à Alamir, qu'enfin il le fit résoudre à déclarer la vérité à Elsibery. Il le fit dès le même soir, et jamais personne n'a passé en un moment d'un état si déplorable à un état si heureux. Elle trouvait des marques d'une passion très sincère et très délicate dans tout ce qui lui avait paru des tromperies; elle avait le plaisir d'avoir persuadé son attachement à Alamir sans le connaÃtre pour le prince; enfin, elle était dans une joie que son coeur était à peine capable de contenir. Elle la laissa voir tout entière à Alamir, mais cette joie lui fut suspecte, il crut que le prince de Tharse y avait part, et qu'Elsibery était touchée du plaisir de l'avoir pour amant. Néanmoins il ne le lui témoigna pas et continua de la voir avec soin. Zabelec était surprise de s'être trompée en se défiant de la passion des hommes, et elle enviait le bonheur d'Elsibery d'en avoir trouvé un si fidèle. Elle n'eut pas longtemps sujet de l'envier. Il était impossible que des choses aussi extraordinaires que celles qu'Alamir avait faites pour Elsibery n'apportassent une nouvelle vivacité à la passion qu'elle avait pour lui. Ce prince s'en aperçut, ce redoublement d'amour lui parut une infidélité et lui causa le même chagrin que la diminution lui en aurait dû causer. Enfin, il se persuada si bien que le prince de Tharse était plus aimé qu'Alamir ne l'avait été sous le nom de Sélémin que sa passion commença à diminuer sans qu'il prÃt même de nouvel attachement. Il en avait déjà eu de tant de sortes, et celui qu'il venait d'avoir avait eu d'abord quelque chose de si piquant, qu'il se trouva insensible à tous les autres. Elsibery vit finir insensiblement l'amour et les soins qu'il avait pour elle, et, quoiqu'elle tâchât de se tromper elle-même, elle ne put douter de son malheur, lorsqu'elle apprit que le prince s'en allait voyager par toute la Grèce, et elle l'apprit avant qu'il lui en eût parlé. L'ennui qu'il trouvait à Tharse lui avait inspiré ce dessein et il l'exécuta, sans que les prières et les larmes d'Elsibery le pussent retenir. La belle esclave trouva alors que sa destinée n'était pas plus malheureuse que celle d'Elsibery, et Elsibery chercha toute sa consolation à se plaindre avec elle. Son mari fut tué; elle le sut en eut une vive douleur, malgré l'horrible infidélité qu'il lui avait faite. Comme sa mort faisait cesser les raisons qu'elle avait eues de se cacher, elle pria le père d'Elsibery de lui donner la liberté qu'il lui avait offerte tant de fois. Il la lui accorda et elle se résolut de s'en retourner passer le reste de sa vie dans son pays, éloignée du commerce de tous les hommes. Elle avait parlé plusieurs fois à Elsibery de la religion chrétienne, et cette belle personne, touchée de ce qu'elle lui en avait dit et de l'inconstance d'Alamir, dont elle n'espérait point de se consoler, se résolut de se faire chrétienne, de suivre Zabelec et d'aller vivre avec elle dans un profond oubli de tous les attachements de la terre. Elle partit sans en avertir ses parents que par une lettre qu'elle leur laissa. Alamir avait déjà commencé ses voyages, et ce ne fut que par une lettre de Sélémin qu'il apprit ce que je viens de vous dire d'Elsibery. En quelque lieu qu'elle soit, peut-être trouverait-elle de la consolation, si elle avait pu apprendre combien elle fut vengée de l'infidélité d'Alamir par la passion violente que lui donna la beauté de Zaïde. Il arriva en Chypre et aima cette princesse, comme je vous l'ai dit, après avoir balancé quelque temps entre elle et moi, mais il l'aima avec une passion si différente de toutes celles qu'il avait eues, qu'il ne se reconnaissait pas lui-même. Il avait toujours déclaré son amour aussitôt qu'il l'avait senti, il n'avait jamais appréhendé d'offenser celles à qui il le déclarait et à peine osait-il le laisser deviner à Zaïde. Il fut surpris de ce changement, mais lorsque, forcé par sa passion, il l'eut déclarée à Zaïde et qu'il trouva que l'indifférence quelle avait pour lui, ne faisait qu'augmenter l'amour qu'il avait pour elle, quand il vit qu'il était désespéré du traitement qu'il en recevait sans cesser d'en être amoureux et sans croire qu'il pût cesser de l'être, il sentit une douleur qui ne se peut représenter. - Quoi! disait-il à Mulziman, l'amour n'a jamais eu de pouvoir sur moi qu'autant que j'ai voulu lui en donner. Quand il m'aurait surmonté entièrement, il ne m'aurait donné que de la joie dans tous les lieux où j'ai aimé, et il fait que, par la seule personne du monde en qui j'aie trouvé de la résistance, il me domine avec un empire si absolu, qu'il ne me reste aucun pouvoir de me dégager. Je n'ai pu aimer toutes celles qui m'ont aimé; Zaïde me méprise et je l'adore. Est ce son admirable beauté qui produit un effet si extraordinaire? Ou serait-il possible que le seul moyen de m'attacher fût de ne m'aimer pas? Ah! Zaïde, ne me mettrez-vous jamais en état de connaÃtre que ce ne sont pas vos rigueurs qui m'attachent à vous? Mulziman ne savait que lui répondre, tant il était surpris de l'état où il le voyait. Il tâchait néanmoins de le consoler et d'adoucir ses inquiétudes. Depuis que le père de Zaïde était arrivé et qu'elle s'était si fortement déclarée sur la résolution de ne vouloir pas épouser ce prince, son désespoir était encore augmenté et le portait à chercher la mort avec joie. Voilà à peu près ce que j'appris de Mulziman, continua Félime, peut être ne vous l'ai-je raconté qu'avec trop de soin, mais pardonnez aux charmes que trouvent celles qui ont de la passion à parler des personnes qu'elles aiment, quoique ce soit même sur des sujets désagréables. Don Olmond témoigna à cette princesse que, bien loin qu'elle lui dût faire des excuses de la longueur de son récit, il lui devait des remerciements de l'avoir instruit des aventures d'Alamir. Il la conjura d'achever ce qu'elle avait commencé à lui dire, et elle reprit ainsi son discours Vous pouvez juger que ce que je sus des aventures et de l'humeur d'Alamir, ne me donna pas d'espérance, puisque j'appris que le seul moyen d'être aimée de lui était de ne l'aimer pas. Cependant je ne l'en aimai pas moins. Les dangers où il s'exposait tous les jours, me donnaient des inquiétudes mortelles; je croyais que tous les coups devaient tomber sur sa tête et qu'il n'y avait de péril que pour lui. J'étais si accablée, qu'il me semblait que mes maux ne pouvaient plus augmenter, mais la fortune m'exposa à une sorte de douleur plus cruelle que tout ce que j'avais encore senti. Quelques jours après que Mulziman m'eut raconté les aventures d'Alamir, j'en parlais avec Zaïde, et je faisais de si tristes réflexions sur la cruauté de ma destinée, que mon visage était tout baigné de mes larmes. Une des femmes de Zaïde passa dans le lieu où nous étions et laissa la porte ouverte, sans que je m'en aperçusse. Il faut avouer que je suis bien malheureuse, disais-je à Zaïde, de m'être attachée à un homme si indigne en toutes façons des sentiments que j'ai pour lui. Comme j'achevais ces paroles, j'entendis quelqu'un dans la chambre; je crus que c'était cette même femme qui venait de passer, mais à quel point fus-je surprise et troublée, quand je vis que c'était Alamir et qu'il était si près de moi que je ne pus douter qu'il n'eût entendu mes dernières paroles! Mon trouble et les larmes qui roulaient sur mon visage, m'ôtaient tous les moyens de lui cacher que ce que je venais de dire ne fût véritable. Les forces me manquèrent, je perdis la parole, je souhaitai la mort, enfin je me sentis dans le plus violent état où une personne se soit jamais trouvée. Pour achever la cruauté de mon aventure, la princesse Alasinthe arriva, suivie de plusieurs dames qui se mirent à parler avec Zaïde; en sorte que je demeurai seule avec Alamir. Ce prince me regarda avec un air qui témoignait de la crainte, d'augmenter l'embarras où il me voyait. J'ai bien du déplaisir, madame, me dit-il, d'être arrivé dans un temps où apparemment vous ne vouliez être entendue que de Zaïde, mais, madame, puisque le hasard en a disposé autrement, trouvez bon que je vous demande s'il est possible qu'un homme qui a été assez heureux pour ne vous pas déplaire, puisse vous obliger à dire qu'il est indigne en toutes façons de l'attachement que vous avez pour lui. Je sais bien qu'il n'y a point d'homme qui puisse être digne de la moindre de vos bontés, mais y en a-t-il quelqu'un qui puisse vous donner lieu de vous plaindre de ses sentiments? Ne soyez point fâchée, madame, que j'aie quelque part à votre confiance, vous ne m'en trouverez pas indigne, et, avec quelque soin que vous m'ayez caché ce que je viens d'apprendre, j'aurai néanmoins une extrême reconnaissance d'une chose que je ne devrai qu'au hasard. Alamir eût encore parlé longtemps, s'il eût attendu que j'eusse eu la force de l'interrompre. J'étais si hors de moi-même et si combattue de la crainte de lui faire connaÃtre, qu'il était celui, dont je me plaignais et de la douleur de le voir persuadé que j'en aimais un autre, qu'il m'était impossible de lui répondre. Vous croirez peut-être que, lui ayant caché avec tant de soin la passion que j'avais pour lui et le voyant si attaché à Zaïde, il me devait être indifférent qu'il s'imaginât que quelque autre eût pu me plaire, mais l'amour se fait déjà une si grande violence de se cacher à la personne qui l'a fait naÃtre, qu'il ne se peut faire encore la cruelle douleur de lui laisser croire qu'il ait été allumé par un autre. Alamir attribuait tout mon embarras au chagrin de le voir persuadé que j'avais quelque attachement. Je vois bien, madame, reprit-il, que vous souffrez avec peine que je sois votre confident, mais il y a de l'injustice au chagrin que vous en avez. Peut-on avoir plus de respect pour vous que j'en ai et plus d'intérêt à vous plaire? Vous avez un pouvoir absolu sur cette belle princesse de qui dépend ma destinée; apprenez-moi, madame, qui est celui dont vous vous plaignez, et, si j'ai autant de pouvoir sur lui que vous en avez sur celle que j'adore, vous verrez si je ne saurai pas lui faire connaÃtre son bonheur et le rendre digne de vos bontés. Les paroles d'Alamir augmentaient mon trouble et mon agitation, il me pressa encore de lui dire de qui je me plaignais, mais que toutes les raisons qui lui donnaient envie de le savoir me le faisaient paraÃtre indigne de l'apprendre! Enfin, Zaïde, qui jugea de l'embarras où j'étais, vint nous interrompre sans qu'il eût été en mon pouvoir de dire une seule parole à Alamir. Je m'en allai sans jeter les yeux sur lui, mon corps ne put soutenir l'agitation de mon esprit, je tombai malade dès la même nuit, et ma maladie fut très longue. Dans le nombre de gens de qualité qui demeuraient dans l'Ãle de Chypre, il était difficile que quelqu'un ne se fût attaché à moi et ne prÃt intérêt à la conservation de ma vie. J'apprenais les soins qu'ils avaient de savoir de mes nouvelles, je considérais le peu d'effet que leur amour avait produit et quand je pensais que, si Alamir avait connu mon attachement, il n'aurait pas fait plus d'impression sur lui qu'en faisait sur moi la passion de ceux qui m'aimaient, je me trouvais heureuse d'être assurée qu'il ignorait mes sentiments. Mais il faut pourtant avouer que c'était un bonheur qui n'était goûté que de ma raison et à quoi mon coeur ne prenait aucune part. Quand je commençai à me porter assez bien pour être vue, je retardai, autant que je pus, les occasions de voir Alamir, et, lorsque je le revis, je remarquai qu'il m'observait avec beaucoup de soin, afin d'apprendre par mes actions qui était celui dont je me plaignais. Plus je voyais qu'il m'observait, plus je maltraitais ceux qui s'étaient attachés à moi. Quoiqu'il y en eût plusieurs dont le mérite et la qualité ne me dussent point faire de honte, il n'y en avait aucun dont je ne trouvasse ma gloire blessée. Je ne pouvais supporter qu'il crût que j'aimais sans être aimée, et il me semblait que j'en paraissais moins digne de lui. Les troupes de l'empereur pressèrent si fort Famagouste, que tous les Arabes jugèrent qu'il fallait d'abandonner. Zuléma et Osmin résolurent de nous faire embarquer avec les princesses Alasinthe et Bélénie. Alamir prit aussi la résolution de quitter Chypre, et pour suivre Zaïde, et pour sortir d'un lieu où sa valeur ne pouvait plus être utile. Il avait conservé une extrême curiosité de savoir qui était celui dont il m'avait ouï parler, et, lorsque nous fûmes prêts à partir et qu'il vit que ma tristesse n'augmentait point Quoique vous abandonniez Chypre, me dit-il, sans qu'il paraisse en vous de nouvelles marques d'affliction, il n'est pas impossible; madame, que vous ne sentiez ce départ, faites-moi la grâce de m'apprendre qui est celui à qui vous prenez intérêt. Il n'y a point d'homme, de tous ceux qui sont ici, que je n'engage aisément à faire le voyage d'Afrique, et vous aurez le plaisir de le voir sans qu'il sache même que vous l'avez désiré. Je n'ai point voulu m'opiniâtrer, lui répondis-je, à vous ôter une opinion que vous avez prise sur des apparences assez vraisemblables, mais je vous assure néanmoins que ces apparences sont trompeuses. Je ne laisse personne à Famagouste à qui je prenne intérêt et ce n'est point par aucun changement qui soit arrivé dans mon coeur. Je vous entends, madame, repartit Alamir, celui qui a été assez heureux pour vous plaire, n'est point ici; je le cherchais inutilement parmi ceux qui vous adorent, et il était sans doute parti de Chypre devant que j'eusse l'honneur de vous voir. Ce n'est ni devant que vous m'eussiez vue, ni depuis que vous êtes ici, lui répliquai-je assez brusquement, que quelqu'un a été assez heureux pour me plaire, et je vous supplie de ne me parler plus d'une chose qui m'offense. Alamir, voyant bien que je lui avais répondu avec colère, ne m'en dit pas davantage et m'assura qu'il ne m'en parlerait jamais. Je fus bien aise d'avoir fini des conversations où j'étais toujours en hasard de laisser voir ce que je souhaitais si ardemment de cacher. Enfin, nous nous embarquâmes, et notre navigation fut d'abord si heureuse, que nous ne devions pas croire qu'elle finÃt par un naufrage aussi malheureux que celui que nous fÃmes aux côtes d'Espagne, comme je vous le dirai bientôt. Félime allait continuer son récit, lorsqu'on la vint avertir que sa mère se trouvait plus mal que de coutume. Quoique j'eusse encore beaucoup de choses à vous apprendre, dit-elle à don Olmond en le quittant, je vous en ai assez appris pour vous faire juger que ma vie est attachée à celle d'Alamir et pour vous engager à me tenir la parole que vous m'avez donnée. Je vous la tiendrai exactement, madame, lui répondit il, mais je vous supplie de vous souvenir aussi que vous devez m'instruire du reste de vos aventures. Le lendemain il alla trouver le roi. Sitôt que ce prince le vit, il voulut satisfaire l'impatience et l'inquiétude qui paraissaient sur le visage de Consalve, et, les emmenant tous deux dans son cabinet, il ordonna à don Olmond de lui dire S'il avait vu Félime, et si elle lui avait appris quel intérêt elle prenait à la conservation d'Alamir. Don Olmond, sans faire paraÃtre qu'il pénétrât dans les raisons qui donnaient au roi tant de curiosité pour les aventures de ce prince, fit un récit exact de tout ce qu'il avait su par Félime de sa passion pour Alamir, de celle d'Alamir pour Zaïde et de tout ce qui leur était arrivé jusques à leur départ de Chypre. Lorsqu'il eut achevé, il jugea bien que la conversation n'était pas aussi libre entre le roi et Consalve que s'il n'eût pas été présent, et, pour les laisser en liberté, il feignit d'être obligé de s'en retourner à Oropèze. Sitôt qu'il fut parti, le roi, regardant son favori avec un air qui témoignait les sentiments qu'il avait pour lui Croyez-vous encore, lui dit-il, qu'Alamir soit aimé de Zaïde? Croyez-vous que ce soit elle qui ait fait écrire Félime? Et ne voyez-vous pas combien vos craintes ont été mal fondées? Non, seigneur, reprit tristement Consalve, tout ce que don Olmond vient de raconter, ne me persuade pas encore que je n'aie point de sujet de craindre. Zaïde n'a peut-être pas d'abord aimé Alamir, ou elle l'a caché à Félime, voyant l'amour qu'elle avait pour ce prince. Mais qui pleurait Zaïde, lorsqu'elle fit naufrage aux côtes d'Espagne, si ce n'était Alamir, qu'elle croyait mort? A qui puis-je ressembler, si ce n'est à ce prince? Félime n'a parlé que de lui dans son récit. Zaïde l'a trompée, seigneur, ou Zaïde ne lui a avoué les sentiments qu'elle avait pour lui que depuis qu'elle a été chez Alphonse. Tout ce que j'ai appris, ne détruit point les opinions que j'ai eues, et je crains bien que ce qui me reste encore à apprendre ne les confirme plutôt que de les détruire. Il était si tard, lorsque Consalve quitta le roi, qu'il ne devait penser qu'à chercher du repos, mais son inquiétude ne lui permit pas d'en trouver. Le récit de Félime augmentait sa curiosité, et le laissait encore dans cette cruelle incertitude où il était depuis si longtemps. Sur le matin, un officier de l'armée, qui revenait d'Oropèze, lui apporta un billet de don Olmond; il l'ouvrit et y trouva ces mots Lettre de don Olmond à Consalve Félime m'a tenu sa parole et m'a conté le reste de ses aventures. Le seul amour qu'elle a pour Alamir a causé les soins qu'elle a eus de sa vie. Zaïde n'y prend point d'intérêt, et, si quelqu'un en prenait à Zaïde, ce n'est pas d'Alamir qu'il devrait être jaloux. Ce billet jeta Consalve dans un nouvel embarras et lui fit penser qu'il s'était trompé seulement lorsqu'il avait cru qu'Alamir était aimé, mais qu'il ne s'était pas trompé lorsqu'il avait cru que Zaïde avait quelque passion. La lettre qu'il lui avait vu écrire chez Alphonse, ce qu'il lui avait ouï dire à Tortose d'une première inclination, et le billet qu'il venait de recevoir de don Olmond, ne lui permettaient pas d'en douter. Il lui parut qu'il devait être également malheureux, puisque le coeur de Zaïde avait été touché. Néanmoins, par une sentiment dont il ne pouvait démêler la cause, il sentit quelque soulagement en apprenant que ce n'était pas par le prince de Tharse. Cependant les Maures firent des propositions pour la paix, et elles étaient si avantageuses qu'il semblait difficile, de les refuser. On nomma des députés de part et d'autre pour en régler les articles, et on accorda une nouvelle trêve. Consalve avait part à tous les conseils, mais quelque occupé qu'il pût être par l'importance des affaires dont le roi lui laissait le soin; il l'était encore davantage par l'impatience de savoir qui était ce rival dont il n'avait jamais ouï parler. Il attendait don Olmond avec une inquiétude qui ne lui laissait point de repos, et enfin il supplia le roi de le faire venir au camp ou de permettre qu'il l'allât trouver à Oropèze. Don Garcie, qui avait de la curiosité pour la suite des aventure de Zaïde, voulut être présent au récit qu'en ferait don Olmond, et il lui envoya commander de venir à l'heure même. Lorsque Consalve le vit arriver et qu'il le regarda comme un homme qui allait lui apprendre les véritables sentiments de Zaïde, il fut quasi prêt à l'empêcher de parler, tant il craignait la certitude de son malheur, bien qu'il souhaitât d'en être éclairci. Don Olmond, avec la même discrétion qu'il avait déjà eue, et sans faire voir à Consalve qu'il remarquait son embarras, raconta ainsi ce qu'il avait appris de Félime, dans leur dernière conversation, après que le roi lui en eut fait le commandement. Suite de l'histoire de Félime et de Zaïde Le prince Zuléma et Osmin avaient quitté Chypre dans le dessein de s'en aller en Afrique et de débarquer à Tunis. Alamir les avait suivis, et leur navigation avait été assez heureuse, lorsqu'un vent impétueux les repoussa vers Alexandrie. Comme Zuléma s'en vit proche, il voulut y aborder pour voir Albumazar, ce grand astrologue si célèbre dans toute l'Afrique, qu'il connaissait depuis longtemps. Les princesses, qui n'étaient pas accoutumées à la fatigue de la mer, furent bien aises de descendre à terre et de se reposer. Le vent demeura si contraire qu'ils ne purent sitôt se remettre à la voile. Un jour que Zuléma montrait à Albumazar plusieurs choses rares qu'il avait rapportées de ses voyages, Zaïde vit dans une cassette le portrait d'un jeune homme d'une beauté extraordinaire et d'une physionomie très agréable. L'habillement, qui était pareil à celui des princes arabes, lui fit imaginer que ce portrait était celui d'un des fils du calife. Elle demanda à son père si elle ne se trompait pas, il lui répondit qu'il ne savait point pour qui ce portrait avait été fait, qu'il l'avait acheté de quelques soldats et qu'il le conservait pour sa beauté. Zaïde parut surprise de l'agrément de cette peinture. Albumazar remarqua l'attention qu'elle avait à la regarder il lui en fit la guerre, et il lui dit qu'il voyait bien qu'un homme qui ressemblerait à ce portrait pourrait espérer de lui plaire. Comme les Grecs ont une grande opinion de l'astrologie et que les jeunes personnes ont une grande curiosité de l'avenir, Zaïde pria plusieurs fois ce fameux astrologue de lui dire quelque chose de sa destinée, mais il s'en défendait toujours; il passait avec Zuléma le peu de temps qu'il dérobait à l'étude et semblait éviter de faire paraÃtre son savoir extraordinaire. Enfin, un jour qu'elle le trouva dans la chambre de son père, elle le pressa plus fortement qu'elle n'avait encore fait de consulter les astres sur sa fortune. Il n'est pas nécessaire que je les consulte, lui dit-il en souriant, pour vous assurer, madame, que vous êtes destinée à celui dont Zuléma vous a fait voir le portrait. Peu de princes dans l'Afrique peuvent s'égaler à lui. Vous serez heureuse si vous l'épousez, prenez garde de laisser engager votre coeur à quelque autre. Zaïde ne reçut les paroles d'Albumazar que comme un reproche de l'attention qu'elle avait eue à regarder ce portrait, mais Zuléma lui dit, avec toute l'autorité d'un père, qu'elle ne devait point douter de la vérité de cette prédiction, qu'il n'en doutait pas lui-même et que, de son consentement, elle n'épouserait jamais que celui pour qui cette peinture avait été faite. Zaïde et Félime avaient peine à croire que Zuléma parlât selon ses véritables sentiments, mais elles n'en doutèrent pas, lorsqu'il dit à la princesse sa fille qu'il ne pensait plus à lui faire épouser le prince de Tharse. Félime ne sentit pas une médiocre joie de savoir que Zaïde n'était pas destinée pour Alamir; elle s'imagina un plaisir sensible à l'apprendre à ce prince et elle se flatta de l'espérance qu'il reviendrait à elle, s'il n'espérait plus que Zaïde pût être à lui. Elle pria cette belle personne de lui permettre de dire à Alamir la prédiction d'Albumazar et les sentiments de Zuléma. Cette permission n'était pas difficile obtenir, Zaïde consentait sans peine à tout ce qui pouvait guérir le prince de Tharse de la passion qu'il avait pour elle. Félime chercha les occasions de parler à ce prince et, sans faire paraÃtre de joie de ce qu'elle avait à lui dire, elle lui conseilla de se détacher de Zaïde, puisqu'elle était destinée pour un autre, et que Zuléma ne lui était plus favorable. Elle lui apprit ensuite ce qui avait fait changer les sentiments de ce prince et lui montra ce portrait qui devait décider de la fortune de Zaïde. Alamir parut accablé des paroles de Félime et, surpris de la beauté du portrait qu'on lui faisait voir, il demeura longtemps sans parler; enfin, levant les yeux avec un air où sa douleur était peinte je le crois, madame, lui dit-il, celui que je vois est destiné pour Zaïde, il est digne d'elle par sa beauté, mais il ne la possédera jamais et je lui ôterai la vie avant qu'il puisse prétendre à m'enlever Zaïde. Mais si vous entreprenez, lui répondit Félime, d'attaquer tous les hommes, qui pourraient ressembler à ce Portrait, vous en attaqueriez peut-être un grand nombre sans trouver celui pour qui il a été fait. Je ne suis pas assez heureux, repartit Alamir, pour être au hasard de me méprendre. Il y a une beauté si grande, et si particulière dans ce portrait, que peu de gens lui peuvent ressembler. Mais, madame, ajouta-t-il, cette physionomie agréable peut cacher un esprit si. fâcheux et des moeurs si opposées à celles qui doivent plaire à Zaïde, que, quelque beauté qu'ait ce prétendu rival, peut être ne sera-t-il pas aimé d'elle, et, quelque favorables que lui puissent être et la fortune de Zuléma, s'il ne touche point l'inclination de Zaïde, je ne me trouverai pas entièrement malheureux. Je serai moins désespéré de la voir possédée par un homme qu'elle n'aimera pas, que de lui en voir aimer un autre à qui elle ne pourrait jamais être. Cependant, madame, continua-t-il, quoique ce portrait ait fait une impression dans mon esprit qui se peut difficilement effacer, je vous conjure de me le laisser quelque temps, afin que je le considère avec loisir, et que l'idée s'en imprime plus fortement dans ma mémoire. Félime était si troublée de voir que ce qu'elle venait de dire n'avait pu diminuer les espérances d'Alamir, qu'elle lui laissa emporter ce portrait, et ce prince le lui rendit quelques jours après, malgré l'envie qu'il eût eue de l'ôter pour jamais des yeux de Zaïde. Après quelque séjour dans Alexandrie, le vent leur permit d'en partir. Alamir reçut des nouvelles de son père qui l'obligèrent de quitter Zaïde pour retourner à Tharse, mais, comme il ne s'y croyait nécessaire que pour peu de jours, il dit à Zuméla qu'il serait quasi dans le même temps que lui à Tunis. Félime fut aussi affligée de leur séparation que si elle eût été aimée de lui. Elle était accoutumée à toutes les douleurs que l'amour peut donner, mais elle n'avait point eu celle de l'absence et elle la sentit si vivement qu'elle connut bien que le seul plaisir de voir celui qu'elle aimait, lui avait donné la force de supporter le malheur de n'en pas être aimée. Alamir s'en alla à Tharse; et Zuléma et Osmin, sur de différents vaisseaux, prirent la route de Tunis. Zaïde et Félime ne voulurent pas se quitter et demeurèrent ensemble dans le vaisseau de Zuléma. Après quelques jours de navigation, il survint une tempête épouvantable; tous les vaisseaux furent séparés; celui où était Zaïde perdit son grand mât, et Zuléma jugea q 'il n'y avait plus d espérance. Comme il connut qu'ils étaient assez proche de terre, il se résolut de se jeter dans la chaloupe. Il y fit descendre sa femme, sa fille et Félime, et prit, avec lui ce qu'il avait de plus précieux, mais, comme il y voulait entrer aussi, un coup de vent rompit la corde qui la tenait attachée au vaisseau et la chaloupe vint se briser contre le rivage. Zaïde fut jetée sur la côte de Catalogne à demi morte, et Félime, qui s'était soutenue sur une planche, fut poussée sur la même côte, après avoir vu périr la princesse Alasinthe. Lorsque Zaïde revint de l'état où elle était, elle fut bien étonnée de se voir parmi des personnes qu'elle ne connaissait point et dont elle n'entendait pas la langue. Deux Espagnols, qui demeuraient sur le bord de la mer, l'avaient trouvée évanouie et l'avaient fait porter chez eux. Des pêcheurs y amenèrent Félime. Zaïde eut beaucoup de joie de la revoir, mais elle fut très affligée d'apprendre par elle la mort de la princesse sa mère. Après avoir donné beaucoup de larmes à cette perte, elle pensa à sortir du lieu où elle était et fit entendre qu'elle désirait d'aller à Tunis, où elle espérait de trouver Osmin et Bélénie. En regardant le plus jeune de ces Espagnols, qui s'appelait Théodoric, elle s'aperçut qu'il ressemblait à ce portrait qu'elle avait trouvé si agréable. Cette ressemblance la surprit et le lui fit regarder avec plus d'attention. Elle alla chercher le long du rivage pour voir si elle ne trouverait point une cassette où était ce portrait, et qu'elle croyait avoir vu mettre dans la chaloupe lorsqu'elles avaient fait naufrage. Sa peine fut inutile; elle sentit un chagrin extraordinaire de ne pouvoir trouver ce qu'elle cherchait. Il lui parut, pendant quelques jours, que Théodoric avait de la passion pour elle; quoiqu'elle n'en pût juger par ses paroles, il y avait un air dans ses actions qui le lui faisait soupçonner, et ses soupçons ne lui étaient pas désagréables. Quelque temps après, elle crut s'être trompée; elle le vit triste, sans qu'elle lui donnât sujet de l'être; elle vit qu'il la quittait souvent pour aller rêver; enfin elle s'imagina qu'il avait quelque autre passion qui le rendait malheureux. Cette pensée lui donna un trouble et un chagrin qui la surprirent et qui la rendirent aussi mélancolique que Théodoric le lui paraissait. Quoique Félime fût assez occupée de ses propres pensées, elle connaissait trop bien l'amour pour ne se pas apercevoir de celui que Théodoric avait pour Zaïde et de l'inclination que Zaïde avait pour Théodoric. Elle lui en parla plusieurs fois, et, quelque répugnance qu'eût cette belle princesse à se l'avouer à elle-même, elle ne put s'empêcher de l'avouer à Félime. - Il est vrai, lui dit elle, j'ai des sentiments pour Théodoric dont je ne suis pas la maÃtresse; mais, Félime, n'est-ce point de lui dont Albumazar m'a voulu parler? Et ce portrait que nous avons vu ne serait-il point fait pour lui? - Il n'y pas d'apparence, répondit Félime, la fortune et la patrie de Théodoric n'ont rien qui se puisse rapporter aux paroles d'Albumazar. Considérez, madame, que, n'ayant jamais cru à cette prédiction, vous commencez à y croire par vous imaginer que Théodoric peut être celui qui vous est destiné, et jugez par là quels sont les sentiments que vous avez pour lui. - Jusques ici, répliqua Zaïde, je n'avais point pris les paroles d'Albumazar pour une véritable prédiction, mais je vous avoue que, depuis que j'ai vu Théodoric, elles ont commencé à me faire de l'impression dans l'esprit. Il m'a paru extraordinaire d'avoir trouvé un homme qui ressemble à ce portrait et d'avoir senti de l'inclination pour lui. Je suis surprise quand je pense qu'Albumazar m'a défendu de laisser engager mon coeur, il me semble qu'il prévoyait les sentiments que j'ai pour Théodoric, et sa personne me plaÃt d'une telle sorte que, si je suis destinée à un homme qui lui ressemble, ce qui devrait faire mon bonheur va faire le malheur de ma vie. Mon inclination se trompe à cette ressemblance; elle me porte à celui à qui je ne dois pas être et me prévient peut-être d'une telle sorte que je ne pourrai plus aimer celui qu'il faudra que j'aime. Il n'y a point de remède, continua-t-elle, pour éviter tous ces malheurs, que d'abandonner un lieu où je cours tant de périls et où même la bienséance ne nous permet pas de demeurer. - Il ne dépend pas de nous d'en sortir, reprit Félime, nous sommes dans un pays qui nous est inconnu et où notre langue n'est pas seulement entendue. Il faut que nous attendions les vais seaux, mais souvenez vous que, quelque soin que vous apportiez à quitter Théodoric, vous n'effacerez pas aisément l'impression qu'il a faite en votre coeur. Je vois en vous les mêmes choses que j'ai senties lorsque j'ai commencé à aimer Alamir et plût au ciel que j'eusse en lui les mêmes choses que vous voyez en Théodoric! - Vous vous trompez, dit Zaïde, lorsque vous croyez qu'il a de l'inclination pour moi, il en a sans doute pour quelque autre, et la tristesse que je lui vois vient d'une passion dont je ne suis pas la cause. J'ai au moins la consolation, dans mon malheur, que l'impossibilité de lui parler m'empêche d'avoir la faiblesse de lui dire que je l'aime. Peu de temps après cette conversation, Zaïde vit de loin Théodoric qui regardait avec attention quelque chose qu'il tenait entre ses mains. La jalousie lui fit imaginer que c'était un portrait; elle résolut de s'en éclaircir et s'approcha de lui le plus doucement qu'il lui fut possible. Ce ne put être avec si peu de bruit qu'il ne l'entendÃt. Il se tourna et cacha ce qu'il tenait, en sorte qu'elle vit seulement briller des pierreries. Elle ne douta plus que ce ne fût une boÃte de portrait; quoiqu'elle l'eût déjà soupçonné, la certitude qu'elle en crut avoir, lui donna tant de douleur qu'elle ne put cacher sa tristesse, ni regarder Théodoric, et elle demeura pénétrée de douleur de sentir une inclination si vive pour un homme qui soupirait pour un[e] autre. Le hasard voulut que Théodoric laissât tomber ce qu'il avait caché, elle vit que c'était me attache de diamants, qui tenait à un bracelet de ses cheveux qu'elle avait perdu quelques jours auparavant. La joie quelle eut de s'être trompée ne lui permit pas de témoigner de la colère, elle prit son bracelet et rendit les pierreries à Théodoric, qui les jeta dans la mer à l'heure même, pour lui faire entendre qu'il les méprisait lorsqu'[elles] étaient séparées de ses cheveux. Cette action persuada à Zaïde l'amour et la magnificence de cet Espagnol et ne fit pas un médiocre effet dans son coeur. Ensuite il lui fit entendre, par le moyen d'un tableau où il avait fait représenter une belle personne qui pleurait un homme mort, qu'il était persuadé que les rigueurs qu'elle avait pour lui, venaient de l'attachement qu'elle avait pour cet homme qu'elle regrettait. Ce fut une douleur sensible à Zaïde de voir que Théodoric croyait qu'elle en aimât un autre, elle ne doutait quasi plus de son amour, et elle l'aimait avec une tendresse qu'elle n'essayait plus de surmonter. Le temps qu'elle devait partir, s'approchait et, ne pouvant se résoudre à le quitter qu'il ne sût au moins qu'elle l'avait aimé; elle dit à Félime qu'elle était résolue de lui écrire tous ses sentiments et de ne lui donner ce qu'elle aurait écrit que dans le moment qu'elle s'embarquerait. Je ne veux lui apprendre, ajouta t elle, l'inclination que j'ai eue pour lui que dans un temps où je serai assurée de ne le voir jamais. Ce me sera une consolation qu'il sache que je ne pensais qu'à lui lorsqu'il croyait que je n'étais occupée que du souvenir d'un autre. Je trouverai une douceur infinie à lui expliquer toutes mes actions et à m'abandonner à lui dire combien je l'ai aimé. J'aurai cette douceur, sans manquer à mon devoir. Il ne sait qui je suis, il ne me verra jamais, et, qu'importe qu'il sache qu'il a touché le coeur de cette étrangère qu'il a sauvée du naufrage? - Vous avez oublié, lui dit Félime, que Théodoric n'entend pas votre langue, en sorte que ce que vous lui écrirez lui sera inutile. - Ah! madame, reprit Zaïde, s'il a de la passion pour moi, il trouvera à la fin les moyens de se faire expliquer ce que je lui aurai écrit; s'il n'en a pas, je serai consolée qu'il ignore que je l'aime, et je suis résolue de lui laisser avec ma lettre le bracelet de mes cheveux que je lui ôtai si cruellement et qu'il ne mérite que trop. Zaïde commença dès le lendemain à écrire ce qu'elle voulait laisser à Théodoric. Il la surprit comme elle écrivait et elle jugea aisément que cette lettre lui donnait de la jalousie. Si elle eût suivi les mouvements de son coeur, elle lui aurait fait entendre, à l'heure même, qu'elle n'écrivait que pour lui, mais sa sagesse et le peu de connaissance qu'elle avait de la qualité et de la fortune de cet inconnu, l'obligeaient à ne rien faire qu'il pût prendre pour des engagements et à lui cacher ce qu'elle souhaitait qu'il sût lorsqu'il ne la verrait plus. Peu de temps avant qu'elle dût partir, Théodoric la quitta et lui fit comprendre qu'il reviendrait le lendemain. Le jour suivant, elle s'alla promener avec Félime sur le bord de la mer. Ce n'était pas sans impatience pour le retour de Théodoric. Cette impatience la rendait plus rêveuse qu'à l'ordinaire, en sorte que, voyant aborder une chaloupe sur le rivage, au lieu d'avoir de la curiosité pour ceux qui étaient dedans, elle tourna ses pas d'un autre côté, mais elle fut bien surprise de s'entendre appeler et de reconnaÃtre la voix du prince son père. Elle courut à lui avec beaucoup de joie et il en eut une extrême de la revoir. Après qu'elle lui eut appris comme elle était échappée du naufrage, il lui dit en peu de mots que son vaisseau était allé échouer aux côtes de France, dont il n'avait pu partir que depuis quelques jours et qu'il était venu à Tarragone attendre les vaisseaux qui devaient faire voile pour l'Afrique; que, cependant, il avait voulu parcourir la côte où Alasinthe, Félime et elle avaient fait naufrage, pour voir si par hasard quelqu'une ne serait point sauvée. Au nom d'Alasinthe, Zaïde ne put s'empêcher de pleurer. Ses larmes firent connaÃtre à Zuléma la perte qu'il avait faite et, après avoir employé quelque temps à la regretter, il commanda à ces jeunes princesses de passer dans sa chaloupe pour s'en aller avec lui à Tarragone. Zaïde se trouva bien embarrassée pour persuader à son père de ne l'emmener pas à l'heure même. Elle lui dit les obligations qu'elle avait aux Espagnols qui l'avaient reçue chez eux, pour le faire consentir qu'elle leur allât dire adieu, mais, quelque raison dont elle se pût servir, il ne jugea pas à propos de la remettre au pouvoir de ces Espagnols, et il la fit embarquer malgré toute sa résistance. Elle fut si touchée de l'opinion qu'aurait Théodoric de l'ingratitude avec laquelle elle le quittait sans espérance de le revoir jamais que, n'étant pas maÃtresse de sa douleur, elle fut contrainte de dire qu'elle était malade. Le seul soulagement qu'elle eut, dans son affliction, fut de voir que son père avait sauvé du naufrage le portrait qu'elle avait trouvé si agréable et qui était devenu celui de son amant. Mais cette consolation ne fut pas assez forte pour lui aider à soutenir l'absence de Théodoric, elle ne put y résister, elle tomba dangereusement malade, et Zuléma fut longtemps dans la crainte de voir mourir une personne si parfaite dans les premières années de sa jeunesse et de sa beauté. Enfin l'on cessa de craindre pour sa vie, mais elle demeura dans une langueur qui ne permettait pas de l'exposer à la fatigue de la mer. Elle fit toute son occupation d'apprendre la langue espagnole et, comme elle avait des truchements et qu'elle ne voyait que des Espagnols, elle l'apprit aisément pendant l'hiver qu'elle passa en Catalogne. Elle voulut aussi que Félime la sût, et elle trouvait quelque plaisir à ne parler que cette langue. Cependant les grands vaisseaux étaient partis de Tarragone pour l'Afrique et, quoique Zuléma ignorât ce qu'était devenu Osmin lorsque la tempête les avait séparés, il lui avait écrit pour lui apprendre son naufrage et la raison qui le retenait en Catalogne. Les vaisseaux furent revenus d'Afrique avant que Zaïde eût recouvert sa santé. Osmin manda au prince son frère qu'il était arrivé heureusement, qu'il avait trouvé le calife dans le dessein de les tenir toujours éloignés, et que le roi Abdérame, lui ayant demandé des généraux, il les avait destinés pour passer en Espagne et qu'il lui en envoyait les ordres. Zuléma jugea aisément qu'il serait dangereux de ne pas obéir au calife, il résolut de prendre un brigantin pour aller par mer jusques à Valence joindre le roi de Cordoue, et, sitôt que la princesse sa fille se porta mieux, il la fit conduire à Tortose. Il y demeura quelques jours pour lui donner encore du repos, mais elle était bien éloignée d'en trouver. Pendant le temps de sa maladie, et depuis qu'elle commençait à se mieux porter, l'envie de faire savoir de ses nouvelles à Théodoric et la difficulté de le pouvoir, lui avaient donné et lui donnaient encore une cruelle inquiétude. Elle ne pouvait se consoler d'avoir eu sur elle, le jour de son départ, la lettre qu'elle lui avait écrite et de ne l'avoir pas laissée dans un lieu où le hasard l'eût pu faire tomber entre ses mains. Enfin, la veille de son départ de Tortose, elle ne put résister à l'envie de la lui envoyer, elle la confia à un des écuyers de Zuléma et lui fit entendre le lieu où demeurait Théodoric, en lui nommant le port qui en était proche. Elle lui défendit de dire qui l'avait chargé de cette lettre et de prendre garde qu'on ne le suivÃt et qu'on ne le pût reconnaÃtre. Quoiqu'elle n'eût pas espéré de voir Théodoric, elle sentit néanmoins un renouvellement de douleur d'abandonner le pays qu'il habitait, et elle passa une partie de la nuit dans les beaux jardins de la maison où elle était logée, à s'en plaindre avec Félime. Le lendemain, comme elle était prête [à ] s'embarquer, cet écuyer, qui était parti devant que le soleil commençât à paraÃtre, revint lui dire qu'il avait été au lieu qu'elle lui avait marqué, mais qu'il avait appris que Théodoric en était parti le jour, d'auparavant et qu'il n'y devait plus retourner. Zaïde sentit vivement cette bizarrerie du hasard, qui la privait de la seule consolation qu'elle avait cherchée et qui privait son amant de la seule faveur qu'elle lui eût jamais faite. Elle s'embarqua avec une tristesse mortelle et arriva à Cordoue dans peu de jours. Osmin et Bélénie l'y attendaient, le prince de Tharse y était aussi, et, ayant su à Tunis qu'elle était en Espagne, il s'était servi du prétexte de la guerre pour la venir chercher. Félime ne sentit point, en revoyant Alamir, que l'absence l'eût guérie de la passion qu'elle avait pour lui. Alamir ne trouva que de l'augmentation aux rigueurs de Zaïde, et Zaïde ne sentit qu'un redoublement d'aversion pour Alamir. Le roi de Cordoue mit entre les mains de Zuléma le commandement général de ses troupes, avec le gouvernement de Talavera, et celui d'Oropèze à Osmin. Ces deux princes, peu de temps après, eurent quelque sujet de se plaindre d'Abdérame, et, ne voulant pas le faire paraÃtre, ils se retirèrent, dans leurs gouvernements, sous prétexte d'en visiter les fortifications. Alamir suivit Zuléma, pour être auprès de Zaïde, mais peu après la guerre l'appela auprès d'Abdérame. Je partis dans ce même temps pour aller chercher Consalve, je fus pris prisonnier par les Arabes, et on me conduisit à Talavera. Bélénie et Félime s'en allèrent à Oropèze et Zaïde ne voulut point quitter le prince son père. Après que Consalve eut pris Talavera, et pendant qu'on proposait la dernière trêve, Alamir fit savoir à Zuléma qu'il profiterait de la liberté de cette trêve pour l'aller voir et qu'en y allant il passerait à Oropèze. Zaïde, ayant su du prince son père ce que je viens de vous dire, écrivit à Félime et lui manda qu'elle avait retrouvé Théodoric, qu'elle ne voulait pas qu'il pût croire que le prince de Tharse fût celui qu'il l'avait soupçonnée de pleurer chez Alphonse et quelle la priait de défendre de sa part à ce prince d'aller à Talavera. Félime n'eut pas de peine à se résoudre à faire ce commandement à Alamir. Le lendemain de la trêve, Bélénie, qui se trouvait mal, voulut profiter de la liberté qu'elle avait de sortir de la ville, et s'alla promener dans un grand bois qui n'en était pas fort éloigné. Comme elle s'y promenait avec Osmin et Félime, ils virent arriver le prince de Tharse, ils en eurent, beaucoup de joie, et, après qu'ils en eurent parlé longtemps ensemble, Félime trouva le moyen d'entretenir Alamir en particulier. - Je suis bien fâchée, lui dit-elle, d'avoir à vous apprendre une chose qui empêchera le voyage que vous avez dessein de faire, mais Zaïde vous prie de ne point aller à Talavera, et elle vous en prie d'une manière qui peut passer pour commandement. - Par quel excès de cruauté, madame, s'écria Alamir, Zaïde veut elle m'ôter la seule joie que ses rigueurs m'aient laissée, qui est celle de la voir? - Je crois, lui répondit Félime, qu'elle veut faire finir la passion que vous lui témoignez. Vous connaissez sa répugnance pour épouser un homme de votre religion, vous savez même qu'elle a lieu de croire qu'elle ne vous est pas destinée et vous savez aussi que Zuléma a changé de sentiment. - Tous ces obstacles, repartit Alamir, ne me feront pas changer non plus que la continuation des rigueurs de Zaïde, et malgré la destinée et la manière dont elle me traite, je n'abandonnerai jamais l'espérance d'en être aimé. Félime, plus touchée que de coutume de voir l'opiniâtreté de la passion d'Alamir, disputa longtemps contre lui sur les raisons qui devaient le guérir, mais, voyant que tout ce qu'elle lui disait était inutile, le dépit s'alluma dans son âme et, cessant, pour la première fois, d'être maÃtresse d'elle-même - Si les ordonnances du ciel et les rigueurs de Zaïde, lui dit-elle, ne vous font point perdre l'espérance, je ne sais pas ce qui vous la pourrait ôter. - Ce serait, madame, répondit le prince de Tharse, de voir qu'un autre eût touché son inclination. - N'espérez donc plus, répliqua Félime, Zaïde a trouvé un homme qui a su lui plaire, et dont elle est aimée. Et qui est ce bien heureux, madame? s'écria Alamir. - Un Espagnol, répondit elle, qui ressemble au portrait que vous avez vu. Ce n'est pas apparemment celui pour qui il a été fait et celui dont Albumazar, a prétendu parler, mais, comme vous ne craignez que ceux qui peuvent plaire à Zaïde, et non pas ceux qui la doivent épouser, il vous suffit d'apprendre qu'elle l'aime et que c'est la crainte de lui donner de la jalousie qui fait quelle ne veut pas vous voir. - Ce que vous dites ne peut être, répliqua Alamir, le coeur de Zaïde ne se touche pas si aisément. Si quelqu'un l'avait touché, vous ne me le diriez pas, Zaïde vous aurait engagée au secret et vous n'avez point de raison qui vous pût obliger à me l'apprendre. - Je n'en ai que trop, répliqua-t-elle, emportée par sa passion, et vous... Elle allait continuer, mais tout d'un coup la raison lui revint, elle vit avec étonnement tout ce quelle venait de dire, elle en fut troublée, elle sentit son trouble, cette connaissance redoubla son embarras, elle demeura quelque temps sans parier et quasi hors d'elle-même, enfin elle jeta les yeux sur Alamir et, croyant voir dans les siens qu'il démêlait une partie de la vérité, elle fit un effort et reprit un visage où il paraissait plus de tranquillité qu'il n'y en avait dans son âme. - Vous avez raison de croire, lui dit-elle, que, si Zaïde aimait quelque chose, je ne le vous dirais pas, j'ai voulu seulement vous le faire craindre. Il est vrai que nous avons trouvé un Espagnol qui est amoureux de Zaïde, et qui ressemble au portrait que vous avez vu, mais vous m'avez fait apercevoir que j'ai peut-être fait une faute de vous l'avoir dit, et j'ai une inquiétude extrême que Zaïde n'en soit offensée. Il y eut quelque chose de si naturel à ce que dit Félime, qu'elle crut que ses paroles avaient fait une partie de l'effet qu'elle pouvait souhaiter; néanmoins son embarras avait été si grand, et ce qu'elle avait dit avait été si remarquable, que, sans le trouble où elle voyait le prince de Tharse, elle n'eût pu se flatter de l'espérance que ses paroles n'eussent pas découvert ses sentiments. Osmin, qui vint dans ce moment, interrompit leur conversation. Félime, pressée par ses soupirs et par ses larmes qu'elle ne pouvait retenir, entra dans le bois pour cacher sa douleur et pour la soulager en la contant à une personne en qui elle se confi[ait] entièrement. La princesse sa mère la fit rappeler pour retourner à Oropèze, elle n'osa jeter les yeux sur Alamir de peur d'y voir trop de douleur de ce qu'elle lui avait dit de Zaïde ou trop d'intelligence de ce qu'elle lui avait dit d'elle-même. Elle remarqua néanmoins qu'il reprenait le chemin du camp, et elle eut quelque joie de penser qu'il n'allait pas voir Zaïde. Le roi ne put s'empêcher d'interrompre en cet endroit le récit de don Olmond. Je ne m'étonne plus, dit il à Consalve, de la tristesse où vous parut Alamir lorsque vous le rencontrâtes après qu'il eut quitté Félime. C'était à elle à qui ces cavaliers l'avaient vu parler dans le bois; ce qu'elle lui venait de dire fut cause qu'il vous reconnut, et nous entendons présentement les paroles que vous dit ce prince en mettant l'épée à la main, qui vous parurent si obscures et qui nous donnèrent tant de curiosité. Consalve ne répondit que des yeux au roi de Léon, et don Olmond reprit ainsi son discours Il est aisé de juger en quel état Félime passa la nuit et de combien de sortes de douleurs son esprit était partagé. Elle trouvait qu'elle avait trahi Zaïde, elle craignait d'avoir désespéré Alamir, et, malgré sa jalousie, elle était affligée de l'avoir rendu si malheureux. Elle souhaitait néanmoins qu'il sût que Zaïde était touchée par une autre inclination, elle craignait de lui avoir trop bien ôté l'opinion qu'elle lui en avait donnée, et elle appréhendait, plus que toutes choses, de lui avoir fait connaÃtre la passion qu'elle avait pour lui. Le lendemain une nouvelle douleur effaça toutes les autres, elle sut le combat d'Alamir contre Consalve, et elle ne sentit que la crainte de le perdre. Elle envoya tous les jours savoir de ses nouvelles au château où il était, et, quand elle commença à avoir quelque espérance de sa guérison, elle apprit ce que le roi avait ordonné de sa vie pour se venger de la mort du prince de Galice. Vous avez vu la lettre quelle m'écrivit ces jours passés pour m'obliger à travailler à sa conservation. Je lui ai appris ce qu'a fait Consalve à sa prière, et il ne me reste rien à vous dire, sinon que je n'ai jamais vu en une même personne tant d'amour, tant de raison et tant de douleur. Don Olmond finit ainsi son récit et, tant qu'il dura, il fit sentit à Consalve ce qui ne se peut exprimer. Apprendre qu'il était aimé de Zaïde, trouver des marques de tendresse dans tout ce qu'il avait jugé des marques d'indifférence, C'était un excès de bonheur qui l'emportait hors de lui-même et qui lui faisait goûter dans un moment tous les plaisirs que les autres amants ne goûtent qu'interrompus et séparés. Le roi allait découvrir à don Olmond que Consalve était Théodoric lorsqu'on le vint avertir que les députés qui traitaient la paix demandaient à lui parler. Il laissa ces deux amis ensemble; et don Olmond, prenant la parole Je pourrais me plaindre avec justice, dit-il à Consalve, de ne devoir qu'à moi seul la connaissance de Théodoric, et notre amitié m'avait mis en état d'espérer de le connaÃtre par vous-même. Je m'étonne que vous ayez pu croire qu'il fût possible de me le cacher, en me laissant voir tant de curiosité pour ce qui regardait Zaïde. Je connus que vous l'aimiez le premier jour que vous me parlâtes d'elle, et je fus étonné que ce que je croyais une première vue eût produit en vous une passion qui me paraissait déjà si violente. Ce que j'ai appris de Félime m'a fait voir, depuis, qu'un homme tel qu'elle m'a dépeint Théodoric, ne pouvait être que Consalve. Je n'ai point voulu d'autre vengeance du secret que vous m'en aviez fait que le billet que je vous ai écrit, avec quelque intention de vous donner de l'inquiétude; ma vengeance est satisfaite, et le plaisir que je viens de vous donner par mon récit me fait oublier tout ce qui m'avait pu déplaire. Mais je ne veux pas, ajouta-t-il, vous laisser prendre plus de joie que vous n'en devez avoir, et je dois vous dire qu'à moins que votre dernière vue n'ait produit un grand changement dans l'esprit de Zaïde, elle est résolue à combattre l'inclination qu'elle a pour vous et à suivre les volontés du prince son père. Consalve avait abandonné son âme à une joie trop sensible pour être en état de concevoir de la crainte. Ce que lui dit don Olmond ne lui en put donner et, après l'avoir assuré que la honte seule l'avait obligé à lui cacher son amour, il s'en alla penser à tout ce qu'il avait appris et le rapporter aux actions de Zaïde. Il n'eut plus de peine à comprendre ce qu'il lui avait ouï dire à Tortose sur la bizarrerie de sa destinée, et il vit qu'il avait raison d'être content qu'elle eût souhaité qu'il pût être celui à qui il ressemblait. La certitude d'être aimé lui inspira un si violent désir de voir cette princesse, qu'il supplia le roi de lui permettre d'aller à Talavera. Don Garcie le lui permit avec joie; et Consalve partit, dans l'espérance de recevoir du moins des beaux yeux de Zaïde la confirmation de tout ce qu'il avait appris de don Olmond. Il sut, en arrivant dans le château, que Zuléma se trouvait mal, Zaïde le vint recevoir à l'entrée de l'appartement du prince son père et lui témoigner la douleur qu'il avait de n'être pas en état de le voir. Consalve demeura si surpris et si ébloui de l'éclatante beauté de cette princesse, qu'il s'arrêta, et ne put s'empêcher de faire paraÃtre son étonnement. Elle le remarqua, elle en rougit et demeura dans un embarras de modestie qui lui donna de nouveaux charmes. Il la conduisit chez elle et lui parla de son amour avec moins de crainte qu'il n'avait fait dans sa première conversation, mais, comme il vit qu'elle lui répondait avec une sagesse et une retenue qui lui auraient ôté la connaissance des dispositions de son coeur, s'il ne les avait apprises par don Olmond, il se résolut de lui faire entendre qu'il savait une partie de ses sentiments. - Ne m'expliquerez-vous jamais, madame, lui dit il, les raisons qui vous ont fait souhaiter que je pusse être celui à qui je ressemble? - Ne savez vous pas, lui répondit-elle, que c'est un secret que je ne puis vous apprendre? - Est-il possible, madame, reprit-il en la regardant, que la passion que j'ai pour vous et les obstacles que vous voyez à mon bonheur, ne vous fassent pas assez de pitié pour me laisser voir que vous souhaiteriez au moins que ma destinée fût heureuse? Ce n'est que ce simple souhait de mon bonheur que vous me cachez avec tant de soin. Ah! madame, est-ce trop pour un homme qui vous a adorée du moment qu'il vous a vue que de le préférer seulement par des souhaits à quelque Africain que vous n'avez jamais vu? Zaïde demeura si surprise du discours de Consalve qu'elle ne put y répondre Ne soyez point étonnée, madame, lui dit-il, craignant qu'elle n'accusât Félime d'avoir découvert ses sentiments, ne soyez point étonnée que le hasard m'ait appris ce que je viens de vous dire, je vous entendis dans le jardin où vous étiez la veille que vous partÃtes de Tortose, et je sus par vous-même ce que vous avez la cruauté de me cacher. - Quoi! Consalve, s'écria Zaïde, vous m'entendÃtes dans les jardins de Tortose! Vous étiez proche de moi et vous ne me parlâtes point! - Ah! madame, répondit Consalve en se jetant à ses genoux, quelle joie me donnez-vous par ce reproche et quels charmes ne trouvé-je point à vous voir oublier que je vous ai écoutée, pour vous souvenir que je ne vous ai pas parlé! Ne vous repentez point, madame, continua-t-il en voyant combien elle était troublée d'avoir laissé voir les sentiments de son coeur, ne vous repentez point de me donner quelque joie et laissez-moi croire que je ne vous suis pas tout à fait indifférent. Mais, pour me justifier de ce reproche que vous venez de me faire, il faut vous dire, madame, que je vous entendis à Tortose sans vous connaÃtre, et que mon imagination était si frappée d'être séparé de vous par des mers, qu'encore que j'entendisse votre voix, comme il était nuit, que je ne vous voyais pas et que vous parliez la langue espagnole, je ne soupçonnai jamais que je fusse si proche de vous. Je vous vis le lendemain dans une barque, mais, quand je vous vis et que je vous connus, je n'étais plus en état de vous parler et j'étais au pouvoir de ceux que le roi avait envoyés pour me chercher. - Puisque vous m'avez entendue, répondit Zaïde, il serait inutile de vouloir donner un autre sens à mes paroles, mais je vous supplie de ne m'en demander pas davantage et de souffrir que je vous quitte, car j'avoue que la honte de ce que vous avez entendu sans que je le susse, et la honte de ce que je viens de vous dire sans en avoir eu le dessein, me donnent une telle confusion que, si j'ai quelque pouvoir sur vous, je vous conjure de vous retirer. Consalve était si content de ce qu'il venait de voir qu'il ne voulut pas presser Zaïde de lui faire un aveu plus sincère de ses sentiments. Il la quitta, comme elle le souhaitait, et revint au camp, rempli de l'espérance de lui faire bientôt changer les résolutions qu'elle avait prises. Les forces de don Garcie et la valeur de Consalve s'étaient rendues si redoutables, que les Maures accordèrent tous les articles de la paix comme le roi de Léon le souhaitait. Le traité fut signé de part et d'autre, et, comme ils devaient remettre de certaines places éloignées, on résolut que don Garcie, pour sa sûreté, garderait les prisonniers qu'il avait entre les mains jusques à l'entière exécution de ce traité. Cependant il voulut séjourner quelque temps dans les places qu'il avait conquises, et il alla à Almaras, que les Maures lui avaient cédé. La reine, qui aimait passionnément le roi son mari; l'avait presque toujours suivi depuis que la guerre était commencée. Pendant le siège de Talavera, elle était demeurée à un lieu qui n'en était pas fort éloigné, une légère indisposition l'y retenait encore, mais elle devait bientôt se rendre auprès de lui. Consalve, impatient de voir Zaïde, pria don Garcie de mander à la reine de passer à Talavera, sur le prétexte de voir cette nouvelle conquête et d'amener avec elle toutes les dames arabes qui y étaient, prisonnières. La reine savait l'intérêt que son frère prenait à Zaïde et elle fut bien aise de réparer dans cette passion les traverses qu'elle lui avait causées dans celle de Nugna Bella. Elle alla à Talavera, et toutes les dames consentirent avec joie de passer auprès d'elle le temps qu'elles devaient être en Espagne. Zuléma, qui demeurait prisonnier à Talavera, eut quelque peine à se résoudre que Zaïde le quittât, et le rang qu'il avait toujours tenu, lui faisait voir avec douleur que la princesse sa fille fût obligée à suivre, la reine, comme les autres dames. Il s'y résolut néanmoins, et Consalve eut la joie de savoir qu'il verrait bientôt cette admirable beauté qui lui avait donné tant d'amour. Le jour que la reine arriva le roi alla deux lieues au-devant d'elle; il la trouva à cheval avec toutes les dames de sa suite. Sitôt qu'elle fut assez proche, elle lui présenta Zaïde, dont la beauté était encore augmentée par le soin de se parer, que lui avait peut être inspiré le désir de paraÃtre aux yeux de Consalve avec tous ses charmes. Les grâces de sa personne, l'agrément de son esprit et sa modestie surprirent tout le monde. Elle fut traitée comme le devait être une princesse de sa naissance, de son mérite et de sa beauté, et elle se vit en peu de jours les délices et l'admiration de la cour de Léon. Consalve ne la regardait qu'avec transport, et l'assurance d'en être aimé, ne lui laissait pas envisager les obstacles qui s'opposaient à son bonheur. S'il l'avait aimée par la seule vue de sa beauté, la connaissance de son esprit et de sa vertu lui donnait de l'adoration. Il cherchait avec autant de soin les occasions de lui parler en particulier qu'elle en prenait de les éviter. Enfin, l'ayant trouvée un soir dans le cabinet de la reine, où il y avait peu de monde, il la conjura avec tant d'ardeur et de respect de lui apprendre les dispositions où elle était pour lui qu'elle ne put le refuser. - S'il m'était possible de vous les cacher, lui dit-elle, je le ferais, quelque estime que j'aie pour vous, et je m'épargnerais la honte de laisser voir de l'inclination à un homme à qui je ne suis pas destinée. Mais puisque; malgré moi, vous avez su mes sentiments, je veux bien vous les avouer et vous expliquer ce que vous n'avez pu savoir que confusément. Alors elle lui dit tout ce qu'il avait déjà appris par don Olmond des prédictions d'Albumazar et des résolutions de Zuléma. - Vous voyez, ajouta-t-elle, que tout ce que je puis, est de vous plaindre et de m'affliger, et vous êtes trop raisonnable pour me demander de ne pas suivre les volontés de mon père. - Laissez-moi croire au moins, madame, lui dit-il, que, s'il était capable de changer, vous ne vous y opposeriez pas. - Je ne saurais vous dire si je m'y opposerais, répondit-elle, mais je crois que je le devrais faire, puisqu'il y va du bonheur de toute ma vie. - Si vous croyez, madame, repartit Consalve, être malheureuse en me rendant heureux, vous avez raison de demeurer dans les résolutions que vous avez prises, mais j'ose vous dire que, si vous aviez les sentiments dont vous voulez bien que je me flatte, il n'y aurait rien qui vous pût persuader que vous puissiez être malheureuse. - Vous vous trompez, madame, lorsque vous pensez avoir quelque bonté pour moi, et je me suis trompé chez Alphonse, lorsque j'ai cru voir en vous des dispositions qui m'étaient favorables. - Ne parlons point, reprit Zaïde, de ce que nous avons eu lieu de croire l'un et l'autre pendant que nous étions dans cette solitude et ne me faites pas souvenir de tout ce qui m'a dû persuader que vous étiez occupé par d'autres chagrins que par ceux que je pouvais vous donner; j'ai appris, depuis que je vous ai vu à Talavera, ce qui vous avait obligé à quitter la cour, et je ne doute point que vous ne donnassiez au souvenir de Nugna Bella tout le temps que vous ne passiez pas auprès de moi. Consalve fut bien aise que Zaïde lui donnât lieu de la rassurer sur tous les doutes qu'elle avait eus de sa passion; il lui apprit le véritable état où était son coeur, lorsqu'il l'avait connue; il lui dit ensuite tout ce qu'il avait souffert de ne la point entendre et tout ce qu'il s'était imaginé de son affliction. - Je ne m'étais pas néanmoins entièrement trompé, madame, ajouta-t-il, lorsque j'avais cru avoir un rival et j'ai su depuis la passion que le prince de Tharse avait pour vous. - Il est vrai, répondit Zaïde, qu'Alamir m'en a témoigné et que mon père avait résolu de me donner à lui avant qu'il eût vu ce portrait qu'il conserve avec un soin si extraordinaire, tant il est persuadé que mon bonheur dépend de me faire épouser celui pour qui il a été fait! - Eh bien, madame, reprit Consalve, vous êtes résolue d'y consentir et de vous donner à celui à qui vous trouvez que je ressemble. S'il est vrai que vous n'ayez par d'aversion pour moi, vous devez croire que vous n'en aurez pas pour lui. Ainsi, madame, l'assurance que j'ai que je ne vous déplais pas, m'est une certitude que vous épouserez mon rival sans répugnance. C'est une sorte de malheur que nul autre que moi n'a jamais éprouvé et je ne sais comment l'état où je suis ne vous fait point de pitié. - Ne vous plaignez point de moi, lui dit-elle, plaignez-vous d'être né Espagnol; quand je serais pour vous, comme vous le pouvez désirer, et quand mon père ne serait point prévenu, votre patrie serait toujours un obstacle invincible à ce que vous souhaitez et Zuléma ne consentirait jamais que je fusse à vous. - Permettez-moi au moins, madame, répliqua Consalve, de lui faire savoir mes sentiments. La répugnance que vous avez témoignée pour Alamir, lui a dû ôter l'espérance de vous faire épouser un homme de sa religion; peut-être n'est-il pas si attaché aux paroles d'Albumazar que vous le pensez; enfin, madame, permettez-moi de tenter toutes choses pour parvenir à bonheur sans lequel il m'est impossible de vivre. - Je consens à ce que vous voulez, dit Zaïde, et je veux bien même que vous croyiez que je crains que tout ce que vous tenterez ne soit inutile. Consalve s'en alla à l'heure même trouver le roi pour le supplier de lui aider dans le dessein qu'il avait de savoir les sentiments de Zuléma et d'essayer de se les rendre favorables. Ils résolurent de donner cette commission à don Olmond, que son adresse et son amitié pour Consalve rendaient plus capable qu'aucun autre d'y réussir. Le roi écrivit par lui à Zuléma et lui demanda Zaïde pour Consalve de la même manière qu'il l'aurait demandée pour lui-même. Le voyage de don Olmond et la lettre de don Garcie furent inutiles. Zuléma répondit que le roi lui faisait trop d'honneur, qu'il avait sa fille entre les mains, qu'il en pouvait disposer, mais que, de son consentement, elle n'épouserait jamais un homme d'une religion contraire à la sienne. Cette réponse donna à Consalve toute la douleur qu'il pouvait sentir; étant aimé de Zaïde, il ne voulut pas la lui apprendre, aussi fâcheuse qu'elle était, de peur que la certitude de ne pouvoir être à lui ne l'obligeât à changer les sentiments qu'elle lui faisait paraÃtre; il lui dit seulement qu'il ne désespérait pas de gagner Zuléma et d'obtenir de lui ce qu'il souhaitait avec tant d'ardeur. La princesse Bélénie, mère de Félime, qui était demeurée malade à Oropèze, mourut quelque temps après la paix. On envoya Osmin à Talavera avec Zuléma, en attendant le temps que l'on avait arrêté pour rendre les prisonniers, et l'on conduisit Félime à la cour. Elle n'y parut pas avec tous ses charmes. Les maux de son esprit avaient tellement abattu son corps, que sa beauté en était diminuée, mais il était aisé de s'apercevoir que le mauvais état de sa santé était cause de ce changement. Cette princesse fut bien surprise de trouver que ce Consalve qu'elle croyait ne pas connaÃtre et qu'elle ne pouvait entendre nommer sans douleur, à cause de l'état où il avait mis le prince de Tharse, était le même Théodoric qu'elle avait vu chez Alphonse, et qui avait su plaire à Zaïde. Son affliction redoubla par la pensée que ce qu'elle avait dit à Alamir dans le bois d'Oropèze, lui avait fait connaÃtre Consalve pour son rival et avait été la cause de leur combat. On avait transporté ce prince à Almaras; elle avait la consolation d'apprendre tous les jours de ses nouvelles et de ne point cacher son affliction, que l'on attribuait à la mort de sa mère. Alamir, dont la jeunesse avait soutenu la vie pendant quelque temps, se trouva enfin si affaibli que les médecins désespérèrent de sa guérison. Félime était avec Zaïde et Consalve lorsqu'on leur vint dire qu'un écuyer de ce malheureux prince demandait à parler à Zaïde. Elle rougit et, après avoir été quelque temps embarrassée, elle le fit entrer et lui demanda tout haut ce que souhaitait le prince de Tharse. Mon maÃtre est près d'expirer, madame, répondit-il, il vous demande l'honneur de vous voir avant que de mourir, et il espère que l'état où il est vous empêchera de lui refuser cette grâce. Zaïde fut touchée et surprise du discours de cet écuyer, elle demeura, quelque temps sans répondre, enfin elle tourna les yeux du côté de Consalve, comme pour lui demander ce qu'il désirait qu'elle fit, mais, voyant, qu'il ne parlait point et jugeant même par l'air de son visage, qu'il appréhendait qu'elle ne vÃt Alamir Je suis très fâchée, dit-elle à son écuyer, de ne pouvoir accorder au prince de Tharse ce qu'il souhaite de moi. Si je croyais que ma présence pût contribuer à sa guérison, je le verrais avec joie, mais, comme je suis persuadée qu'elle lui serait inutile, je le supplie de trouver bon que je ne le voie pas, et je vous conjure de l'assurer que j'ai beaucoup de déplaisir de l'état où il est. L'écuyer se retira après cette réponse. Félime demeura abÃmée dans une douleur dont elle ne donnait néanmoins d'autres marques que son silence Zaïde avait de la tristesse de celle de Félime, et elle avait aussi quelque pitié de la misérable destinée du prince de Tharse Consalve était combattu entre la joie d'avoir vu la complaisance de Zaïde pour des sentiments qu'il ne lui avait pas même expliqués et entre la peine d'avoir privé ce prince mourant de la vue de cette princesse. Comme toutes ces personnes étaient occupées de ces divers sentiments, l'écuyer d'Alamir revint et dit à Félime que son maÃtre demandait à la voir et qu'il n'y avait point de moments, à perdre, si elle voulait lui accorder cette grâce. Félime se leva du lieu où elle était assise; il ne lui resta rien d'une personne vivante que la force de marcher; elle donna la main à cet écuyer, et, suivie de ses femmes, elle s'en alla au lieu où était le prince de Tharse. Elle s'assit auprès de son lit et, sans lui rien dire, elle demeura immobile à le regarder - Je suis bien heureux, madame, lui dit ce prince, que l'exemple de Zaïde ne vous ait pas inspiré la cruauté de me refuser la consolation de vous voir; c'est la seule que je pouvais espérer, puisque j'ai été privé de celle que j'avais osé prétendre. Je vous supplie; madame, de lui vouloir dire que c'est avec raison qu'elle m'a jugé indigne de l'honneur que Zuléma m'avait voulu faire. Mon coeur avait brûlé de tant de flammes et s'était profané par tant de fausses adorations, qu'il ne méritait pas de toucher le sien, mais si une inconstance, qui a fini en la voyant, pouvait avoir été réparée par une passion qui m'a rendu entièrement opposé à ce que j'étais et par un attachement le plus respectueux qu'on ait jamais eu, je crois, madame, que, j'aurais expié tous les crimes de ma vie. Assurez-la, je vous conjure, que j'ai eu pour elle l'adoration qu'on a pour les dieux et que je meurs, bien moins des blessures que j'ai reçu de Consalve, que de la douleur de savoir qu'il est aimé d'elle. Vous m'aviez dit la vérité dans le bois d'Oropèze, lorsque vous m'apprÃtes que son coeur avait été touché; je ne le crus que trop, quoique je vous dis[se] d'abord que je ne le croyais pas je venais de vous quitter et je n'étais rempli que de l'idée de cet heureux Espagnol quand je rencontrai Consalve. Sa ressemblance avec le portrait que j'avais vu et ce que vous veniez de me dire, me frappa d'abord, et je ne balançai point à croire qu'il ne fût celui dont vous m'aviez parlé. Je lui fis connaÃtre que j'étais Alamir; il m'attaqua avec l'animosité d'un homme qui savait que j'étais son rival. J'ai su depuis que je ne m'étais pas trompé en le croyant celui qui avait su plaire à Zaïde. Il mérite de toucher son coeur; j'envie son bonheur sans l'en trouver indigne. Je meurs accablé de mes malheurs sans en murmurer, et, si j'osais, je me plaindrais seulement de l'inhumanité de Zaïde, d'avoir privé de sa vue un homme qui la va perdre pour jamais. On peut juger de combien de douleurs mortelles les paroles d'Alamir percèrent le coeur de Félime. Elle voulut parler deux ou trois fois, mais ses sanglots et ses larmes lui empêchèrent la parole; enfin, avec une voix entrecoupée de soupirs et emportée par une tendresse qu'elle ne put retenir - Croyez, lui dit-elle, que, si j'avais été à la place de Zaïde, nul autre n'aurait été préféré au prince de Tharse. Malgré sa douleur, elle sentit la force de ses paroles et elle tourna la tête pour cacher l'abondance de ses larmes et pour éviter les yeux d'Alamir. - Hélas! madame, reprit ce prince mourant, serait-il possible que ce que vous me laissez voir fût véritable? Je vous avoue que, le jour que je vous parlai dans le bois, je crus une partie de ce que j'ose croire présentement, mais j'étais si troublé et vous sûtes si bien donner un autre sens à vos paroles, qu'il ne m'en resta qu'une légère impression. Pardonnez-moi, madame, ce que j'ose penser, et pardonnez-moi d'avoir causé un malheur qui a été plus grand pour moi que pour vous. Je ne méritais pas d'être heureux; je l'aurais trop été, si... Une faiblesse l'empêcha de continuer; il perdit la parole et tourna les yeux vers Félime, comme pour lui dire adieu; ensuite il les ferma pour jamais et mourut quasi dans le même moment. Les larmes de Félime s'arrêtèrent; elle demeura saisie de douleur et elle regarda mourir ce prince avec des yeux qui n'avaient plus de mouvement. Ses femmes, voyant qu'elle demeurait dans la place où elle était assise, l'emmenèrent d'un lieu où il ne restait que des objets funestes. Elle se laissa conduire sans prononcer une seule parole, mais, lorsqu'elle fut dans sa chambre, la vue de Zaïde aigrit sa douleur et lui donna la force de parler - Vous êtes contente, madame, lui dit-elle d'une voix assez faible, Alamir est mort. Alamir est mort, continua-t-elle, et, comme si elle se l'eût appris à elle-même Je ne le verrai donc plus! J'ai donc perdu pour jamais l'espérance d'en être aimée! Il n'est plus au pouvoir de l'amour de faire qu'il soit attaché à moi; mes yeux ne trouveront plus les siens; sa présence, qui adoucissait tous mes malheurs, n'est plus un bien que je puisse recouvrer. Ah! madame, dit-elle à Zaïde, est-il possible que quelqu'un vous pût plaire et qu'Alamir ne vous ait pas plu? Quelle inhumanité a été la vôtre! Pourquoi, ne l'aimiez-vous pas? Il vous adorait; que lui manquait-il pour être aimable? - Mais, reprit doucement Zaïde, vous savez bien que j'eusse augmenté vos souffrances, si je l'eusse aimé, et que c'était la chose du monde que vous craigniez le plus. - Il est vrai, madame, répliqua-t-elle, il est vrai, je ne voulais pas que vous le rendissiez heureux, mais je ne voulais pas que vous lui ôtassiez la vie. Ah! pourquoi lui ai-je si soigneusement caché la passion que j'avais pour lui! reprit-elle, peut-être l'aurait-elle touché, peut-être aurait-elle fait quelque diversion de ce fatal amour qu'il a eu pour vous! Que craignais-je? Pourquoi ne voulais-je pas qu'il sût que je l'adorais? La seule consolation qui me reste, c'est qu'il en ait deviné quelque chose. Eh bien! quand il l'aurait su, il aurait feint de m'aimer et m'aurait trompée; qu'importe qu'il m'eût trompée comme il avait commencé? Ils sont encore chers à mon souvenir ces moments précieux où il voulut bien me laisser croire qu'il m'aimait. Est-il possible qu'après tant de maux que j'ai soufferts, il m'en restât encore de si grands à souffrir? J'espère au moins que j'aurai assez de douleur pour n'avoir pas la force de la supporter. Comme elle parlait ainsi, Consalve parut à la porte de sa chambre qui, croyant qu'elle était dans une autre, venait savoir en quel état elle était revenue de chez Alamir. Il se retira à l'heure même pour ne pas irriter sa douleur par sa présence, mais ce ne put être si promptement, qu'elle ne le vit et que cette vue ne lui fit faire des cris si douloureux, que les coeurs les plus durs en auraient été touchés. Faites en sorte, madame, dit-elle à Zaïde, que je ne voie point Consalve, je ne saurais supporter la vue d'un homme par qui Alamir a reçu la mort et qui lui a ôté ce qu'il préférait à sa vie. La violence de sa douleur lui fit perdre la parole et la connaissance, et, comme sa santé était déjà fort affaiblie, on jugea aisément qu'elle était dans un grand péril. Le roi et la reine, avertis de son mal, vinrent la voir et envoyèrent quérir tous ceux qui la pouvaient soulager. Après cinq ou six heures d'une espèce de léthargie, la quantité des remèdes la fit revenir. De tout ce qui s'offrit à sa vue, elle ne reconnut que Zaïde, qui pleurait auprès d'elle avec beaucoup de douleur Ne me regrettez point, lui dit-elle si bas qu'à peine pouvait-on l'entendre, je n'aurais plus été digne de votre amitié et je n'aurais pu aimer une personne qui aurait causé la mort d'Alamir. Elle n'en put dire davantage; elle retomba dans les accidents dont on venait de la tirer, et, dès le lendemain; à la même heure qu'elle avait vu mourir le prince de Tharse, elle finit une vie que l'amour avait rendue si malheureuse. La mort de deux personnes d'un mérite si extraordinaire parut si digne de compassion, que toute la cour de Léon en fut affligée. Zaïde demeura dans une douleur inconcevable elle aimait tendrement Félime, et la manière dont elle était morte redoublait encore son affliction. Plusieurs jours se passèrent sans que les soins et les prières de Consalve pussent apporter quelque modération à sa tristesse Mais enfin la crainte de partir d'Fspagne et d'abandonner Consalve, fit faire quelque trêve à ses larmes et lui donna une autre sorte de douleur. Le roi s'en retourna à Léon et il restait si peu de choses à faire pour l'entière exécution de la paix, que, selon les apparences, Zuléma devait bientôt repasser en Afrique. Il n'était pas néanmoins en état de partir; il avait été dangereusement malade dans le même temps que Félime était morte, et l'on avait caché à Zaïde l'extrémité de sa maladie pour ne l'accabler pas de tant de déplaisirs à la fois. Consalve était dans des inquiétudes mortelles et ne songeait qu'aux moyens de faire consentir ce prince à son bonheur ou d'obtenir de Zaïde de demeurer en Espagne auprès de la reine, puisque la bienséance lui permettait de ne pas suivre un père qui paraissait résolu à la faire changer de religion. Quelques jours après qu'on fut arrivé à Léon, Consalve entra un soir dans le cabinet de la reine; Zaïde y était, mais si attachée à regarder un portrait de Consalve, qu'elle ne le vit point entrer. - Je suis bien destiné, madame, lui dit-il, à être jaloux d'un portrait, puisque je le suis même du mien et que j'envie l'attention que vous avez à le regarder. - De votre portrait? répondit Zaïde avec un étonnement extrême - Oui, madame, de mon portrait, reprit Consalve. Je vois bien que vous avez peine à le croire par sa beauté, mais je vous assure néanmoins qu'il a été fait pour moi. - Consalve, lui dit-elle, n'a-t-on point fait pour vous quelque autre portrait semblable à celui que je vois? - Ah! madame, s'écria-t-il avec ce trouble que donnent les joies incertaines, puis-je croire ce que vous me laissez deviner et ce que je n'ose même vous dire? Oui, madame, continua-t-il, d'autres portraits, pareils à celui que vous voyez, ont été faits pour moi, mais je n'oserais m'abandonner à croire ce que je vois bien que vous pensez et ce que j'aurais pensé il y a longtemps, si je m'étais cru digne des prédictions qu'on nous a faites et si vous ne m'aviez pas toujours dit que le portrait à qui je ressemblais était celui d'un Africain. - Je l'avais cru à l'habillement, répondit Zaïde, et les paroles d'Albumazar m'en avaient persuadée. Vous savez, ajouta-t-elle, combien j'ai souhaité que vous pussiez être celui à qui vous ressembliez, mais ce qui m'étonne est que, l'ayant tant souhaité, la préoccupation m'ait empêchée de le croire. J'en parlai à Félime sitôt que je vous vis chez Alphonse. Lorsque je vous revis à Talavera et que je sus votre naissance, cette pensée me revint dans l'esprit, et je ne le regardai pourtant que comme un effet de mes souhaits. Mais qu'il sera difficile, reprit-elle en soupirant, de persuader mon père de cette vérité et que je crains que ces prédictions, qui lui ont paru véritables, quand il a cru qu'elles regardaient un homme de sa religion, ne lui paraissent fausses lorsqu'elles regarderont un Espagnol! Comme elle parlait, la reine entra dans le cabinet; Consalve lui fit part de sa joie; elle ne voulut pas retarder d'un moment celle qu'en aurait le roi. Elle alla lui dire ce qu'ils venaient de découvrir, et le roi vint à l'heure même savoir de Consalve ce qui restait à faire pour rendre son bonheur accompli. Après avoir examiné assez longtemps par quelle manière on pourrait gagner Zuléma, ils résolurent de le faire venir à Léon. On dépêcha aussitôt à Talavera pour lui faire savoir que le roi souhaitait qu'il fût conduit à la cour; et, comme sa santé était entièrement rétablie, il y arriva en peu de temps. Le roi le reçut avec beaucoup de témoignages d'estime et le fit entrer dans son cabinet Vous ne m'avez pas voulu accorder Zaïde, lui dit-il, pour l'homme que je considère le plus, mais j'espère que vous ne la refuserez pas pour celui dont voilà le portrait, et à qui je sais qu'elle est destinée par les prédictions d'Albumazar. A ces mots, il lui fit voir le portrait de Consalve et lui présenta Consalve même, qui s'était un peu retiré. Zuléma les regardait l'un et l'autre et paraissait enseveli dans une profonde rêverie. Le roi crut que son silence venait de son incertitude Si vous n'étiez pas assez persuadé par la ressemblance, lui dit-il, que ce portrait ne soit celui de Consalve, on vous en donnerait tant d'autres marques que vous n'en pourriez douter. Le portrait que vous avez, et qui est pareil à celui-ci, ne peut être tombé entre vos mains que depuis la bataille que perdit Nugnez Fernando, père de Consalve, contre les Maures. Il le fit faire par un excellent peintre qui avait voyagé par tout le monde et à qui les habillements d'Afrique avaient paru si beaux, qu'il les donnait à tous ses portraits. Il est vrai, seigneur, répartit Zuléma, que je n'ai ce portrait que depuis le temps que vous me marquez; il est vrai aussi que, par ce que vous me faites l'honneur de [me] dire, et par la grande ressemblance, je ne puis douter que ce ne soit celui de Consalve. Mais ce n'est pas ce qui cause mon silence et mon étonnement, j'admire les décrets du ciel et les effets de sa providence. On ne m'a point fait de prédiction, seigneur, et les paroles d'Albumazar, dont je vois bien que vous avez entendu parler, ont été prises par ma fille dans un autre sens qu'elles ne doivent l'être. Mais, puisque vous avez la bonté de vous intéresser dans sa fortune, trouvez bon, seigneur, que je vous informe de ce que vous ne pouvez savoir que par moi et que je vous apprenne les commencements d'une vie dont vous seul pouvez présentement faire le bonheur. Les justes prétentions de mon père sur l'empire du calife le firent reléguer en Chypre; j'y allai avec lui; j'y devins amoureux d'Alasinthe et je l'épousai. Elle était chrétienne, je résolus d'embrasser sa religion, qui me paraissait la seule que l'on dût suivre; néanmoins l'austérité m'en fit peur et retarda l'exécution de mon dessein. Je m'en retournai en Afrique; les délices et la corruption des moeurs me rengagèrent plus que jamais dans ma religion, et me donnèrent une nouvelle aversion pour les chrétiens. J'oubliai Alasinthe pendant plusieurs années, mais enfin, touché du désir de la revoir et de revoir Zaïde que j'avais laissée dans la première enfance, je résolus de l'aller quérir en Chypre pour lui faire changer de religion et pour la faire épouser au prince de Fez, de la maison des Idris. Il avait entendu parler d'elle; il la désirait avec passion et son père avait pour moi une amitié particulière. La guerre, qui était en Chypre, me fit hâter mon dessein; lorsque j'y arrivai, j'y trouvai le prince de Tharse amoureux de Zaïde; il me parut aimable, je ne doutai point qu'il n'en fût aimé. Je crus que ma fille se résoudrait aisément à l'épouser. Je n'étais pas entièrement engagé au prince de Fez. Sa mère était chrétienne et je craignais qu'elle ne fût un obstacle au dessein que j'avais que Zaïde changeât de religion. Je consentis donc aux sentiments qu'Alamir avait pour elle; mais je fus fort surpris de la répugnance qu'elle me témoigna pour lui, et, tant que le siè Famagouste dura, quelques efforts que je fisse, je ne pus l'obliger à recevoir ce prince pour son mari. Je pensai que je ne devais pas m'opiniâtrer à vaincre une aversion qui me paraissait naturelle, et je résolus de la donner au prince de Fez sitôt que nous serions en Afrique. Il m'avait écrit depuis que j'étais j'avais su que sa mère était morte; ainsi je n'avais rien à désirer pour ce mariage. Nous quittâmes Famagouste; nous abordâmes en Alexandrie et j'y trouvai Albumazar, que je connaissais il y avait longtemps. Il remarqua que ma fille regardait avec attention et avec plaisir un portrait pareil à celui que je viens de voir. Le lendemain, comme je parlais à ce savant homme de l'aversion qu'elle avait témoignée pour Alamir, je lui dis la résolution où j'étais de lui faire épouser le prince de Fez, quelque répugnance qu'elle y pût avoir. Je doute qu'elle en ait pour sa personne, me répondit Albumazar. Ce portrait, qui lui a paru si agréable, ressemble si fort à ce prince, que je crois qu'il a été fait pour lui. Je n'en saurais juger, repartis-je, parce que je ne l'ai jamais vu. Il n'est pas impossible que ce ne soit son portrait, mais j'ignore pour qui il a été fait et je ne le tiens que du hasard. Je souhaite que ce prince plaise à Zaïde, et, quand il lui déplairait, je n'aurais pas pour elle la même complaisance que j'ai eue sur le sujet du prince de Tharse. Peu de jours après, ma fille pria Albumazar de lui dire quelque chose de sa fortune; comme il savait mes intentions, et qu'il croyait que le portrait qu'elle avait vu, était celui du prince de Fez, il lui dit, sans aucun dessein de faire passer ses paroles pour une prédiction, qu'elle était destinée à celui dont elle avait vu le portrait. Je feignis de croire qu'Albumazar parlait par une connaissance particulière des choses à venir; et j'ai toujours paru à Zaïde dans ce même sentiment. Lorsque je quittai Alexandrie, Albumazar m'assura que je ne réussirais pas dans les desseins que j'avais pour elle, néanmoins je n'en pouvais perdre l'espérance. Pendant la maladie dont je viens de sortir, les pensées que j'avais eues autrefois d'embrasser la véritable religion me sont revenues si fortement dans l'esprit, que je n'ai songé, depuis ma guérison, qu'à me confirmer dans ce dessein. J'avoue toutefois que cette heureuse résolution n'était pas encore aussi ferme qu'elle le devait être, mais je me rends à ce que le ciel fait en ma faveur; il me conduit, par les mêmes moyens dont j'ai prétendu me servir pour faire épouser à ma fille un homme de ma religion, à lui en faire épouser un de la sienne. Les paroles d'Albumazar, qu'il a dites sans dessein, et sur une ressemblance où il s'est mépris, se trouvent une véritable prédiction, et cette prédiction s'accomplit entièrement par le bonheur que trouve ma fille à épouser un homme qui est l'admiration de son siècle. Il me reste seulement, seigneur, à vous demander la grâce de me vouloir recevoir au nombre de vos sujets et de me permettre de finir mes jours dans votre royaume. Le roi et Consalve furent si surpris et si touchés du discours de Zuléma qu'ils l'embrassèrent sans lui rien dire, ne pouvant trouver de paroles qui expliquassent leurs sentiments. Enfin, après lui avoir témoigné leur joie, ils admirèrent longtemps toutes les circonstances d'une si étrange aventure. Néanmoins Consalve ne fut pas surpris qu'Albumazar se fût trompé à la ressemblance du prince de Fez; il savait que plusieurs personnes s'y étaient trompées, et il apprit à Zuléma que la mère, de ce prince était soeur de Nugnez Fernando, son père, et, qu'ayant été prise dans une irruption des Maures, elle fut conduite en Afrique où sa beauté la rendit femme légitime du père du prince de Fez. Zuléma s'en alla apprendre à sa fille ce qui se venait de passer, et il lui fut facile de juger, par la manière dont elle reçut cette nouvelle, qu'elle n'était pas insensible au mérite de Consalve. Peu de jours après, Zuléma embrassa publiquement la religion chrétienne; on ne songea ensuite qu'aux préparatifs des noces, qui se firent avec toute la galanterie des Maures et toute la politesse d'Espagne. La Princesse de Clèves Tome premier La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. Ce prince était galant, bien fait et amoureux; quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n'en était pas moins violente, et il n'en donnait pas des témoignages moins éclatants. Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations. C'étai[en]t tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements; les couleurs et les chiffres de Mme de Valentinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-même avec tous les ajustements que pouvait avoir Mlle de Marck, sa petite-fille, qui était alors à marier. La présence de la reine autorisait la sienne. Cette princesse était belle, quoiqu'elle eût passé la première jeunesse; elle aimait la grandeur, la magnificence et les plaisirs. Le roi l'avait épousée lorsqu'il était encore duc d'Orléans, et qu'il avait pour aÃné le dauphin, qui mourut à Tournon, prince que sa naissance et ses grandes qualités destinaient à remplir dignement la place du roi François premier, son père. L'humeur ambitieuse de la reine lui faisait trouver une grande douceur à régner; il semblait qu'elle souffrit sans peine l'attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, et elle n'en témoignait aucune jalousie, mais elle avait une si profonde dissimulation, qu'il était difficile de juger de ses sentiments, et la politique l'obligeait d'approcher cette duchesse de sa personne, afin d'en approcher aussi le roi. Ce prince aimait le commerce des femmes, même de celles dont il n'était pas amoureux; il demeurait tous les jours chez la reine à l'heure du cercle, où tout ce qu'il y avait de plus beau et de mieux fait, de l'un et de l'autre sexe, ne manquait pas de se trouver. Jamais cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien faits, et il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu'elle donne de plus beau dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. Mme Elisabeth de France, qui fut depuis reine d'Espagne, commençait à faire paraÃtre un esprit surprenant et cette incomparable beauté qui lui a été si funeste. Marie Stuart, reine d'Ecosse, qui venait d'épouser M. le dauphin, et qu'on appelait la reine dauphine, était une personne parfaite pour l'esprit et pour le corps; elle avait été élevée à la cour de France, elle en avait pris toute la politesse, et elle était née avec tant de dispositions pour toutes les belles choses, que, malgré sa grande jeunesse; elle les aimait et s'y connaissait mieux que personne. La reine, sa belle-mère, et Madame, soeur du roi, aimaient aussi les vers, la comédie et la musique. Le goût que le roi François premier avait eu pour la poésie et pour les lettres, régnait encore en France, et le roi son fils, aimant les exercices du corps, tous les plaisirs étaient à la cour, mais ce qui rendait cette cour belle et majestueuse, était le nombre infini de princes et de grands seigneurs d'un mérite extraordinaire. Ceux que je vais nommer étaient, en des manières différentes, l'ornement et l'admiration de leur siècle. Le roi de Navarre attirait le respect de tout le monde par la grandeur de son rang et par celle qui paraissait en sa personne. Il excellait dans la guerre, et le duc de Guise lui donnait une émulation qui l'avait porté plusieurs fois à quitter sa place de général, pour aller combattre auprès de lui comme un simple soldat, dans les lieux les plus périlleux. Il est vrai aussi que ce duc avait donné des marques d'une valeur si admirable et avait eu de si heureux succès qu'il n'y avait point de grand capitaine qui ne dût le regarder avec envie. Sa valeur était soutenue de toutes les autres grandes qualités, il avait un esprit vaste et profond, une âme noble et élevée, et une égale capacité pour la guerre et pour les affaires. Le cardinal de Lorraine, son frère, était né avec une ambition démesurée, avec un esprit vif et une éloquence admirable, et il avait acquis une science profonde, dont il se servait pour se rendre considérable en défendant la religion catholique qui commençait d'être attaquée. Le chevalier de Guise, que l'on appela depuis le grand prieur; était un prince aimé de tout le monde, bien fait, plein d'esprit, plein d'adresse, et d'une valeur célèbre par toute l'Europe. Le prince de Condé, dans un petit corps peu favorisé de la nature, avait une âme grande et hautaine, et un esprit qui le rendait aimable aux yeux même des plus belles femmes. Le duc de Nevers, dont la vie était glorieuse par la guerre et par les grands emplois qu'il avait eus, quoique dans un âge un peu avancé, faisait les délices de la cour. Il avait trois fils parfaitement bien faits le second, qu'on appelait le prince de Clèves, était digne de soutenir la gloire de son nom, il était brave et magnifique, et il avait une prudence qui ne se trouve guère avec la jeunesse. Le vidame de Chartres, descendu de cette ancienne maison de Vendôme, dont les princes du sang n'ont point dédaigné de porter le nom, était également distingué dans la guerre et dans la galanterie. Il était beau, de bonne mine, vaillant, hardi, libéral; toutes ces bonnes qualités étaient vives et éclatantes, enfin il était seul digne d'être comparé au duc de Nemours, si quelqu'un lui eût pu être comparable. Mais ce prince était un chef-d'oeuvre de la nature, ce qu'il avait de moins admirable, c'était d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau Ce qui le mettait au-dessus des autres était une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul; il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s'habiller qui était toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin un air dans toute sa personne qui faisait qu'on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. Il n'y avait aucune dame dans la cour dont la gloire n'eût été flattée, de le voir attaché à elle; peu de celles à qui il s'était attaché, se pouvaient vanter de lui avoir résisté, et même plusieurs à qui il n'avait point témoigné de passion, n'avaient pas laissé d'en avoir pour lui. Il avait tant de douceur et tant de disposition à la galanterie qu'il ne pouvait refuser quelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire; ainsi il avait plusieurs maÃtresses, mais il était difficile de deviner celle qu'il aimait véritablement. Il allait souvent chez la reine dauphine; la beauté de cette princesse, sa douceur, le soin qu'elle avait de plaire à tout le monde et l'estime particulière qu'elle témoignait à ce prince, avaient souvent donné lieu de croire qu'il levait les yeux jusqu'à elle. MM. de Guise, dont elle était nièce, avaient beaucoup augmenté leur crédit et leur considération par son mariage; leur ambition les faisait aspirer à s'égaler aux princes du sang et à partager le pouvoir du connétable de Montmorency. Le roi se reposait sur lui de la plus grande partie du gouvernement des affaires et traitait le duc de Guise et le maréchal de Saint-André comme ses favoris, mais ceux que la faveur ou les affaires approchaient de sa personne, ne s'y pouvaient maintenir qu'en se soumettant à la duchesse de Valentinois, et, quoiqu'elle n'eût plus de jeunesse ni de beauté, elle le gouvernait avec un empire si absolu que l'on peut dire qu'elle était maÃtresse de sa personne et l'Etat. Le roi avait toujours aimé le connétable, et sitôt qu'il avait commencé à régner, il l'avait rappelé de l'exil où le roi François premier l'avait envoyé. La cour était partagée entre MM. de Guise et le connétable, qui était soutenu des princes du sang. L'un et l'autre parti[s] avai[ent] toujours songé à gagner la duchesse de Valentinois. Le duc d'Aumale, frère du duc de Guise, avait épousé une de ses filles; le connétable aspirait à la même alliance. Il ne se contentait pas d'avoir marié son fils aÃné avec Mme Diane, fille du roi et d'une dame de Piémont, qui se fit religieuse aussitôt qu'elle fut accouchée. Ce mariage avait eu beaucoup d'obstacles, par les promesses que M. de Montmorency avait faites à Mlle de Piennes, une des filles d'honneur de la reine, et, bien que le roi les eût surmontés avec une patience et une bonté extrêmes, ce connétable ne se trouvait pas encore assez appuyé, s'il ne s'assurait de Mme de Valentinois, et s'il ne la séparait de MM. de Guise, dont la grandeur commençait à donner de l'inquiétude à cette duchesse. Elle avait retardé, autant qu'elle avait pu, le mariage du dauphin avec la reine d'Ecosse; la beauté et l'esprit capable et avancé de cette jeune reine, et l'élévation que ce mariage donnait à MM. de Guise, lui étaient insupportables. Elle haïssait particulièrement le cardinal de Lorraine; il lui avait parlé avec aigreur, et même avec mépris. Elle voyait qu'il prenait des liaisons avec la reine, de sorte que le connétable la trouva disposée à s'unir avec lui, et à entrer dans son alliance par le mariage de Mlle de la Marck, sa petite-fille, avec M. d'Anville, son second fils, qui succéda depuis à sa charge sous le règne de Charles IX. Le connétable ne crut pas trouver d'obstacles dans l'esprit de M. d'Anville pour un mariage, comme il en avait trouvé dans l'esprit de M. de Montmorency, mais, quoique les raisons lui en fussent cachées, les difficultés n'en furent guère moindres. M. d'Anville était éperdument amoureux de la reine dauphine, et, quelque peu d'espérance qu'il eût dans cette passion il ne pouvait se résoudre à prendre un engagement qui partageait ses soins. Le maréchal de Saint-André était le seul dans la cour qui n'eût point pris de parti. Il était un des favoris, et sa faveur ne tenait qu'à sa personne; le roi l'avait aimé dès le temps qu'il était dauphin, et depuis, il l'avait fait maréchal de France, dans un âge où l'on n'a pas encore accoutumé de prétendre aux moindres dignités. Sa faveur lui donnait un éclat qu'il soutenait par son mérite et par l'agrément de sa personne, par une grande délicatesse pour sa table et pour ses meubles, et par la plus grande magnificence qu'on eût jamais vue en un particulier. La libéralité du roi fournissait à cette dépense; ce prince allait jusqu'à la prodigalité pour ceux qu'il aimait, il n'avait pas toutes les grandes qualités, mais il en avait plusieurs, et surtout celle d'aimer la guerre et de l'entendre; aussi avait-il eu d'heureux succès, et, si on en excepte la bataille de Saint-Quentin, son règne n'avait été qu'une suite de victoires. Il avait gagné en personne la bataille de Renty, le Piémont avait été conquis, les Anglais avaient été chassés de France, et l'empereur Charles-Quint avait vu finir sa bonne fortune devant la ville de Metz, qu'il avait assiégée inutilement avec toutes les forces de l'Empire et de l'Espagne. Néanmoins, comme le malheur de Saint-Quentin avait diminué l'espérance de nos conquêtes, et que, depuis, la fortune avait semblé se partager entre les deux rois, ils se trouvèrent insensiblement disposés à la paix. La duchesse douairière de Lorraine avait commencé à en faire des propositions dans le temps du mariage de M. le dauphin; il y avait toujours eu depuis quelque négociation secrète. Enfin, Cercamp, dans le pays d'Artois, fut choisi pour le lieu où l'on devait s'assembler. Le cardinal de Lorraine, le connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André s'y trouvèrent pour le roi, le duc d'Albe et le prince d'Orange, pour Philippe II, et le duc et la duchesse de Lorraine furent les médiateurs. Les principaux articles étaient le mariage de Mme Elisabeth de France avec Don Carlos, infant d'Espagne, et celui de Madame, soeur du roi, avec M. de Savoie. Le roi demeura cependant sur la frontière et il y reçut la nouvelle de la mort de Marie, reine d'Angleterre. Il envoya le comte de Randan à Elisabeth, sur son avènement à la couronne, elle le reçut avec joie. Ses droits étaient si mal établis qu'il lui était avantageux de se voir reconnue par le roi. Ce comte la trouva instruite des intérêts de la cour de France et du mérite de ceux qui la composaient, mais surtout il la trouva si remplie de la réputation du duc de Nemours, elle lui parla tant de fois de ce prince, et avec tant d'empressement que, quand M. de Randan fut revenu, et qu'il rendit compte au roi de son voyage, il lui dit qu'il n'y avait rien que M. de Nemours ne pût prétendre auprès de cette princesse, et qu'il ne doutait point qu'elle ne fût capable de l'épouser. Le roi en parla à ce prince dès le soir même; il lui fit conter par M. de Randan toutes ses conversations avec Elisabeth et lui conseilla de tenter cette grande fortune. M. de Nemours crut d'abord que le roi ne lui parlait pas sérieusement, mais comme il vit le contraire - Au moins, Sire, lui dit-il, si je m'embarque dans une entreprise chimérique par le conseil et pour le service de Votre Majesté, je la supplie de me garder le secret jusqu'à ce que le succès me justifie [en]vers le public, et de vouloir bien ne me pas faire paraÃtre rempli d'une assez grande vanité pour prétendre qu'une reine, qui ne m'a jamais vu, me veuille épouser par amour. Le roi lui promit de ne parler qu'au connétable de ce dessein, et il jugea même le secret nécessaire pour le succès. M. de Randan conseillait à M. de Nemours d'aller en Angleterre sur le simple prétexte de voyager, mais ce prince ne put s'y résoudre. Il envoya Lignerolles qui était un jeune homme d'esprit, son favori, pour voir les sentiments de la reine, et pour tâcher de commencer quelque liaison. En attendant l'événement de ce voyage, il alla voir le duc de Savoie, qui était alors à Bruxelles avec le roi d'Espagne. La mort de Marie d'Angleterre apporta de grands obstacles à la paix; l'assemblée se rompit à la fin de novembre, et le roi revint à Paris. Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de Mme de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille, mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Mme de Chartres avait une opinion opposée, elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour, elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux, elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements, et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance, mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée. Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France, et quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs mariages. Mme de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille. La voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle arriva, le vidame alla au-devant d'elle; il fut surpris de la grande beauté de Mlle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes. Le lendemain qu'elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez un Italien qui en trafiquait par tout le monde. Cet homme était venu de Florence avec la reine, et s'était tellement enrichi dans son trafic que sa maison paraissait plutôt celle d'un grand seigneur que d'un marchand. Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva. Il fut tellement surpris de sa beauté qu'il ne put cacher sa surprise, et Mlle de Chartres ne put s'empêcher de rougir en voyant l'étonnement qu'elle lui avait donné. Elle se remit néanmoins, sans témoigner d'autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité lui devait donner pour un homme tel qu'il paraissait. M. de Clèves la regardait avec admiration, et il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu'il ne connaissait point. Il voyait bien par son air, et par tout ce qui était à sa suite, qu'elle devait être d'une grande qualité. Sa jeunesse lui faisait croire que c'était une fille, mais, ne lui voyant point de mère, et l'Italien qui ne la connaissait point l'appelant madame, il ne savait que penser, et il la regardait toujours avec étonnement. Il s'aperçut que ses regards l'embarrassaient, contre l'ordinaire des jeunes personnes qui voient toujours avec plaisir l'effet de leur beauté; il lui parut même qu'il était cause qu'elle avait de l'impatience de s'en aller, et en effet elle sortit assez promptement. M. de Clèves se consola de la perdre de vue dans l'espérance de savoir qui elle était, mais il fut bien surpris quand il sut qu'on ne la connaissait point. Il demeura si touché de sa beauté et de l'air modeste qu'il avait remarqué dans ses actions, qu'on peut dire qu'il conçut pour elle dès ce moment une passion et une estime extraordinaires. Il alla le soir chez Madame, soeur du roi. Cette princesse était dans une grande considération par le crédit qu'elle avait sur le roi, son frère, et ce crédit était si grand que le roi, en faisant la paix, consentait à rendre le Piémont pour lui faire épouser le duc de Savoie. Quoiqu'elle eût désiré toute sa vie de se marier, elle n'avait jamais voulu épouser qu'un souverain, et elle avait refusé pour cette raison le roi de Navarre lorsqu'il était duc de Vendôme; et avait toujours souhaité M. de Savoie, elle avait conservé de l'inclination pour lui depuis qu'elle l'avait vu à Nice à l'entrevue du roi François premier et du pape Paul troisième. Comme elle avait beaucoup d'esprit et un grand discernement pour les belles choses, elle attirait tous les honnêtes gens, et il y avait de certaines heures où toute la cour était chez elle. M. de Clèves y vint comme à l'ordinaire, il était si rempli de l'esprit et de la beauté de Mlle de Chartres qu'il ne pouvait parler d'autre chose. Il conta tout haut son aventure, et ne pouvait se lasser de donner des louanges à cette personne qu'il avait vue, qu'il ne connaissait point. Madame lui dit qu'il n'y avait point de personne comme celle qu'il dépeignait et que, s'il y en avait quelqu'une, elle serait connue de tout le monde. Mme de Dampierre, qui était sa dame d'honneur et amie de Mme de Chartres, entendant cette conversation, s'approcha de cette princesse et lui dit tout bas que c'était sans doute Mlle de Chartres que M. de Clèves avait vue. Madame se retourna vers lui et lui dit que, s'il voulait revenir chez elle le lendemain, elle lui ferait voir cette beauté dont il était si touché. Mlle de Chartres parut en effet le jour suivant; elle fut reçue des reines avec tous les agréments qu'on peut s'imaginer, et avec une telle admiration de tout le monde, qu'elle n'entendait autour d'elle que des louanges. Elle les recevait avec une modestie si noble qu'il ne semblait pas qu'elle les entendit ou, du moins, qu'elle en fût touchée. Elle alla ensuite chez Madame, soeur du roi. Cette princesse, après avoir loué sa beauté, lui conta l'étonnement qu'elle avait donné à M. de Clèves. Ce prince entra un moment après - Venez, lui dit-elle, voyez si je ne vous tiens pas ma parole et si, en vous montrant Mlle de Chartres, je ne vous fais pas voir cette beauté que vous cherchiez, remerciez-moi, au moins, de lui avoir appris l'admiration que vous aviez déjà pour elle. M. de Clèves sentit de la joie de voir que cette personne, qu'il avait trouvée si aimable, était d'une qualité proportionnée à sa beauté; il s'approcha d'elle et il la supplia de se souvenir qu'il avait été le premier à l'admirer et que, sans la connaÃtre, il avait eu pour elle tous les sentiments de respect et d'estime qui lui étaient dus. Le chevalier de Guise et lui, qui étaient amis, sortirent ensemble de chez Madame. Ils louèrent d'abord Mlle de Chartres sans se contraindre. Ils trouvèrent enfin qu'ils la louaient trop, et ils cessèrent l'un et l'autre de dire ce qu'ils en pensaient, mais ils furent contraints d'en parler les jours suivants partout où ils se rencontrèrent. Cette nouvelle beauté fut longtemps le sujet de toutes les conversations. La reine lui donna de grandes louanges et eut pour elle une considération extraordinaire; la reine dauphine en fit une de ses favorites et pria, Mme de Chartres de la mener souvent chez elle. Mesdames, filles du roi, l'envoyaient chercher pour être de tous leurs divertissements. Enfin, elle était aimée et admirée de toute la cour, excepté de Mme de Valentinois. Ce n'est pas que cette beauté lui donnât de l'ombrage; une trop longue expérience lui avait appris qu'elle n'avait rien à craindre auprès du roi, mais elle avait tant de haine pour le vidame de Chartres qu'elle avait souhaité d'attacher à elle par le mariage d'une de ses filles; et qui s'était attaché à la reine, qu'elle ne pouvait regarder favorablement une personne qui portait son nom et pour qui il faisait paraÃtre une grande amitié. Le prince de Clèves devint passionnément amoureux de Mlle de Chartres et souhaitait ardemment l'épouser, mais il craignait que l'orgueil de Mme de Chartres ne fût blessé de donner sa fille à un homme qui n'était pas l'aÃné de sa maison. Cependant cette maison était si grande, et le comte d'Eu, qui en était l'aÃné, venait d'épouser une personne si proche de la maison royale que c'était plutôt la timidité que donne l'amour que de véritables raisons, qui causaient les craintes de M. de Clèves. Il avait un grand nombre de rivaux le chevalier de Guise lui paraissait le plus redoutable par sa naissance, par son mérite et par l'éclat que la faveur donnait à sa maison. Ce prince était devenu amoureux de Mlle de Chartres le premier jour qu'il l'avait vue, il s'était aperçu de la passion de M. de Clèves, comme M. de Clèves s'était aperçu de la sienne. Quoiqu'ils fussent amis, l'éloignement que donnent les mêmes prétentions ne leur avait pas permis de s'expliquer ensemble, et leur amitié s'était refroidie sans qu'ils eussent eu la force de s'éclaircir. L'aventure qui était arrivée à M. de Clèves, d'avoir vu le premier Mlle de Chartres, lui paraissait un heureux présage et semblait lui donner quelque avantage sur ses rivaux, mais il prévoyait de grands obstacles par le duc de Nevers, son père. Ce duc avait d'étroites liaisons avec la duchesse de Valentinois, elle était ennemie du vidame, et cette raison était suffisante pour empêcher le duc de Nevers de consentir que son fils pensât à sa nièce. Mme de Chartres, qui avait eu tant d'application pour inspirer la vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les mêmes soins dans un lieu où ils étaient si nécessaires et où il y avait tant d'exemples si dangereux. L'ambition et la galanterie étaient l'âme de cette cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d'intérêts et tant de cabales différentes, et les dames y avaient tant de part que l'amour était toujours mêlé aux affaires et les affaires à l'amour. Personne n'était tranquille, ni indifférent, on songeait à s'élever, à plaire, à servir ou à nuire, on ne connaissait ni l'ennui, ni l'oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs ou des intrigues. Les dames avaient des attachements particuliers pour la reine, pour la reine dauphine, pour la reine de Navarre, pour Madame, soeur du roi, ou pour la duchesse de Valentinois. Les inclinations, les raisons de bienséance ou le rapport d'humeur faisaient ces différents attachements. Celles qui avaient passé la première jeunesse et qui faisaient profession d'une vertu plus austère, étaient attachées à la reine. Celles qui étaient plus jeunes et qui cherchaient la joie et la galanterie, faisaient leur cour à la reine dauphine. La reine de Navarre avait ses favorites; elle était jeune et elle avait du pouvoir sur le roi son mari il était joint au connétable, et avait par là beaucoup de crédit. Madame, soeur du roi, conservait encore de la beauté et attirait plusieurs darnes auprès d'elle. La duchesse de Valentinois avait toutes celles qu'elle daignait regarder, mais peu de femmes lui étaient agréables; et excepté quelques-unes, qui avaient sa familiarité et sa confiance, et dont l'humeur avait du rapport avec la sienne, elle n'en recevait chez elle que les jours où elle prenait plaisir à avoir une cour comme celle de la reine. Toutes ces différentes cabales avaient de l'émulation et de l'envie les unes contre les autres; les dames qui les composaient, avaient aussi de la jalousie entre elles, ou pour la faveur, ou pour les amants; les intérêts de grandeur et d'élévation se trouvaient souvent joints à ces autres intérêts moins importants, mais qui n'étaient pas moins sensibles. Ainsi il y avait une sorte d'agitation sans désordre dans cette cour, qui la rendait très agréable, mais aussi très dangereuse pour une jeune personne. Mme de Chartres voyait ce péril et ne songeait qu'aux moyens d'en garantir sa fille. Elle la pria, non pas comme sa mère, mais comme son amie, de lui faire confidence de toutes les galanteries qu'on lui dirait, et elle lui promit de lui aider à se conduire dans des choses où l'on était souvent embarrassée quand on était jeune. Le chevalier de Guise fit tellement paraÃtre les sentiments et les desseins qu'il avait pour Mlle de Chartres qu'ils ne furent ignorés de personne. Il ne voyait néanmoins que de l'impossibilité dans ce qu'il désirait, il savait bien qu'il n'était point un parti qui convÃnt à Mlle de Chartres, par le peu de biens qu'il avait pour soutenir son rang, et il savait bien aussi que ses frères n'approuveraient pas qu'il se mariât, par la crainte de l'abaissement que les mariages des cadets apportent d'ordinaire dans les grandes maisons. Le cardinal de Lorraine lui fit bientôt voir qu'il ne se trompait pas, il condamna l'attachement qu'il témoignait pour Mlle de Chartres avec une chaleur extraordinaire, mais il ne lui en dit pas les véritables raisons. Ce cardinal avait une haine pour le vidame, qui était secrète alors, et qui éclata depuis. Il eût plutôt consenti à voir son frère entrer dans toute autre alliance que dans celle de ce vidame, et il déclara si publiquement combien il en était éloigné que Mme de Chartres en fut sensiblement offensée. Elle prit de grands soins de faire voir que le cardinal de Lorraine n'avait rien à craindre, et qu'elle ne songeait pas à ce mariage. Le vidame prit la même conduite et sentit, encore plus que Mme de Chartres, celle du cardinal de Lorraine, parce qu'il en savait mieux la cause. Le prince de Clèves n'avait pas donné des marques moins publiques de sa passion qu'avait fait le chevalier de Guise. Le duc de Nevers apprit cet attachement avec chagrin; il crut néanmoins qu'il n'avait qu'à parler à son fils pour le faire changer de conduite, mais il fut bien surpris de trouver en lui le dessein formé d'épouser Mlle de Chartres. Il blâma ce dessein, il s'emporta, et cacha si peu son emportement que le sujet s'en répandit bientôt à la cour et alla jusqu'à Mme de Chartres. Elle n'avait pas mis en doute que M. de Nevers ne regardât le mariage de sa fille comme un avantage pour son fils; elle fut bien étonnée que la maison de Clèves et celle de Guise craignissent son alliance, au lieu de la souhaiter. Le dépit qu'elle eut, lui fit penser à trouver un parti pour sa fille, qui la mÃt au-dessus de ceux qui se croyaient au-dessus d'elle. Après avoir tout examiné, elle s'arrêta au prince dauphin, fils du duc de Montpensier. Il était alors à marier, et c'était ce qu'il y avait de plus grand à la cour. Comme Mme. de Chartres avait beaucoup d'esprit, qu'elle était aidée du vidame qui était dans une grande considération, et qu'en effet sa fille était un parti considérable, elle agit avec tant d'adresse et tant de succès, que M. de Montpensier parut souhaiter ce mariage, et il semblait qu'il ne s'y pouvait trouver de difficultés. Le vidame, qui savait l'attachement de M. d'Anville pour la reine dauphine, crut néanmoins qu'il fallait employer le pouvoir que cette princesse avait sur lui, pour l'engager à servir Mlle de Chartres auprès du roi et auprès du prince de Montpensier, dont il était ami intime. Il en parla à cette reine, et elle entra avec joie dans une affaire où il s'agissait de l'élévation d'une personne qu'elle aimait beaucoup, elle le témoigna au vidame, et l'assura que, quoiqu'elle sût bien qu'elle ferait une chose désagréable au cardinal de Lorraine, son oncle, elle passerait avec joie par-dessus cette considération parce qu'elle avait sujet de se plaindre de lui et qu'il prenait tous les jours les intérêts de la reine contre les siens propres. Les personnes galantes sont toujours bien aises qu'un prétexte leur donne lieu de parler à ceux qui les aiment. Sitôt que le vidame eut quitté Mme la dauphine, elle ordonna à Chastelart, qui était favori de M. d'Anville, et qui savait la passion qu'il avait pour elle, de lui aller dire de sa part de se trouver le soir chez la reine. Chastelart reçut cette commission avec beaucoup de joie et de respect. Ce gentilhomme était d'une bonne maison de Dauphiné, mais son mérite et son esprit le mettaient au-dessus de sa naissance. Il était reçu et bien traité de tout ce qu'il y avait de grands seigneurs à la cour, et la faveur de la maison de Montmorency l'avait particulièrement attaché à M. d'Anville. Il était bien fait de sa personne, adroit à toutes sortes d'exercices; il chantait agréablement, il faisait des vers, et avait un esprit galant et passionné qui plut si fort à M. d'Anville, qu'il le fit confident de l'amour qu'il avait pour la reine dauphine. Cette confidence l'approchait de cette princesse, et ce fut en la voyant souvent qu'il prit le commencement de cette malheureuse passion qui lui ôta la raison et qui lui coûta enfin la vie. M. d'Anville ne manqua pas d'être le soir chez la reine, il se trouva heureux que Mme la dauphine l'eût choisi pour travailler à une chose qu'elle désirait, et il lui promit d'obéir exactement à ses ordres, mais Mme de Valentinois, ayant été avertie du dessein de ce mariage, l'avait traversé avec tant de soin, et avait tellement prévenu le roi que, lorsque M. d'Anville lui en parla, il lui fit paraÃtre qu'il ne l'approuvait pas et lui ordonna même de le dire au prince de Montpensier. L'on peut juger ce que sentit Mme de Chartres, par la rupture d'une chose qu'elle avait tant désirée, dont le mauvais succès donnait un si grand avantage à ses ennemis et faisait un si grand tort à sa fille. La reine dauphine témoigna à Mme de Chartres, avec beaucoup d'amitié, le déplaisir qu'elle avait de lui avoir été inutile - Vous voyez, lui dit-elle, que j'ai un médiocre pouvoir; je suis si haïe de la reine et de la duchesse de Valentinois, qu'il est difficile que, par elles ou par ceux qui sont dans leur dépendance, elles ne traversent toujours toutes les choses que je désire. Cependant, ajouta-t-elle, je n'ai jamais pensé qu'à leur plaire; aussi elles ne me haïssent qu'à cause de la reine ma mère, qui leur a donné autrefois de l'inquiétude et de la jalousie. Le roi en avait été amoureux avant qu'il le fût de Mme de Valentinois, et dans les premières années de son mariage, qu'il n'avait point encore d'enfants, quoiqu'il aimât cette duchesse, il parut quasi résolu de se démarier pour épouser la reine ma mère. Mme de Valentinois qui craignait une femme qu'il avait déjà aimée, et dont la beauté et l'esprit pouvaient diminuer sa faveur, s'unit au connétable, qui ne souhaitait pas aussi que le roi épousât une soeur de MM. de Guise. Ils mirent le feu roi dans leurs sentiments, et quoiqu'il haït mortellement la duchesse de Valentinois, comme il aimait la reine, il travailla avec eux pour empêcher le roi de se démarier, mais, pour lui ôter absolument la pensée d'épouser la reine ma mère, ils firent son mariage avec le roi d'Ecosse, qui était veuf de Mme Madeleine, soeur du roi, et ils le firent parce qu'il était le plus prêt à conclure, et manquèrent aux engagements qu'on avait avec le roi d'Angleterre, qui la souhaitait ardemment. Il s'en fallait peu même que ce manquement ne fit une rupture entre les deux rois. Henri VIII ne pouvait se consoler de n'avoir pas épousé la reine ma mère, et, quelque autre princesse française qu'on lui proposât, il disait toujours qu'elle ne remplacerait jamais celle qu'on lui avait ôtée. Il est vrai aussi que la reine, ma mère, était une parfaite beauté, et que c'est une chose remarquable que, veuve d'un duc de Longueville, trois rois aient souhaité de l'épouser; son malheur l'a donnée au moindre et l'a mise dans un royaume où elle ne trouve que des peines. On dit que je lui ressemble; je crains de lui ressembler aussi par sa malheureuse destinée, et, quelque bonheur qui semble se préparer pour moi, je ne saurais croire que j'en jouisse. Mlle de Chartres dit à la reine que ces tristes pressentiments étaient si mal fondés qu'elle ne les conserverait pas longtemps, et qu'elle ne devait point douter que son bonheur ne répondÃt aux apparences. Personne n'osait plus penser à Mlle de Chartres par la crainte de déplaire au roi ou par la pensée de ne pas réussir auprès d'une personne qui avait espéré un prince du sang. M. de Clèves ne fut retenu par aucune de ces considérations. La mort du duc de Nevers, son père, qui arriva alors, le mit dans une entière liberté de suivre son inclination, et, sitôt que le temps de la bienséance du deuil fut passé, il ne songea plus qu'aux moyens d'épouser Mlle de Chartres. Il se trouvait heureux d'en faire la proposition dans un temps où ce qui s'était passé avait éloigné les autres partis et où il était quasi assuré qu'on ne la lui refuserait pas. Ce qui troublait sa joie, était la crainte de ne lui être pas agréable, et il eût préféré le bonheur de lui plaire à la certitude de l'épouser sans en être aimé. Le chevalier de Guise lui avait donné quelque sorte de jalousie, mais comme elle était plutôt fondée sur le mérite de ce prince que sur aucune des actions de Mlle de Chartres, il songea seulement à tâcher de découvrir s'il était assez heureux pour qu'elle approuvât la pensée qu'il avait pour elle. Il ne la voyait que chez les reines ou aux assemblées Il était difficile d'avoir une conversation particulière; il en trouva pourtant les moyens et il lui parla de son dessein et de sa passion avec tout le respect imaginable; il la pressa de lui faire connaÃtre quels étaient les sentiments qu'elle avait pour lui, et il lui dit que ceux qu'il avait pour elle, étaient d'une nature qui le rendrait éternellement malheureux si elle n'obéissait que par devoir aux volontés de madame sa mère. Comme Mlle de Chartres avait le coeur très noble et très bien fait, elle fut véritablement touchée de reconnaissance du procédé du prince de Clèves. Cette reconnaissance donna à ses réponses et à ses paroles un certain air de douceur qui suffisait pour donner de l'espérance à un homme aussi éperdument amoureux que l'était ce prince, de sorte qu'il se flatta d'une partie de ce qu'il souhaitait. Elle rendit compte à sa mère de cette conversation, et Mme de Chartres lui dit qu'il y avait tant de grandeur et de bonnes qualités dans M. de Clèves et qu'il faisait paraÃtre tant de sagesse pour son âge, que, si elle sentait son inclination portée à l'épouser, elle y consentirait avec joie. Mlle de Chartres répondit qu'elle lui remarquait les mêmes bonnes qualités, qu'elle l'épouserait, même avec moins de répugnance qu'un autre, mais qu'elle n'avait aucune inclination particulière pour sa personne. Dès le lendemain, ce prince fit parler à Mme de Chartres; elle reçut la proposition qu'on lui faisait et elle ne craignit point de donner à sa fille un mari qu'elle ne pût aimer en lui donnant le prince de Clèves. Les articles furent conclus; on parla au roi, et ce mariage fut su de tout le monde. M. de Clèves se trouvait heureux sans être néanmoins entièrement content. Il voyait avec beaucoup de peine que les sentiments de Mlle de Chartres ne passaient pas ceux de l'estime et de la reconnaissance, et il ne pouvait se flatter qu'elle en cachât de plus obligeants, puisque l'état où ils étaient lui permettait de les faire paraÃtre sans choquer son extrême modestie. Il ne se passait guère de jour qu'il ne lui en fÃt ses plaintes - Est-il possible, lui disait-il, que je puisse n'être pas heureux en vous épousant? Cependant il est vrai que je ne le suis pas. Vous n'avez pour moi qu'une sorte de bonté qui ne me peut satisfaire; vous n'avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin, vous n'êtes pas plus touchée de ma passion que vous le seriez d'un attachement qui ne serait fondé que sur les avantages de votre fortune et non pas sur les charmes de votre personne. - Il y a de l'injustice à vous plaindre, lui répondit-elle, je ne sais ce que vous pouvez souhaiter au delà de ce que je fais, et il me semble que la bienséance ne permet pas que j'en fasse davantage. - Il est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines apparences dont je serais content s'il y avait quelque chose au delà , mais, au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination, ni votre coeur, et ma présence ne vous donne ni de plaisir, ni de trouble. - Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble. - Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il, c'est un sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre coeur, et je n'en tire que l'avantage que j'en dois tirer. Mlle de Chartres ne savait que répondre, et ces distinctions étaient au-dessus de ses connaissances. M. de Clèves ne voyait que trop combien elle était éloignée d'avoir pour lui des sentiments qui le pouvaient satisfaire, puisqu'il lui paraissait même qu'elle ne les entendait pas. Le chevalier de Guise revint d'un voyage peu de jours avant les noces. Il avait vu tant d'obstacles insurmontables au dessein qu'il avait eu d'épouser Mlle de Chartres, qu'il n'avait pu se flatter d'y réussir et néanmoins il fut sensiblement affligé de la voir devenir la femme d'un autre. Cette douleur n'éteignit pas sa passion et il ne demeura pas moins amoureux. Mlle de Chartres n'avait pas ignoré les sentiments que ce prince avait eus pour elle. Il lui fit connaÃtre à son retour qu'elle était cause de l'extrême tristesse qui paraissait sur son visage, et il avait tant de mérite et tant d'agréments, qu'il était difficile de le rendre malheureux sans en avoir quelque pitié. Aussi ne se pouvait-elle défendre d'en avoir, mais cette pitié ne la conduisait pas à d'autres sentiments; elle contait à sa mère la peine que lui donnait l'affection de ce prince. Mme de Chartres admirait la sincérité de sa fille, et elle l'admirait avec raison, car jamais personne n'en a eu une si grande et si naturelle, mais elle n'admirait pas moins que son coeur ne fût point touché, et d'autant plus qu'elle voyait bien que le prince de Clèves ne l'avait touchée, non plus que les autres. Cela fut cause qu'elle prit de grands soins de l'attacher à son mari et de lui faire comprendre ce qu'elle devait à l'inclination qu'il avait eue pour elle avant que de la connaÃtre et à la passion qu'il lui avait témoignée en la préférant à tous les autres partis, dans un temps où personne n'osait plus penser à elle. Ce mariage s'acheva, la cérémonie s'en fit au Louvre, et le soir, le roi et les reines vinrent souper chez Mme de Chartres avec toute la cour, où ils furent reçus avec une magnificence admirable. Le chevalier de Guise n'osa se distinguer des autres et ne pas assister à cette cérémonie, mais il y fut si peu maÃtre de sa tristesse qu'il était aise de la remarquer. M. de Clèves ne trouva pas que Mlle de Chartres eût changé de sentiment en changeant de nom. La qualité de mari lui donna de plus grands privilèges, mais elle ne lui donna pas une autre place dans le coeur de sa femme. Cela fit aussi que, pour être son mari, il ne laissa pas d'être son amant, parce qu'il avait toujours quelque chose à souhaiter au delà de sa possession, et, quoiqu'elle vécût parfaitement bien avec lui, il n'était pas entièrement heureux. Il conservait pour elle une passion violente et inquiète qui troublait sa joie; la jalousie n'avait point de part à ce trouble jamais mari n'a été si loin d'en prendre et jamais femme n'a été si loin d'en donner. Elle était néanmoins exposée au milieu de la cour; elle allait tous les jours chez les reines et chez Madame. Tout ce qu'il y avait d'hommes jeunes et galants la voyait chez elle et chez le duc de Nevers, son beau-frère, dont la maison était ouverte à tout le monde, mais elle avait un air qui inspirait un si grand respect et qui paraissait si éloigné de la galanterie, que le maréchal de Saint-André, quoique audacieux et soutenu de la faveur du roi, était touché de sa beauté, sans oser le lui faire paraÃtre que par des soins et des devoirs. Plusieurs autres étaient dans le même état, et Mme de Chartres joignait à la sagesse de sa fille une conduite si exacte pour toutes les bienséances, qu'elle achevait de la faire paraÃtre une personne où l'on ne pouvait atteindre. La duchesse de Lorraine, en travaillant à la paix, avait aussi travaillé pour le mariage du duc de Lorraine, son fils. Il avait été conclu avec Mme Claude de France, seconde fille du roi. Les noces en furent résolues pour le mois de février. Cependant le duc de Nemours était demeuré à Bruxelles, entièrement rempli et occupé de ses desseins pour l'Angleterre. Il en recevait ou y envoyait continuellement des courriers; ses espérances augmentaient tous les jours, et enfin Lignerolles lui manda qu'il était temps que sa présence vÃnt achever ce qui était si bien commencé. Il reçut cette nouvelle avec toute la joie que peut avoir un jeune homme ambitieux qui se voit porté au trône par sa seule réputation. Son esprit s'était insensiblement accoutumé à la grandeur de cette fortune et, au lieu qu'il l'avait rejetée d'abord comme une chose où il ne pouvait parvenir, les difficultés s'étaient effacées de son imagination et il ne voyait plus d'obstacles. Il envoya en diligence à Paris donner tous les ordres nécessaires pour faire un équipage magnifique, afin de paraÃtre en Angleterre avec un éclat proportionné au dessein qui l'y conduisait, et il se hâta lui-même de venir à la cour pour assister au mariage de M. de Lorraine. Il arriva la veille des fiançailles, et, dès le même soir qu'il fut arrivé, il alla rendre compte au roi de l'état de son dessein et recevoir ses ordres et ses conseils pour ce qu'il lui restait à faire. Il alla ensuite chez les reines. Mme de Clèves n'y était pas; de sorte qu'elle ne le vit point et ne sut pas même qu'il fût arrivé. Elle avait ouï parler de ce prince à tout le monde comme de ce qu'il y avait de mieux fait et de plus agréable à la cour, et surtout Mme la dauphinelle lui avait dépeint d'une sorte et lui en avait parlé tant de fois qu'elle lui avait donné de la curiosité, et même de l'impatience de le voir. Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre. Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure; le bal commença et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un qui entrait et à qui on faisait place. Mme de Clèves acheva de danser et, pendant qu'elle cherchait des yeux quelqu'un qu'elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l'on dansait. Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là , où le soin qu'il avait pris de se parer, augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne, mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois sans avoir on un grand étonnement. M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu'il fut proche d'elle et qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaÃtre. Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler à personne et leur demandèrent, s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient et s'ils ne s'en doutaient point. - Pour moi, madame, dit M. de Nemours, je n'ai pas d'incertitude, mais comme Mme de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour, la reconnaÃtre, je voudrais bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom. - Je crois, dit Mme la dauphine, quelle le sait aussi bien que vous savez le sien. - Je vous assure, madame, reprit Mme de Clèves, qui paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez. - Vous devinez fort bien, répondit Mme la dauphine, et il y a même quelque chose d'obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu. La reine les interrompit pour faire continuer le bal, M. de Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse était d'une parfaite beauté et avait paru telle aux yeux de M. de Nemours avant qu'il allât en Flandre, mais, de tout le soir, il ne put admirer que Mme de Clèves. Le chevalier de Guise, qui l'adorait toujours, c'était à ses pieds, et ce qui se venait de passer lui avait donné une douleur sensible. Il [le] prit comme un présage que la fortune destinait M. de Nemours à être amoureux de Mme de Clèves, et, soit qu'en effet il eût paru quelque trouble sur son visage, ou que la jalousie fit voir au chevalier de Guise au delà de la vérité, il crut qu'elle avait été touchée de la vue de ce prince, et il ne put s'empêcher de lui dire que M. de Nemours était bien heureux de commencer à être connu d'elle par une aventure qui avait quelque chose de galant et d'extraordinaire. Mme de Clèves revint chez elle, l'esprit si rempli de tout ce qui s'était passé au bal, que, quoiqu'il fût fort tard, elle alla dans la chambre de sa mère pour lui en rendre compte; et elle lui loua M. de Nemours avec un certain air, qui donna à Mme de Chartres la même pensée qu'avait eue le chevalier de Guise. Le lendemain, la cérémonie des noces se fit. Mme de Clèves y vit le duc de Nemours avec une mine et une grâce si admirables qu'elle en fut encore plus surprise. Les jours suivants, elle le vit chez la reine dauphine, elle le vit jouer à la paume avec le roi, elle le vit courre la bague, elle l'entendit parler, mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous les autres et se rendre tellement maÃtre de la conversation dans tous les lieux où il était, par l'air de sa personne et par l'agrément de son esprit, qu'il fit en peu de temps une grande impression dans son coeur. Il est vrai aussi que, comme M. de Nemours sentait pour elle une inclination violente, qui lui donnait cette douceur et cet enjouement qu'inspirent les premiers désirs de plaire, il était encore plus aimable qu'il n'avait accoutumé de l'être, de sorte que, se voyant souvent, et se voyant l'un et l'autre ce qu'il y avait de plus parfait à la cour, il était difficile qu'ils ne se plussent infiniment. La duchesse de Valentinois était de toutes les parties de plaisir, et le roi avait pour elle la même vivacité et les mêmes soins que dans les commencements de sa passion. Mme de Clèves, qui était dans cet âge où l'on ne croit pas qu'une femme puisse être aimée quand elle a passé vingt-cinq ans, regardait avec un extrême étonnement l'attachement que le roi avait pour cette duchesse, qui était grand-mère, et qui venait de marier sa petite-fille. Elle en parlait souvent à Mme de Chartres - Est-il possible, madame, lui disait-elle, qu'il y ait si longtemps que le roi en soit amoureux? Comment s'est-il pu attacher à une personne qui était beaucoup plus âgée que lui, qui avait été maÃtresse de son père, et qui l'est encore de beaucoup d'autres, à ce que j'ai ouï dire? - Il est vrai, répondit-elle, que ce n'est ni le mérite, ni la fidélité de Mme de Valentinois qui a fait naÃtre la passion du roi, ni qui l'a conservée, et c'est aussi en quoi il n'est pas excusable; car si cette femme avait eu de la jeunesse et de la beauté jointes à sa naissance, qu'elle eût eu le mérite de n'avoir jamais rien aimé, qu'elle eût aimé le roi avec une fidélité exacte, qu'elle l'eût aimé par rapport à sa seule personne sans intérêt de grandeur, ni de fortune, et sans se servir de son pouvoir que pour des choses honnêtes ou agréables au roi même, il faut avouer qu'on aurait eu de la peine à s'empêcher de louer ce prince du grand attachement qu'il a pour elle. Si je ne craignais, continua M. de Chartres, que vous dis[s]iez de moi ce que l'on dit de toutes les femmes de mon âge, qu'elles aiment à conter les histoires de leur temps, je vous apprendrais le commencement de la passion du roi pour cette duchesse, et plusieurs choses de la cour du feu roi qui ont même beaucoup de rapport avec celles qui se passent encore présentement. - Bien loin de vous accuser, reprit Mme de Clèves, de redire les histoires passées, je me plains, madame, que vous ne m'ayez pas instruite des présentes et que vous ne m'ayez point appris les divers intérêts et les diverses liaisons de la cour. Je les ignore si entièrement que je croyais, il y a peu de jours, que M. le connétable était fort bien avec la reine. - Vous aviez une opinion bien opposée à la vérité, répondit Mme de Chartres. La reine hait M. le connétable, et si elle a jamais quelque pouvoir, il ne s'en apercevra que trop. Elle sait qu'il a dit plusieurs fois au roi que, de tous ses enfants, il n'y avait que les naturels qui lui ressemblassent. - Je n'eusse jamais soupçonné cette haine, interrompit Mme de Clèves, après avoir vu le soin que la reine avait d'écrire à M. le connétable pendant sa prison, la joie qu'elle a témoignée à son retour, et comme elle l'appelle toujours mon compère, aussi bien que le roi. - Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, répondit Mme de Chartres, vous serez souvent trompée; ce qui paraÃt n'est presque jamais la vérité. Mais, pour revenir à Mme de Valentinois, vous savez qu'elle s'appelle Diane de Poitiers; sa maison est très illustre; elle vient des anciens ducs [d']Aquitaine, son aïeule était fille naturelle de Louis XI et enfin il n'y a rien que de grand dans sa naissance. Saint-Vallier, son père; se trouva embarrassé dans l'affaire du connétable de Bourbon, dont vous avez ouï parler. Il fut condamné à avoir la tête tranchée et conduit sur l'échafaud. Sa fille, dont la beauté était admirable, et qui avait déjà plu au feu roi, fit si bien, je ne sais par quels moyens, qu'elle obtint la vie de son père. On lui porta sa grâce comme il n'attendait que le coup de la mort, mais la peur l'avait tellement saisi qu'il n'avait plus de connaissance, et il mourut peu de jours après. Sa fille parut à la cour comme la maÃtresse du roi. Le voyage d'Italie et la prison de ce prince interrompirent cette passion. Lorsqu'il revint d'Espagne et que madame la régente alla au-devant de lui à Bayonne, elle mena toutes ses filles; parmi lesquelles était Mlle de Pisseleu, qui a été depuis là duchesse d'Etampes. Le roi en devint amoureux. Elle était inférieure en naissance, en esprit et en beauté à Mme de Valentinois, et elle n'avait au-dessus d'elle que l'avantage de la grande jeunesse. Je lui ai ouï dire plusieurs fois qu'elle était née le jour que Diane de Poitiers avait été mariée; la haine le lui faisait dire, et non pas la vérité, car je suis bien trompée si la duchesse de Valentinois n'épousa M. de Brézé, grand sénéchal de Normandie, dans le même temps que le roi devint amoureux de Mme d'Etampes. Jamais il n'y a eu une si grande haine que l'a été celle de ces deux femmes. La duchesse de Valentinois ne pouvait pardonner à Mme d'Etampes de lui avoir ôté le titre de maÃtresse du roi. Mme d'Etampes avait une jalousie violente contre Mme de Valentinois, parce que le roi conservait un commerce avec elle. Ce prince n'avait pas une Fidélité exacte pour ses maÃtresses; il y en avait toujours une qui avait le titre et les honneurs, mais les dames que l'on appelait de la petite bande le partageaient tour à tour. La perte du dauphin, son fils, qui mourut à Tournon, et que l'on crut empoisonné, lui donna une sensible affliction. Il n'avait pas la même tendresse, ni le même goût, pour son second fils, qui règne présentement; il ne lui trouvait pas assez de hardiesse, ni assez de vivacité. Il s'en plaignit un jour à Mme de Valentinois, et elle lui dit qu'elle voulait le faire devenir amoureux d'elle pour le rendre plus vif et plus agréable. Elle y réussit comme vous le voyez, il y a plus de vingt ans que cette passion dure sans qu'elle ait été altérée ni par le temps, ni par les obstacles. Le feu roi s'y opposa d'abord, et soit qu'il eût encore assez d'amour pour Mme de Valentinois pour avoir de la jalousie, ou qu'il fût poussé par la duchesse d'Etampes; qui était au désespoir que M. le dauphin fût attaché à son ennemie, il est certain qu'il vit cette passion avec une colère et un chagrin dont il donnait tous les jours des marques. Son fils ne craignit ni sa colère, ni sa haine, et rien ne put l'obliger à diminuer son attachement, ni à le cacher; il fallut que le roi s'accoutumât à le souffrir. Aussi cette opposition à ses volontés l'éloigna encore de lui et l'attacha davantage au duc d'Orléans, son troisième fils. C'était un prince bien fait, beau, plein de feu et d'ambition, d'une jeunesse fougueuse, qui avait besoin d'être modéré, mais qui eût fait aussi un prince d'une grande élévation, si l'âge eût mûri son esprit. Le rang d'aÃné qu'avait le dauphin, et la faveur du roi qu'avait le duc d'Orléans, faisaient entre eux une sorte d'émulation qui allait jusqu'à la haine. Cette émulation avait commencé dès leur enfance et s'était toujours conservée. Lorsque l'empereur passa en France, il donna une préférence entière au duc d'Orléans sur M. le dauphin, qui la ressentit si vivement que, comme cet empereur était à Chantilly, il voulut obliger M. le connétable à l'arrêter sans attendre le commandement du roi. M. le connétable ne le voulut pas, le roi le blâma dans la suite de n'avoir pas suivi le conseil de son fils, et lorsqu'il l'éloigna de la cour; cette raison y eut beaucoup de part. La division des deux frères donna la pensée à la duchesse d'Etampes de s'appuyer de M. le duc d'Orléans pour la soutenir auprès du roi contre Mme de Valentinois. Elle y réussit; ce prince, sans être amoureux d'elle, n'entra guère moins dans ses intérêts que le dauphin était dans ceux de Mme de Valentinois. Cela fit deux cabales dans la cour, telles que vous pouvez vous les imaginer, mais ces intrigues ne se bornèrent pas seulement à des démêlés de femmes. L'empereur, qui avait conservé de l'amitié pour le duc d'Orléans, avait offert plusieurs fois de lui remettre le duché de Milan. Dans les propositions qui se firent depuis pour la paix, il faisait espérer de lui donner les dix-sept provinces et de lui faire épouser sa fille. M. le dauphin ne souhaitait ni la paix, ni ce mariage. Il se servit de M. le connétable, qu'il a toujours aimé, pour faire voir au roi de quelle importance il était de ne pas donner à son successeur un frère aussi puissant que le serait un duc d'Orléans avec l'alliance de l'empereur et les dix-sept provinces. M. le connétable entra d'autant mieux dans les sentiments de M. le dauphin qu'il s'opposait par là à ceux de Mme d'Etampes, qui était son ennemie déclarée, et qui souhaitait ardemment l'élévation de M. le duc d'Orléans. M. le dauphin commandait alors 1'armée du roi en Champagne et avait réduit celle de l'empereur en une telle extrémité qu'elle eût péri entièrement si la duchesse d'Etampes, craignant que de trop grands avantages ne nous fissent refuser la paix et l'alliance de l'empereur pour M. le duc d'Orléans, n'eût fait secrètement avertir les ennemis de surprendre Epernay et Château-Thierry qui étaient pleins de vivres. Ils le firent et sauvèrent par ce moyen toute leur armée. Cette duchesse ne jouit pas longtemps du succès de sa trahison. Peu après, M. le duc d'Orléans mourut à Farmoutier d'une espèce de maladie contagieuses. Il aimait une des plus belles femmes de la cour et en était aimé. Je ne vous la nommerai pas, parce qu'elle a vécu depuis avec tant de sagesse et quelle a même caché avec tant de soin la passion qu'elle avait pour ce prince, qu'elle a mérité que l'on conserve sa réputation. Le hasard fit qu'elle reçut la nouvelle de la mort de son mari le même jour qu'elle apprit celle de M. d'Orléans, de sorte qu'elle eut ce prétexte pour cacher sa véritable affliction, sans avoir la peine de se contraindre. Le roi ne survécut guère le prince son fils; il mourut deux ans après. Il recommanda à M. le dauphin de se servir du cardinal de Tournon et de l'amiral d'Annebauld, et ne parla point de M. le connétable, qui était pour lors relégué à Chantilly. Ce fut néanmoins la première chose que fit le roi, son fils, de le rappeler et de lui donner le gouvernement des affaires. Mme d'Etampes fut chassée et reçut tous les mauvais traitements qu'elle pouvait attendre d'une ennemie toute puissante; la duchesse de Valentinois se vengea alors pleinement, et de cette duchesse, et de tous ceux qui lui avaient déplu. Son pouvoir parut plus absolu sur l'esprit du roi, qu'il ne paraissait encore pendant qu'il était dauphin. Depuis douze ans que ce prince règne, elle est maÃtresse absolue de toutes choses; elle dispose des charges et des affaires; elle a fait chasser le cardinal de Tournon, le chancelier Olivier, et Villeroy. Ceux qui ont voulu éclairer le roi sur sa conduite ont péri dans cette entreprise. Le comte de Taix, grand maÃtre de l'artillerie, qui ne l'aimait pas, ne put s'empêcher de parler de ses galanteries et surtout de celle du comte de Brissac, dont le roi avait déjà eu beaucoup de jalousie; néanmoins elle fit si bien que le comte de Taix fut disgracié, on lui ôta sa charge, et, ce qui est presque incroyable, elle la fit donner au comte de Brissac et l'a fait ensuite maréchal de France. La jalousie du roi augmenta néanmoins d'une telle sorte qu'il ne put souffrir que ce maréchal demeurât à la cour, mais la jalousie, qui est aigre et violente en tous les autres, est douce et modérée en lui par l'extrême respect qu'il a pour sa maÃtresse, en sorte qu'il n'osa éloigner son rival que sur le prétexte de lui donner le gouvernement de Piémont. Il y a passé plusieurs années; il revint, l'hiver dernier, sur le prétexte de demander des troupes et d'autres choses nécessaires pour l'armée qu'il commande. Le désir de revoir Mme de Valentinois, et la crainte d'en être oublié, avaient peut-être beaucoup de part à ce voyage. Le roi le reçut avec une grande froideur. Messieurs de Guise qui ne l'aiment pas, mais qui n'osent le témoigner à cause de Mme de Valentinois, se servirent de monsieur le vidame, qui est son ennemi déclaré, pour empêcher qu'il n'obtÃnt aucune des choses qu'il était venu demander. Il n'était pas difficile de lui nuire; le roi le haïssait, et sa présence lui donnait de l'inquiétude, de sorte qu'il fut contraint de s'en retourner sans remporter aucun fruit de son voyage, que d'avoir peut-être rallumé dans le coeur de Mme de Valentinois des sentiments que l'absence commençait d'éteindre. Le roi a bien eu d'autres sujets de jalousie, mais ou il ne les a pas connus, ou il n'a osé s'en plaindre. - Je ne sais, ma fille, ajouta Mme de Chartres, si vous ne trouverez point que je vous ai plus appris de choses que vous n'aviez envie d'en savoir. - Je suis très éloignée, madame, de faire cette plainte, répondit Mme de Clèves, et, sans la peur de vous importuner, je vous demande encore plusieurs circonstances que j'ignore. La passion de M. de Nemours pour Mme de Clèves fut d'abord si violente qu'elle lui ôta le goût et même le souvenir de toutes les personnes qu'il avait aimées et avec qui il avait conservé des commerces pendant son absence. Il ne prit pas seulement le soin de chercher des prétextes pour rompre avec elles, il ne put se donner la patience d'écouter leurs plaintes et de répondre à leurs reproches Mme la dauphine, pour qui il avait eu des sentiments assez passionnés; ne put tenir dans son coeur contre Mme de Clèves. Son impatience pour le voyage d'Angleterre commença même à se ralentir et il ne pressa plus avec tant d'ardeur; les choses qui étaient nécessaires pour son départ. Il allait souvent chez la reine dauphine, parce que Mme de Clèves y allait souvent, et il n'était pas fâché de laisser imaginer ce que l'on avait cru de ses sentiments pour cette reine. Mme de Clèves lui paraissait d'un si grand prix qu'il se résolut de manquer plutôt à lui donner des marques de sa passion que de hasarder de la faire connaÃtre au public. Il n'en parla pas même au vidame de Chartres, qui était son ami intime, et pour qui il n'avait rien de caché. Il prit une conduite si sage et s'observa avec tant de soin que personne ne le soupçonna d'être amoureux de Mme de Clèves, que le chevalier de Guise, et elle aurait eu peine à s'en apercevoir elle-même, si. l'inclination qu'elle avait pour lui ne lui eût donné une attention particulière pour ses actions, qui ne lui permÃt pas d'en douter. Elle ne se trouva pas la même disposition à dire à sa mère ce qu'elle pensait des sentiments de ce prince qu'elle avait eue à lui parler de ses autres amants; sans avoir un dessein formé de lui cacher, elle ne lui en parla point. Mais Mme de Chartres ne le voyait que trop, aussi bien que le penchant que sa fille avait pour lui. Cette connaissance lui donna une douleur sensible; elle jugeait bien le péril où était cette jeune personne, d'être aimée d'un homme fait comme M. de Nemours pour qui elle avait de l'inclination. Elle fut entièrement confirmée dans les soupçons qu'elle avait de cette inclination par une chose qui arriva peu de jours après. Le maréchal de Saint-André, qui cherchait toutes les occasions de faire voir sa magnificence, supplia le roi, sur le prétexte de lui montrer sa maison, qui ne venait que d'être achevée, de lui vouloir faire l'honneur d'y aller souper avec les reines Ce maréchal était bien aise aussi de faire paraÃtre aux yeux de Mme de Clèves cette dépense éclatante qui allait jusqu'à la profusion. Quelques jours avant celui qui avait été choisi pour ce souper, le roi dauphin, dont la santé était assez mauvaise, s'était trouvé mal, et n'avait vu personne. La reine, sa femme, avait passé tout le jour auprès de lui. Sur le soir, comme il se portait mieux, il fit entrer toutes les personnes de qualité qui étaient dans son antichambre. La reine dauphine s'en alla chez elle; elle y trouva Mme de Clèves et quelques autres dames qui étaient les plus dans sa familiarité. Comme il était déjà assez tard, et qu'elle n'était point habillée, elle n'alla pas chez la reine; elle fit dire qu'on ne la voyait point, et fit apporter ses pierreries afin d'en choisir pour le bal du maréchal de Saint-André et pour en donner à Mme de Clèves, à qui elle en avait promis. Comme elles étaient dans cette occupation, le prince de Condé arriva. Sa qualité lui rendait toutes les entrées libres. La reine dauphine lui dit qu'il venait sans doute de chez le roi son mari et lui demanda ce que l'on y faisait. - L'on dispute contre M. de Nemours, madame, répondit-il, et il défend avec tant de chaleur la cause qu'il soutient qu'il faut que ce soit la sienne. Je crois qu'il a quelque maÃtresse qui lui donne de l'inquiétude quand elle est au bal, tant il trouve que c'est une chose fâcheuse pour un amant, que d'y voir la personne qu'il aime. - Comment! reprit Mme la dauphine, M. de Nemours ne veut pas que sa maÃtresse aille au bal? J'avais bien cru que les maris pouvaient souhaiter que leurs femmes n'y allassent pas, mais, pour les amants, je n'avais jamais pensé qu'ils pussent être de ce sentiment. -M. de Nemours trouve, répliqua le prince de Condé, que le bal est ce qu'il y a de plus insupportable pour les amants, soit qu'ils soient aimés ou qu'ils ne le soient pas. Il dit que, s'ils sont aimés, ils ont le chagrin de l'être moins pendant plusieurs jours; qu'il n'y a point de femme que le soin de sa parure n'empêche de songer à son amant; qu'elles en sont entièrement occupées; que ce soin de se parer est pour tout le monde aussi bien que pour celui qu'elles aiment; que, lorsqu'elles sont au bal, elles veulent plaire à tous ceux qui les regardent; que, quand elles sont contentes de leur beauté, elles en ont une joie dont leur amant ne fait pas la plus grande partie. Il dit aussi que; quand on n'est point aimé, on souffre encore davantage de voir sa maÃtresse dans une assemblée; que; plus elle est admirée du public, plus on se trouve malheureux de n'en être point aimé; que l'on craint toujours que sa beauté ne fasse naÃtre quelque amour plus heureux que le sien. Enfin il trouve qu'il n'y a point de souffrance pareille à celle de voir sa maÃtresse au bal, si ce n'est de savoir qu'elle y est et de n'y être pas. Mme de Clèves ne faisait pas semblant d'entendre ce que disait le prince de Condé, mais elle l'écoutait avec attention. Elle jugeait aisément quelle part elle avait à l'opinion que soutenait M. de Nemours, et surtout à ce qu'il disait du chagrin de n'être pas au bal où était sa maÃtresse, parce qu'il ne devait pas être à celui du maréchal de Saint-André, et que le roi l'envoyait au-devant du duc de Ferrare. La reine dauphine riait avec le prince de Condé et n'approuvait pas l'opinion de M. de Nemours. - Il n'y a qu'une occasion, madame, lui dit ce prince, où M. de Nemours consente que sa maÃtresse aille au bal, [c'est alors] que c'est lui qui le donne; et il dit que, l'année passée qu'il en donna un à Votre Majesté, il trouva que sa maÃtresse lui faisait une faveur d'y venir, quoiqu'elle ne semblât que vous y suivre; que c'est toujours faire une grâce à un amant que d'aller prendre sa part à un plaisir qu'il donne; que c'est aussi une chose agréable pour l'amant, que sa maÃtresse le voie le maÃtre d'un lieu où est toute la cour, et qu'elle le voie se bien acquitter d'en faire les honneurs. - M. de Nemours avait raison, dit la reine dauphine en souriant, d'approuver que sa maÃtresse allât au bal. Il y avait alors un si grand nombre de femmes à qui il donnait cette qualité que, si elles n'y fussent point venues, il y aurait eu peu de monde. Sitôt que le prince de Condé avait commencé à conter les sentiments de M. de Nemours sur le bal, Mme de Clèves avait senti une grande envie de ne point aller à celui du maréchal de Saint-André. Elle entra aisément dans l'opinion qu'il ne fallait pas aller chez un homme dont on était aimée, et elle fut bien aise d'avoir une raison de sévérité pour faire une chose qui était une faveur pour M. de Nemours; elle emporta néanmoins la parure que lui avait donnée la reine dauphine, mais; le soir; lorsqu'elle la montra à sa mère, elle lui dit qu'elle n'avait pas dessein de s'en servir, que le maréchal de Saint-André prenait tant de soin de faire voir qu'il était attaché à elle qu'elle ne doutait point qu'il ne voulût aussi faire croire qu'elle aurait part au divertissement qu'il devait donner au roi et que; sous prétexte de faire l'honneur de chez lui, il lui rendrait des soins dont peut-être elle serait embarrassée. Mme de Chartres combattit quelque temps l'opinion de sa fille, comme la trouvant particulière, mais, voyant qu'elle s'y opiniâtrait, elle s'y rendit, et lui dit qu'il fallait donc qu'elle fÃt la malade pour avoir un prétexte de n'y pas aller, parce que les raisons qui l'en empêchaient ne seraient pas approuvées et qu'il fallait même empêcher qu'on ne les soupçonnât. Mme de Clèves consentit volontiers à passer quelques jours chez elle pour ne point aller dans un lieu où M. de Nemours ne devrait pas être, et il partit sans avoir le plaisir de savoir qu'elle n'irait pas. Il revint le lendemain du bal, il sut qu'elle ne s'y était pas trouvée, mais comme il ne savait pas que l'on eût redit devant elle la conversation de chez le roi dauphin, il était bien éloigné de croire qu'il fût assez heureux pour l'avoir empêchée d'y aller. Le lendemain, comme il était chez la reine et qu'il parlait à Mme la dauphine, Mme de Chartres et Mme de Clèves y vinrent et s'approchèrent de cette princesse. Mme de Clèves était un peu négligée, comme une personne qui s'était trouvée mal, mais son visage ne répondait pas à son habillement. - Vous voilà si belle, lui dit Mme la dauphine, que je ne sauras croire que vous ayez été malade. Je pense que M. le prince de Condé, en vous courant l'avis de M. de Nemours sur le bal, vous a persuadée que vous feriez une faveur au maréchal de Saint-André d'aller chez lui et que c'est ce qui vous a empêchée d'y venir. Mme de Clèves, rougit de ce que Mme la dauphine devinait si juste et de ce qu'elle disait devant M. de Nemours ce qu'elle avait deviné. Mme de Chartres vit dans ce moment pourquoi sa fille n'avait pas voulu aller au bal, et; pour empêcher que M. de Nemours ne le jugeât aussi bien qu'elle; elle prit la parole avec un air qui semblait être appuyé sur la vérité. - Je vous assure; madame, dit-elle à Mme la dauphine, que Votre Majesté fait plus d'honneur à ma fille qu'elle n'en mérite. Elle était véritablement malade; mais je crois que, si je ne l'en eusse empêchée, elle n'eût pas laissé de vous suivre et de se montrer aussi changée qu'elle était, pour avoir le plaisir de voir tout ce qu'il y a eu d'extraordinaire au divertissement d'hier au soir. Mme la dauphine crut ce que disait Mme de Chartres, M. de Nemours fut bien fâché d'y trouver de l'apparence; néanmoins la rougeur de Mme de Clèves lui fit soupçonner que ce que Mme la dauphine avait dit n'était pas entièrement éloigné de la vérité. Mme de Clèves avait d'abord été fâchée que M. de Nemours eût lieu de croire que c'était lui qui l'avait empêchée d'aller chez le maréchal de Saint-André, mais ensuite elle sentit quelque espèce de chagrin que sa mère lui en eût entièrement ôté l'opinion. Quoique l'assemblée de Cercamp eût été rompue, les négociations pour la paix avaient toujours continué et les choses s'y disposèrent d'une telle sorte que, sur la fin de février, on se rassembla à Cateau-Cambrésis. Les mêmes députés y retournèrent, et l'absence du maréchal de Saint-André défit M. de Nemours du rival qui lui était plus redoutable, [tant] par l'attention qu'il avait à observer ceux qui approchaient Mme de Clèves, que par le progrès qu'il pouvait faire auprès d'elle. Mme de Chartres n'avait pas voulu laisser voir à sa fille qu'elle connaissait ses sentiments pour ce prince, de peur de se rendre suspecte sur les choses qu'elle avait envie de lui dire. Elle se mit un jour à parler de lui; elle lui en dit du bien et y mêla beaucoup de louanges empoisonnées sur la sagesse qu'il avait d'être incapable de devenir amoureux et sur ce qu'il ne se faisait qu'un plaisir et non pas un attachement sérieux du commerce des femmes. Ce n'est pas, ajouta-t-elle, que l'on ne l'ait soupçonné d'avoir une grande passion pour la reine dauphine; je vois même qu'il y va très souvent, et je vous conseille d'éviter, autant que vous pourrez, de lui parler, et surtout en particulier, parce que, Mme la dauphine vous traitant comme elle fait, on dirait bientôt que vous êtes leur confidente, et vous savez combien cette réputation est désagréable. Je suis d'avis, si ce bruit continue, que vous alliez un peu moins chez Mme la dauphine, afin de ne vous pas trouver mêlée dans les aventures de galanterie. Mme de Clèves n'avait jamais ouï parler de M. de Nemours et de Mme la dauphine; elle fut si surprise de ce que lui dit sa mère, et elle crut si bien voir combien elle s'était trompée dans tout ce qu'elle avait pensé des sentiments de ce prince, qu'elle en changea de visage. Mme de Chartres s'en aperçut; il vint du monde dans ce moment; Mme de Clèves s'en alla chez elle et s'enferma dans son cabinet. L'on ne peut exprimer la douleur qu'elle sentit de connaÃtre, par ce que lui venait de dire sa mère, l'intérêt qu'elle prenait à M. de Nemours; elle n'avait encore osé se l'avouer à elle-même. Elle vit alors que les sentiments qu'elle avait pour lui étaient ceux que M. de Clèves lui avait tant demandés; elle trouva combien il était honteux de les avoir pour un autre que pour un mari qui les méritait. Elle se sentit blessée et embarrassée de la crainte que M. de Nemours ne la voulût faire servir de prétexte à Mme la dauphine, et cette pensée la détermina à conter à Mme de Chartres ce qu'elle ne lui avait point encore dit. Elle alla le lendemain matin dans sa chambre pour exécuter ce qu'elle avait résolu, mais elle trouva que Mme de Chartres avait un peu de fièvre, de sorte qu'elle ne voulut pas lui parler. Ce mal paraissait néanmoins si peu de chose que Mme de Clèves ne laissa pas d'aller l'après-dÃnée chez Mme la dauphine elle était dans son cabinet avec deux ou trois dames qui étaient le plus avant dans sa familiarité. - Nous parlions de M de Nemours, lui dit cette reine en la voyant, et nous admirions combien il est changé depuis son retour de Bruxelles. Devant que d'y aller il avait un nombre infini de maÃtresses, et c'était même un défaut en lui, car il ménageait également celles qui avaient du mérite de celles qui n'en avaient pas. Depuis qu'il est revenu, il ne connaÃt ni les unes ni les autres; il n'y a jamais eu un si grand changement; je trouve même qu'il y en a dans son humeur, et qu'il est moins gai que de coutume. Mme de Clèves ne répondit rien, et elle pensait avec honte qu'elle aurait pris tout ce que l'on disait du changement de ce prince pour des marques de sa passion, si elle n'avait point été détrompée. Elle se sentait quelque aigreur contre Mme la dauphine de lui voir chercher des raisons et s'étonner d'une chose dont apparemment elle savait mieux la vérité que personne. Elle ne put s'empêcher de lui en témoigner quelque chose, et, comme les autres dames s'éloignèrent, elle s'approcha d'elle et lui dit tout bas - Est-ce aussi pour moi, madame, que vous venez de parler, et voudriez-vous me cacher que vous fussiez celle qui a fait changer de conduite à M. de Nemours? - Vous êtes injuste, lui dit Mme la dauphine, vous savez que je n'ai rien de caché pour vous. Il est vrai que M. de Nemours, devant que d'aller à Bruxelles, a eu, je crois, intention de me laisser entendre qu'il ne me haïssait pas; mais, depuis qu'il est revenu, il ne m'a pas même paru qu'il se souvÃnt des choses qu'il avait faites, et j'avoue que j'ai de la curiosité de savoir ce qui l'a fait changer. Il sera bien difficile que je ne le démêle, ajouta-t-elle; le vidame de Chartres, qui est son ami intime, est amoureux d'une personne sur qui j'ai quelque pouvoir; et je saurai par ce moyen ce qui a fait ce changement. Mme la dauphine parla d'un air qui persuada Mme de Clèves, et elle se trouva, malgré elle, dans un état plus calme et plus doux que celui où elle était auparavant. Lorsqu'elle revint chez sa mère, elle sut qu'elle était beaucoup plus mal qu'elle ne l'avait laissée. La fièvre lui avait redoublé et, les jours suivants, elle augmenta de telle sorte qu'il parut que ce serait une maladie considérable. Mme de Clèves était dans une affliction extrême, elle ne sortait point de la chambre de sa mère; M. de Clèves y passait aussi presque tous les jours et, par l'intérêt qu'il prenait à Mme de Chartres, et pour empêcher sa femme de s'abandonner à la tristesse; mais pour avoir aussi le plaisir de la voir; sa passion n'était point diminuée. M. de Nemours, qui avait toujours eu beaucoup d'amitié pour lui, n'avait pas cessé de lui en témoigner depuis son retour de Bruxelles. Pendant la maladie de Mme de Chartres, ce prince trouva le moyen de voir plusieurs fois Mme de Clèves en faisant semblant de chercher son mari ou de le venir prendre pour le mener promener. Il le cherchait même à des heures où il savait bien qu'il n'y était pas et, sous le prétexte de l'attendre, il demeurait dans l'antichambre de Mme de Chartres où il y avait toujours plusieurs personnes de qualité. Mme de Clèves y venait souvent et, pour être affligée, elle n'en paraissait pas moins belle à M. de Nemours. Il lui faisait voir combien il prenait d'intérêt à son affliction et il lui en parlait avec un air si doux et si soumis qu'il la persuadait aisément que ce n'était pas de Mme la dauphine dont il était amoureux. Elle ne pouvait s'empêcher d'être troublée de sa vue, et d'avoir pourtant du plaisir à le voir, mais, quand elle ne le voyait plus et qu'elle pensait que ce charme qu'elle trouvait dans sa vue était le commencement des passions, il s'en fallait peu qu'elle ne crût le haïr par la douleur que lui donnait cette pensée. Mme de Chartres empira si considérablement que l'on commença à désespérer de sa vie; elle reçut ce que les médecins lui dirent du péril où elle était avec un courage digne de sa vertu et de sa piété. Après qu'ils furent sortis, elle fit retirer tout le monde et appeler Mme de Clèves. - Il faut nous quitter, ma fille; lui dit-elle, en lui tendant la main; le péril où je vous laisse et le besoin que vous avez de moi augmentent le déplaisir que
Pourun cocktail dînatoire, le prix varie entre 40 et 80 € par invité. Le budget traiteur mariage peut également changer selon la vaisselle et le linge (nappes, serviettes) choisis, la durée du service et le nombre de serveurs. Pour 150 personnes, prévoyez entre 6000 et 15 000 €, en moyenne, une enveloppe de 9000 €.Mariage Idées Mariage La réception Tout ce qu'il faut savoir sur la réception de mariage [Calculateur] Combien d’argent donner aux mariés ou mettre dans un cadeau ? Vous êtes invités à un mariage dans quelques mois ? Vous ne savez pas quelle somme dépenser pour les futurs mariés ? Calculez le montant le plus juste à leur remettre dans une enveloppe ou à réserver pour l'achat d'un cadeau de mariage. Actualisé le 21 Juin 2022 L’organisation d’un événement de l’ampleur d’un mariage représente bien sûr un grand nombre de frais pour les mariés. Des faire-part aux cadeaux aux invités en passant par la location du lieu de réception, la déco, le traiteur, les boissons ou encore les tenues, la liste des dépenses des mariés est longue ! Il est ainsi de tradition de demander une participation financière aux convives par le biais d’une liste de cadeaux ou encore d’une urne de mariage où chacun viendra déposer une enveloppe avec de l’argent. Oui, mais laquelle ? Que vous soyez ou non des habitués des réceptions de noce, vous vous demandez peut-être quelle est la somme qu’il convient d’offrir aux jeunes mariés ou à dépenser dans un cadeau de mariage. Vous trouverez ici tous les éléments de réponse pour votre calcul ! Et encore mieux, vous allez découvrir un super outil pour y voir plus clair le calculateur de ! Calculateur de combien d'argent donner aux mariés ? C'est la question que se posent tous les invités. Pour y répondre, rendez-vous sur notre outil en ligne des plus pratiques qui vous donnera une fourchette de prix à investir dans un cadeau de mariage ou à remettre au couple dans une enveloppe. Il vous suffira d'introduire quelques informations dans le calculateur sur vos liens avec le couple, si vous assisterez seul ou accompagné au jour J, le type de noces auxquelles vous êtes convié, etc. Le calcalateur affichera alors, à titre indicatif, le montant à reverser aux jeunes mariés ou à mettre dans l'achat d'un cadeau figurant dans sa liste de mariage, par exemple. Le calcul se fera aussi pour les invités qui ne peuvent pas assiter au mariage mais qui souhaitent ont une idée de cadeau à offrir au couple. Voici les sommes recommandées par le calculateur en fonction des cas Moins de 75€ Entre 75€ et 200€ Entre 200€ et 300€ Entre 300€ et 500€ Plus de 500€ Plus vous êtes proches des mariés, plus la quantité à offrir est importante, cela va sans dire. Cependant, le rapport entre les invités et les mariés ne sont pas les seuls facteurs à considérer à l'heure d'offrir un chèque, une enveloppe ou un cadeau de mariage. Explications à continuation... Quels sont les critères à prendre en compte ? Pour vous aider à déterminer le montant de votre cadeau aux mariés, posez-vous les bonnes questions. Tout d’abord êtes-vous proches du couple ? On ne participera pas de la même façon selon que l’on se rend au mariage de son frère, sa sœur, son ou sa meilleure amie ou d’un collègue, d’une connaissance. Il se peut aussi que vous ayez déjà engagé des frais liés à cet événement. Si vous faites partie des témoins, vous avez peut-être organisé un enterrement de vie de célibataire qui vous a demandé de dépenser de l’argent. Vous aidez peut-être encore les mariés de par votre profession en leur fournissant une voiture, du vin, du champagne, etc. Tenez également compte du type d’invitation de mariage que vous avez reçu. Avez-vous été convié à l’ensemble du mariage ou simplement à la cérémonie suivie d’un cocktail ? Quelles sont les consignes des mariés ? Il est possible que les mariés aient fait passer des consignes concernant la participation des invités. Tout d’abord ils auront pu établir une liste de mariage ou décidé de confectionner une urne de mariage originale qu’ils mettront à votre disposition le jour J. Si les mariés sont déjà installés, ont une bonne situation, ils peuvent aussi choisir de se passer de liste de mariage. Certains préfèrent même demander aux invités de faire un don libre à une association de leur choix. Certains couples enfin indiquent à leurs proches qu’ils ne souhaitent pas de cadeaux par principe étant conscients du fait que les invités ont engagé des frais de déplacement et d’hébergement pour participer à leur union. Quel est le coût moyen par invité ? Il est cependant possible de déterminer le coût moyen d’un mariage par invité en tenant compte des dépenses de location de salle, du menu, de la décoration ou encore des petits cadeaux aux invités. Connaître ce coût c’est avoir une valeur repère qui peut vous aider à vous décider sans qu’il s’agisse bien évidemment d’une obligation. D’après une étude réalisée par le coût moyen d’un mariage par invité en France est de 151,47 euros. Cette moyenne évolue selon les régions, la somme la plus basse se trouvant en Midi Pyrénées Languedoc Roussillon avec 130,10 euros tandis que la somme la plus élevée concerne les mariages en Provence Alpes Côte d’Azur avec 176,40 euros. On peut ainsi considérer qu’il s’agit-là du montant à donner en cadeau aux mariés. Ceci étant dit, ne perdez pas de vue que ce sont les mariés qui ont choisi d’organiser cet événement, de vous inviter et d’engager des dépenses, vous n’êtes donc pas tenus de les rembourser entièrement. Donnez en fonction de votre proximité avec les mariés et bien sûr de vos moyens financiers. Nombreux sont les invités à donner 50 euros par personne ce qui est déjà une belle somme. Celle-ci correspond environ au coût moyen du repas par invité. Si les mariés vont sans doute allouer un budget conséquent à l’achat de leurs tenues de noce, une robe de mariée tendance et un élégant costume de mariage, vous devrez peut-être vous aussi investir dans des vêtements neufs ! * Les fourchettes de prix annoncées dans cet article sont des estimations et des recommandations selon des paramètres variables.* Autres articles qui peuvent vous intéresser
Enconséquence, la règle 1 bouteille de vin mousseux est suffisante pour 5 invités de mariage. À un mariage avec 60 invités recevra 12 bouteilles. De plus, vous devriez offrir du jus d’orange car de nombreux clients ne veulent pas boire le vin mousseux pur. C’est également une excellente alternative sans alcool pour les enfants ou les personnes qui ne veulent pas boire
44 réponses /Dernier post 12/12/2007 à 2323Ppet02fm11/12/2007 à 1147alors nous, nous serons 110 au VH et environ 55adultes et 11enfants au debut on avait bcp plus de personne au repas et puis on a decider de reduire car 80adultes ca nous paraissait trop important pas en argent mais en nombre reel de personne Your browser cannot play this video. AAnonymous11/12/2007 à 1147Nous on a aujourd'hui 200 invités en ne comptant pas les enfants, sachant que la liste s'agrandit toujours mais je crois qu'on va s'arrêter. Pas de VH c pas commun chez les dom donc tout le monde est invité au bou11/12/2007 à 1147nous c'était environ 150 au VH famille, amis et surtout collègues...et 60 au repas famille et amis proches +10 personnes en soiréesLlil24uo11/12/2007 à 1433on sera environ 75 le soir et je ne compte pas le vh car il y aura tout le village!!!!!!!!!!!!!! je dirai plusieurs centaines! c'est pour ça qu'on fera le vh nous même question budget.🙂Ttin69fd11/12/2007 à 1542waouw!merci les filles! en faites c'est vachement variable!moi j'ai compté environ 70 à 80 pers,pour les oubliés et là mon copain trouve que c'est beaucoup!!!je lui ai dis que c'est le cas où mon pere aurait accepté le mariage. toute la famille et amis de la famille viendraient on serait 300 et +! 😓 🤪 Publicité, continuez en dessousMmeo79gd11/12/2007 à 1546133personnes au repas j'espere moins lol!!et environ 280 a l'aperoAAnonymous11/12/2007 à 1549200 personnes enfants compris. Ce sont surtout des amis. Nnou93lz11/12/2007 à 1545nous on etait 40 adultes famille proche et amis et 10 enfantsPublicité, continuez en dessousGgab65ti11/12/2007 à 1641On compte 120 personnes au VDH et 80 pour le DinerTout mélangé, famille des 2 côtés, amis , collègues trés à 1716titinou,si je compte toute ma famille je ne m'en sors pas car j'ai 11oncles et tantes alors etant donné que tout le monde a deux à quatres enfants et qu'eux même ont des enfants,aie aie aie!!!!je n'invite que les oncles et tantes et mes trois cousines super proches sinon je ne pourrai jamais payer le mariage!Vous ne trouvez pas de réponse ?Llil98me11/12/2007 à 1810pour le moment on en est à 90 personnesPublicité, continuez en dessousKkir14uy11/12/2007 à 1820Pour nous, environ 50 personnes. Familles proches essenciellementKkal39fw11/12/2007 à 1930on sera 150 au VH et 130 au repasAana22ry11/12/2007 à 1952On se table sur 80 personnes au repas, au VH je ne sais pas encore famille proche et nos continuez en dessousGgra23ve11/12/2007 à 2055nous c'était dans les 75 au repas parents-grands parents-oncles-tantes-cousins-amis proches et ptêtre dans les 200 au vin d'honneur.. autres amis, d'autres cousins-cousines, collègues, amis des parents, amis des loisirs, voisins, tout ça..Edité le 11/12/2007 à 855 PM par gra23ve6personnes à inviter uniquement au vin d’honneur. Certains couples décident de différencier les invitations entre cocktail et soirée. Question de budget, d’affinités, envie de rassembler le plus grand nombre ne serait-ce que pour un verre, les raisons de ce choix sont diverses. Astrid Ferriere. 20 Avril 2017.Conseils pour réussir le vin d'honneurÀ savoir… Le vin d’honneur permet aux mariés de passer un peu de temps avec des personnes qui ne sont pas intimes, mais appréciées. Faute de pouvoir les inviter au repas, il est une manière de leur prouver votre amitié, et votre souhait de les voir participer à votre est aussi un moyen de présenter vos relations, collègues, amis à votre belle-famille. Il est important de le réussir car c’est le premier moment de détente après le cérémonial de la mairie et de l’église. Petits conseils Le vin d’honneur s’organise en général dans un lieu proche de l’église ou de la mairie salle des fêtes, presbytère, salons de la mairie. Si vous avez le choix, il est préférable de ne pas le servir au même endroit que le dîner. Cela sera plus facile pour "congédier" les personnes non invitées à la une durée de 2/3 heures maximum. Au-delà, les invités commenceront à trouver le temps long. Précisez au personnel embauché de ne pas attendre que tous les invités soient arrivés pour commencer à servir il est assez pénible pour les premiers arrivants de devoir patienter pour commencer à boire et grignoter. Prévoyez un grand choix de boissons alcoolisées, de jus de fruit, de sodas, de bouteilles d’eau minérale et gazeuse surtout si vous vous mariez en été. N’ayez pas peur des restes mis à part les jus de fruits frais, dites-vous bien que tout se conserve. Prévoyez une ou plusieurs personnes exclusivement pour le service des amuse-gueule, et ceci pendant toute la durée du vin d’honneur. Présentez un choix varié de gâteaux apéritifs, toasts et canapés. Vous pouvez même alterner sucré/salé. Si vous êtes de culture différente, n’hésitez pas à insérer quelques spécialités culinaires de votre pays. L'ambiance du vin d'honneurAccessoires Si vous êtes en extérieur, prévoyez tables, chaises et parasols en quantité suffisante. Comptez une chaise pour deux invités. Prévoyez un endroit ombré, frais et proche d’un abri en cas de pluie ou d’intempérie, notamment pour les personnes âgées. Si vous êtes en intérieur, une salle climatisée sera plus agréable en cas de forte chaleur. Si la salle n’est pas munie d’un système de ventilation, prévoyez quelques ventilateurs pour que chacun puisse aller se rafraîchir au moment où il le désire. Pensez aux fleurs pour le plaisir des yeux et laissez brûler quelques bougies parfumées. Prévoyez un responsable chargé de garder les vestes, manteaux et sacs à main. Il est toujours délicat de devoir laisser ses affaires personnelles sans surveillance. Animation Pour réussir votre vin d’honneur, il ne faut pas simplement un service sans reproche une pincée de distraction et un doigt de musique sont toujours les bienvenus, et les mariés ont un rôle à jouer pour le bon déroulement des événements. Si vous avez engagé un groupe musical pour la soirée, demandez-leur s’ils peuvent jouer quelques morceaux pendant le vin d’honneur une petite musique de fond pour donner un avant-goût aux invités et rendre ce moment plus agréable. Sachez vous tenir disponible pour tous vos invités. Ne passez pas tout votre temps à réaliser des photos pour votre album ou à régler tous les détails pour la suite de la fête. Les invités qui ne participent qu’au vin d’honneur doivent pouvoir profiter un peu de vous. Invités Vous êtes nombreux à vous demander comment faire comprendre - sans vexer - aux personnes uniquement invitées au vin d'honneur qu'il est temps de partir... Voici donc quelques petits conseils si vous faites partie de ceux qui se posent cette question Pour gérer au mieux les différentes étapes de la fête, soyez très clairs sur vos invitations. Les unes indiqueront les heures du vin d’honneur ou du cocktail, sans proposer davantage. Les autres préciseront "dîner assis", "buffet" et/ou "soirée dansante", pour ceux que cela concerne. Changer de lieu entre le vin d’honneur et la réception si vous le pouvez bien sûr vous permet de vous séparer de certains invités sans avoir à les pousser dehors. Enfin, dites-vous bien que les gens qui n'ont pas été invités à la réception viennent au vin d'honneur avec cette optique, et s'éclipseront d'eux-mêmes pour laisser place aux festivités. Si le vin d'honneur se déroule au même endroit que le repas, vous n'irez bien sûr pas leur dire qu'ils doivent partir, mais une personne pourra se charger de faire un appel l'animateur par exemple et inviter les personnes à venir s'installer à table pour la suite des événements. Les personnes non invitées comprendront d'elles-mêmes qu'il est temps pour elles de partir. Vin d'honneur essayez les cocktails !Si vous voulez glisser une pointe d'originalité, voici quelques suggestions…Osez les coktails Pour plaire à tous les goûts et changer des traditionnels champagnes ou mousseux, n'hésitez pas à proposer à vos invités des cocktails divers. Pour vous aiguiller, voici des recettes qui ont toujours du succès. Le Bellini Ingrédients grosses pêches jaunes, mûres à point champagne brut ou mousseux Réalisation Lavez les pêches, pelez-les, coupez-les en deux et ôtez les noyaux. Passez chaque demi-pêche dans un mixeur, afin d'en obtenir le jus retirer la pulpe. Comptez un tiers de jus de pêche pour deux tiers de champagne. Margarita Ingrédients 1cl de jus de citron 2cl de cointreau 4cl de tequila Réalisation Le mieux est d'utiliser un shaker rempli de glaçons, de frapper, de mettre du citron sur le bord du verre et de le tremper dans du sucre fin. Gin Fizz Ingrédients 1dl de Gin 1 cuillère à café de sucre en poudre ou plus selon le goût de chacun Jus de citron un citron pour 3 verres Tranches de citrons pour décorer Glace pilée Eau gazeuse, Schweppes Réalisation Dans un shaker, mélanger la glace pilée, le sucre en poudre, le jus de citron et le Gin. Allonger avec de l'eau gazeuse ou du Schweppes.
Lescélébrations religieuse sont à nouveau autorisées depuis le 8 juin, mais avec un maximum de 100 personnes.Tout comme les mariages et les enterrements. Comme c'était prévu, le nombre de
Michel de MONTAIGNE LES ESSAIS - Livre III Version HTML d'après l'édition de 1595 Table des matières du livre III Chapitre I De l'utile et de l'honeste Chapitre II Du repentir Chapitre III De trois commerces Chapitre IV De la diversion Chapitre V Sur des vers de Virgile Chapitre VI Des coches Chapitre VII De l'incommodité de la grandeur Chapitre VIII De l'art de conferer Chapitre IX De la vanité Chapitre X De mesnager sa volonté Chapitre XI Des boyteux Chapitre XII De la physionomie Chapitre XIII De l'experience Table des matières Chapitre précédent Chapitre suivant CHAPITRE I De l'utile et de l'honeste PERSONNE n'est exempt de dire des fadaises le malheur est, de les dire curieusement Næ iste magno conatu magnas nugas dixerit. Cela ne me touche pas ; les miennes m'eschappent aussi nonchallamment qu'elles le valent D'où bien leur prend Je les quitterois soudain, à peu de coust qu'il y eust Et ne les achette, ny ne les vends, que ce qu'elles poisent Je parle au papier, comme je parle au premier que je rencontre Qu'il soit vray, voicy dequoy. A qui ne doit estre la perfidie detestable, puis que Tybere la refusa à si grand interest ? On luy manda d'Allemaigne, que s'il le trouvoit bon, on le defferoit d'Ariminius par poison. C'estoit le plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les avoit si vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l'accroissement de sa domination en ces contrees là . Il fit responce, que le peuple Romain avoit accoustumé de se venger de ses ennemis par voye ouverte, les armes en main, non par fraude et en cachette il quitta l'utile pour l'honeste. C'estoit me direz vous un affronteur. Je le croy ce n'est pas grand miracle, à gens de sa profession. Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la bouche de celuy qui la hayt d'autant que la verité la luy arrache par force, et que s'il ne la veult recevoir en soy, aumoins il s'en couvre, pour s'en parer. Nostre bastiment et public et privé, est plein d'imperfection mais il n'y a rien d'inutile en nature, non pas l'inutilité mesmes, rien ne s'est ingeré en cet univers, qui n'y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez maladives l'ambition, la jalousie, l'envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d'une si naturelle possession, que l'image s'en recognoist aussi aux bestes Voire et la cruauté, vice si desnaturé car au milieu de la compassion, nous sentons au dedans, je ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne, à voir souffrir autruy et les enfans la sentent Suave mari magno turbantibus æquora ventis, E terra magnum alterius spectare laborem. Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l'homme, destruiroit les fondamentales conditions de nostre vie De mesme, en toute police il y a des offices necessaires, non seulement abjects, mais encores vicieux Les vices y trouvent leur rang, et s'employent à la cousture de nostre liaison comme les venins à la conservation de nostre santé. S'ils deviennent excusables, d'autant qu'ils nous font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité il faut laisser jouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux, et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur pays Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et moins hazardeux Le bien public requiert qu'on trahisse, et qu'on mente, et qu'on massacre resignons cette commission à gens plus obeissans et plus soupples. Certes j'ay eu souvent despit, de voir des juges, attirer par fraude et fauces esperances de faveur ou pardon, le criminel à descouvrir son fait, et y employer la piperie et l'impudence Il serviroit bien à la justice, et à Platon mesme, qui favorise cet usage, de me fournir d'autres moyens plus selon moy. C'est une justice malicieuse et ne l'estime pas moins blessee par soy-mesme, que par autruy. Je respondy, n'y a pas long temps, qu'à peine trahirois-je le Prince pour un particulier, qui serois tres-marry de trahir aucun particulier, pour le Prince Et ne hay pas seulement à piper, mais je hay aussi qu'on se pipe en moy je n'y veux pas seulement fournir de matiere et d'occasion. En ce peu que j'ay eu à negocier entre nos Princes, en ces divisions, et subdivisions, qui nous deschirent aujourd'huy j'ay curieusement evité, qu'ils se mesprinssent en moy, et s'enferrassent en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couverts, et se presentent et contrefont les plus moyens, et les plus voysins qu'ils peuvent moy, je m'offre par mes opinions les plus vives, et par la forme plus mienne Tendre negotiateur et novice qui ayme mieux faillir à l'affaire, qu'à moy. C'a esté pourtant jusques à cette heure, avec tel heur, car certes fortune y a la principalle part que peu ont passé demain à autre, avec moins de soupçon, plus de faveur et de privauté. J'ay une façon ouverte, aisee à s'insinuer, et à se donner credit, aux premieres accointances. La naifveté et la verité pure, en quelque siecle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise. Et puis de ceux-là est la liberté peu suspecte, et peu odieuse, qui besongnent sans aucun leur interest Et peuvent veritablement employer la responce de Hipperides aux Atheniens, se plaignans de l'aspreté de son parler Messieurs, ne considerez pas si je suis libre, mais si je le suis, sans rien prendre, et sans amender par là mes affaires. Ma liberté m'a aussi aiséement deschargé du soupçon de faintise, par sa vigueur n'espargnant rien à dire pour poisant et cuisant qu'il fust je n'eusse peu dire pis absent et en ce, qu'elle a une montre apparente de simplesse et de nonchalance Je ne pretens autre fruict en agissant, que d'agir, et n'y attache longues suittes et propositions Chasque action fait particulierement son jeu porte s'il peut. Au demeurant, je ne suis pressé de passion, ou hayneuse, ou amoureuse, envers les grands ny n'ay ma volonté garrotee d'offence, ou d'obligation particuliere. Je regarde nos Roys d'une affection simplement legitime et civile, ny emeuà ny demeuà par interest privé, dequoy je me sçay bon gré. La cause generale et juste ne m'attache non plus, que moderément et sans fiévre. Je ne suis pas subjet à ces hypoteques et engagemens penetrans et intimes La colere et la hayne sont au delà du devoir de la justice et sont passions servans seulement à ceux, qui ne tiennent pas assez à leur devoir, par la raison simple Utatur motu animi, qui uti ratione non potest. Toutes intentions legitimes sont d'elles mesmes temperees sinon, elles s'alterent en seditieuses et illegitimes. C'est ce qui me faict marcher par tout, la teste haute, le visage, et le coeur ouvert. A la verité, et ne crains point de l'advouer, je porterois facilement au besoing, une chandelle à Sainct Michel, l'autre à son serpent, suivant le dessein de la vieille Je suivray le bon party jusques au feu, mais exclusivement si je puis Que Montaigne s'engouffre quant et la ruyne publique, si besoing est mais s'il n'est pas besoing, je sçauray bon gré à la fortune qu'il se sauve et autant que mon devoir me donne de corde, je l'employe à sa conservation. Fut-ce pas Atticus, lequel se tenant au juste party, et au party qui perdit, se sauva par sa moderation, en cet universel naufrage du monde, parmy tant de mutations et diversitez ? Aux hommes, comme luy privez, il est plus aisé Et en telle sorte de besongne, je trouve qu'on peut justement n'estre pas ambitieux à s'ingerer et convier soy-mesmes De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile, et sans inclination aux troubles de son pays, et en une division publique, je ne le trouve ny beau, ny honneste Ea non media, sed nulla via est, velut eventum expectantium, quo fortunæ consilia sua applicent. Cela peut estre permis envers les affaires des voysins et Gelon tyran de Syracuse, suspendoit ainsi son inclination en la guerre des Barbares contre les Grecs ; tenant une Ambassade à Delphes, avec des presents pour estre en eschauguette, à veoir de quel costé tomberoit la fortune, et prendre l'occasion à poinct, pour le concilier aux victorieux. Ce seroit une espece de trahison, de le faire aux propres et domestiques affaires, ausquels necessairement il faut prendre party mais de ne s'embesongner point, à homme qui n'a ny charge, ny commandement exprez qui le presse, je le trouve plus excusable et si ne practique pour moy cette excuse qu'aux guerres estrangeres desquelles pourtant, selon nos loix, ne s'empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s'y engagent tout à faict, le peuvent, avec tel ordre et attrempance, que l'orage debvra couler par dessus leur teste, sans offence. N'avions nous pas raison de l'esperer ainsi du feu Evesque d'Orleans, sieur de Morvilliers ? Et j'en cognois entre ceux qui y ouvrent valeureusement à cette heure, de moeurs ou si equables, ou si douces, qu'ils seront, pour demeurer debout, quelque injurieuse mutation et cheute que le ciel nous appreste. Je tiens que c'est aux Roys proprement, de s'animer contre les Roys et me moque de ces esprits, qui de gayeté de coeur se presentent à querelles si disproportionnees Car on ne prend pas querelle particuliere avec un prince, pour marcher contre luy ouvertement et courageusement, pour son honneur, et selon son devoir s'il n'aime un tel personnage, il fait mieux, il l'estime. Et notamment la cause des loix, et defence de l'ancien estat, a tousjours cela, que ceux mesmes qui pour leur dessein particulier le troublent, en excusent les defenseurs, s'ils ne les honorent. Mais il ne faut pas appeller devoir, comme nous faisons tous les jours, une aigreur et une intestine aspreté, qui naist de l'interest et passion privee, ny courage, une conduitte traistresse et malitieuse. Ils nomment zele, leur propension vers la malignité, et violence Ce n'est pas la cause qui les eschauffe, c'est leur interest Ils attisent la guerre, non par ce qu'elle est juste, mais par ce que c'est guerre. Rien n'empesche qu'on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement conduisez vous y d'une, sinon par tout esgale affection car elle peut souffrir differentes mesures au moins temperee, et qui ne vous engage tant à l'un, qu'il puisse tout requerir de vous Et vous contentez aussi d'une moienne mesure de leur grace et de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher. L'autre maniere de s'offrir de toute sa force aux uns et aux autres, a encore moins de prudence que de conscience. Celuy envers qui vous en trahissez un, duquel vous estes pareillement bien venu sçait-il pas, que de soy vous en faites autant à son tour ? Il vous tient pour un meschant homme ce pendant il vous oit, et tire de vous, et fait ses affaires de vostre desloyauté Car les hommes doubles sont utiles, en ce qu'ils apportent mais il se faut garder, qu'ils n'emportent que le moins qu'on peut. Je ne dis rien à l'un, que je ne puisse dire à l'autre, à son heure, l'accent seulement un peu changé et ne rapporte que les choses ou indifferentes, ou cogneuÃs, ou qui servent en commun. Il n'y a point d'utilité, pour laquelle je me permette de leur mentir. Ce qui a esté fié à mon silence, je le cele religieusement mais je prens à celer le moins que je puis C'est une importune garde, du secret des Princes, à qui n'en a que faire. Je presente volontiers ce marché, qu'ils me fient peu mais qu'ils se fient hardiment, de ce que je leur apporte J'en ay tousjours plus sceu que je n'ay voulu. Un parler ouvert, ouvre un autre parler, et le tire hors, comme fait le vin et l'amour. Philippides respondit sagement à mon gré, au Roy Lysimachus, qui luy disoit, Que veux-tu que je te communique de mes biens ? Ce que tu voudras, pourveu que ce ne soit de tes secrets. Je voy que chacun se mutine, si on luy cache le fonds des affaires ausquels on l'employe, et si on luy en a desrobé quelque arriere-sens Pour moy, je suis content qu'on ne m'en die non plus, qu'on veut que j'en mette en besoigne et ne desire pas, que ma science outrepasse et contraigne ma parole. Si je dois servir d'instrument de tromperie, que ce soit aumoins sauve ma conscience. Je ne veux estre tenu serviteur, ny si affectionné, ny si loyal, qu'on me treuve bon à trahir personne. Qui est infidelle à soy-mesme, l'est excusablement à son maistre. Mais ce sont Princes, qui n'acceptent pas les hommes à moytié, et mesprisent les services limitez et conditionnez. Il n'y a remede je leur dis franchement mes bornes car esclave, je ne le doibs estre que de la raison, encore n'en puis-je bien venir à bout. Et eux aussi ont tort, d'exiger d'un homme libre, telle subjection à leur service, et telle obligation, que de celuy, qu'ils ont faict et achetté ou duquel la fortune tient particulierement et expressement à la leur. Les loix m'ont osté de grand peine, elles m'ont choisi party, et donné un maistre toute autre superiorité et obligation doibt estre relative à celle-là , et retranchee. Si n'est-ce pas à dire, quand mon affection me porteroit autrement, qu'incontinent j'y portasse la main la volonté et les desirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la recevoir de l'ordonnance publique. Tout ce mien proceder, est un peu bien dissonant à nos formes ce ne seroit pas pour produire grands effets, ny pour y durer l'innocence mesme ne sçauroit à cette heure ny negotier sans dissimulation, ny marchander sans menterie. Aussi ne sont aucunement de mon gibier, les occupations publiques ce que ma profession en requiert, je l'y fournis, en la forme que je puis la plus privee. Enfant, on m'y plongea jusques aux oreilles, et il succedoit si m'en desprins je de belle heure. J'ay souvent dépuis évité de m'en mesler, rarement accepté, jamais requis, tenant le dos tourné à l'ambition mais sinon comme les tireurs d'aviron, qui s'avancent ainsin à reculons tellement toutesfois, que de ne m'y estre poinct embarqué, j'en suis moins obligé à ma resolution, qu'à ma bonne fortune. Car il y a des voyes moins ennemyes de mon goust, et plus conformes à ma portee, par lesquelles si elle m'eust appellé autrefois au service public, et à mon avancement vers le credit du monde, je sçay que j'eusse passé par dessus la raison de mes discours, pour la suyvre. Ceux qui disent communement contre ma profession, que ce que j'appelle franchise, simplesse, et naifveté, en mes moeurs, c'est art et finesse et plustost prudence, que bonté industrie, que nature bon sens, que bon heur me font plus d'honneur qu'ils ne m'en ostent. Mais certes ils font ma finesse trop fine. Et qui m'aura suyvi et espié de pres, je luy donray gaigné, s'il ne confesse, qu'il n'y a point de regle en leur escole, qui sçeust rapporter ce naturel mouvement, et maintenir une apparence de liberté, et de licence, si pareille, et inflexible, parmy des routes si tortues et diverses et que toute leur attention et engin, ne les y sçauroit conduire. La voye de la verité est une et simple, celle du profit particulier, et de la commodité des affaires, qu'on a en charge, double, inegale, et fortuite. J'ay veu souvent en usage, ces libertez contrefaites, et artificielles, mais le plus souvent, sans succez. Elles sentent volontiers leur asne d'Esope lequel par emulation du chien, vint à se jetter tout gayement, à deux pieds, sur les espaules de son maistre mais autant que le chien recevoit de caresses, de pareille feste, le pauvre asne, en reçeut deux fois autant de bastonnades. Id maximè quemque decet, quod est cujusque suum maximè. Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce seroit mal entendre le monde je sçay qu'elle a servy souvent profitablement, et qu'elle maintient et nourrit la plus part des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes, ou excusables, illegitimes. La justice en soy, naturelle et universelle, est autrement reglee, et plus noblement, que n'est cette autre justice speciale, nationale, contrainte au besoing de nos polices Veri juris germanæque justitiæ solidam et expressam effigiem nullam tenemus umbra et imaginibus utimur. Si que le sage Dandamys, oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes, les jugea grands personnages en toute autre chose, mais trop asservis à la reverence des loix Pour lesquelles auctoriser, et seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur originelle et non seulement par leur permission, plusieurs actions vitieuses ont lieu, mais encores à leur suasion. Ex Senatusconsultis plebisque scitis scelera exercentur. Je suy le langage commun, qui fait difference entre les choses utiles, et les honnestes si que d'aucunes actions naturelles, non seulement utiles, mais necessaires, il les nomme deshonnestes et sales. Mais continuons nostre exemple de la trahison Deux pretendans au royaume de Thrace, estoient tombez en debat de leurs droicts, l'Empereur les empescha de venir aux armes mais l'un d'eux, sous couleur de conduire un accord amiable, par leur entreveuÃ, ayant assigné son compagnon, pour le festoyer en sa maison, le fit emprisonner et tuer. La justice requeroit, que les Romains eussent raison de ce forfaict la difficulté en empeschoit les voyes ordinaires. Ce qu'ils ne peurent legitimement, sans guerre, et sans hazard, ils entreprindrent de le faire par trahison ce qu'ils ne peurent honnestement, ils le firent utilement. A quoy se trouva propre un Pomponius Flaccus Cettuy-cy, soubs feintes parolles, et asseurances, ayant attiré cest homme dans ses rets au lieu de l'honneur et faveur qu'il luy promettoit, l'envoya pieds et poings liez à Romme. Un traistre y trahit l'autre, contre l'usage commun Car ils sont pleins de deffiance, et est mal-aisé de les surprendre par leur art tesmoing la poisante experience, que nous venons d'en sentir. Sera Pomponius Flaccus qui voudra, et en est assez qui le voudront Quant à moy, et ma parolle et ma foy, sont, comme le demeurant, pieces de ce commun corps le meilleur effect, c'est le service public je tiens cela pour presupposé. Mais comme si on me commandoit, que je prinse la charge du Palais, et des plaids, je respondroy, Je n'y entens rien ou la charge de conducteur de pionniers, je diroy, Je suis appellé á un rolle plus digne de mesmes, qui me voudroit employer, à mentir, à trahir, et à me parjurer, pour quelque service notable, non que d'assassiner ou empoisonner je diroy, Si j'ay volé ou desrobé quelqu'un, envoyez moy plustost en gallere. Car il est loysible à un homme d'honneur, de parler ainsi que firent les Lacedemoniens, ayants esté deffaicts par Antipater, sur le poinct de leurs accords Vous nous pouvez commander des charges poisantes et dommageables, autant qu'il vous plaira mais de honteuses, et des-honnestes, vous perdrez vostre temps de nous en commander. Chacun doit avoir juré à soy mesme, ce que les Roys d'Ægypte faisoient solennellement jurer à leurs juges, qu'ils ne se desvoyeroient de leur conscience, pour quelque commandement qu'eux mesmes leur en fissent. A telles commissions il y a note evidente d'ignominie, et de condemnation. Et qui vous la donne, vous accuse, et vous la donne, si vous l'entendez bien, en charge et en peine. Autant que les affaires publiques s'amendent de vostre exploict, autant s'en empirent les vostres vous y faictes d'autant pis, que mieux vous y faictes. Et ne sera pas nouveau, ny à l'avanture sans quelque air de Justice, que celuy mesmes vous ruïne, qui vous aura mis en besongne. Si la trahison doit estre en quelque cas excusable lors seulement elle l'est, qu'elle s'employe à chastier et trahir la trahison. Il se trouve assez de perfidies, non seulement refusees, mais punies, par ceux en faveur desquels elles avoient esté entreprises. Qui ne sçait la sentence de Fabritius, à l'encontre du Medecin de Pyrrhus ? Mais cecy encore se trouve que tel l'a commandee, qui par apres l'a vengee rigoureusement, sur celuy qu'il y avoit employé refusant un credit et pouvoir si effrené, et desadvouant un servage et une obeïssance si abandonnee, et si lasche. Jaropelc Duc de Russie, practiqua un gentilhomme de Hongrie, pour trahir le Roy de Poulongne Boleslaus, en le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire quelque notable dommage. Cettuy-cy s'y porta en galandhomme s'addonna plus que devant au service de ce Roy, obtint d'estre de son conseil, et de ses plus feaux. Avec ces advantages, et choisissant à point l'opportunité de l'absence de son maistre, il trahit aux Russiens Visilicie, grande et riche cité qui fut entierement saccagee, et arse par eux, avec occision totale, non seulement des habitans d'icelle, de tout sexe et aage, mais de grand nombre de noblesse de là autour, qu'il y avoit assemblé à ces fins. Jaropelc assouvy de sa vengeance, et de son courroux, qui pourtant n'estoit pas sans tiltre, car Boleslaus l'avoit fort offencé, et en pareille conduitte et saoul du fruict de cette trahison, venant à en considerer la laideur nuà et seule, et la regarder d'une veuà saine, et non plus troublee par sa passion, la print à un tel remors, et contre-coeur, qu'il en fit crever les yeux, et couper la langue, et les parties honteuses, à son executeur. Antigonus persuada les soldats Argyraspides, de luy trahir Eumenes, leur capitaine general, son adversaire. Mais l'eut-il faict tuer, apres qu'ils le luy eurent livré, il desira luy mesme estre commissaire de la justice divine, pour le chastiement d'un forfaict si detestable et les consigna entre les mains du gouverneur de la Province, luy donnant tres-expres commandement, de les perdre, et mettre à male fin, en quelque maniere que ce fust. Tellement que de ce grand nombre qu'ils estoient, aucun ne vit onques puis, l'air de Macedoine. Mieux il en avoit esté servy, d'autant le jugea il avoir esté plus meschamment et punissablement. L'esclave qui trahit la cachette de P. Sulpicius son maistre, fut mis en liberté, suivant la promesse de la proscription de Sylla Mais suivant la promesse de la raison publique, tout libre, il fut precipité du roc Tarpeien. Et nostre Roy Clovis, au lieu des armes d'or qu'il leur avoit promis, fit pendre les trois serviteurs de Cannacre, apres qu'ils luy eurent trahy leur maistre, à quoy il les avoit pratiquez. Ils les font pendre avec la bourse de leur payement au col. Ayant satisfaict à leur seconde foy, et speciale, ils satisfont à la generale et premiere. Mahomed second, se voulant deffaire de son frere, pour la jalousie de la domination, suivant le stile de leur race, y employa l'un de ses officiers qui le suffoqua, l'engorgeant de quantité d'eau, prinse trop à coup. Cela faict, il livra, pour l'expiation de ce meurtre, le meurtrier entre les mains de la mere du trespassé car ils n'estoient freres que de pere elle, en sa presence, ouvrit à ce meurtrier l'estomach et tout chaudement de ses mains, fouillant et arrachant son coeur, le jetta manger aux chiens. Et à ceux mesmes qui ne valent rien, il est si doux, ayant tiré l'usage d'une action vicieuse, y pouvoir hormais coudre en toute seureté, quelque traict de bonté, et de justice comme par compensation, et correction conscientieuse. Joint qu'ils regardent les ministres de tels horribles malefices, comme gents, qui les leur reprochent et cherchent par leur mort d'estouffer la cognoissance et tesmoignage de telles menees. Or si par fortune on vous en recompence, pour ne frustrer la necessité publique, de cet extreme et desesperé remede celuy qui le fait, ne laisse pas de vous tenir, s'il ne l'est luy-mesme, pour un homme maudit et execrable Et vous tient plus traistre, que ne faict celuy, contre qui vous l'estes car il touche la malignité de vostre courage, par voz mains, sans desadveu, sans object. Mais il vous employe, tout ainsi qu'on faict les hommes perdus, aux executions de la haute justice charge autant utile, comme elle est peu honneste. Outre la vilité de telles commissions, il y a de la prostitution de conscience. La fille à Sejanus ne pouvant estre punie à mort, en certaine forme de jugement à Rome, d'autant qu'elle estoit Vierge, fut, pour donner passage aux loix, forcee par le bourreau, avant qu'il l'estranglast Non sa main seulement, mais son ame, est esclave à la commodité publique. Quand le premier Amurath, pour aigrir la punition contre ses subjects, qui avoient donné support à la parricide rebellion de son fils, ordonna, que leurs plus proches parents presteroient la main à cette execution je trouve tres-honeste à aucuns d'iceux, d'avoir choisi plustost, d'estre injustement tenus coulpables du parricide d'un autre, que de servir la justice de leur propre parricide. Et où en quelques bicoques forcees de mon temps, j'ay veu des coquins, pour garantir leur vie, accepter de pendre leurs amis et consorts, je les ay tenus de pire condition que les pendus. On dit que Vuitolde Prince de Lituanie, introduisit en cette nation, que le criminel condamné à mort, eust luy mesme de sa main, à se deffaire trouvant estrange, qu'un tiers innocent de la faute, fust employé et chargé d'un homicide. Le Prince, quand une urgente circonstance, et quelque impetueux et inopiné accident, du besoing de son estat, luy fait gauchir sa parolle et sa foy, ou autrement le jette hors de son devoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité, à un coup de la verge divine Vice n'est-ce pas, car il a quitté sa raison, à une plus universelle et puissante raison mais certes c'est malheur. De maniere qu'à quelqu'un qui me demandoit Quel remede ? nul remede, fis-je, s'il fut veritablement gehenné entre ces deux extremes sed videat ne quæratur latebra perjurio il le falloit faire mais s'il le fit, sans regret, s'il ne luy greva de le faire, c'est signe que sa conscience est en mauvais termes. Quand il s'en trouveroit quelqu'un de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne semblast digne d'un si poisant remede, je ne l'en estimeroy pas moins. Il ne se sçauroit perdre plus excusablement et decemment. Nous ne pouvons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut-il souvent, comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau à la pure conduitte du ciel. A quelle plus juste necessité se reserve il ? Que luy est-il moins possible à faire que ce qu'il ne peut faire, qu'aux despens de sa foy et de son honneur ? choses, qui à l'aventure luy doivent estre plus cheres que son propre salut, et que le salut de son peuple Quand les bras croisez il appellera Dieu simplement à son aide, n'aura-il pas à esperer, que la divine bonté n'est pour refuser la faveur de sa main extraordinaire à une main pure et juste ? Ce sont dangereux exemples, rares, et maladifves exceptions, à nos regles naturelles il y faut ceder, mais avec grande moderation et circonspection. Aucune utilité privee, n'est digne pour laquelle nous façions cest effort à nostre conscience la publique bien, lors qu'elle est et tres-apparente, et tres-importante. Timoleon se garantit à propos, de l'estrangeté de son exploit, par les larmes qu'il rendit, se souvenant que c'estoit d'une main fraternelle qu'il avoit tué le tyran. Et cela pinça justement sa conscience, qu'il eust esté necessité d'achetter l'utilité publique, à tel prix de l'honnesteté de ses moeurs. Le Senat mesme delivré de servitude par son moyen, n'osa rondement decider d'un si haut faict, et deschiré en deux si poisants et contraires visages. Mais les Syracusains ayans tout à point, à l'heure mesme, envoyé requerir les Corinthiens de leur protection, et d'un chef digne de restablir leur ville en sa premiere dignité, et nettoyer la Sicile de plusieurs tyranneaux, qui l'oppressoient il y deputa Timoleon, avec cette nouvelle deffaitte et declaration Que selon qu'il se porteroit bien ou mal en sa charge, leur arrest prendroit party, à la faveur du liberateur de son païs, ou à la desfaveur du meurtrier de son frere. Cette fantastique conclusion, a quelque excuse, sur le danger de l'exemple et importance d'un faict si divers. Et feirent bien, d'en descharger leur jugement, ou de l'appuier ailleurs, et en des considerations tierces. Or les deportements de Timoleon en ce voyage rendirent bien tost sa cause plus claire, tant il s'y porta dignement et vertueusement, en toutes façons. Et le bon heur qui l'accompagna aux aspretez qu'il eut à vaincre en cette noble besongne, sembla luy estre envoyé par les Dieux conspirants et favorables à sa justification. La fin de cettuy cy est excusable, si aucune le pouvoit estre. Mais le profit de l'augmentation du revenu publique, qui servit de pretexte au Senat Romain à cette orde conclusion, que je m'en vay reciter, n'est pas assez fort pour mettre à garand une telle injustice. Certaines citez s'estoient rachetees à prix d'argent, et remises en liberté, avec l'ordonnance et permission du Senat, des mains de L. Sylla. La chose estant tombee en nouveau jugement, le Senat les condamna à estre taillables comme auparavant et que l'argent qu'elles avoyent employé pour se rachetter, demeureroit perdu pour elles. Les guerres civiles produisent souvent ces vilains exemples Que nous punissons les privez, de ce qu'ils nous ont creu, quand nous estions autres. Et un mesme magistrat fait porter la peine de son changement, à qui n'en peut mais. Le maistre foitte son disciple de docilité, et la guide son aveugle Horrible image de justice. Il y a des regles en la philosophie et faulses et molles. L'exemple qu'on nous propose, pour faire prevaloir l'utilité privee, à la foy donnee, ne reçoit pas assez de poids par la circonstance qu'ils y meslent. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis en liberté, ayans tiré de vous serment du paiement de certaine somme. On a tort de dire, qu'un homme de bien, sera quitte de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains. Il n'en est rien. Ce que la crainte m'a fait une fois vouloir, je suis tenu de le vouloir encore sans crainte. Et quand elle n'aura forcé que ma langue, sans la volonté encore suis je tenu de faire la maille bonne de ma parole. Pour moy, quand par fois ell'a inconsiderément devancé ma pensee, j'ay faict conscience de la desadvoüer pourtant. Autrement de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droit qu'un tiers prend de noz promesses. Quasi vero forti viro vis possit adhiberi. En cecy seulement a loy, l'interest privé, de nous excuser de faillir à nostre promesse, si nous avons promis chose meschante, et inique de soy. Car le droit de la vertu doibt prevaloir le droit de nostre obligation. J'ay autrefois logé Epaminondas au premier rang des hommes excellens et ne m'en desdy pas. Jusques où montoit-il la consideration de son particulier devoir ? qui ne tua jamais homme qu'il eust vaincu qui pour ce bien inestimable, de rendre la liberté à son païs, faisoit conscience de tuer un Tyran, ou ses complices, sans les formes de la justice et qui jugeoit meschant homme, quelque bon Citoyen qu'il fust, celuy qui entre les ennemis, et en la bataille, n'espargnoit son amy et son hoste. Voyla une ame de riche composition. Il marioit aux plus rudes et violentes actions humaines, la bonté et l'humanité, voire la plus delicate, qui se treuve en l'escole de la Philosophie. Ce courage si gros, enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauvreté, estoit-ce nature, ou art, qui l'eust attendry, jusques au poinct d'une si extreme douceur, et debonnaireté de complexion ? Horrible de fer et de sang, il va fracassant et rompant une nation invincible contre tout autre, que contre luy seul et gauchit au milieu d'une telle meslee, au rencontre de son hoste et de son amy. Vrayement celuy la proprement commandoit bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le mors de la benignité, sur le point de sa plus forte chaleur ainsin enflammee qu'elle estoit, et toute escumeuse de fureur et de meurtre. C'est miracle, de pouvoir mesler à telles actions quelque image de justice mais il n'appartient qu'à la roideur d'Epaminondas, d'y pouvoir mesler la douceur et la facilité des moeurs les plus molles, et la pure innocence. Et où l'un dit aux Mammertins, que les statuts n'avoient point de mise envers les hommes armez l'autre, au Tribun du peuple, que le temps de la justice, et de la guerre, estoient deux le tiers, que le bruit des armes l'empeschoit d'entendre la voix des loix cettuy-cy n'estoit pas seulement empesché d'entendre celles de la civilité, et pure courtoisie. Avoit-il pas emprunté de ses ennemis, l'usage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre, pour destremper par leur douceur et gayeté, cette furie et aspreté martiale ? Ne craignons point apres un si grand precepteur, d'estimer qu'il y a quelque chose illicite contre les ennemys mesmes que l'interest commun ne doibt pas tout requerir de tous, contre l'interest privé manente memoria etiam in dissidio publicorum foederum privati juris et nulla potentia vires Præstandi, ne quid peccet amicus, habet et que toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien, pour le service de son Roy, ny de la cause generale et des loix. Non enim patria præstat omnibus officiis, Et ipsi conducit pios habere cives in parentes. C'est une instruction propre au temps Nous n'avons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer, c'est assez que nos espaules le soyent c'est assez de tramper nos plumes en ancre, sans les tramper en sang. Si c'est grandeur de courage, et l'effect d'une vertu rare et singuliere, de mespriser l'amitié, les obligations privees, sa parolle, et la parenté, pour le bien commun, et obeïssance du Magistrat c'est assez vrayement pour nous en excuser, que c'est une grandeur, qui ne peut loger en la grandeur du courage d'Epaminondas. J'abomine les exhortemens enragez, de cette autre ame desreiglee, dum tela micant, non vos pietatis imago Ulla, nec adversa conspecti fronte parentes Commoveant, vultus gladio turbate verendos. Ostons aux meschants naturels, et sanguinaires, et traistres, ce pretexte de raison laissons là cette justice enorme, et hors de soy et nous tenons aux plus humaines imitations. Combien peut le temps et l'exemple ? En une rencontre de la guerre civile contre Cinna, un soldat de Pompeius, ayant tué sans y penser son frere, qui estoit au party contraire, se tua sur le champ soy-mesme, de honte et de regret Et quelques annees apres, en une autre guerre civile de ce mesme peuple, un soldat, pour avoir tué son frere, demanda recompense à ses capitaines. On argumente mal l'honneur et la beauté d'une action, par son utilité et conclud-on mal, d'estimer que chacun y soit obligé, et qu'elle soit honeste à chacun, si elle est utile. Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta. Choisissons la plus necessaire et plus utile de l'humaine societé, ce sera le mariage Si est-ce que le conseil des saincts, trouve le contraire party plus honeste, et en exclut la plus venerable vacation des hommes comme nous assignons au haras, les bestes qui sont de moindre estime. Table des matières Chapitre précédentChapitre suivant CHAPITRE I De l'utile et de l'honeste PERSONNE n'est exempt de dire des fadaises le malheur est, de les dire curieusement Næ iste magno conatu magnas nugas dixerit. Cela ne me touche pas ; les miennes m'eschappent aussi nonchallamment qu'elles le valent D'où bien leur prend Je les quitterois soudain, à peu de coust qu'il y eust Et ne les achette, ny ne les vends, que ce qu'elles poisent Je parle au papier, comme je parle au premier que je rencontre Qu'il soit vray, voicy dequoy. A qui ne doit estre la perfidie detestable, puis que Tybere la refusa à si grand interest ? On luy manda d'Allemaigne, que s'il le trouvoit bon, on le defferoit d'Ariminius par poison. C'estoit le plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les avoit si vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l'accroissement de sa domination en ces contrees là . Il fit responce, que le peuple Romain avoit accoustumé de se venger de ses ennemis par voye ouverte, les armes en main, non par fraude et en cachette il quitta l'utile pour l'honeste. C'estoit me direz vous un affronteur. Je le croy ce n'est pas grand miracle, à gens de sa profession. Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la bouche de celuy qui la hayt d'autant que la verité la luy arrache par force, et que s'il ne la veult recevoir en soy, aumoins il s'en couvre, pour s'en parer. Nostre bastiment et public et privé, est plein d'imperfection mais il n'y a rien d'inutile en nature, non pas l'inutilité mesmes, rien ne s'est ingeré en cet univers, qui n'y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez maladives l'ambition, la jalousie, l'envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d'une si naturelle possession, que l'image s'en recognoist aussi aux bestes Voire et la cruauté, vice si desnaturé car au milieu de la compassion, nous sentons au dedans, je ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne, à voir souffrir autruy et les enfans la sentent Suave mari magno turbantibus æquora ventis, E terra magnum alterius spectare laborem. Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l'homme, destruiroit les fondamentales conditions de nostre vie De mesme, en toute police il y a des offices necessaires, non seulement abjects, mais encores vicieux Les vices y trouvent leur rang, et s'employent à la cousture de nostre liaison comme les venins à la conservation de nostre santé. S'ils deviennent excusables, d'autant qu'ils nous font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité il faut laisser jouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux, et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur pays Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et moins hazardeux Le bien public requiert qu'on trahisse, et qu'on mente, et qu'on massacre resignons cette commission à gens plus obeissans et plus soupples. Certes j'ay eu souvent despit, de voir des juges, attirer par fraude et fauces esperances de faveur ou pardon, le criminel à descouvrir son fait, et y employer la piperie et l'impudence Il serviroit bien à la justice, et à Platon mesme, qui favorise cet usage, de me fournir d'autres moyens plus selon moy. C'est une justice malicieuse et ne l'estime pas moins blessee par soy-mesme, que par autruy. Je respondy, n'y a pas long temps, qu'à peine trahirois-je le Prince pour un particulier, qui serois tres-marry de trahir aucun particulier, pour le Prince Et ne hay pas seulement à piper, mais je hay aussi qu'on se pipe en moy je n'y veux pas seulement fournir de matiere et d'occasion. En ce peu que j'ay eu à negocier entre nos Princes, en ces divisions, et subdivisions, qui nous deschirent aujourd'huy j'ay curieusement evité, qu'ils se mesprinssent en moy, et s'enferrassent en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couverts, et se presentent et contrefont les plus moyens, et les plus voysins qu'ils peuvent moy, je m'offre par mes opinions les plus vives, et par la forme plus mienne Tendre negotiateur et novice qui ayme mieux faillir à l'affaire, qu'à moy. C'a esté pourtant jusques à cette heure, avec tel heur, car certes fortune y a la principalle part que peu ont passé demain à autre, avec moins de soupçon, plus de faveur et de privauté. J'ay une façon ouverte, aisee à s'insinuer, et à se donner credit, aux premieres accointances. La naifveté et la verité pure, en quelque siecle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise. Et puis de ceux-là est la liberté peu suspecte, et peu odieuse, qui besongnent sans aucun leur interest Et peuvent veritablement employer la responce de Hipperides aux Atheniens, se plaignans de l'aspreté de son parler Messieurs, ne considerez pas si je suis libre, mais si je le suis, sans rien prendre, et sans amender par là mes affaires. Ma liberté m'a aussi aiséement deschargé du soupçon de faintise, par sa vigueur n'espargnant rien à dire pour poisant et cuisant qu'il fust je n'eusse peu dire pis absent et en ce, qu'elle a une montre apparente de simplesse et de nonchalance Je ne pretens autre fruict en agissant, que d'agir, et n'y attache longues suittes et propositions Chasque action fait particulierement son jeu porte s'il peut. Au demeurant, je ne suis pressé de passion, ou hayneuse, ou amoureuse, envers les grands ny n'ay ma volonté garrotee d'offence, ou d'obligation particuliere. Je regarde nos Roys d'une affection simplement legitime et civile, ny emeuà ny demeuà par interest privé, dequoy je me sçay bon gré. La cause generale et juste ne m'attache non plus, que moderément et sans fiévre. Je ne suis pas subjet à ces hypoteques et engagemens penetrans et intimes La colere et la hayne sont au delà du devoir de la justice et sont passions servans seulement à ceux, qui ne tiennent pas assez à leur devoir, par la raison simple Utatur motu animi, qui uti ratione non potest. Toutes intentions legitimes sont d'elles mesmes temperees sinon, elles s'alterent en seditieuses et illegitimes. C'est ce qui me faict marcher par tout, la teste haute, le visage, et le coeur ouvert. A la verité, et ne crains point de l'advouer, je porterois facilement au besoing, une chandelle à Sainct Michel, l'autre à son serpent, suivant le dessein de la vieille Je suivray le bon party jusques au feu, mais exclusivement si je puis Que Montaigne s'engouffre quant et la ruyne publique, si besoing est mais s'il n'est pas besoing, je sçauray bon gré à la fortune qu'il se sauve et autant que mon devoir me donne de corde, je l'employe à sa conservation. Fut-ce pas Atticus, lequel se tenant au juste party, et au party qui perdit, se sauva par sa moderation, en cet universel naufrage du monde, parmy tant de mutations et diversitez ? Aux hommes, comme luy privez, il est plus aisé Et en telle sorte de besongne, je trouve qu'on peut justement n'estre pas ambitieux à s'ingerer et convier soy-mesmes De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile, et sans inclination aux troubles de son pays, et en une division publique, je ne le trouve ny beau, ny honneste Ea non media, sed nulla via est, velut eventum expectantium, quo fortunæ consilia sua applicent. Cela peut estre permis envers les affaires des voysins et Gelon tyran de Syracuse, suspendoit ainsi son inclination en la guerre des Barbares contre les Grecs ; tenant une Ambassade à Delphes, avec des presents pour estre en eschauguette, à veoir de quel costé tomberoit la fortune, et prendre l'occasion à poinct, pour le concilier aux victorieux. Ce seroit une espece de trahison, de le faire aux propres et domestiques affaires, ausquels necessairement il faut prendre party mais de ne s'embesongner point, à homme qui n'a ny charge, ny commandement exprez qui le presse, je le trouve plus excusable et si ne practique pour moy cette excuse qu'aux guerres estrangeres desquelles pourtant, selon nos loix, ne s'empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s'y engagent tout à faict, le peuvent, avec tel ordre et attrempance, que l'orage debvra couler par dessus leur teste, sans offence. N'avions nous pas raison de l'esperer ainsi du feu Evesque d'Orleans, sieur de Morvilliers ? Et j'en cognois entre ceux qui y ouvrent valeureusement à cette heure, de moeurs ou si equables, ou si douces, qu'ils seront, pour demeurer debout, quelque injurieuse mutation et cheute que le ciel nous appreste. Je tiens que c'est aux Roys proprement, de s'animer contre les Roys et me moque de ces esprits, qui de gayeté de coeur se presentent à querelles si disproportionnees Car on ne prend pas querelle particuliere avec un prince, pour marcher contre luy ouvertement et courageusement, pour son honneur, et selon son devoir s'il n'aime un tel personnage, il fait mieux, il l'estime. Et notamment la cause des loix, et defence de l'ancien estat, a tousjours cela, que ceux mesmes qui pour leur dessein particulier le troublent, en excusent les defenseurs, s'ils ne les honorent. Mais il ne faut pas appeller devoir, comme nous faisons tous les jours, une aigreur et une intestine aspreté, qui naist de l'interest et passion privee, ny courage, une conduitte traistresse et malitieuse. Ils nomment zele, leur propension vers la malignité, et violence Ce n'est pas la cause qui les eschauffe, c'est leur interest Ils attisent la guerre, non par ce qu'elle est juste, mais par ce que c'est guerre. Rien n'empesche qu'on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement conduisez vous y d'une, sinon par tout esgale affection car elle peut souffrir differentes mesures au moins temperee, et qui ne vous engage tant à l'un, qu'il puisse tout requerir de vous Et vous contentez aussi d'une moienne mesure de leur grace et de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher. L'autre maniere de s'offrir de toute sa force aux uns et aux autres, a encore moins de prudence que de conscience. Celuy envers qui vous en trahissez un, duquel vous estes pareillement bien venu sçait-il pas, que de soy vous en faites autant à son tour ? Il vous tient pour un meschant homme ce pendant il vous oit, et tire de vous, et fait ses affaires de vostre desloyauté Car les hommes doubles sont utiles, en ce qu'ils apportent mais il se faut garder, qu'ils n'emportent que le moins qu'on peut. Je ne dis rien à l'un, que je ne puisse dire à l'autre, à son heure, l'accent seulement un peu changé et ne rapporte que les choses ou indifferentes, ou cogneuÃs, ou qui servent en commun. Il n'y a point d'utilité, pour laquelle je me permette de leur mentir. Ce qui a esté fié à mon silence, je le cele religieusement mais je prens à celer le moins que je puis C'est une importune garde, du secret des Princes, à qui n'en a que faire. Je presente volontiers ce marché, qu'ils me fient peu mais qu'ils se fient hardiment, de ce que je leur apporte J'en ay tousjours plus sceu que je n'ay voulu. Un parler ouvert, ouvre un autre parler, et le tire hors, comme fait le vin et l'amour. Philippides respondit sagement à mon gré, au Roy Lysimachus, qui luy disoit, Que veux-tu que je te communique de mes biens ? Ce que tu voudras, pourveu que ce ne soit de tes secrets. Je voy que chacun se mutine, si on luy cache le fonds des affaires ausquels on l'employe, et si on luy en a desrobé quelque arriere-sens Pour moy, je suis content qu'on ne m'en die non plus, qu'on veut que j'en mette en besoigne et ne desire pas, que ma science outrepasse et contraigne ma parole. Si je dois servir d'instrument de tromperie, que ce soit aumoins sauve ma conscience. Je ne veux estre tenu serviteur, ny si affectionné, ny si loyal, qu'on me treuve bon à trahir personne. Qui est infidelle à soy-mesme, l'est excusablement à son maistre. Mais ce sont Princes, qui n'acceptent pas les hommes à moytié, et mesprisent les services limitez et conditionnez. Il n'y a remede je leur dis franchement mes bornes car esclave, je ne le doibs estre que de la raison, encore n'en puis-je bien venir à bout. Et eux aussi ont tort, d'exiger d'un homme libre, telle subjection à leur service, et telle obligation, que de celuy, qu'ils ont faict et achetté ou duquel la fortune tient particulierement et expressement à la leur. Les loix m'ont osté de grand peine, elles m'ont choisi party, et donné un maistre toute autre superiorité et obligation doibt estre relative à celle-là , et retranchee. Si n'est-ce pas à dire, quand mon affection me porteroit autrement, qu'incontinent j'y portasse la main la volonté et les desirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la recevoir de l'ordonnance publique. Tout ce mien proceder, est un peu bien dissonant à nos formes ce ne seroit pas pour produire grands effets, ny pour y durer l'innocence mesme ne sçauroit à cette heure ny negotier sans dissimulation, ny marchander sans menterie. Aussi ne sont aucunement de mon gibier, les occupations publiques ce que ma profession en requiert, je l'y fournis, en la forme que je puis la plus privee. Enfant, on m'y plongea jusques aux oreilles, et il succedoit si m'en desprins je de belle heure. J'ay souvent dépuis évité de m'en mesler, rarement accepté, jamais requis, tenant le dos tourné à l'ambition mais sinon comme les tireurs d'aviron, qui s'avancent ainsin à reculons tellement toutesfois, que de ne m'y estre poinct embarqué, j'en suis moins obligé à ma resolution, qu'à ma bonne fortune. Car il y a des voyes moins ennemyes de mon goust, et plus conformes à ma portee, par lesquelles si elle m'eust appellé autrefois au service public, et à mon avancement vers le credit du monde, je sçay que j'eusse passé par dessus la raison de mes discours, pour la suyvre. Ceux qui disent communement contre ma profession, que ce que j'appelle franchise, simplesse, et naifveté, en mes moeurs, c'est art et finesse et plustost prudence, que bonté industrie, que nature bon sens, que bon heur me font plus d'honneur qu'ils ne m'en ostent. Mais certes ils font ma finesse trop fine. Et qui m'aura suyvi et espié de pres, je luy donray gaigné, s'il ne confesse, qu'il n'y a point de regle en leur escole, qui sçeust rapporter ce naturel mouvement, et maintenir une apparence de liberté, et de licence, si pareille, et inflexible, parmy des routes si tortues et diverses et que toute leur attention et engin, ne les y sçauroit conduire. La voye de la verité est une et simple, celle du profit particulier, et de la commodité des affaires, qu'on a en charge, double, inegale, et fortuite. J'ay veu souvent en usage, ces libertez contrefaites, et artificielles, mais le plus souvent, sans succez. Elles sentent volontiers leur asne d'Esope lequel par emulation du chien, vint à se jetter tout gayement, à deux pieds, sur les espaules de son maistre mais autant que le chien recevoit de caresses, de pareille feste, le pauvre asne, en reçeut deux fois autant de bastonnades. Id maximè quemque decet, quod est cujusque suum maximè. Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce seroit mal entendre le monde je sçay qu'elle a servy souvent profitablement, et qu'elle maintient et nourrit la plus part des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes, ou excusables, illegitimes. La justice en soy, naturelle et universelle, est autrement reglee, et plus noblement, que n'est cette autre justice speciale, nationale, contrainte au besoing de nos polices Veri juris germanæque justitiæ solidam et expressam effigiem nullam tenemus umbra et imaginibus utimur. Si que le sage Dandamys, oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes, les jugea grands personnages en toute autre chose, mais trop asservis à la reverence des loix Pour lesquelles auctoriser, et seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur originelle et non seulement par leur permission, plusieurs actions vitieuses ont lieu, mais encores à leur suasion. Ex Senatusconsultis plebisque scitis scelera exercentur. Je suy le langage commun, qui fait difference entre les choses utiles, et les honnestes si que d'aucunes actions naturelles, non seulement utiles, mais necessaires, il les nomme deshonnestes et sales. Mais continuons nostre exemple de la trahison Deux pretendans au royaume de Thrace, estoient tombez en debat de leurs droicts, l'Empereur les empescha de venir aux armes mais l'un d'eux, sous couleur de conduire un accord amiable, par leur entreveuÃ, ayant assigné son compagnon, pour le festoyer en sa maison, le fit emprisonner et tuer. La justice requeroit, que les Romains eussent raison de ce forfaict la difficulté en empeschoit les voyes ordinaires. Ce qu'ils ne peurent legitimement, sans guerre, et sans hazard, ils entreprindrent de le faire par trahison ce qu'ils ne peurent honnestement, ils le firent utilement. A quoy se trouva propre un Pomponius Flaccus Cettuy-cy, soubs feintes parolles, et asseurances, ayant attiré cest homme dans ses rets au lieu de l'honneur et faveur qu'il luy promettoit, l'envoya pieds et poings liez à Romme. Un traistre y trahit l'autre, contre l'usage commun Car ils sont pleins de deffiance, et est mal-aisé de les surprendre par leur art tesmoing la poisante experience, que nous venons d'en sentir. Sera Pomponius Flaccus qui voudra, et en est assez qui le voudront Quant à moy, et ma parolle et ma foy, sont, comme le demeurant, pieces de ce commun corps le meilleur effect, c'est le service public je tiens cela pour presupposé. Mais comme si on me commandoit, que je prinse la charge du Palais, et des plaids, je respondroy, Je n'y entens rien ou la charge de conducteur de pionniers, je diroy, Je suis appellé á un rolle plus digne de mesmes, qui me voudroit employer, à mentir, à trahir, et à me parjurer, pour quelque service notable, non que d'assassiner ou empoisonner je diroy, Si j'ay volé ou desrobé quelqu'un, envoyez moy plustost en gallere. Car il est loysible à un homme d'honneur, de parler ainsi que firent les Lacedemoniens, ayants esté deffaicts par Antipater, sur le poinct de leurs accords Vous nous pouvez commander des charges poisantes et dommageables, autant qu'il vous plaira mais de honteuses, et des-honnestes, vous perdrez vostre temps de nous en commander. Chacun doit avoir juré à soy mesme, ce que les Roys d'Ægypte faisoient solennellement jurer à leurs juges, qu'ils ne se desvoyeroient de leur conscience, pour quelque commandement qu'eux mesmes leur en fissent. A telles commissions il y a note evidente d'ignominie, et de condemnation. Et qui vous la donne, vous accuse, et vous la donne, si vous l'entendez bien, en charge et en peine. Autant que les affaires publiques s'amendent de vostre exploict, autant s'en empirent les vostres vous y faictes d'autant pis, que mieux vous y faictes. Et ne sera pas nouveau, ny à l'avanture sans quelque air de Justice, que celuy mesmes vous ruïne, qui vous aura mis en besongne. Si la trahison doit estre en quelque cas excusable lors seulement elle l'est, qu'elle s'employe à chastier et trahir la trahison. Il se trouve assez de perfidies, non seulement refusees, mais punies, par ceux en faveur desquels elles avoient esté entreprises. Qui ne sçait la sentence de Fabritius, à l'encontre du Medecin de Pyrrhus ? Mais cecy encore se trouve que tel l'a commandee, qui par apres l'a vengee rigoureusement, sur celuy qu'il y avoit employé refusant un credit et pouvoir si effrené, et desadvouant un servage et une obeïssance si abandonnee, et si lasche. Jaropelc Duc de Russie, practiqua un gentilhomme de Hongrie, pour trahir le Roy de Poulongne Boleslaus, en le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire quelque notable dommage. Cettuy-cy s'y porta en galandhomme s'addonna plus que devant au service de ce Roy, obtint d'estre de son conseil, et de ses plus feaux. Avec ces advantages, et choisissant à point l'opportunité de l'absence de son maistre, il trahit aux Russiens Visilicie, grande et riche cité qui fut entierement saccagee, et arse par eux, avec occision totale, non seulement des habitans d'icelle, de tout sexe et aage, mais de grand nombre de noblesse de là autour, qu'il y avoit assemblé à ces fins. Jaropelc assouvy de sa vengeance, et de son courroux, qui pourtant n'estoit pas sans tiltre, car Boleslaus l'avoit fort offencé, et en pareille conduitte et saoul du fruict de cette trahison, venant à en considerer la laideur nuà et seule, et la regarder d'une veuà saine, et non plus troublee par sa passion, la print à un tel remors, et contre-coeur, qu'il en fit crever les yeux, et couper la langue, et les parties honteuses, à son executeur. Antigonus persuada les soldats Argyraspides, de luy trahir Eumenes, leur capitaine general, son adversaire. Mais l'eut-il faict tuer, apres qu'ils le luy eurent livré, il desira luy mesme estre commissaire de la justice divine, pour le chastiement d'un forfaict si detestable et les consigna entre les mains du gouverneur de la Province, luy donnant tres-expres commandement, de les perdre, et mettre à male fin, en quelque maniere que ce fust. Tellement que de ce grand nombre qu'ils estoient, aucun ne vit onques puis, l'air de Macedoine. Mieux il en avoit esté servy, d'autant le jugea il avoir esté plus meschamment et punissablement. L'esclave qui trahit la cachette de P. Sulpicius son maistre, fut mis en liberté, suivant la promesse de la proscription de Sylla Mais suivant la promesse de la raison publique, tout libre, il fut precipité du roc Tarpeien. Et nostre Roy Clovis, au lieu des armes d'or qu'il leur avoit promis, fit pendre les trois serviteurs de Cannacre, apres qu'ils luy eurent trahy leur maistre, à quoy il les avoit pratiquez. Ils les font pendre avec la bourse de leur payement au col. Ayant satisfaict à leur seconde foy, et speciale, ils satisfont à la generale et premiere. Mahomed second, se voulant deffaire de son frere, pour la jalousie de la domination, suivant le stile de leur race, y employa l'un de ses officiers qui le suffoqua, l'engorgeant de quantité d'eau, prinse trop à coup. Cela faict, il livra, pour l'expiation de ce meurtre, le meurtrier entre les mains de la mere du trespassé car ils n'estoient freres que de pere elle, en sa presence, ouvrit à ce meurtrier l'estomach et tout chaudement de ses mains, fouillant et arrachant son coeur, le jetta manger aux chiens. Et à ceux mesmes qui ne valent rien, il est si doux, ayant tiré l'usage d'une action vicieuse, y pouvoir hormais coudre en toute seureté, quelque traict de bonté, et de justice comme par compensation, et correction conscientieuse. Joint qu'ils regardent les ministres de tels horribles malefices, comme gents, qui les leur reprochent et cherchent par leur mort d'estouffer la cognoissance et tesmoignage de telles menees. Or si par fortune on vous en recompence, pour ne frustrer la necessité publique, de cet extreme et desesperé remede celuy qui le fait, ne laisse pas de vous tenir, s'il ne l'est luy-mesme, pour un homme maudit et execrable Et vous tient plus traistre, que ne faict celuy, contre qui vous l'estes car il touche la malignité de vostre courage, par voz mains, sans desadveu, sans object. Mais il vous employe, tout ainsi qu'on faict les hommes perdus, aux executions de la haute justice charge autant utile, comme elle est peu honneste. Outre la vilité de telles commissions, il y a de la prostitution de conscience. La fille à Sejanus ne pouvant estre punie à mort, en certaine forme de jugement à Rome, d'autant qu'elle estoit Vierge, fut, pour donner passage aux loix, forcee par le bourreau, avant qu'il l'estranglast Non sa main seulement, mais son ame, est esclave à la commodité publique. Quand le premier Amurath, pour aigrir la punition contre ses subjects, qui avoient donné support à la parricide rebellion de son fils, ordonna, que leurs plus proches parents presteroient la main à cette execution je trouve tres-honeste à aucuns d'iceux, d'avoir choisi plustost, d'estre injustement tenus coulpables du parricide d'un autre, que de servir la justice de leur propre parricide. Et où en quelques bicoques forcees de mon temps, j'ay veu des coquins, pour garantir leur vie, accepter de pendre leurs amis et consorts, je les ay tenus de pire condition que les pendus. On dit que Vuitolde Prince de Lituanie, introduisit en cette nation, que le criminel condamné à mort, eust luy mesme de sa main, à se deffaire trouvant estrange, qu'un tiers innocent de la faute, fust employé et chargé d'un homicide. Le Prince, quand une urgente circonstance, et quelque impetueux et inopiné accident, du besoing de son estat, luy fait gauchir sa parolle et sa foy, ou autrement le jette hors de son devoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité, à un coup de la verge divine Vice n'est-ce pas, car il a quitté sa raison, à une plus universelle et puissante raison mais certes c'est malheur. De maniere qu'à quelqu'un qui me demandoit Quel remede ? nul remede, fis-je, s'il fut veritablement gehenné entre ces deux extremes sed videat ne quæratur latebra perjurio il le falloit faire mais s'il le fit, sans regret, s'il ne luy greva de le faire, c'est signe que sa conscience est en mauvais termes. Quand il s'en trouveroit quelqu'un de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne semblast digne d'un si poisant remede, je ne l'en estimeroy pas moins. Il ne se sçauroit perdre plus excusablement et decemment. Nous ne pouvons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut-il souvent, comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau à la pure conduitte du ciel. A quelle plus juste necessité se reserve il ? Que luy est-il moins possible à faire que ce qu'il ne peut faire, qu'aux despens de sa foy et de son honneur ? choses, qui à l'aventure luy doivent estre plus cheres que son propre salut, et que le salut de son peuple Quand les bras croisez il appellera Dieu simplement à son aide, n'aura-il pas à esperer, que la divine bonté n'est pour refuser la faveur de sa main extraordinaire à une main pure et juste ? Ce sont dangereux exemples, rares, et maladifves exceptions, à nos regles naturelles il y faut ceder, mais avec grande moderation et circonspection. Aucune utilité privee, n'est digne pour laquelle nous façions cest effort à nostre conscience la publique bien, lors qu'elle est et tres-apparente, et tres-importante. Timoleon se garantit à propos, de l'estrangeté de son exploit, par les larmes qu'il rendit, se souvenant que c'estoit d'une main fraternelle qu'il avoit tué le tyran. Et cela pinça justement sa conscience, qu'il eust esté necessité d'achetter l'utilité publique, à tel prix de l'honnesteté de ses moeurs. Le Senat mesme delivré de servitude par son moyen, n'osa rondement decider d'un si haut faict, et deschiré en deux si poisants et contraires visages. Mais les Syracusains ayans tout à point, à l'heure mesme, envoyé requerir les Corinthiens de leur protection, et d'un chef digne de restablir leur ville en sa premiere dignité, et nettoyer la Sicile de plusieurs tyranneaux, qui l'oppressoient il y deputa Timoleon, avec cette nouvelle deffaitte et declaration Que selon qu'il se porteroit bien ou mal en sa charge, leur arrest prendroit party, à la faveur du liberateur de son païs, ou à la desfaveur du meurtrier de son frere. Cette fantastique conclusion, a quelque excuse, sur le danger de l'exemple et importance d'un faict si divers. Et feirent bien, d'en descharger leur jugement, ou de l'appuier ailleurs, et en des considerations tierces. Or les deportements de Timoleon en ce voyage rendirent bien tost sa cause plus claire, tant il s'y porta dignement et vertueusement, en toutes façons. Et le bon heur qui l'accompagna aux aspretez qu'il eut à vaincre en cette noble besongne, sembla luy estre envoyé par les Dieux conspirants et favorables à sa justification. La fin de cettuy cy est excusable, si aucune le pouvoit estre. Mais le profit de l'augmentation du revenu publique, qui servit de pretexte au Senat Romain à cette orde conclusion, que je m'en vay reciter, n'est pas assez fort pour mettre à garand une telle injustice. Certaines citez s'estoient rachetees à prix d'argent, et remises en liberté, avec l'ordonnance et permission du Senat, des mains de L. Sylla. La chose estant tombee en nouveau jugement, le Senat les condamna à estre taillables comme auparavant et que l'argent qu'elles avoyent employé pour se rachetter, demeureroit perdu pour elles. Les guerres civiles produisent souvent ces vilains exemples Que nous punissons les privez, de ce qu'ils nous ont creu, quand nous estions autres. Et un mesme magistrat fait porter la peine de son changement, à qui n'en peut mais. Le maistre foitte son disciple de docilité, et la guide son aveugle Horrible image de justice. Il y a des regles en la philosophie et faulses et molles. L'exemple qu'on nous propose, pour faire prevaloir l'utilité privee, à la foy donnee, ne reçoit pas assez de poids par la circonstance qu'ils y meslent. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis en liberté, ayans tiré de vous serment du paiement de certaine somme. On a tort de dire, qu'un homme de bien, sera quitte de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains. Il n'en est rien. Ce que la crainte m'a fait une fois vouloir, je suis tenu de le vouloir encore sans crainte. Et quand elle n'aura forcé que ma langue, sans la volonté encore suis je tenu de faire la maille bonne de ma parole. Pour moy, quand par fois ell'a inconsiderément devancé ma pensee, j'ay faict conscience de la desadvoüer pourtant. Autrement de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droit qu'un tiers prend de noz promesses. Quasi vero forti viro vis possit adhiberi. En cecy seulement a loy, l'interest privé, de nous excuser de faillir à nostre promesse, si nous avons promis chose meschante, et inique de soy. Car le droit de la vertu doibt prevaloir le droit de nostre obligation. J'ay autrefois logé Epaminondas au premier rang des hommes excellens et ne m'en desdy pas. Jusques où montoit-il la consideration de son particulier devoir ? qui ne tua jamais homme qu'il eust vaincu qui pour ce bien inestimable, de rendre la liberté à son païs, faisoit conscience de tuer un Tyran, ou ses complices, sans les formes de la justice et qui jugeoit meschant homme, quelque bon Citoyen qu'il fust, celuy qui entre les ennemis, et en la bataille, n'espargnoit son amy et son hoste. Voyla une ame de riche composition. Il marioit aux plus rudes et violentes actions humaines, la bonté et l'humanité, voire la plus delicate, qui se treuve en l'escole de la Philosophie. Ce courage si gros, enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauvreté, estoit-ce nature, ou art, qui l'eust attendry, jusques au poinct d'une si extreme douceur, et debonnaireté de complexion ? Horrible de fer et de sang, il va fracassant et rompant une nation invincible contre tout autre, que contre luy seul et gauchit au milieu d'une telle meslee, au rencontre de son hoste et de son amy. Vrayement celuy la proprement commandoit bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le mors de la benignité, sur le point de sa plus forte chaleur ainsin enflammee qu'elle estoit, et toute escumeuse de fureur et de meurtre. C'est miracle, de pouvoir mesler à telles actions quelque image de justice mais il n'appartient qu'à la roideur d'Epaminondas, d'y pouvoir mesler la douceur et la facilité des moeurs les plus molles, et la pure innocence. Et où l'un dit aux Mammertins, que les statuts n'avoient point de mise envers les hommes armez l'autre, au Tribun du peuple, que le temps de la justice, et de la guerre, estoient deux le tiers, que le bruit des armes l'empeschoit d'entendre la voix des loix cettuy-cy n'estoit pas seulement empesché d'entendre celles de la civilité, et pure courtoisie. Avoit-il pas emprunté de ses ennemis, l'usage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre, pour destremper par leur douceur et gayeté, cette furie et aspreté martiale ? Ne craignons point apres un si grand precepteur, d'estimer qu'il y a quelque chose illicite contre les ennemys mesmes que l'interest commun ne doibt pas tout requerir de tous, contre l'interest privé manente memoria etiam in dissidio publicorum foederum privati juris et nulla potentia vires Præstandi, ne quid peccet amicus, habet et que toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien, pour le service de son Roy, ny de la cause generale et des loix. Non enim patria præstat omnibus officiis, Et ipsi conducit pios habere cives in parentes. C'est une instruction propre au temps Nous n'avons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer, c'est assez que nos espaules le soyent c'est assez de tramper nos plumes en ancre, sans les tramper en sang. Si c'est grandeur de courage, et l'effect d'une vertu rare et singuliere, de mespriser l'amitié, les obligations privees, sa parolle, et la parenté, pour le bien commun, et obeïssance du Magistrat c'est assez vrayement pour nous en excuser, que c'est une grandeur, qui ne peut loger en la grandeur du courage d'Epaminondas. J'abomine les exhortemens enragez, de cette autre ame desreiglee, dum tela micant, non vos pietatis imago Ulla, nec adversa conspecti fronte parentes Commoveant, vultus gladio turbate verendos. Ostons aux meschants naturels, et sanguinaires, et traistres, ce pretexte de raison laissons là cette justice enorme, et hors de soy et nous tenons aux plus humaines imitations. Combien peut le temps et l'exemple ? En une rencontre de la guerre civile contre Cinna, un soldat de Pompeius, ayant tué sans y penser son frere, qui estoit au party contraire, se tua sur le champ soy-mesme, de honte et de regret Et quelques annees apres, en une autre guerre civile de ce mesme peuple, un soldat, pour avoir tué son frere, demanda recompense à ses capitaines. On argumente mal l'honneur et la beauté d'une action, par son utilité et conclud-on mal, d'estimer que chacun y soit obligé, et qu'elle soit honeste à chacun, si elle est utile. Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta. Choisissons la plus necessaire et plus utile de l'humaine societé, ce sera le mariage Si est-ce que le conseil des saincts, trouve le contraire party plus honeste, et en exclut la plus venerable vacation des hommes comme nous assignons au haras, les bestes qui sont de moindre estime. Table des matières Chapitre précédentChapitre suivant CHAPITRE II Du repentir LES autres forment l'homme, je le recite et en represente un particulier, bien mal formé et lequel si j'avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu'il n'est mes-huy c'est fait. Or les traits de ma peinture, ne se fourvoyent point, quoy qu'ils se changent et diversifient. Le monde n'est qu'une branloire perenne Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Ægypte et du branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que je m'amuse à luy. Je ne peinds pas l'estre, je peinds le passage non un passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention C'est un contrerolle de divers et muables accidens, et d'imaginations irresoluÃs, et quand il y eschet, contraires soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects, par autres circonstances, et considerations. Tant y a que je me contredis bien à l'advanture, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point. Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m'essaierois pas, je me resoudrois elle est tousjours en apprentissage, et en espreuve. Je propose une vie basse, et sans lustre C'est tout un, On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privee, qu'à une vie de plus riche estoffe Chaque homme porte la forme entiere, de l'humaine condition. Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque speciale et estrangere moy le premier, par mon estre universel comme, Michel de Montaigne non comme Grammairien ou PoÃte, ou Jurisconsulte. Si le monde se plaint dequoy je parle trop de moy, je me plains dequoy il ne pense seulement pas à soy. Mais est-ce raison, que si particulier en usage, je pretende me rendre public en cognoissance ? Est-il aussi raison, que je produise au monde, où la façon et l'art ont tant de credit et de commandement, des effects de nature et crus et simples, et d'une nature encore bien foiblette ? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science ? Les fantasies de la musique, sont conduits par art, les miennes par sort. Aumoins j'ay cecy selon la discipline, que jamais homme ne traicta subject, qu'il entendist ne cogneust mieux, que je fay celuy que j'ay entrepris et qu'en celuy là je suis le plus sçavant homme qui vive. Secondement, que jamais aucun ne penetra en sa matiere plus avant, ny en esplucha plus distinctement les membres et suittes et n'arriva plus exactement et plus plainement, à la fin qu'il s'estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, je n'ay besoing d'y apporter que la fidelité celle-là y est, la plus sincere et pure qui se trouve. Je dy vray, non pas tout mon saoul mais autant que je l'ose dire Et l'ose un peu plus en vieillissant car il semble que la coustume concede à cet aage, plus de liberté de bavasser, et d'indiscretion à parler de soy. Il ne peut advenir icy, ce que je voy advenir souvent, que l'artizan et sa besongne se contrarient Un homme de si honneste conversation, a-il faict un si sot escrit ? Ou, des escrits si sçavans, sont-ils partis d'un homme de si foible conversation ? Qui a un entretien commun, et ses escrits rares c'est à dire, que sa capacité est en lieu d'où il l'emprunte, et non en luy. Un personnage sçavant n'est pas sçavant par tout Mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme. Icy nous allons conformément, et tout d'un train, mon livre et moy. Ailleurs, on peut recommander et accuser l'ouvrage, à part de l'ouvrier icy non qui touche l'un, touche l'autre. Celuy qui en jugera sans le congnoistre, se fera plus de tort qu'à moy celuy qui l'aura cogneu, m'a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si j'ay seulement cette part à l'approbation publique, que je face sentir aux gens d'entendement, que j'estoy capable de faire mon profit de la science, si j'en eusse eu et que je meritoy que la memoire me secourust mieux. Excusons icy ce que je dy souvent, que je me repens rarement, et que ma conscience se contente de soy non comme de la conscience d'un Ange, ou d'un cheval, mais comme de la conscience d'un homme. Adjoustant tousjours ce refrein, non un refrein de ceremonie, mais de naifve et essentielle submission Que je parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution, purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Je n'enseigne point, je raconte. Il n'est vice veritablement vice, qui n'offence, et qu'un jugement entier n'accuse Car il a de la laideur et incommodité si apparente, qu'à l'advanture ceux-là ont raison, qui disent, qu'il est principalement produict par bestise et ignorance tant est-il mal-aisé d'imaginer qu'on le cognoisse sans le haïr. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s'en empoisonne. Le vice laisse comme un ulcere en la chair, une repentance en l'ame, qui tousjours s'esgratigne, et s'ensanglante elle mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais elle engendre celle de la repentance qui est plus griefve, d'autant qu'elle naist au dedans comme le froid et le chaud des fiévres est plus poignant, que celuy qui vient du dehors. Je tiens pour vices mais chacun selon sa mesure non seulement ceux que la raison et la nature condamnent, mais ceux aussi que l'opinion des hommes a forgé, voire fauce et erronee, si les loix et l'usage l'auctorise. Il n'est pareillement bonté, qui ne resjouysse une nature bien nee. Il y a certes je ne sçay quelle congratulation, de bien faire, qui nous resjouit en nous mesmes, et une fierté genereuse, qui accompagne la bonne conscience. Une ame courageusement vitieuse, se peut à l'adventure garnir de securité mais de cette complaisance et satisfaction, elle ne s'en peut fournir. Ce n'est pas un leger plaisir, de se sentir preservé de la contagion d'un siecle si gasté, et de dire en soy Qui me verroit jusques dans l'ame, encore ne me trouveroit-il coupable, ny de l'affliction et ruyne de personne ny de vengeance ou d'envie, ny d'offence publique des loix ny de nouvelleté et de trouble ny de faute à ma parole et quoy que la licence du temps permist et apprinst à chacun, si n'ay-je mis la main ny és biens, ny en la bourse d'homme François, et n'ay vescu que sur la mienne, non plus en guerre qu'en paix ny ne me suis servy du travail de personne, sans loyer. Ces tesmoignages de la conscience, plaisent, et nous est grand benefice que cette esjouyssance naturelle et le seul payement qui jamais ne nous manque. De fonder la recompence des actions vertueuses, sur l'approbation d'autruy, c'est prendre un trop incertain et trouble fondement, signamment en un siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy la bonne estime du peuple est injurieuse. A qui vous fiez vous, de veoir ce qui est louable ? Dieu me garde d'estre homme de bien, selon la description que je voy faire tous les jours par honneur, à chacun de soy. Quæ fuerant vitia, mores sunt. Tels de mes amis, ont par fois entreprins de me chapitrer et mercurializer à coeur ouvert, ou de leur propre mouvement, ou semons par moy, comme d'un office, qui à une ame bien faicte, non en utilité seulement, mais en douceur aussi, surpasse tous les offices de l'amitié. Je l'ay tousjours accueilli des bras de la courtoisie et recognoissance, les plus ouverts. Mais, à en parler à cette heure en conscience, j'ay souvent trouvé en leurs reproches et louanges, tant de fauce mesure, que je n'eusse guere failly, de faillir plustost, que de bien faire à leur mode. Nous autres principalement, qui vivons une vie privee, qui n'est en montre qu'à nous, devons avoir estably un patron au dedans, auquel toucher nos actions et selon iceluy nous caresser tantost, tantost nous chastier. J'ay mes loix et ma cour, pour juger de moy, et m'y adresse plus qu'ailleurs. Je restrains bien selon autruy mes actions, mais je ne les estends que selon moy. Il n'y a que vous qui scache si vous estes láche et cruel, ou loyal et devotieux les autres ne vous voyent point, ils vous devinent par conjectures incertaines ils voyent, non tant vostre naturel, que vostre art. Par ainsi, ne vous tenez pas à leur sentence, tenez vous à la vostre. Tuo tibi judicio est utendum. Virtutis et vitiorum grave ipsius conscientiæ pondus est qua sublata, jacent omnia. Mais ce qu'on dit, que la repentance suit de pres le peché, ne semble pas regarder le peché qui est en son haut appareil qui loge en nous comme en son propre domicile. On peut desavouÃr et desdire les vices, qui nous surprennent, et vers lesquels les passions nous emportent mais ceux qui par longue habitude, sont enracinez et ancrez en une volonté forte et vigoureuse, ne sont subjects à contradiction. Le repentir n'est qu'une desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies, qui nous pourmene à tout sens. Il faict desadvouÃr à celuy-là , sa vertu passee et sa continence. Quæ mens est hodie, cur eadem non puero fuit, Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ ? C'est une vie exquise, celle qui se maintient en ordre jusques en son privé. Chacun peut avoir part au battelage, et representer un honneste personnage en l'eschaffaut mais au dedans, et en sa poictrine, où tout nous est loisible, où tout est caché, d'y estre reglé, c'est le poinct. Le voysin degré, c'est de l'estre en sa maison, en ses actions ordinaires, desquelles nous n'avons à rendre raison à personne où il n'y a point d'estude, point d'artifice. Et pourtant Bias peignant un excellent estat de famille de laquelle, dit-il, le maistre soit tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors, par la crainte de la loy, et du dire des hommes. Et fut une digne parole de Julius Drusus, aux ouvriers qui luy offroient pour trois mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n'y auroient plus la veuà qu'ils y avoient Je vous en donneray, dit-il, six mille, et faictes que chacun y voye de toutes parts. On remarque avec honneur l'usage d'Agesilaus, de prendre en voyageant son logis dans les Eglises, affin que le peuple, et les dieux mesmes, vissent dans ses actions privees. Tel a esté miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n'ont rien veu seulement de remercable. Peu d'hommes ont esté admirez par leurs domestiques. Nul a esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dit l'experience des histoires. De mesmes aux choses de neant. Et en ce bas exemple, se void l'image des grands. En mon climat de Gascongne, on tient pour drolerie de me veoir imprimé. D'autant que la cognoissance, qu'on prend de moy, s'esloigne de mon giste, j'en vaux d'autant mieux. J'achette les Imprimeurs en Guienne ailleurs ils m'achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent vivants et presents, pour se mettre en credit, trespassez et absents. J'ayme mieux en avoir moins. Et ne me jette au monde, que pour la part que j'en tire. Au partir de là , je l'en quitte. Le peuple reconvoye celuy-là , d'un acte public, avec estonnement, jusqu'à sa porte il laisse avec sa robbe ce rolle il en retombe d'autant plus bas, qu'il s'estoit plus haut monté. Au dedans chez luy, tout est tumultuaire et vil. Quand le reglement s'y trouveroit, il faut un jugement vif et bien trié, pour l'appercevoir en ces actions basses et privees. Joint que l'ordre est une vertu morne et sombre Gaigner une bresche, conduire une Ambassade, regir un peuple, ce sont actions esclatantes tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr, et converser avec les siens, et avec soy-mesme, doucement et justement ne relascher point, ne se desmentir point, c'est chose plus rare, plus difficile, et moins remerquable. Les vies retirees soustiennent par là , quoy qu'on die, des devoirs autant ou plus aspres et tendus, que ne font les autres vies. Et les privez, dit Aristote, servent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux qui sont en magistrat. Nous nous preparons aux occasions eminentes, plus par gloire que par conscience. La plus courte façon d'arriver à la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous faisons pour la gloire. Et la vertu d'Alexandre me semble representer assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates, en cette exercitation basse et obscure. Je conçois aisément Socrates, en la place d'Alexandre ; Alexandre en celle de Socrates, je ne puis Qui demandera à celuy-là , ce qu'il sçait faire, il respondra, Subjuguer le monde qui le demandera à cettuy-cy, il dira, Mener l'humaine vie conformément à sa naturelle condition science bien plus generale, plus poisante, et plus legitime. Le prix de l'ame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément. Sa grandeur ne s'exerce pas en la grandeur c'est en la mediocrité. Ainsi que ceux qui nous jugent et touchent au dedans, ne font pas grand'recette de la lueur de noz actions publiques et voyent que ce ne sont que filets et pointes d'eau fine rejallies d'un fond au demeurant limonneux et poisant. En pareil cas, ceux qui nous jugent par cette brave apparence du dehors, concluent de mesmes de nostre constitution interne et ne peuvent accoupler des facultez populaires et pareilles aux leurs, à ces autres facultez, qui les estonnent, si loin de leur visee. Ainsi donnons nous aux demons des formes sauvages. Et qui non à Tamburlan, des sourcils eslevez, des nazeaux ouverts, un visage afreux, et une taille desmesuree, comme est la taille de l'imagination qu'il en a conceuà par le bruit de son nom ? Qui m'eust faict veoir Erasme autrefois, il eust esté mal-aisé, que je n'eusse prins pour adages et apophthegmes, tout ce qu'il eust dit à son vallet et à son hostesse. Nous imaginons bien plus sortablement un artisan sur sa garderobe ou sur sa femme, qu'un grand President, venerable par son maintien et suffisance. Il nous semble que de ces hauts thrones ils ne s'abaissent pas jusques à vivre. Comme les ames vicieuses sont incitees souvent à bien faire, par quelque impulsion estrangere ; aussi sont les vertueuses à faire mal. Il les faut doncq juger par leur estat rassis quand elles sont chez elles, si quelquefois elles y sont ou aumoins quand elles sont plus voysines du repos, et en leur naifve assiette. Les inclinations naturelles s'aident et fortifient par institution mais elles ne se changent gueres et surmontent. Mille natures, de mon temps, ont eschappé vers la vertu, ou vers le vice, au travers d'une discipline contraire. Sic ubi desuetæ silvis in carcere clausæ Mansuevêre feræ, et vultus posuere minaces, Atque hominem didicere pati, si torrida parvus Venit in ora cruor, redeunt rabiésque furorque, Admonitæque tument gustato sanguine fauces, Fervet, et à trepido vix abstinet ira magistro. On n'extirpe pas ces qualitez originelles, on les couvre, on les cache Le langage Latin m'est comme naturel je l'entens mieux que le François mais il y a quarante ans, que je ne m'en suis du tout poinct servy à parler, ny guere à escrire. Si est-ce qu'à des extremes et soudaines esmotions, où je suis tombé, deux ou trois fois en ma vie et l'une, voyant mon pere tout sain, se renverser sur moy pasmé j'ay tousjours eslancé du fond des entrailles, les premieres paroles Latines Nature se sourdant et s'exprimant à force, à l'encontre d'un si long usage et cet exemple se dit d'assez d'autres. Ceux qui ont essaié de r'aviser les moeurs du monde, de mon temps, par nouvelles opinions, reforment les vices de l'apparence, ceux de l'essence, ils les laissent là , s'ils ne les augmentent Et l'augmentation y est à craindre On se sejourne volontiers de tout autre bien faire, sur ces reformations externes, de moindre coust, et de plus grand merite et satisfait-on à bon marché par là , les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez un peu, comment s'en porte nostre experience. Il n'est personne, s'il s'escoute, qui ne descouvre en soy, une forme sienne, une forme maistresse, qui lucte contre l'institution et contre la tempeste des passions, qui luy sont contraires. De moy, je ne me sens gueres agiter par secousse je me trouve quasi tousjours en ma place, comme font les corps lourds et poisans. Si je ne suis chez moy, j'en suis tousjours bien pres mes desbauches ne m'emportent pas fort loing il n'y a rien d'extreme et d'estrange et si ay des ravisemens sains et vigoureux. La vraye condamnation, et qui touche la commune façon de nos hommes, c'est, que leur retraicte mesme est pleine de corruption, et d'ordure l'idee de leur amendement chafourree, leur penitence malade, et en coulpe, autant à peu pres que leur peché. Aucuns, ou pour estre collez au vice d'une attache naturelle, ou par longue accoustumance, n'en trouvent plus la laideur. A d'autres duquel regiment je suis le vice poise, mais ils le contrebalancent avec le plaisir, ou autre occasion et le souffrent et s'y prestent, à certain prix Vitieusement pourtant, et laschement. Si se pourroit-il à l'advanture imaginer, si esloignee disproportion de mesure, où avec justice, le plaisir excuseroit le peché, comme nous disons de l'utilité Non seulement s'il estoit accidental, et hors du peché, comme au larrecin, mais en l'exercice mesme d'iceluy, comme en l'accointance des femmes, où l'incitation est violente, et, dit-on, par fois invincible. En la terre d'un mien parent, l'autre jour que j'estois en Armaignac, je vis un paisant, que chacun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie Qu'estant nay mendiant, et trouvant, qu'à gaigner son pain au travail de ses mains, il n'arriveroit jamais à se fortifier assez contre l'indigence, il s'advisa de se faire larron et avoit employé à ce mestier toute sa jeunesse, en seureté, par le moyen de sa force corporelle car il moissonnoit et vendangeoit des terres d'autruy mais c'estoit au loing, et à si gros monceaux, qu'il estoit inimaginable qu'un homme en eust tant emporté en une nuict sur ses espaules et avoit soing outre cela, d'egaler, et disperser le dommage qu'il faisoit, si que la foule estoit moins importable à chaque particulier. Il se trouve à cette heure en sa vieillesse, riche pour un homme de sa condition, mercy à cette trafique de laquelle il se confesse ouvertement. Et pour s'accommoder avec Dieu, de ses acquests, il dit, estre tous les jours apres à satisfaire par bien-faicts, aux successeurs de ceux qu'il a desrobez et s'il n'acheve car d'y pourvoir tout à la fois, il ne peut qu'il en chargera ses heritiers, à la raison de la science qu'il a luy seul, du mal qu'il a faict à chacun. Par cette description, soit vraye ou fauce, cettuy-cy regarde le larrecin, comme action des-honneste, et le hayt, mais moins que l'indigence s'en repent bien simplement, mais en tant qu'elle estoit ainsi contrebalancee et compensee, il ne s'en repent pas. Cela, ce n'est pas cette habitude, qui nous incorpore au vice, et y conforme nostre entendement mesme ny n'est ce vent impetueux qui va troublant et aveuglant à secousses nostre ame, et nous precipite pour l'heure, jugement et tout, en la puissance du vice. Je fay coustumierement entier ce que je fay, et marche tout d'une piece je n'ay guere de mouvement qui se cache et desrobe à ma raison, et qui ne se conduise à peu pres, par le consentement de toutes mes parties sans division, sans sedition intestine mon jugement en a la coulpe, ou la louange entiere et la coulpe qu'il a une fois, il l'a tousjours car quasi dés sa naissance il est un, mesme inclination, mesme routte, mesme force. Et en matiere d'opinions universelles, dés l'enfance, je me logeay au poinct où j'avois à me tenir. Il y a des pechez impetueux, prompts et subits, laissons les à part mais en ces autres pechez, à tant de fois reprins, deliberez, et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez de profession et de vacation je ne puis pas concevoir, qu'ils soient plantez si long temps en un mesme courage, sans que la raison et la conscience de celuy qui les possede, le vueille constamment, et l'entende ainsin Et le repentir qu'il se vante luy en venir à certain instant prescript, m'est un peu dur à imaginer et former. Je ne suy pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent une ame nouvelle, quand ils approchent des simulacres des Dieux, pour recueillir leurs oracles Sinon qu'il voulust dire cela mesme, qu'il faut bien qu'elle soit estrangere, nouvelle, et prestee pour le temps la nostre montrant si peu de signe de purification et netteté condigne à cet office. Ils font tout à l'opposite des preceptes Stoiques qui nous ordonnent bien, de corriger les imperfections et vices que nous recognoissons en nous, mais nous defendent d'en alterer le repos de nostre ame. Ceux-cy nous font à croire, qu'ils en ont grande desplaisance, et remors au dedans, mais d'amendement et correction ny d'interruption, ils ne nous en font rien apparoir. Si n'est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal Si la repentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le peché. Je ne trouve aucune qualité si aysee à contrefaire, que la devotion, si on n'y conforme les moeurs et la vie son essence est abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses. Quant à moy, je puis desirer en general estre autre je puis condamner et me desplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mon entiere reformation, et pour l'excuse de ma foiblesse naturelle mais cela, je ne le doibs nommer repentir, ce me semble, non plus que le desplaisir de n'estre ny Ange ny Caton. Mes actions sont reglees, et conformes à ce que je suis, et à ma condition. Je ne puis faire mieux et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en nostre force ouy bien le regret. J'imagine infinies natures plus hautes et plus reglees que la mienne Je n'amende pourtant mes facultez comme ny mon bras, ny mon esprit, ne deviennent plus vigoureux, pour en concevoir un autre qui le soit. Si l'imaginer et desirer un agir plus noble que le nostre, produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir de nos operations plus innocentes d'autant que nous jugeons bien qu'en la nature plus excellente, elles auroyent esté conduictes d'une plus grande perfection et dignité et voudrions faire de mesme. Lors que je consulte des deportemens de ma jeunesse avec ma vieillesse, je trouve que je les ay communement conduits avec ordre, selon moy. C'est tout ce que peut ma resistance. Je ne me flatte pas à circonstances pareilles, je seroy tousjours tel. Ce n'est pas macheure, c'est plustost une teinture universelle qui me tache. Je ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de ceremonie. Il faut qu'elle me touche de toutes parts, avant que je la nomme ainsin et qu'elle pinse mes entrailles, et les afflige au tant profondement, que Dieu me voit, et autant universellement. Quand aux negoces, il m'est eschappé plusieurs bonnes avantures, à faute d'heureuse conduitte mes conseils ont pourtant bien choisi, selon les occurrences qu'on leur presentoit. Leur façon est de prendre tousjours le plus facile et seur party. Je trouve qu'en mes deliberations passees, j'ay, selon ma regle, sagement procedé, pour l'estat du subject qu'on me proposoit et en ferois autant d'icy à mille ans, en pareilles occasions. Je ne regarde pas, quel il est à cette heure, mais quel il estoit, quand j'en consultois. La force de tout conseil gist au temps les occasions et les matieres roulent et changent sans cesse. J'ay encouru quelques lourdes erreurs en ma vie, et importantes non par faute de bon advis, mais par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux objects, qu'on manie, et indivinables signamment en la nature des hommes des conditions muettes, sans montre, incognues par fois du possesseur mesme qui se produisent et esveillent par des occasions survenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et profetizer, je ne luy en sçay nul mauvais gré sa charge se contient en ses limites. Si l'evenement me bat, et s'il favorise le party que j'ay refusé il n'y a remede, je ne m'en prens pas à moy, j'accuse ma fortune, non pas mon ouvrage cela ne s'appelle pas repentir. Phocion avoit donné aux Atheniens certain advis, qui ne fut pas suivy l'affaire pourtant se passant contre son opinion, avec prosperité, quelqu'un luy dit Et bien Phocion, és tu content que la chose aille si bien ? Bien suis-je content, fit-il, qu'il soit advenu cecy, mais je ne me repens point d'avoir conseillé cela. Quand mes amis s'adressent à moy, pour estre conseillez, je le fay librement et clairement, sans m'arrester comme faict quasi tout le monde, à ce que la chose estant hazardeuse, il peut advenir au rebours de mon sens, par où ils ayent à me faire reproche de mon conseil dequoy il ne me chaut. Car ils auront tort, et je n'ay deu leur refuser cet office. Je n'ay guere à me prendre de mes fautes ou infortunes, à autre qu'à moy. Car en effect, je me sers rarement des advis d'autruy, si ce n'est par honneur de ceremonie sauf où j'ay besoing d'instruction de science, ou de la cognoissance du faict. Mais és choses où je n'ay à employer que le jugement les raisons estrangeres peuvent servir à m'appuyer, mais peu à me destourner. Je les escoute favorablement et decemment toutes. Mais, qu'il m'en souvienne, je n'en ay creu jusqu'à cette heure que les miennes. Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes, qui promeinent ma volonté. Je prise peu mes opinions mais je prise aussi peu celles des autres, fortune me paye dignement. Si je ne reçoy pas de conseil, j'en donne aussi peu. J'en suis peu enquis, et encore moins creu et ne sache nulle entreprinse publique ny privee, que mon advis aye redressee et ramenee. Ceux mesmes que la fortune y avoit aucunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier à toute autre cervelle qu'à la mienne. Comme cil qui suis bien autant jaloux des droits de mon repos, que des droits de mon auctorité, je l'ayme mieux ainsi. Me laissant là , on fait selon ma profession, qui est, de m'establir et contenir tout en moy Ce m'est plaisir, d'estre desinteressé des affaires d'autruy, et desgagé de leur gariement. En tous affaires quand ils sont passés, comment que ce soit, j'y ay peu de regret Car cette imagination me met hors de peine, qu'ils devoyent ainsi passer les voyla dans le grand cours de l'univers, et dans l'encheineure des causes Stoïques. Vostre fantasie n'en peut, par souhait et imagination, remuer un poinct, que tout l'ordre des choses ne renverse et le passé et l'advenir. Au demeurant, je hay cet accidental repentir que l'aage apporte. Celuy qui disoit anciennement, estre obligé aux annees, dequoy elles l'avoyent deffait de la volupté, avoit autre opinion que la mienne Je ne sçauray jamais bon gré à l'impuissance, de bien qu'elle me face. Nec tam aversa unquam videbitur ab opere suo providentia, ut debilitas inter optima inventa sit. Nos appetits sont rares en la vieillesse une profonde satieté nous saisit apres le coup En cela je ne voy rien de conscience Le chagrin, et la foiblesse nous impriment une vertu lasche, et caterreuse. Il ne nous faut pas laisser emporter si entiers, aux alterations naturelles, que d'en abastardir nostre jugement. La jeunesse et le plaisir n'ont pas faict autrefois que j'aye mescogneu le visage du vice en la volupté ny ne fait à cette heure, le degoust que les ans m'apportent, que je mescognoisse celuy de la volupté au vice. Ores que je n'y suis plus, j'en juge comme si j'y estoy. Moy qui la secouà vivement et attentivement, trouve que ma raison est celle mesme que j'avoy en l'aage plus licencieux sinon à l'avanture, d'autant qu'elle s'est affoiblie et empiree, en vieillissant. Et trouve que ce qu'elle refuse de m'enfourner à ce plaisir, en consideration de l'interest de ma santé corporelle, elle ne le feroit non plus qu'autrefois, pour la santé spirituelle. Pour la voir hors de combat, je ne l'estime pas plus valeureuse. Mes tentations sont si cassees et mortifiees, qu'elles ne valent pas qu'elle s'y oppose tendant seulement les mains au devant, je les conjure. Qu'on luy remette en presence, cette ancienne concupiscence, je crains qu'elle auroit moins de force à la soustenir, qu'elle n'avoit autrefois. Je ne luy voy rien juger à part soy, que lors elle ne jugeast, ny aucune nouvelle clarté. Parquoy s'il y a convalescence, c'est une convalescence maleficiee. Miserable sorte de remede, devoir à la maladie sa santé. Ce n'est pas à nostre malheur de faire cet office c'est au bon heur de nostre jugement. On ne me fait rien faire par les offenses et afflictions, que les maudire. C'est aux gents, qui ne s'esveillent qu'à coups de fouÃt. Ma raison a bien son cours plus delivre en la prosperité elle est bien plus distraitte et occupee à digerer les maux, que les plaisirs. Je voy bien plus clair en temps serain. La santé m'advertit, comme plus alaigrement, aussi plus utilement, que la maladie. Je me suis avancé le plus que j'ay peu, vers ma reparation et reiglement, lors que javoy à en jouïr. Je seroy honteux et envieux, que la misere et l'infortune de ma vieillesse eust à se preferer à mes bonnes annees, saines, esveillees, vigoureuses. Et qu'on eust à m'estimer, non par où j'ay esté, mais par où j'ay cessé d'estre. A mon advis, c'est le vivre heureusement, non, comme disoit Antisthenes, le mourir heureusement, qui fait l'humaine felicité. Je ne me suis pas attendu d'attacher monstrueusement la queuà d'un philosophe à la teste et au corps d'un homme perdu ny que ce chetif bout eust à desadvoüer et desmentir la plus belle, entiere et longue partie de ma vie. Je me veux presenter et faire veoir par tout uniformément. Si j'avois à revivre, je revivrois comme j'ay vescu. Ny je ne pleins le passé. ny je ne crains l'advenir et si je ne me deçoy, il est allé du dedans environ comme du dehors. C'est une des principales obligations, que j'aye à ma fortune, que le cours de mon estat corporel ayt esté conduit, chasque chose en sa saison, j'en ay veu l'herbe, et les fleurs, et le fruit et en voy la secheresse. Heureusement, puisque c'est naturellement. Je porte bien plus doucement les maux que j'ay, d'autant qu'ils sont en leur poinct et qu'ils me font aussi plus favorablement souvenir de la longue felicité de ma vie passee. Pareillement, ma sagesse peut bien estre de mesme taille, en l'un et en l'autre temps mais elle estoit bien de plus d'exploit, et de meilleure grace, verte, gaye, naïve, qu'elle n'est à present, cassee, grondeuse, laborieuse. Je renonce donc à ces reformations casuelles et douloureuses. Il faut que Dieu nous touche le courage il faut que nostre conscience s'amende d'elle mesme, par renforcement de nostre raison, non par l'affoiblissement de nos appetits. La volupté n'en est en soy, ny pasle ny descoulouree, pour estre apperceuà par des yeux chassieux et troubles. On doibt aymer la temperance par elle mesme, et pour le respect de Dieu qui nous l'a ordonnee, et la chasteté celle que les caterres nous prestent, et que je doibs au benefice de ma cholique, ce n'est ny chasteté, ny temperance. On ne peut se vanter de mespriser et combatre la volupté, si on ne la voit, si on l'ignore, et ses graces, et ses forces, et sa beauté plus attrayante. Je cognoy l'une et l'autre, c'est à moy de le dire Mais il me semble qu'en la vieillesse, nos ames sont subjectes à des maladies et imperfections plus importunes, qu'en la jeunesse Je le disois estant jeune, lors on me donnoit de mon menton par le nez je le dis encore à cette heure, que mon poil gris m'en donne le credit Nous appellons sagesse, la difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes mais à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons et, à mon opinion, en pis. Outre une sotte et caduque fierté, un babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables, et la superstition, et un soin ridicule des richesses, lors que l'usage en est perdu, j'y trouve plus d'envie, d'injustice et de malignité. Elle nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage et ne se void point d'ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l'aigre et le moisi. L'homme marche entier, vers son croist et vers son décroist. A voir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances de sa condamnation, j'oseroy croire, qu'il s'y presta aucunement luy mesme, par prevarication, à dessein ayant de si prés, aagé de soixante et dix ans, à souffrir l'engourdissement des riches allures de son esprit, et l'esblouïssement de sa clairté accoustumee. Quelles Metamorphoses luy voy-je faire tous les jours, en plusieurs de mes cognoissans ? c'est une puissante maladie, et qui se coule naturellement et imperceptiblement il y faut grande provision d'estude, et grande precaution, pour eviter les imperfections qu'elle nous charge ou aumoins affoiblir leur progrez. Je sens que nonobstant tous mes retranchemens, elle gaigne pied à pied sur moy Je soustien tant que je puis, mais je ne sçay en fin, où elle me menera moy-mesme A toutes avantures, je suis content qu'on sçache d'où je seray tombé. Table des matières Chapitre précédentChapitre suivant CHAPITRE III De trois commerces IL ne faut pas se clouÃr si fort à ses humeurs et complexions. Nostre principalle suffisance, c'est, sçavoir s'appliquer à divers usages. C'est estre, mais ce n'est pas vivre que se tenir attaché et obligé par necessité, à un seul train. Les plus belles ames sont celles qui ont plus de varieté et de souplesse. Voyla un honorable tesmoignage du vieil Caton Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia fuit, ut natum ad id unum diceres, quodcumque ageret. Si c'estoit à moy à me dresser à ma mode, il n'est aucune si bonne façon, où je voulusse estre fiché, pour ne m'en sçavoir desprendre. La vie est un mouvement inegal, irregulier, et multiforme. Ce n'est pas estre amy de soy, et moins encore maistre c'est en estre esclave, de se suivre incessamment et estre si pris à ses inclinations, qu'on n'en puisse fourvoyer, qu'on ne les puisse tordre. Je le dy à cette heure, pour ne me pouvoir facilement despestrer de l'importunité de mon ame, en ce qu'elle ne sçait communément s'amuser, sinon où elle s'empesche, ny s'employer, que bandee et entiere. Pour leger subject qu'on luy donne, elle le grossit volontiers, et l'estire, jusques au poinct où elle ayt à s'y embesongner de toute sa force. Son oysiveté m'est à cette cause une penible occupation, et qui offense ma santé. La plus part des esprits ont besoing de matiere estrangere, pour se desgourdir et exercer le mien en a besoing, pour se rassoir plustost et sejourner, vitia otii negotio discutienda sunt Car son plus laborieux et principal estude, c'est, s'estudier soy. Les livres sont, pour luy, du genre des occupations, qui le desbauchent de son estude. Aux premieres pensees qui luy viennent, il s'agite, et fait preuve de sa vigueur à tout sens exerce son maniement tantost vers la force, tantost vers l'ordre et la grace, se range, modere, et fortifie. Il a dequoy esveiller ses facultez par luy mesme Nature luy a donné comme à tous, assez de matiere sienne, pour son utilité, et des subjects propres assez, où inventer et juger. Le mediter est un puissant estude et plein, à qui sçait se taster et employer vigoureusement. J'ayme mieux forger mon ame, que la meubler. Il n'est point d'occupation ny plus foible, ny plus forte, que celle d'entretenir ses pensees, selon l'ame que c'est. Les plus grandes en font leur vacation, quibus vivere est cogitare. Aussi l'a nature favorisee de ce privilege, qu'il n'y a rien, que nous puissions faire si long temps ny action à laquelle nous nous addonnions plus ordinairement et facilement. C'est la besongne des Dieux, dit Aristote, de laquelle naist et leur beatitude et la nostre. La lecture me sert specialement à esveiller par divers objects mon discours à embesongner mon jugement, non ma memoyre. Peu d'entretiens doncq m'arrestent sans vigueur et sans effort Il est vray que la gentillesse et la beauté me remplissent et occupent, autant ou plus, que le pois et la profondeur. Et d'autant que je sommeille en toute autre communication, et que je n'y preste que l'escorce de mon attention, il m'advient souvent, en telle sorte de propos abatus et lasches, propos de contenance, de dire et respondre des songes et bestises, indignes d'un enfant, et ridicules ou de me tenir obstiné en silence, plus ineptement encore et incivilement. J'ay une façon resveuse, qui me retire à moy et d'autre part une lourde ignorance et puerile, de plusieurs choses communes Par ces deux qualitez, j'ay gaigné, qu'on puisse faire au vray, cinq ou six contes de moy, aussi niais que d'autre quel qu'il soit. Or suyvant mon propos, cette complexion difficile me rend delicat à la pratique des hommes il me les faut trier sur le volet et me rend incommode aux actions communes. Nous vivons, et negotions avec le peuple si sa conversation nous importune, si nous desdaignons à nous appliquer aux ames basses et vulgaires et les basses et vulgaires sont souvent aussi reglees que les plus déliees et toute sapience est insipide qui ne s'accommode à l'insipience commune il ne nous faut plus entremettre ny de nos propres affaires, ny de ceux d'autruy et les publiques et les privez se demeslent avec ces gens là . Les moins tendues et plus naturelles alleures de nostre ame, sont les plus belles les meilleures occupations, les moins efforcees. Mon Dieu, que la sagesse faict un bon office à ceux, de qui elle renge les desirs à leur puissance ! Il n'est point de plus utile science. Selon qu'on peut c'estoit le refrain et le mot favory de Socrates Mot de grande substance il faut addresser et arrester nos desirs, aux choses les plus aysees et voysines. Ne m'est-ce pas une sotte humeur, de disconvenir avec un milier à qui ma fortune me joint, de qui je ne me puis passer, pour me tenir à un ou deux, qui sont hors de mon commerce ou plustost à un desir fantastique, de chose que je ne puis recouvrer ? Mes moeurs molles, ennemies de toute aigreur et aspreté, peuvent aysement m'avoir deschargé d'envies et d'inimitiez D'estre aymé, je ne dy, mais de n'estre point hay, jamais homme n'en donna plus d'occasion Mais la froideur de ma conversation, m'a desrobé avec raison, la bien-vueillance de plusieurs, qui sont excusables de l'interpreter à autre, et pire sens. Je suis tres-capable d'acquerir et maintenir des amitiez rares et exquises. D'autant que je me harpe avec si grande faim aux accointances qui reviennent à mon goust, je m'y produis, je m'y jette si avidement, que je ne faux pas aysement de m'y attacher, et de faire impression où je donne j'en ay faict souvent heureuse preuve. Aux amitiez communes, je suis aucunement sterile et froid car mon aller n'est pas naturel, s'il n'est à pleine voyle. Outrece, que ma fortune m'ayant duit et affriandé de jeunesse, à une amitié seule et parfaicte, m'a à la verité aucunement desgousté des autres et trop imprimé en la fantasie, qu'elle est beste de compagnie, non pas de troupe, comme disoit cet ancien. Aussi, que j'ay naturellement peine à me communiquer à demy et avec modification, et cette servile prudence et soupçonneuse, qu'on nous ordonne, en la conversation de ces amitiez nombreuses, et imparfaictes. Et nous l'ordonne lon principalement en ce temps, qu'il ne se peut parler du monde, que dangereusement, ou faucement. Si voy-je bien pourtant, que qui a comme moy, pour sa fin, les commoditez de sa vie je dy les commoditez essentielles doibt fuyr comme la peste, ces difficultez et delicatesse d'humeur. Je louerois un'ame à divers estages, qui sçache et se tendre et se desmonter qui soit bien par tout où sa fortune la porte qui puisse deviser avec son voisin, de son bastiment, de sa chasse et de sa querelle entretenir avec plaisir un charpentier et un jardinier. J'envie ceux, qui sçavent s'aprivoiser au moindre de leur suitte, et dresser de l'entretien en leur propre train. Et le conseil de Platon ne me plaist pas, de parler tousjours d'un langage maistral à ses serviteurs, sans jeu, sans familiarité soit envers les masles, soit envers les femelles. Car outre ma raison, il est inhumain et injuste, de faire tant valoir cette telle quelle prerogative de la fortune et les polices, où il se souffre moins de disparité entre les valets et les maistres, me semblent les plus equitables. Les autres s'estudient à eslancer et guinder leur esprit moy à le baisser et coucher il n'est vicieux qu'en extention. Narras et genus Æaci, Et pugnata sacro bella sub Ilio, Quo Chium pretio cadum Mercemur, quis aquam temperet ignibus, Quo præbente domum, Et quota Pelignis caream frigoribus, taces. Ainsi comme la vaillance Lacedemonienne avoit besoing de moderation, et du son doux et gratieux du jeu des flustes, pour la flatter en la guerre, de peur qu'elle ne se jettast à la temerité, et à la furie là où toutes autres nations ordinairement employent des sons et des voix aigues et fortes, qui esmeuvent et qui eschauffent à outrance le courage des soldats il me semble de mesme, contre la forme ordinaire, qu'en l'usage de nostre esprit, nous avons pour la plus part, plus besoing de plomb, que d'ailes de froideur et de repos, que d'ardeur et d'agitation. Sur tout, c'est à mon gré bien faire le sot, que de faire l'entendu, entre ceux qui ne le sont pas parler tousjours bandé, favellar in punta di forchetta Il faut se desmettre au train de ceux avec qui vous estes, et par fois affecter l'ignorance Mettez à part la force et la subtilité en l'usage commun, c'est assez d'y reserver l'ordre trainez vous au demeurant à terre, s'ils veulent. Les sçavans chopent volontiers à cette pierre ils font tousjours parade de leur magistere, et sement leurs livres par tout Ils en ont en ce temps entonné si fort les cabinets et oreilles des dames, que si elles n'en ont retenu la substance, au moins elles en ont la mine A toute sorte de propos, et matiere, pour basse et populaire qu'elle soit, elles se servent d'une façon de parler et d'escrire, nouvelle et sçavante. Hoc sermone pavent, hoc iram, gaudia, curas, Hoc cuncta effundunt animi secreta, quid ultra ? Concumbunt docte. Et alleguent Platon et sainct Thomas, aux choses ausquelles le premier rencontré, serviroit aussi bien de tesmoing. La doctrine qui ne leur a peu arriver en l'ame, leur est demeuree en la langue. Si les bien-nees me croient, elles se contenteront de faire valoir leurs propres et naturelles richesses Elles cachent et couvrent leurs beautez, soubs des beautez estrangeres c'est grande simplesse, d'estouffer sa clarté pour luire d'une lumiere empruntee Elles sont enterrees et ensevelies soubs l'art De capsula totæ. C'est qu'elles ne se cognoissent point assez le monde n'a rien de plus beau c'est à elles d'honnorer les arts, et de farder le fard. Que leur faut-il, que vivre aymees et honnorees ? Elles n'ont, et ne sçavent que trop, pour cela. Il ne faut qu'esveiller un peu, et reschauffer les facultez qui sont en elles. Quand je les voy attachees à la rhetorique, à la judiciaire, à la logique, et semblables drogueries, si vaines et inutiles à leur besoing j'entre en crainte, que les hommes qui le leur conseillent, le facent pour avoir loy de les regenter soubs ce tiltre. Car quelle autre excuse leur trouverois-je ? Baste, qu'elles peuvent sans nous, renger la grace de leurs yeux, à la gayeté, à la severité, et à la douceur assaisonner un nenny, de rudesse, de doubte, et de faveur et qu'elles ne cherchent point d'interprete aux discours qu'on faict pour leur service. Avec cette science, elles commandent à baguette, et regentent les regents et l'escole. Si toutesfois il, leur fasche de nous ceder en quoy que ce soit, et veulent par curiosité avoir part aux livres la poÃsie est un amusement propre à leur besoin c'est un art follastre, et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles. Elles tireront aussi diverses commoditez de l'histoire. En la philosophie, de la part qui sert à la vie, elles prendront les discours qui les dressent à juger de nos humeurs et conditions, à se deffendre de nos trahisons à regler la temerité de leurs propres desirs à mesnager leur liberté allonger les plaisirs de la vie, et à porter humainement l'inconstance d'un serviteur, la rudesse d'un mary, et l'importunité des ans, et des rides, et choses semblables. Voyla pour le plus, la part que je leur assignerois aux sciences. Il y a des naturels particuliers, retirez et internes Ma forme essentielle, est propre à la communication, et à la production je suis tout au dehors et en evidence, nay à la societé et à l'amitié La solitude que j'ayme, et que je presche, ce n'est principallement, que ramener à moy mes affections, et mes pensees restreindre et resserrer, non mes pas, ains mes desirs et mon soucy, resignant la solicitude estrangere, et fuyant mortellement la servitude, et l'obligation et non tant la foule des hommes, que la foule des affaires. La solitude locale, à dire verité, m'estend plustost, et m'eslargit au dehors je me jette aux affaires d'estat, et à l'univers, plus volontiers quand je suis seul. Au Louvre et en la presse, je me resserre et contraints en ma peau. La foule me repousse à moy. Et ne m'entretiens jamais si folement, si licentieusement et particulierement, qu'aux lieux de respect, et de prudence ceremonieuse Nos folies ne me font pas rire, ce sont nos sapiences. De ma complexion, je ne suis pas ennemy de l'agitation des cours j'y ay passé partie de la vie et suis faict à me porter allaigrement aux grandes compagnies pourveu que ce soit par intervalles, et à mon poinct. Mais cette mollesse de jugement, dequoy je parle, m'attache par force à la solitude. Voire chez moy, au milieu d'une famille peuplee, et maison des plus frequentees, j'y voy des gens assez, mais rarement ceux, avecq qui j'ayme à communiquer. Et je reserve là , et pour moy, et pour les autres, une liberté inusitee Il s'y faict trefve de ceremonie, d'assistance, et convoiemens, et telles autres ordonnances penibles de nostre courtoisie ô la servile et importune usance chacun s'y gouverne à sa mode, y entretient qui veut ses pensees je m'y tiens muet, resveur, et enfermé, sans offence de mes hostes. Les hommes, de la societé et familiarité desquels je suis en queste, sont ceux qu'on appelle honnestes et habiles hommes l'image de ceux icy me degouste des autres. C'est à le bien prendre, de nos formes, la plus rare et forme qui se doit principallement à la nature. La fin de ce commerce, c'est simplement la privauté, frequentation, et conference l'exercice des ames, sans autre fruit. En nos propos, tous subjects me sont égaux il ne me chaut qu'il y ayt ny poix, ny profondeur la grace et la pertinence y sont tousjours tout y est teinct d'un jugement meur et constant, et meslé de bonté, de franchise, de gayeté et d'amitié. Ce n'est pas au subject des substitutions seulement, que nostre esprit montre sa beauté et sa force, et aux affaires des Roys il la montre autant aux confabulations privees. Je congnois mes gens au silence mesme, et à leur soubs-rire, et les descouvre mieux à l'advanture à table, qu'au conseil. Hippomachus disoit bien qu'il congnoissoit les bons lucteurs, à les voir simplement marcher par une ruÃ. S'il plaist à la doctrine de se mesler à nos devis, elle n'en sera point refusee Non magistrale, imperieuse, et importune, comme de coustume, mais suffragante et docile elle mesme. Nous n'y cherchons qu'à passer le temps à l'heure d'estre instruicts et preschez, nous l'irons trouver en son throsne. Qu'elle se demette à nous pour ce coup s'il luy plaist car toute utile et desirable qu'elle est, je presuppose, qu'encore au besoing nous en pourrions nous bien du tout passer, et faire nostre effect sans elle. Une ame bien nee, et exercee à la practique des hommes, se rend plainement aggreable d'elle mesme. L'art n'est autre chose que le contrerolle, et le registre des productions de telles ames. C'est aussi pour moy un doux commerce, que celuy des belles et honnestes femmes nam nos quoque oculos eruditos habemus. Si l'ame n'y a pas tant à jouyr qu'au premier, les sens corporels qui participent aussi plus à cettuy-cy, le ramenent à une proportion voisine de l'autre quoy que selon moy, non pas esgalle. Mais c'est un commerce où il se faut tenir un peu sur ses gardes et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup, comme en moy. Je m'y eschauday en mon enfance et y souffris toutes les rages, que les poÃtes disent advenir à ceux qui s'y laissent aller sans ordre et sans jugement. Il est vray que ce coup de fouÃt m'a servy depuis d'instruction. Quicumque Argolica de classe Capharea fugit, Semper ab Euboicis vela retorquet aquis. C'est folie d'y attacher toutes ses pensees, et s'y engager d'une affection furieuse et indiscrette Mais d'autre part, de s'y mesler sans amour, et sans obligation de volonté, en forme de comediens, pour jouer un rolle commun, de l'aage et de la coustume, et n'y mettre du sien que les parolles c'est de vray pourvoir à sa seureté mais bien laschement, comme celuy qui abandonneroit son honneur ou son proffit, ou son plaisir, de peur du danger Car il est certain, que d'une telle pratique, ceux qui la dressent, n'en peuvent esperer aucun fruict, qui touche ou satisface une belle ame. Il faut avoir en bon escient desiré, ce qu'on veut prendre en bon escient plaisir de jouyr Je dy quand injustement fortune favoriseroit leur masque ce qui advient souvent, à cause de ce qu'il n'y a aucune d'elles, pour malotrue qu'elle soit, qui ne pense estre bien aymable, qui ne se recommande par son aage, ou par son poil, ou par son mouvement car de laides universellement, il n'en est non plus que de belles et les filles Brachmanes, qui ont faute d'autre recommendation, le peuple assemblé à cri publiq pour cest effect, vont en la place, faisans montre de leurs parties matrimoniales veoir, si par là aumoins elles ne valent pas d'acquerir un mary. Par consequent il n'en est pas une qui ne se laisse facilement persuader au premier serment qu'on luy fait de la servir. Or de cette trahison commune et ordinaire des hommes d'aujourd'huy, il faut qu'il advienne, ce que desja nous montre l'experience c'est qu'elles se r'allient et rejettent à elles mesmes, ou entre elles, pour nous fuyr ou bien qu'elles se rengent aussi de leur costé, à cet exemple que nous leur donnons qu'elles joüent leur part de la farce, et se prestent à cette negociation, sans passion, sans soing et sans amour Neque affectui suo aut alieno obnoxiæ. Estimans, suyvant la persuasion de Lysias en Platon, qu'elles se peuvent addonner utilement et commodement à nous, d'autant plus, que moins nous les aymons. Il en ira comme des comedies, le peuple y aura autant ou plus de plaisir que les comediens. De moy, je ne connois non plus Venus sans Cupidon, qu'une maternité sans engeance Ce sont choses qui s'entreprestent et s'entredoivent leur essence. Ainsi cette piperie rejallit sur celuy qui la fait il ne luy couste guere, mais il n'acquiert aussi rien qui vaille. Ceux qui ont faict Venus Deesse, ont regardé que sa principale beauté estoit incorporelle et spirituelle. Mais celle que ces gens cy cerchent, n'est pas seulement humaine, ny mesme brutale les bestes ne la veulent si lourde et si terrestre. Nous voyons que l'imagination et le desir les eschauffe souvent et solicite, avant le corps nous voyons en l'un et l'autre sexe, qu'en la presse elles ont du choix et du triage en leurs affections, et qu'elles ont entre-elles des accointances de longue bien-vueillance. Celles mesmes à qui la vieillesse refuse la force corporelle, fremissent encores, hannissent et tressaillent d'amour. Nous les voyons avant le faict, pleines d'esperance et d'ardeur et quand le corps a joué son jeu, se chatouiller encor de la douceur de cette souvenance et en voyons qui s'enflent de fierté au partir de là , et qui en produisent des chants de feste et de triomphe, lasses et saoules Qui n'a qu'à descharger le corps d'une necessité naturelle, n'a que faire d'y embesongner autruy avec des apprests si curieux. Ce n'est pas viande à une grosse et lourde faim. Comme celuy qui ne demande point qu'on me tienne pour meilleur que je suis, je diray cecy des erreurs de ma jeunesse Non seulement pour le danger qu'il y a de la santé, si n'ay-je sceu si bien faire, que je n'en aye eu deux atteintes, legeres toutesfois, et preambulaires mais encores par mespris, je ne me suis guere adonné aux accointances venales et publiques. J'ay voulu aiguiser ce plaisir par la difficulté, par le desir et par quelque gloire Et aymois la façon de l'Empereur Tibere, qui se prenoit en ses amours, autant par la modestie et noblesse, que par autre qualité Et l'humeur de la courtisane Flora, qui ne se prestoit à moins, que d'un Dictateur, ou Consul, ou Censeur et prenoit son deduit, en la dignité de ses amoureux Certes les perles et le brocadel y conferent quelque chose et les tiltres, et le train. Au demeurant, je faisois grand compte de l'esprit, mais pourveu que le corps n'en fust pas à dire Car à respondre en conscience, si l'une ou l'autre des deux beautez devoit necessairement y faillir, j'eusse choisi de quitter plustost la spirituelle Elle a son usage en meilleures choses Mais au subject de l'amour, subject qui principallement se rapporte à la veuà et à l'atouchement, on faict quelque chose sans les graces de l'esprit, rien sans les graces corporelles. C'est le vray advantage des dames que la beauté elle est si leur, que la nostre, quoy qu'elle desire des traicts un peu autres, n'est en son point, que confuse avec la leur, puerile et imberbe. On dit que chez le grand Seigneur, ceux qui le servent sous titre de beauté, qui sont en nombre infini, ont leur congé, au plus loing, à vingt et deux ans. Les discours, la prudence, et les offices d'amitié, se trouvent mieux chez les hommes pourtant gouvernent-ils les affaires du monde. Ces deux commerces sont fortuites, et despendans d'autruy l'un est ennuyeux par sa rareté, l'autre se flestrit avec l'aage ainsin ils n'eussent pas assez prouveu au besoing de ma vie. Celuy des livres, qui est le troisiesme ; est bien plus seur et plus à nous. Il cede aux premiers, les autres advantages mais il a pour sa part la constance et facilité de son service Cettuy-cy costoye tout mon cours, et m'assiste par tout il me console en la vieillesse et en la solitude il me descharge du poix d'une oisiveté ennuyeuse et me deffait à toute heure des compagnies qui me faschent il emousse les pointures de la douleur, si elle n'est du tout extreme et maistresse Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres, ils me destournent facilement à eux, et me la desrobent Et si ne se mutinent point, pour voir que je ne les recherche, qu'au deffaut de ces autres commoditez, plus reelles, vives et naturelles ils me reçoivent tousjours de mesme visage. Il a bel aller à pied, dit-on, qui meine son cheval par la bride Et nostre Jacques Roy de Naples, et de Sicile, qui beau, jeune, et sain, se faisoit porter par pays en civiere, couché sur un meschant oriller de plume, vestu d'une robe de drap gris, et un bonnet de mesme suivy ce pendant d'une grande pompe royalle, lictieres, chevaux à main de toutes sortes, gentils-hommes et officiers representoit une austerité tendre encores et chancellante. Le malade n'est pas à plaindre, qui a la guarison en sa manche. En l'experience et usage de cette sentence, qui est tres-veritable, consiste tout le fruict que je tire des livres. Je ne m'en sers en effect, quasi non plus que ceux qui ne les cognoissent poinct J'en jouys, comme les avaritieux des tresors, pour sçavoir que j'en jouyray quand il me plaira mon ame se rassasie et contente de ce droict de possession. Je ne voyage sans livres, ny en paix, ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs jours, et des mois, sans que je les employe Ce sera tantost, dis-je, ou demain, ou quand il me plaira le temps court et s'en va ce pendant sans me blesser. Car il ne se peut dire, combien je me repose et sejourne en cette consideration, qu'ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure et à reconnoistre, combien ils portent de secours à ma vie C'est la meilleure munition que j'aye trouvé à cet humain voyage et plains extremement les hommes d'entendement, qui l'ont à dire. J'accepte plustost toute autre sorte d'amusement, pour leger qu'il soit d'autant que cettuy-cy ne me peut faillir. Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d'où, tout d'une main, je commande mon mesnage Je suis sur l'entree ; et vois soubs moy, mon jardin, ma basse cour, ma cour, et dans la plus part des membres de ma maison. Là je feuillette à cette heure un livre, a cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues Tantost je resve, tantost j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy. Elle est au troisiesme estage d'une tour. Le premier, c'est ma chapelle, le second une chambre et sa suitte, où je me couche souvent, pour estre seul. Au dessus, elle a une grande garderobe. C'estoit au temps passé, le lieu plus inutile de ma maison. Je passe là et la plus part des jours de ma vie, et la plus part des heures du jour. Je n'y suis jamais la nuict. A sa suitte est un cabinet assez poly, capable à recevoir du feu pour l'hyver, tres-plaisamment percé. Et si je ne craignoy non plus le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne j'y pourroy facilement coudre à chasque costé une gallerie de cent pas de long, et douze de large, à plein pied ayant trouvé tous les murs montez, pour autre usage, à la hauteur qu'il me faut. Tout lieu retiré requiert un proumenoir. Mes pensees dorment, si je les assis. Mon esprit ne va pas seul, comme si les jambes l'agitent. Ceux qui estudient sans livre, en sont tous là . La figure en est ronde, et n'a de plat, que ce qu'il faut à ma table et à mon siege et vient m'offrant en se courbant, d'une veuÃ, tous mes livres, rengez sur des pulpitres à cinq degrez tout à l'environ. Elle a trois veuÃs de riche et libre prospect, et seize pas de vuide en diametre. En hyver j'y suis moins continuellement car ma maison est juchee sur un tertre, comme dit son nom et n'a point de piece plus eventee que cette cy qui me plaist d'estre un peu penible et à l'esquart, tant pour le fruit de l'exercice, que pour reculer de moy la presse. C'est là mon siege. J'essaye à m'en rendre la domination pure et à soustraire ce seul coing, à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Par tout ailleurs je n'ay qu'une auctorité verbale en essence, confuse. Miserable à mon gré, qui n'a chez soy, où estre à soy où se faire particulierement la cour où se cacher. L'ambition paye bien ses gents, de les tenir tousjours en montre, comme la statue d'un marché. Magna servitus est magna fortuna. Ils n'ont pas seulement leur retraict pour retraitte. Je n'ay rien jugé de si rude en l'austerité de vie, que nos religieux affectent, que ce que je voy en quelqu'une de leurs compagnies, avoir pour regle une perpetuelle societé de lieu et assistance nombreuse entre eux, en quelque action que ce soit. Et trouve aucunement plus supportable, d'estre tousjours seul, que ne le pouvoir jamais estre. Si quelqu'un me dit, que c'est avillir les muses, de s'en servir seulement de jouet, et de passetemps, il ne sçait pas comme moy, combien vaut le plaisir, le jeu et le passetemps à peine que je ne die toute autre fin estre ridicule. Je vis du jour à la journee, et parlant en reverence, ne vis que pour moy mes desseins se terminent là . J'estudiay jeune pour l'ostentation ; depuis, un peu pour m'assagir à cette heure pour m'esbatre jamais pour le quest. Une humeur vaine et despensiere que j'avois, apres cette sorte de meuble non pour en prouvoir seulement mon besoing, mais de trois pas au dela, pour m'en tapisser et parer je l'ay pieça abandonnee. Les livres ont beaucoup de qualitez aggreables à ceux qui les sçavent choisir Mais aucun bien sans peine C'est un plaisir qui n'est pas net et pur, non plus que les autres il a ses incommoditez, et bien poisantes L'ame s'y exerce, mais le corps, duquel je n'ay non plus oublié le soing, demeure ce pendant sans action, s'atterre et s'attriste. Je ne sçache excez plus dommageable pour moy, ny plus à eviter, en cette declinaison d'aage. Voyla mes trois occupations favories et particulieres Je ne parle point de celles que je doibs au monde par obligation civile. Table des matières Chapitre précédentChapitre suivant CHAPITRE IV De la diversion J'AY autresfois esté employé à consoler une dame vrayement affligee La plus part de leurs devis sont artificiels et ceremonieux. Uberibus semper lacrymis, sempérque paratis, In statione sua, atque expectantibus illam Quo jubeat manare modo. On y procede mal, quand on s'oppose à cette passion car l'opposition les pique et les engage plus avant à la tristesse On exaspere le mal par la jalousie du debat. Nous voyons des propos communs, que ce que j'auray dit sans soing, si on vient à me le contester, je m'en formalise, je l'espouse beaucoup plus ce à quoy j'aurois interest. Et puis en ce faisant, vous vous presentez à vostre operation d'une entree rude là où les premiers accueils du medecin envers son patient, doivent estre gracieux, gays, et aggreables. Jamais medecin laid, et rechigné n'y fit oeuvre. Au contraire doncq, il faut ayder d'arrivee et favoriser leur plaincte, et en tesmoigner quelque approbation et excuse. Par cette intelligence, vous gaignez credit à passer outre, et d'une facile et insensible inclination, vous vous coulez aux discours plus fermes et propres à leur guerison. Moy, qui ne desirois principalement que de piper l'assistance, qui avoit les yeux sur moy, m'advisay de plastrer le mal. Aussi me trouve-je par experience, avoir mauvaise main et infructueuse à persuader. Ou je presente mes raisons trop pointues et trop seiches ou trop brusquement ou trop nonchalamment. Apres que je me fus appliqué un temps à son tourment, je n'essayay pas de le guarir par fortes et vives raisons par ce que j'en ay faute, ou que je pensois autrement faire mieux mon effect Ny n'allay choisissant les diverses manieres, que la philosophie prescrit à consoler Que ce qu'on plaint n'est pas mal, comme Cleanthes Que c'est un leger mal, comme les Peripateticiens Que ce plaindre n'est action, ny juste, ny loüable, comme Chrysippus Ny cette cy d'Epicurus, plus voisine à mon style, de transferer la pensee des choses fascheuses aux plaisantes Ny faire une charge de tout cet amas, le dispensant par occasion, comme Cicero. Mais declinant tout mollement noz propos, et les gauchissant peu à peu, aux subjects plus voysins, et puis un peu plus eslongnez, selon qu'elle se prestoit plus à moy, je luy desrobay imperceptiblement cette pensee douloureuse et la tins en bonne contenance et du tout r'apaisee antant que j'y fus. J'usay de diversion. Ceux qui me suyvirent à ce mesme service, n'y trouverent aucun amendement car je n'avois pas porté la coignee aux racines. A l'adventure ay-je touché ailleurs quelque espece de diversions publiques. Et l'usage des militaires, dequoy se servit Pericles en la guerre Peloponnesiaque et mille autres ailleurs, pour revoquer de leurs païs les forces contraires, est trop frequent aux histoires. Ce fut un ingenieux destour, dequoy le Sieur d'Himbercourt sauva et soy et d'autres, en la ville du Liege où le Duc de Bourgongne, qui la tenoit assiegee, l'avoit fait entrer, pour executer les convenances de leur reddition accordee. Ce peuple assemblé de nuict pour y pourvoir, commence à se mutiner contre ces accords passez et delibererent plusieurs, de courre sus aux negociateurs, qu'ils tenoient en leur puissance. Luy, sentant le vent de la premiere ondee de ces gens, qui venoient se ruer en son logis, lascha soudain vers eux, deux des habitans de la ville, car il y en avoit aucuns avec luy chargez de plus douces et nouvelles offres, à proposer en leur conseil, qu'il avoit forgees sur le champ pour son besoing. Ces deux arresterent la premiere tempeste, ramenant cette tourbe esmeüe en la maison de ville, pour ouyr leur charge, et y deliberer. La deliberation fut courte Voicy desbonder un second orage, autant animé que l'autre et luy à leur despecher en teste, quatre nouveaux et semblables intercesseurs, protestans avoir à leur declarer à ce coup, des presentations plus grasses, du tout à leur contentement et satisfaction par où ce peuple fut de rechef repoussé dans le conclave. Somme, que par telle dispensation d'amusemens, divertissant leur furie, et la dissipant en vaines consultations, il l'endormit en fin, et gaigna le jour, qui estoit son principal affaire. Cet autre comte est aussi de ce predicament. Atalante fille de beauté excellente, et de merveilleuse disposition, pour se deffaire de la presse de mille poursuivants, qui la demandoient en mariage, leur donna cette loy, qu'elle accepteroit celuy qui l'egalleroit à la course, pourveu que ceux qui y faudroient, en perdissent la vie Il s'en trouva assez, qui estimerent ce prix digne d'un tel hazard, et qui encoururent la peine de ce cruel marché. Hippomenes ayant à faire son essay apres les autres, s'adressa à la deesse tutrice de cette amoureuse ardeur, l'appellant à son secours qui exauçant sa priere, le fournit de trois pommes d'or, et de leur usage. Le champ de la course ouvert, à mesure qu'Hippomenes sent sa maistresse luy presser les talons, il laisse eschapper, comme par inadvertance, l'une de ces pommes la fille amusee de sa beauté, ne faut point de se destourner pour l'amasser Obstupuit virgo, nitidique cupidine pomi Declinat cursus, aurúmque volubile tollit Autant en fit-il à son poinct, et de la seconde et de la tierce jusques à ce que par ce fourvoyement et divertissement, l'advantage de la course luy demeura. Quand les medecins ne peuvent purger le caterrhe, ils le divertissent, et desvoyent à une autre partie moins dangereuse. Je m'apperçoy que c'est aussi la plus ordinaire recepte aux maladies de l'ame. Abducendus etiam nonnunquam animus est ad alia studia, solicitudines, curas, negotia Loci denique mutatione, tanquam ægroti non convalescentes, sæpe curandus est. On luy fait peu choquer les maux de droit fil on ne luy en fait ny soustenir ny rabatre l'atteinte on la luy fait decliner et gauchir. Cette autre leçon est trop haute et trop difficile. C'est à faire à ceux de la premiere classe, de s'arrester purement à la chose, la considerer, la juger. Il appartient à un seul Socrates, d'accointer la mort d'un visage ordinaire, s'en apprivoiser et s'en jouer Il ne cherche point de consolation hors de la chose le mourir luy semble accident naturel et indifferent il fiche là justement sa veuÃ, et s'y resoult, sans regarder ailleurs. Les disciples d'Hegesias, qui se font mourir de faim, eschauffez des beaux discours de ses leçons, et si dru que le Roy Ptolomee luy fit defendre de plus entretenir son eschole de ces homicides discours. Ceux là ne considerent point la mort en soy, ils ne la jugent point ce n'est pas là où ils arrestent leur pensee ils courent, ils visent à un estre nouveau. Ces pauvres gens qu'on void sur l'eschaffaut, remplis d'une ardente devotion, y occupants tous leurs sens autant qu'ils peuvent les aureilles aux instructions qu'on leur donne ; les yeux et les mains tendues au ciel la voix à des prieres hautes, avec une esmotion aspre et continuelle, font certes chose louable et convenable à une telle necessité. On les doibt louer de religion mais non proprement de constance. Ils fuyent la lucte ils destournent de la mort leur consideration comme on amuse les enfans pendant qu'on leur veut donner le coup de lancette. J'en ay veu, si par fois leur veuà se ravaloit à ces horribles aprests de la mort, qui sont autour d'eux, s'en transir, et rejetter avec furie ailleurs leur pensee. A ceux qui passent une profondeur effroyable, on ordonne de clorre ou destourner leurs yeux. Subrius Flavius, ayant par le commandement de Neron, à estre deffaict, et par les mains de Niger, tous deux chefs de guerre quand on le mena au champ, où l'execution devoit estre faicte, voyant le trou que Niger avoit fait caver pour le mettre, inegal et mal formé Ny cela, mesme, dit-il, se tournant aux soldats qui y assistoyent, n'est selon la discipline militaire. Et à Niger, qui l'exhortoit de tenir la teste ferme Frapasses tu seulement aussi ferme. Et devina bien car le bras tremblant à Niger, il la luy coupa à divers coups. Cettuy-cy semble bien avoir eu sa pensee droittement et fixement au subject. Celuy qui meurt en la meslee, les armes à la main, il n'estudie pas lors la mort, il ne la sent, ny ne la considere l'ardeur du combat l'emporte. Un honneste homme de ma cognoissance, estant tombé comme il se batoit en estocade, et se sentant daguer à terre par son ennemy de neuf ou dix coups, chacun des assistans luy crioit qu'il pensast à sa conscience, mais il me dit depuis, qu'encores que ces voix luy vinssent aux oreilles, elles ne l'avoient aucunement touché, et qu'il ne pensa jamais qu'à se descharger et à se venger. Il tua son homme en ce mesme combat. Beaucoup fit pour L. Syllanus, celuy qui luy apporta sa condamnation de ce qu'ayant ouy sa response, qu'il estoit bien preparé à mourir, mais non pas de mains scelerees il se rua sur luy, avec ses soldats pour le forcer et comme luy tout desarmé, se defendoit obstinement de poingts et de pieds, il le fit mourir en ce debat dissipant en prompte cholere et tumultuaire, le sentiment penible d'une mort longue et preparee, à quoy il estoit destiné. Nous pensons tousjours ailleurs l'esperance d'une meilleure vie nous arreste et appuye ou l'esperance de la valeur de nos enfans ou la gloire future de nostre nom ou la fuitte des maux de cette vie ou la vengeance qui menasse ceux qui nous causent la mort Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt, Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido Sæpe vocaturum. Audiam, Et hæc manes veniet mihi fama sub imos. Xenophon sacrifioit couronné quand on luy vint annoncer la mort de son fils Gryllus, en la bataille de Mantinee. Au premier sentiment de cette nouvelle, il jetta sa couronne à terre mais par la suitte du propos, entendant la forme d'une mort tres-valeureuse, il l'amassa, et remit sur sa teste. Epicurus mesme se console en sa fin, sur l'eternité et l'utilité de ses escrits. Omnes clari et nobilitati labores, fiunt tolerabiles. Et la mesme playe, le mesme travail, ne poise pas, dit Xenophon, à un general d'armee, comme à un soldat. Epaminondas print sa mort bien plus alaigrement, ayant esté informé, que la victoire estoit demeuree de son costé. Hæc sunt solatia, hæc fomenta summorum dolorum. Et telles autres circonstances nous amusent, divertissent et destournent de la consideration de la chose en soy. Voire les arguments de la Philosophie, vont à touts coups costoyans et gauchissans la matiere, et à peine essuyans sa crouste. Le premier homme de la premiere eschole Philosophique, et surintendante des autres, ce grand Zenon, contre la mort Nul mal n'est honorable la mort l'est elle n'est pas donc mal. Contre l'yvrongnerie Nul ne fie son secret à l'yvrongne chacun le fie au sage le sage ne sera donc pas yvrongne. Cela est-ce donner au blanc ? J'ayme à veoir ces ames principales, ne se pouvoir desprendre de nostre consorce. Tant parfaicts hommes qu'ils soyent, ce sont tousjours bien lourdement des hommes. C'est une douce passion que la vengeance, de grande impression et naturelle je le voy bien, encore que je n'en aye aucune experience. Pour en distraire dernierement un jeune Prince, je ne luy allois pas disant, qu'il falloit prester la jouà à celuy qui vous avoit frappé l'autre, pour le devoir de charité ny ne luy allois representer les tragiques evenements que la poÃsie attribue à cette passion. Je la laissay là , et m'amusay à luy faire gouster la beauté d'une image contraire l'honneur, la faveur, la bien-vueillance qu'il acquerroit par clemence et bonté je le destournay à l'ambition. Voyla comme lon en faict. Si vostre affection en l'amour est trop puissante, dissipez la, disent-ils Et disent vray, car je l'ay souvent essayé avec utilité Rompez la à divers desirs, desquels il y en ayt un regent et un maistre, si vous voulez, mais de peur qu'il ne vous gourmande et tyrannise, affoiblissez-le, sejournez-le, en le divisant et divertissant. Cum morosa vago singultiet inguine vena, Conjicito humorem collectum in corpora quæque. Et pourvoyez y de bonne heure, de peur que vous n'en soyez en peine, s'il vous a une fois saisi. Si non prima novis conturbes vulnera plagis, Volgivagáque vagus Venere ante recentia cures. Je fus autrefois touché d'un puissant desplaisir, selon ma complexion et encores plus juste que puissant je m'y fusse perdu à l'adventure, si je m'en fusse simplement fié à mes forces. Ayant besoing d'une vehemente diversion pour m'en distraire, je me fis par art amoureux et par estude à quoy l'aage m'aydoit L'amour me soulagea et retira du mal, qui m'estoit causé par l'amitié. Par tout ailleurs de mesme Une aigre imagination me tient je trouve plus court, que de la dompter, la changer je luy en substitue, si je ne puis une contraire, aumoins un'autre Tousjours la variation soulage, dissout et dissipe Si je ne puis la combatre, je luy eschappe et en la fuïant, je fourvoye, je ruse Muant de lieu, d'occupation, de compagnie, je me sauve dans la presse d'autres amusemens et pensees, où elle perd ma trace, et m'esgare. Nature procede ainsi, par le benefice de l'inconstance Car le temps qu'elle nous a donné pour souverain medecin de nos passions, gaigne son effect principalement par là , que fournissant autres et autres affaires à nostre imagination, il demesle et corrompt cette premiere apprehension, pour forte qu'elle soit. Un sage ne voit guere moins, son amy mourant, au bout de vingt et cinq ans, qu'au premier an ; et suivant Epicurus, de rien moins car il n'attribuoit aucun leniment des fascheries, ny à la prevoyance, ny à l'antiquité d'icelles. Mais tant d'autres cogitations traversent cette-cy, qu'elle s'alanguit, et se lasse en fin. Pour destourner l'inclination des bruits communs, Alcibiades couppa les oreilles et la queuà à son beau chien, et le chassa en la place afin que donnant ce subject pour babiller au peuple, il laissast en paix ses autres actions. J'ay veu aussi, pour cet effect de divertir les opinions et conjectures du peuple, et desvoyer les parleurs, des femmes, couvrir leur vrayes affections, par des affections contrefaictes. Mais j'en ay veu telle, qui en se contrefaisant s'est laissee prendre à bon escient, et a quitté la vraye et originelle affection pour la feinte Et aprins par elle, que ceux qui se trouvent bien logez, sont des sots de consentir à ce masque. Les accueils et entretiens publiques estans reservez à ce serviteur aposté, croyez qu'il n'est guere habile, s'il ne se met en fin en vostre place, et vous envoye en la sienne Cela c'est proprement tailler et coudre un soulier, pour qu'un autre le chausse. Peu de chose nous divertit et destourne car peu de chose nous tient. Nous ne regardons gueres les subjects en gros et seuls. ce sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui nous frappent et des vaines escorces qui rejallissent des subjects. Folliculos ut nunc teretes æstate cicadæ Linquunt. Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance. Le souvenir d'un adieu, d'une action, d'une grace particuliere, d'une recommandation derniere, nous afflige. La robe de Cæsar troubla toute Romme, ce que sa mort n'avoit pas faict. Le son mesme des noms, qui nous tintoüine aux oreilles Mon pauvre maistre, ou mon grand amy helas mon cher pere, ou ma bonne fille. Quand ces redites me pinsent, et que j'y regarde de pres, je trouve que c'est une pleinte grammairiene, le mot et le ton me blesse. Comme les exclamations des prescheurs, esmouvent leur auditoire souvent, plus que ne font leurs raisons et comme nous frappe la voix piteuse d'une beste qu'on tue pour nostre service sans que je poise ou penetre ce pendant, la vraye essence et massive de mon subject. his se stimulis dolor ipse lacessit. Ce sont les fondemens de nostre deuil. L'opiniastreté de mes pierres, specialement en la verge, m'a par fois jetté en longues suppressions d'urine, de trois, de quatre jours et si avant en la mort, que c'eust esté follie d'esperer l'eviter, voyre desirer, veu les cruels efforts que cet estat m'apporte. O que ce bon Empereur, qui faisoit lier la verge à ses criminels, pour les faire mourir à faute de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie ! Me trouvant là , je consideroy par combien legeres causes et objects, l'imagination nourrissoit en moy le regret de la vie de quels atomes se bastissoit en mon ame, le poids et la difficulté de ce deslogement à combien frivoles pensees nous donnions place en un si grand affaire. Un chien, un cheval, un livre, un verre, et quoy non ? tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses esperances, leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré. Je voy nonchalamment la mort, quand je la voy universellement, comme fin de la vie. Je la gourmande en bloc par le menu, elle me pille. Les larmes d'un laquais, la dispensation de ma desferre, l'attouchement d'une main cognue, une consolation commune, me desconsole et m'attendrit. Ainsi nous troublent l'ame, les plaintes des fables et les regrets de Didon, et d'Ariadné passionnent ceux mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle c'est une exemple de nature obstinee et dure, n'en sentir aucune emotion comme on recite, pour miracle, de Polemon mais aussi ne pallit il pas seulement à la morsure d'un chien enragé, qui luy emporta le gras de la jambe. Et nulle sagesse ne va si avant, de concevoir la cause d'une tristesse, si vive et entiere, par jugement, qu'elle ne souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y ont leur part parties qui ne peuvent estre agitees que par vains accidens. Est ce raison que les arts mesmes se servent et facent leur proufit, de nostre imbecillité et bestise naturelle ? L'Orateur, dit la Rhetorique, en cette farce de son plaidoier, s'esmouvera par le son de sa voix, et par ses agitations feintes ; et se lairra piper à la passion qu'il represente Il s'imprimera un vray deuil et essentiel, par le moyen de ce battelage qu'il jouÃ, pour le transmettre aux juges, à qui il touche encore moins Comme font ces personnes qu'on loüe aux mortuaires, pour ayder à la ceremonie du deuil, qui vendent leurs larmes à poix et à mesure, et leur tristesse. Car encore qu'ils s'esbranlent en forme empruntee, toutesfois en habituant et rengeant la contenance, il est certain qu'ils s'emportent souvent tous entiers, et reçoivent en eux une vraye melancholie. Je fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, où il fut tué Je consideray que par tout où nous passions, nous remplissions de lamentation et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la seule montre de l'appareil de nostre convoy car seulement le nom du trespassé n'y estoit pas cogneu. Quintilian dit avoir veu des Comediens si fort engagez en un rolle de deuil, qu'ils en pleuroient encore au logis et de soy mesme, qu'ayant prins à esmouvoir quelque passion en autruy, il l'avoit espousee, jusques à se trouver surprins, non seulement de larmes, mais d'une palleur de visage et port d'homme vrayement accablé de douleur. En une contree pres de nos montaignes, les femmes font le prestre-martin car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la souvenance des bonnes et agreables conditions qu'il avoit, elles font tout d'un train aussi recueil et publient ses imperfections comme pour entrer d'elles mesmes en quelque compensation, et se divertir de la pitié au desdain. De bien meilleure grace encore que nous, qui à la perte du premier cognu, nous piquons à luy presser des louanges nouvelles et fauces et à le faire tout autre, quand nous l'avons perdu de veuÃ, qu'il ne nous sembloit estre, quand nous le voyions Comme si le regret estoit une partie instructive ou que les larmes en lavant nostre entendement, l'esclaircissent. Je renonce dés à present aux favorables tesmoignages, qu'on me voudra donner, non par ce que j'en seray digne, mais par ce que je seray mort. Qui demandera à celuy là , Quel interest avez vous à ce siege ? L'interest de l'exemple, dira-il, et de l'obeyssance commune du Prince je n'y pretens proffit quelconque et de gloire, je sçay la petite part qui en peut toucher un particulier comme moy je n'ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le lendemain, tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en son rang de bataille pour l'assaut C est la lueur de tant d'acier, et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui luy ont jetté cette nouvelle rigueur et hayne dans les veines. Frivole cause, me direz vous Comment cause ? il n'en faut point, pour agiter nostre ame Une resverie sans corps et sans subject la regente et l'agite. Que je me mette à faire des chasteaux en Espaigne, mon imagination m'y forge des commoditez et des plaisirs, desquels mon ame est reellement chatouillee et resjouye Combien de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse, par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques, qui nous alterent et l'ame et le corps ? Quelles grimaces, estonnees, riardes, confuses, excite la resverie en noz visages ! Quelles saillies et agitations de membres et de voix ! Semble-il pas de cet homme seul, qu'il aye des visions fauces, d'une presse d'autres hommes, avec qui il negocie ou quelque demon interne, qui le persecute ? Enquerez vous à vous, où est l'object de ceste mutation ? Est-il rien sauf nous, en nature, que l'inanité substante, sur quoy elle puisse ? Cambyses pour avoir songé en dormant, que son frere devoit devenir Roy de Perse, le fit mourir. Un frere qu'il aymoit, et duquel il s'estoit tousjours fié. Aristodemus Roy des Messeniens se tua, pour une fantasie qu'il print de mauvais augure, de je ne sçay quel hurlement de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troublé et fasché de quelque mal plaisant songe qu'il avoit songé C'est priser sa vie justement ce qu'elle est, de l'abandonner pour un songe. Oyez pourtant nostre ame, triompher de la misere du corps, de sa foiblesse, de ce qu'il est en butte à toutes offences et alterations vrayement elle a raison d'en parler. O prima infoelix fingenti terra Prometheo ! Ille parum cauti pectoris egit opus. Corpora disponens, mentem non vidit in arte, Recta animi primùm debuit esse via. Table des matières Chapitre précédentChapitre suivant CHAPITRE V Sur des vers de Virgile A MESURE que les pensemens utiles sont plus pleins, et solides, ils sont aussi plus empeschans, et plus onereux. Le vice, la mort, la pauvreté, les maladies, sont subjets graves, et qui grevent. Il faut avoir l'ame instruitte des moyens de soustenir et combatre les maux, et instruite des regles de bien vivre, et de bien croire et souvent l'esveiller et exercer en cette belle estude. Mais à une ame de commune sorte, il faut que ce soit avec relasche et moderation elle s'affolle, d'estre trop continuellement bandee. J'avoy besoing en jeunesse, de m'advertir et solliciter pour me tenir en office L'alegresse et la santé ne conviennent pas tant bien, dit-on, avec ces discours serieux et sages Je suis à present en un autre estat. Les conditions de la vieillesse, ne m'advertissent que trop, m'assagissent et me preschent. De l'excez de la gayeté, je suis tombé en celuy de la severité plus fascheux. Parquoy, je me laisse à cette heure aller un peu à la desbauche, par dessein et employe quelque fois l'ame, à des pensemens folastres et jeunes, où elle se sejourne Je ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant, et trop meur. Les ans me font leçon tous les jours, de froideur, et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint il est à son tour de guider l'esprit vers la reformation il regente à son tour et plus rudement et imperieusement Il ne me laisse pas une heure, ny dormant ny veillant, chaumer d'instruction, de mort, de patience, et de poenitence. Je me deffens de la temperance, comme j'ay faict autresfois de la volupté elle me tire trop arriere, et jusques à la stupidité. Or je veux estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excez, et n'a pas moins besoing de moderation que la folie. Ainsi, de peur que je ne seche, tarisse, et m'aggrave de prudence, aux intervalles que mes maux me donnent, Mens intenta suis ne siet usque malis. je gauchis tout doucement, et desrobe ma veuà de ce ciel orageux et nubileux que j'ay devant moy. Lequel, Dieu mercy, je considere bien sans effroy, mais non pas sans contention, et sans estude. Et me vay amusant en la recordation des jeunesses passees animus quod perdidit, optat, Atque in præterita se totus imagine versat. Que l'enfance regarde devant elle, la vieillesse derriere estoit ce pas ce que signifioit le double visage de Janus ? Les ans m'entrainnent s'ils veulent, mais à reculons Autant que mes yeux peuvent recognoistre cette belle saison expiree, je les y destourne à secousses. Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, aumoins n'en veux-je déraciner l'image de la memoire. hoc est, Vivere bis, vita posse priore frui. Platon ordonne aux vieillards d'assister aux exercices, danses, et jeux de la jeunesse, pour se resjouyr en autruy, de la soupplesse et beauté du corps, qui n'est plus en eux et rappeller en leur souvenance, la grace et faveur de cet aage verdissant. Et veut qu'en ces esbats, ils attribuent l'honneur de la victoire, au jeune homme, qui aura le plus esbaudi et resjoui, et plus grand nombre d'entre eux. Je merquois autresfois les jours poisans et tenebreux, comme extraordinaires Ceux-là sont tantost les miens ordinaires les extraordinaires sont les beaux et serains. Je m'en vay au train de tressaillir, comme d'une nouvelle faveur, quand aucune chose ne me deult. Que je me chatouille, je ne puis tantost plus arracher un pauvre rire de ce meschant corps. Je ne m'esgaye qu'en fantasie et en songe pour destourner par ruse, le chagrin de la vieillesse Mais certes il faudroit autre remede, qu'en songe. Foible lucte, de l'art contre la nature. C'est grand simplesse, d'alonger et anticiper, comme chacun fait, les incommoditez humaines J'ayme mieux estre moins long temps vieil, que d'estre vieil, avant que de l'estre. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne Je congnois bien par ouyr dire, plusieurs especes de voluptez prudentes, fortes et glorieuses mais l'opinion ne peut pas assez sur moy pour m'en mettre en appetit. Je ne les veux pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme je les veux doucereuses, faciles et prestes. A natura discedimus populo nos damus, nullius rei bono auctori. Ma philosophie est en action, en usage naturel et present peu en fantasie. Prinssé-je plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie ! Non ponebat enim rumores ante salutem. La volupté est qualité peu ambitieuse ; elle s'estime assez riche de soy, sans y mesler le prix de la reputation et s'ayme mieux à l'ombre. Il faudroit donner le foüet à un jeune homme, qui s'amuseroit à choisir le goust du vin, et des sauces. Il n'est rien que j'aye moins sçeu, et moins prisé à cette heure je l'apprens. J'en ay grand honte, mais qu'y feroy-je ? J'ay encor plus de honte et de despit, des occasions qui m'y poussent. C'est à nous, à resver et baguenauder, et à la jeunesse à se tenir sur la reputation et sur le bon bout. Elle va vers le monde, vers le credit nous en venons. Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clavam, sibi pilam, sibi natationes et cursus habeant nobis senibus, ex lusionibus multis, talos relinquant et tesseras. Les loix mesme nous envoyent au logis. Je ne puis moins en faveur de cette chetive condition, où mon aage me pousse, que de luy fournir de joüets et d'amusoires, comme à l'enfance aussi y retombons nous. Et la sagesse et la folie, auront prou à faire, à m'estayer et secourir par offices alternatifs, en cette calamité d'aage. Misce stultitiam consiliis brevem. Je fuis de mesme les plus legeres pointures et celles qui ne m'eussent pas autresfois esgratigné, me transperçent à cette heure. Mon habitude commence de s'appliquer si volontiers au mal in fragili corpore odiosa omnis offensio est. Ménsque pati durum sustinet ægra nihil. J'ay esté tousjours chatouilleux et delicat aux offences, je suis plus tendre à cette heure, et ouvert par tout. Et minimæ vires frangere quassa valent. Mon jugement m'empesche bien de regimber et gronder contre les inconvenients que nature m'ordonne à souffrir, mais non pas de les sentir. Je courrois d'un bout du monde à l'autre, chercher un bon an de tranquillité plaisante et enjouee, moy, qui n'ay autre fin que vivre et me resjouyr. La tranquillité sombre et stupide, se trouve assez pour moy, mais elle m'endort et enteste je ne m'en contente pas. S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie, aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resseante, ou voyagere, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soyent bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur iray fournir des Essays, en chair et en os. Puisque c'est le privilege de l'esprit, de se r'avoir de la vieillesse, je luy conseille autant que je puis, de le faire qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le guy sur un arbre mort. Je crains que c'est un traistre il s'est si estroittement affreté au corps, qu'il m'abandonne à tous coups, pour le suivre en sa necessité Je le flatte à part, je le practique pour neant j'ay beau essayer de le destourner de cette colligence, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les dames et les dances royalles si son compagnon a la cholique, il semble qu'il l'ayt aussi. Les puissances mesmes qui luy sont particulieres et propres, ne se peuvent lors souslever elles sentent evidemment le morfondu il n'y a poinct d'allegresse en ses productions, s'il n'en y a quand et quand au corps. Noz maistres ont tort, dequoy cherchants les causes des eslancements extraordinaires de nostre esprit, outre ce qu'ils en attribuent à un ravissement divin, à l'amour, à l'aspreté guerriere, à la poÃsie, au vin ils n'en ont donné sa part à la santé. Une santé bouillante, vigoureuse, pleine, oysive, telle qu'autrefois la verdeur des ans et la securité, me la fournissoient par venuÃs Ce feu de gayeté suscite en l'esprit des cloises vives et claires outre nostre clairté naturelle et entre les enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus esperdus. Or bien, ce n'est pas merveille, si un contraire estat affesse mon esprit, le clouÃ, et en tire un effect contraire. Ad nullum consurgit opus cum corpore languet. Et veut encores que je luy sois tenu, dequoy il preste, comme il dit, beaucoup moins à ce consentement, que ne porte l'usage ordinaire des hommes. Aumoins pendant que nous avons trefve, chassons les maux et difficultez de nostre commerce, Dum licet obducta solvatur fronte senectus tetrica sunt amænanda jocularibus. J'ayme une sagesse gaye et civile, et fuis l'aspreté des moeurs, et l'austerité ayant pour suspecte toute mine rebarbative. Tristemque vultus tetrici arrogantiam. Et habet tr stis quoque turba cynædos. Je croy Platon de bon coeur, qui dit les humeurs faciles ou difficiles, estre un grand prejudice à la bonté ou mauvaistié de l'ame. Socrates eut un visage constant, mais serein et riant Non fascheusement constant, comme le vieil Crassus, qu'on ne veit jamais rire. La vertu est qualité plaisante et gaye. Je sçay bien que fort peu de gens rechigneront à la licence de mes escrits, qui n'ayent plus à rechigner à la licence de leur pensee Je me conforme bien à leur courage mais j'offence leurs yeux. C'est une humeur bien ordonnee, de pinser les escrits de Platon, et couler ses negociations pretendues avec Phedon, Dion, Stella, Archeanassa. Non pudeat dicere, quod non pudeat sentire. Je hay un esprit hargneux et triste, qui glisse par dessus les plaisirs de sa vie, et s'empoigne et paist aux malheurs. Comme les mouches, qui ne peuvent tenir contre un corps bien poly, et bien lisse, et s'attachent et reposent aux lieux scabreux et raboteux Et comme les vantouses, qui ne hument et appetent que le mauvais sang. Au reste, je me suis ordonné d'oser dire tout ce que j'ose faire et me desplaist des pensees mesmes impubliables. La pire de mes actions et conditions, ne me semble pas si laide, comme je trouve laid et lasche, de ne l'oser advouer. Chacun est discret en la confession, on le devroit estre en l'action La hardiesse de faillir, est aucunement compensee et bridee, par la hardiesse de le confesser. Qui s'obligeroit à tout dire, s'obligeroit à ne rien faire de ce qu'on est contraint de taire. Dieu vueille que cet excés de ma licence, attire nos hommes jusques à la liberté par dessus ces vertus couardes et mineuses, nees de nos imperfections qu'aux despens de mon immoderation, je les attire jusques au point de la raison. Il faut voir son vice, et l'estudier, pour le redire ceux qui le celent à autruy, le celent ordinairement à eux mesmes et ne le tiennent pas pour assés couvert, s'ils le voyent. Ils le soustrayent et desguisent à leur propre conscience. Quare vitia sua nemo consitetur ? Quia etiam nunc in illis est, somnium narrare, vigilantis est. Les maux du corps s'esclaircissent en augmentant. Nous trouvons que c'est goutte, ce que nous nommions rheume ou foulleure. Les maux de l'ame s'obscurcissent en leurs forces le plus malade les sent le moins. Voyla pourquoy il les faut souvent remanier au jour, d'une main impiteuse les ouvrir et arracher du creus de nostre poitrine Comme en matiere de biens faicts, de mesme en matiere de mesfaicts, c'est par fois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur au faillir, qui nous dispense de nous en confesser ? Je souffre peine à me feindre si que j'evite de prendre les secrets d'autruy en garde, n'ayant pas bien le coeur de desadvouer ma science Je puis la taire, mais la nyer, je ne puis sans effort et desplaisir. Pour estre bien secret, il le faut estre par nature, non par obligation. C'est peu, au service des princes, d'estre secret, si on n'est menteur encore. Celuy qui s'enquestoit à Thales Milesius, s'il devoit solemnellement nyer d'avoir paillardé, s'il se fust addressé à moy, je luy eusse respondu, qu'il ne le devoit pas faire, car le mentir me semble encore pire que la paillardise. Thales luy conseilla tout autrement, et qu'il jurast, pour garentir le plus, par le moins Toutesfois ce conseil n'estoit pas tant election de vice, que multiplication. Sur quoy disons ce mot en passant, qu'on fait bon marché à un homme de conscience, quand on luy propose quelque difficulté au contrepoids du vice mais quand on l'enferme entre deux vices, on le met à un rude choix. Comme on fit Origene ou qu'il idolatrast, ou qu'il se souffrist jouyr charnellement, à un grand vilain Æthiopien qu'on luy presenta Il subit la premiere condition et vitieusement, dit-on. Pourtant ne seroient pas sans goust, selon leur erreur, celles qui nous protestent en ce temps, qu'elles aymeroient mieux charger leur conscience de dix hommes, que d'une messe. Si c'est indiscretion de publier ainsi ses erreurs, il n'y a pas grand danger qu'elle passe en exemple et usage. Car Ariston disoit, que les vens que les hommes craignent le plus, sont ceux qui les descouvrent Il faut rebrasser ce sot haillon qui cache nos moeurs Ils envoyent leur conscience au bordel, et tiennent leur contenance en regle Jusques aux traistres et assassins ; ils espousent les loix de la ceremonie, et attachent là leur devoir. Si n'est-ce, ny à l'injustice de se plaindre de l'incivilité, ny à la malice de l'indiscretion. C'est dommage qu'un meschant homme ne soit encore un sot, et que la decence pallie son vice. Ces incrustations n'appartiennent qu'à une bonne et saine paroy, qui merite d'estre conservee, d'estre blanchie. En faveur des Huguenots, qui accusent nostre confession auriculaire et privee, je me confesse en publiq, religieusement et purement. Sainct Augustin, Origene, et Hippocrates, ont publié les erreurs de leurs opinions moy encore de mes moeurs. Je suis affamé de me faire congnoistre et ne me chaut à combien, pourveu que ce soit veritablement Ou pour dire mieux, je n'ay faim de rien mais je fuis mortellement, d'estre pris en eschange, par ceux à qui il arrive de congnoistre mon nom. Celuy qui fait tout pour l'honneur et pour la gloire, que pense-il gaigner, en se produisant au monde en masque, desrobant son vray estre à la congnoissance du peuple ? Louez un bossu de sa belle taille, il le doit recevoir à injure si vous estes couard, et qu'on vous honnore pour un vaillant homme, est-ce de vous qu'on parle ? On vous prend pour un autre J'aymeroy aussi cher, que celuy-là se gratifiast des bonnetades qu'on luy faict, pensant qu'il soit maistre de la trouppe, luy qui est des moindres de la suitte. Archelaus Roy de Macedoine, passant par la ruÃ, quelqu'un versa de l'eau sur luy les assistans disoient qu'il devoit le punir. Voyre mais, fit-il, il n'a pas versé l'eau sur moy, mais sur celuy qu'il pensoit que je fusse. Socrates à celuy, qui l'advertissoit qu'on mesdisoit de luy. Point, dit-il Il n'y a rien en moy de ce qu'ils disent. Pour moy, qui me loüeroit d'estre bon pilote, d'estre bien modeste, ou d'estre bien chaste, je ne luy en devrois nul grammercy. Et pareillement, qui m'appelleroit traistre, voleur, ou yvrongne, je me tiendroy aussi peu offencé. Ceux qui se mescognoissent, se peuvent paistre de fauces approbations non pas moy, qui me voy, et qui me recherche jusques aux entrailles, qui sçay bien ce qu'il m'appartient. Il me plaist d'estre moins loué, pourveu que je soy mieux congneu. On me pourroit tenir pour sage en telle condition de sagesse, que je tien pour sottise. Je m'ennuye que mes Essais servent les dames de meuble commun seulement, et de meuble de sale ce chapitre me fera du cabinet J'ayme leur commerce un peu privé le publique est sans faveur et saveur. Aux adieux, nous eschauffons outre l'ordinaire l'affection envers les choses que nous abandonnons. Je prens l'extreme congé des jeux du monde voicy nos dernieres accolades. Mais venons à mon theme. Qu'a faict l'action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire, et si juste, pour n'en oser parler sans vergongne, et pour l'exclurre des propos serieux et reglez ? Nous prononçons hardiment, tuer, desrober, trahir et cela, nous n'oserions qu'entre les dents. Est-ce à dire, que moins nous en exhalons en parole, d'autant nous avons loy d'en grossir la pensee ? Car il est bon, que les mots qui sont le moins en usage, moins escrits, et mieux teuz, sont les mieux sceus, et plus generalement cognus. Nul aage, nulles moeurs l'ignorent non plus que le pain. Ils s'impriment en chascun, sans estre exprimez, et sans voix et sans figure. Et le sexe qui le fait le plus, a charge de le taire le plus. C'est une action, que nous avons mis en la franchise du silence, d'où c'est crime de l'arracher. Non pas pour l'accuser et juger Ny n'osons la fouÃtter, qu'en periphrase et peinture. Grand faveur à un criminel, d'estre si execrable, que la justice estime injuste, de le toucher et de le veoir libre et sauvé par le benefice de l'aigreur de sa condamnation. N'en va-il pas comme en matiere de livres, qui se rendent d'autant plus venaux et publiques, de ce qu'ils sont supprimez ? Je m'en vay pour moy, prendre au mot l'advis d'Aristote, qui dit, L'estre honteux, servir d'ornement à la jeunesse, mais de reproche à la vieillesse. Ces vers se preschent en l'escole ancienne escole à laquelle je me tien bien plus qu'à la moderne ses vertus me semblent plus grandes, ses vices moindres. Ceux qui par trop fuyant Venus estrivent, Faillent autant que ceux qui trop la suivent. Tu Dea, tu rerum naturam sola gubernas, Nec sine te quicquam dias in luminis oras Exoritur, neque fit lætum, nec amabile quicquam. Je ne sçay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses, avec Venus, et les refroidir envers l'amour mais je ne voy aucunes deitez qui s'aviennent mieux, ny qui s'entredoivent plus. Qui ostera aux muses les imaginations amoureuses, leur desrobera le plus bel entretien qu'elles ayent, et la plus noble matiere de leur ouvrage et qui fera perdre à l'amour la communication et service de la poÃsie, l'affoiblira de ses meilleures armes. Par ainsin on charge le Dieu d'accointance, et de bien vueillance, et les deesses protectrices d'humanité et de justice, du vice d'ingratitude et de mescognoissance. Je ne suis pas de si long temps cassé de l'estat et suitte de ce Dieu, que je n'aye la memoire informee de ses forces et valeurs agnosco veteris vestigia flammæ. Il y a encore quelque demeurant d'emotion et chaleur apres la fiévre Nec mihi deficiat calor hic, hyemantibus annis. Tout asseché que je suis, et appesanty, je sens encore quelques tiedes restes de cette ardeur passee ; Qual l'alto Ægeo per che Aquilone o Noto Cessi, che tutto prima il vuolse et scosse, Non s'accheta ei pero, ma'l sono e'l moto, Ritien de l'onde anco agitate è grosse. Mais de ce que je m'y entends, les forces et valeur de ce Dieu, se trouvent plus vifves et plus animees, en la peinture de la poÃsie, qu'en leur propre essence. Et versus digitos habet. Elle represente je ne sçay quel air, plus amoureux qne l'amour mesme. Venus n'est pas si belle toute nüe, et vive, et haletante, comme elle est icy chez Virgile. Dixerat, Et niveis hinc atque hinc diva lacertis Cunctantem amplexu molli fovet Ille repente Accepit solitam flammam, notusque medullas Intravit calor, et labefacta per ossa cucurrit. Non secus atque olim tonitru cum rupta corusco Ignea rima micans percurrit lumine nimbos. ... ea verba loquutus, Optatos dedit amplexus, placidumque petivit Conjugis infusus gremio per membra soporem. Ce que j'y trouve à considerer, c'est qu'il la peinct un peu bien esmeüe pour une Venus maritale. En ce sage marché, les appetits ne se trouvent pas si follastres ils sont sombres et plus mousses. L'amour hait qu'on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle laschement aux accointances qui sont dressees et entretenues soubs autre titre comme est le mariage. L'alliance, les moyens, y poisent par raison, autant ou plus, que les graces et la beauté. On ne se marie pas pour soy, quoy qu'on die on se marie autant ou plus, pour sa posterité, pour sa famille L'usage et l'interest du mariage touche nostre race, bien loing pardelà nous. Pourtant me plaist cette façon, qu'on le conduise plustost par main tierce, que par les propres et par le sens d'autruy, que par le sien Tout cecy, combien à l'opposite des conventions amoureuses ? Aussi est-ce une espece d'inceste, d'aller employer à ce parentage venerable et sacré, les efforts et les extravagances de la licence amoureuse, comme il me semble avoir dict ailleurs Il faut dit Aristote toucher sa femme prudemment et severement, de peur qu'en la chatouillant trop lascivement, le plaisir ne la face sortir hors des gons de raison. Ce qu'il dit pour la conscience, les medecins le disent pour la santé. Qu'un plaisir excessivement chaud, voluptueux, et assidu, altere la semence, et empesche la conception. Disent d'autrepart, qu'à une congression languissante, comme celle là est de sa nature pour la remplir d'une juste et fertile chaleur, il s'y faut presenter rarement, et à notables intervalles ; Quo rapiat sitiens venerem interiúsque recondat. Je ne voy point de mariages qui faillent plustost, et se troublent, que ceux qui s'acheminent par la beauté, et desirs amoureux Il y faut des fondemens plus solides, et plus constans, et y marcher d'aguet cette boüillante allegresse n'y vaut rien. Ceux qui pensent faire honneur au mariage, pour y joindre l'amour, font, ce me semble, de mesme ceux, qui pour faire faveur à la vertu, tiennent, que la noblesse n'est autre chose que vertu. Ce sont choses qui ont quelque cousinage mais il y a beaucoup de diversité on n'a que faire de troubler leurs noms et leurs tiltres On fait tort à l'une ou à l'autre de les confondre. La noblesse est une belle qualité, et introduite avec raison mais d'autant que c'est une qualité dependant d'autruy, et qui peut tomber en un homme vicieux et de neant, elle est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu. C'est une vertu, si ce l'est, artificielle et visible dependant du temps et de la fortune diverse en forme selon les contrees, vivante et mortelle sans naissance, non plus que la riviere du Nil genealogique et commune ; de suite et de similitude tiree par consequence, et consequence bien foible. La science, la force, la bonté, la beauté, la richesse, toutes autres qualitez, tombent en communication et en commerce cette-cy se consomme en soy, de nulle emploite au service d'autruy. On proposoit à l'un de nos Roys, le choix de deux competiteurs, en une mesme charge, desquels l'un estoit gentil'homme, l'autre ne l'estoit point il ordonna que sans respect de cette qualité, on choisist celuy qui auroit le plus de merite mais où la valeur seroit entierement pareille, qu'alors on eust respect à la noblesse c'estoit justement luy donner son rang. Antigonus à un jeune homme incogneu, qui luy demandoit la charge de son pere, homme de valeur, qui venoit de mourir Mon amy, dit-il, en tels bien faicts, je ne regarde pas tant la noblesse de mes soldats, comme je fais leur proüesse. De vray, il n'en doibt pas aller comme des officiers des Roys de Sparte, trompettes, menestriers, cuisiniers, à qui en leurs charges succedoient les enfants, pour ignorants qu'ils fussent, avant les mieux experimentez du mestier. Ceux de Callicut font des nobles, une espece par dessus l'humaine. Le mariage leur est interdit, et toute autre vacation que bellique. De concubines, ils en peuvent avoir leur saoul et les femmes autant de ruffiens sans jalousie les uns des autres. Mais c'est un crime capital et irremissible, de s'accoupler à personne d'autre condition que la leur. Et se tiennent pollus, s'ils en sont seulement touchez en passant et, comme leur noblesse en estant merveilleusement injuriee et interessee, tuent ceux qui seulement ont approché un peu trop pres d'eux. De maniere que les ignobles sont tenus de crier en marchant, comme les Gondoliers de Venise, au contour des ruÃs, pour ne s'entreheurter et les nobles, leur commandent de se jetter au quartier qu'ils veulent. Ceux cy evitent par là , cette ignominie, qu'ils estiment perpetuelle ; ceux là une mort certaine. Nulle duree de temps, nulle faveur de prince, nul office, ou vertu, ou richesse peut faire qu'un roturier devienne noble. A quoy ayde cette coustume, que les mariages sont defendus de l'un mestier à l'autre. Ne peut une de race cordonniere, espouser un charpentier et sont les parents obligez de dresser les enfants à la vacation des peres, precisement, et non à autre vacation par où se maintient la distinction et continuation de leur fortune. Un bon mariage, s'il en est, refuse la compagnie et conditions de l'amour il tasche à representer celles de l'amitié. C'est une douce societé de vie, pleine de constance, de fiance, et d'un nombre infiny d'utiles et solides offices, et obligations mutuelles Aucune femme qui en savoure le goust, optato quam junxit lumine tæda, ne voudroit tenir lieu de maistresse à son mary. Si elle est logee en son affection, comme femme, elle y est bien plus honorablement et seurement logee. Quand il fera l'esmeu ailleurs, et l'empressé, qu'on luy demande pourtant lors, à qui il aymeroit mieux arriver une honte, ou à sa femme ou à sa maistresse, de qui la desfortune l'affligeroit le plus, à qui il desire plus de grandeur ces demandes n'ont aucun doubte en un mariage sain. Ce qu'il s'en voit si peu de bons, est signe de son prix et de sa valeur. A le bien façonner et à le bien prendre, il n'est point de plus belle piece en nostre societé. Nous ne nous en pouvons passer, et l'allons avilissant. Il en advient ce qui se voit aux cages, les oyseaux qui en sont dehors, desesperent d'y entrer ; et d'un pareil soing en sortir, ceux qui sont au dedans. Socrates, enquis, qui estoit plus commode, prendre, ou ne prendre point de femme Lequel des deux, dit-il, on face, on s'en repentira. C'est une convention à laquelle se rapporte bien à point ce qu'on dit, homo homini, ou Deus, ou lupus. Il faut le rencontre de beaucoup de qualitez à le bastir. Il se trouve en ce temps plus commode aux ames simples et populaires, ou les delices, la curiosité, et l'oysiveté, ne le troublent pas tant. Les humeurs desbauchees, comme est la mienne, qui hay toute sorte de liaison et d'obligation, n'y sont pas si propres. Et mihi dulce magis resoluto vivere collo. De mon dessein, j'eusse fuy d'espouser la sagesse mesme, si elle m'eust voulu Mais nous avons beau dire la coustume et l'usage de la vie commune, nous emporte. La plus part de mes actions se conduisent par exemple, non par choix. Toutesfois je ne m'y conviay pas proprement On m'y mena, et y fus porté par des occasions estrangeres. Car non seulement les choses incommodes, mais il n'en est aucune si laide et vitieuse et evitable, qui ne puisse devenir acceptable par quelque condition et accident Tant l'humaine posture est vaine. Et y fus porté, certes plus mal preparé lors, et plus rebours, que je ne suis à present, apres l'avoir essayé. Et tout licencieux qu'on me tient, j'ay en verité plus severement observé les loix de mariage, que je n'avois ny promis ny esperé. Il n'est plus temps de regimber quand on s'est laissé entraver. Il faut prudemment mesnager sa liberté mais dépuis qu'on s'est submis à l'obligation, il s'y faut tenir soubs les loix du debvoir commun, aumoins s'en efforcer. Ceux qui entreprennent ce marché pour s'y porter avec hayne et mespris, font injustement et incommodément Et cette belle reigle que je voy passer de main en main entre elles, comme un sainct oracle, Sers ton mary comme ton maistre, Et t'en garde comme d'un traistre Qui est à dire Porte toy envers luy, d'une reverence contrainte, ennemye, et deffiante cry de guerre et de deffi est pareillement injurieuse et difficile. Je suis trop mol pour desseins si espineux. A dire vray, je ne suis pas encore arrivé à cette perfection d'habileté et galantise d'esprit, que de confondre la raison avec l'injustice, et mettre en risee tout ordre et reigle qui n'accorde à mon appetit Pour hayr la superstition, je ne me jette pas incontinent à l'irreligion. Si on ne fait tousjours son debvoir, au moins le faut il tousjours aymer et recognoistre c'esttrahison, se marier sans s'espouser. Passons outre. Nostre poÃte represente un mariage plein d'accord et de bonne convenance, auquel pourtant il n'y a pas beaucoup de loyauté. A il voulu dire, qu'il ne soit pas impossible de se rendre aux efforts de l'amour, et ce neantmoins reserver quelque devoir envers le mariage et qu'on le peut blesser, sans le rompre tout à faict ? Tel valet ferre la mule au maistre qu'il ne hayt pas pourtant. La beauté, l'oportunité, la destinee car la destinee y met aussi la main fatum est in partibus illis Quas sinus abscondit nam si tibi sidera cessent, Nil faciet longi mensura incognita nervi, l'ont attachée à un estranger non pas si entiere peut estre, qu'il ne luy puisse rester quelque liaison par où elle tient encore à son mary. Ce sont deux desseins, qui ont des routes distinguees, et non confondues Une femme se peut rendre à tel personnage, que nullement elle ne voudroit avoir espouse je ne dy pas pour les conditions de la fortune, mais pour celles mesmes de la personne. Peu de gens ont espousé des amies qui ne s'en soyent repentis. Et jusques en l'autre monde, quel mauvais mesnage fait Jupiter avec sa femme, qu'il avoit premierement pratiquee et jouyà par amourettes ? C'est ce qu'on dit, chier dans le panier, pour apres le mettre sur sa teste. J'ay veu de mon temps en quelque bon lieu, guerir honteusement et deshonnestement, l'amour, par le mariage les considerations sont trop autres. Nous aymons, sans nous empescher, deux choses diverses, et qui se contrarient. Isocrates disoit, que la ville d'Athenes plaisoit à la mode que font les dames qu'on sert par amour ; chacun aymoit à s'y venir promener, et y passer son temps nul ne l'aymoit pour l'espouser c'est à dire, pour s'y habituer et domicilier J'ay avec despit, veu des maris hayr leurs femmes, de ce seulement, qu'ils leur font tort Aumoins ne les faut il pas moins aymer, de nostre faute par repentance et compassion aumoins, elles nous en devroient estre plus cheres. Ce sont fins differentes, et pourtant compatibles, dit-il, en quelque façon. Le mariage a pour sa part, l'utilité, la justice, l'honneur, et la constance un plaisir plat, mais plus universel. L'amour se fonde au seul plaisir et l'a de vray plus chatouilleux, plus vif, et plus aigu un plaisir attizé par la difficulté il y faut de la piqueure et de la cuison Ce n'est plus amour, s'il est sans fleches et sans feu. La liberalité des dames est trop profuse au mariage, et esmousse la poincte de l'affection et du desir. Pour fuïr à cet inconvenient, voyez la peine qu'y prennent en leurs loix Lycurgus et Platon. Les femmes n'ont pas tort du tout, quand elles refusent les reigles de vie, qui sont introduites au monde d'autant que ce sont les hommes qui les ont faictes sans elles. Il y a naturellement de la brigue et riotte entre elles et nous. Le plus estroit consentement que nous ayons avec elles, encores est-il tumultuaire et tempestueux. A l'advis de nostre autheur, nous les traictons inconsiderément en cecy. Apres que nous avons cogneu, qu'elles sont sans comparaison plus capables et ardentes aux effects de l'amour que nous, et que ce prestre ancien l'a ainsi tesmoigné, qui avoit esté tantost homme, tantost femme Venus huic erat utraque nota Et en outre, que nous avons appris de leur propre bouche, la preuve qu'en firent autrefois, en divers siecles, un Empereur et une Emperiere de Rome, maistres ouvriers et fameux en cette besongne luy despucela bien en une nuict dix vierges Sarmates ses captives mais elle fournit reelement en une nuict, à vingt et cinq entreprinses, changeant de compagnie selon son besoing et son goust, adhuc ardens rigidæ tentigine vulvæ Et lassata viris, nondum satiata recessit. Et que sur le different advenu à Cateloigne, entre une femme, se plaignant des efforts trop assiduelz de son mary Non tant à mon advis qu'elle en fust incommodee, car je ne crois les miracles qu'en foy, comme pour retrancher soubs ce pretexte, et brider en ce mesme, qui est l'action fondamentale du mariage, l'authorité des maris envers leurs femmes Et pour montrer que leurs hergnes, et leur malignité passent outre la couche nuptiale, et foulent aux pieds les graces et douceurs mesmes de Venus à laquelle plainte, le mary respondoit, homme vrayement brutal et desnaturé, qu'aux jours mesme de jeusne il ne s'en sçauroit passer à moins de dix Intervint ce notable arrest de la Royne d'Aragon par lequel, apres meure deliberation de conseil, cette bonne Royne, pour donner reigle et exemple à tout temps, de la moderation et modestie requise en un juste mariage ordonna pour bornes legitimes et necessaires, le nombre de six par jour Relaschant et quitant beaucoup du besoing et desir de son sexe, pour establir, disoit elle, une forme aysee, et par consequent permanante et immuable. En quoy s'escrient les docteurs, quel doit estre l'appetit et la concupiscence feminine, puisque leur raison, leur reformation, et leur vertu, se taille à ce prix ? considerans le divers jugement de nos appetits Car Solon patron de l'eschole legiste ne taxe qu'à trois fois par mois, pour ne faillir point, cette hantise conjugale. Apres avoir creu dis-je et presché cela, nous sommes allez, leur donner la continence peculierement en partage et sur peines dernieres et extremes. Il n'est passion plus pressante, que cette cy, à laquelle nous voulons qu'elles resistent seules Non simplement, comme à un vice de sa mesure mais comme à l'abomination et execration, plus qu'à l'irreligion et au parricide et nous nous y rendons ce pendant sans coulpe et reproche. Ceux mesme d'entre nous, qui ont essayé d'en venir à bout, ont assez avoué, quelle difficulté, ou plustost impossibilité il y avoit, usant de remedes materiels, à mater, affoiblir et refroidir le corps. Nous au contraire, les voulons saines, vigoreuses, en bon point, bien nourries, et chastes ensemble c'est à dire, et chaudes et froides. Car le mariage, que nous disons avoir charge de les empescher de bruler, leur aporte peu de refraichissement, selon nos moeurs. Si elles en prennent un, à qui la vigueur de l'aage boult encores, il fera gloire de l'espandre ailleurs Sit tandem pudor, aut eamus in jus, Multis mentula millibus redempta, Non est hæc tua, Basse, vendidisti. Le Philosophe Polemon fut justement appellé en justice par sa femme, de ce qu'il alloit semant en un champ sterile le fruict deu au champ genital. Si c'est de ces autres cassez, les voyla en plein mariage, de pire condition que vierges et vefves. Nous les tenons pour bien fournies, par ce qu'elles ont un homme aupres Comme les Romains tindrent pour viollee Clodia Læta, Vestale, que Caligula avoit approchée, encore qu'il fust averé, qu'il ne l'avoit qu'approchee Mais au rebours ; on recharge par là , leur necessité d'autant que l'attouchement et la compagnie de quelque masle que ce soit, esveille leur chaleur, qui demeureroit plus quiete en la solitude. Et à cette fin, comme il est vray-semblable, de rendre par cette circonstance et consideration, leur chasteté plus meritoire Boleslaus et Kinge sa femme, Roys de Poulongne, la voüerent d'un commun accord, couchez ensemble, le jour mesme de leurs nopces et la maintindrent à la barbe des commoditez maritales. Nous les dressons dés l'enfance, aux entremises de l'amour leur grace, leur attiffeure, leur science, leur parole, toute leur instruction, ne regarde qu'à ce but. Leurs gouvernantes ne leur impriment autre chose que le visage de l'amour, ne fust qu'en le leur representant continuellement pour les en desgouster. Ma fille c'est tout ce que j'ay d'enfans est en l'aage auquel les loix excusent les plus eschauffees de se marier Elle est d'une complexion tardive, mince et molle, et a esté par sa mere eslevee de mesme, d'une forme retiree et particuliere si qu'elle ne commence encore qu'à se desniaiser de la naifveté de l'enfance. Elle lisoit un livre François devant moy le mot de, fouteau, s'y rencontra, nom d'un arbre cogneu la femme qu'ell'a pour sa conduitte, l'arresta tout court, un peu rudement, et la fit passer par dessus ce mauvais pas Je la laissay faire, pour ne troubler leurs reigles car je ne m'empesche aucunement de ce gouvernement. La police feminine à un train mysterieux, il faut le leur quitter Mais si je ne me trompe, le commerce de vingt laquays, n'eust sçeu imprimer en sa fantasie, de six moys, l'intelligence et usage, et toutes les consequences du son de ces syllabes scelerees, comme fit cette bonne vieille, par sa reprimende et son interdiction. Motus doceri gaudet Ionicos Natura virgo, et frangitur artubus Jam nunc, et incestos amores De tenero meditatur ungui. Qu'elles se dispensent un peu de la ceremonie, qu'elles entrent en liberté de discours, nous ne sommes qu'enfans au prix d'elles, en cette science. Oyez leur representer nos poursuittes et nos entretiens elles vous font bien cognoistre que nous ne leur apportons rien, qu'elles n'ayent sçeu et digeré sans nous. Seroit-ce ce que dit Platon, qu'elles ayent esté garçons desbauchez autresfois ? Mon oreille se rencontra un jour en lieu, où elle pouvoit desrober aucun des discours faicts entre elles sans souspçon que ne puis-je le dire ? Nostredame fis-je, allons à cette heure estudier des frases d'Amadis, et des registres de Boccace et de l'Aretin, pour faire les habiles nous employons vrayement bien nostre temps il n'est ny parole, ny exemple, ny démarche, qu'elles ne sçachent mieux que nos livres C'est une discipline qui naist dans leurs veines, Et mentem Venus ipsa dedit. que ces bons maistres d'escole, nature, jeunesse, et santé, leur soufflent continuellement dans l'ame Elles n'ont que faire de l'apprendre, elles l'engendrent. Nec tantum niveo gavisa est ulla columbo, Compar, vel si quid dicitur improbius, Oscula mordenti semper decerpere rostro Quantum præcipuè multivola est mulier. Qui n'eust tenu un peu en bride cette naturelle violence de leur desir, par la crainte et honneur, dequoy on les a pourveuÃs, nous estions diffamez. Tout le mouvement du monde se resoult et rend à cet accouplage c'est une matiere infuse par tout c'est un centre où toutes choses regardent. On void encore des ordonnances de la vieille et sage Rome, faictes pour le service de l'amour et les preceptes de Socrates, à instruire les courtisanes. Necnon libelli Stoici inter sericos, Jacere pulvillos amant. Zenon parmy les loix, regloit aussi les escarquillemens, et les secousses du depucelage. De quel sens estoit le livre du Philosophe Strato, De la conjonction charnelle ? Et dequoy traittoit Theophraste, en ceux qu'il intitula, l'un L'Amoureux, l'autre, De l'Amour ? Dequoy Aristippus au sien, Des anciennes delices ? Que veulent pretendre les descriptions si estendues et vives en Platon, des amours de son temps ? Et le livre De l'Amoureux, de Demetrius Phalereus ? Et Clinias, ou L'Amoureux forcé de Heraclides Ponticus ? Et d'Antisthenes, celuy De faire les enfants, ou Des nopces et l'autre, Du Maistre ou De l'Amant ? Et d'Aristo, celuy, Des exercices amoureux ? De Cleanthes, un De l'Amour, l'autre De l'art d'aymer ? Les Dialogues amoureux de Spherus ? Et la fable de Jupiter et Juno de Chrysippus, eshontee au delà de toute souffrance ? Et les cinquante Epistres si lascives ? Je veux laisser à part les escrits des Philosophes, qui ont suivy la secte d'Epicurus protectrice de la volupté. Cinquante deitez estoient au temps passé asservies à cet office Et s'est trouvé nation, où pour endormir la concupiscence de ceux qui venoient à la devotion, on tenoit aux temples des garses à jouyr, et estoit acte de ceremonie de s'en servir avant venir à l'office. Nimirum propter continentiam incontinentia necessaria est, incendium ignibus extinguitur. En la plus part du monde, cette partie de nostre corps estoit deifiee. En mesme province, les uns se l'escorchoient pour en offrir et consacrer un lopin les autres offroient et consacroient leur semence. En une autre, les jeunes hommes se le perçoient publiquement, et ouvroient en divers lieux entre chair et cuir, et traversoient par ces ouvertures, des brochettes, les plus longues et grosses qu'ils pouvoient souffrir et de ces brochettes faisoient apres du feu, pour offrande à leurs Dieux estimez peu vigoureux et peu chastes, s'ils venoient à s'estonner par la force de cette cruelle douleur. Ailleurs, le plus sacré magistrat, estoit reveré et recogneu par ces parties là Et en plusieurs ceremonies l'effigie en estoit portee en pompe, à l'honneur de diverses divinitez. Les dames Ægyptiennes en la feste des Bacchanales, en portoient au col un de bois, exquisement formé, grand et pesant, chacune selon sa force outre ce que la statue de leur Dieu, en representoit, qui surpassoit en mesure le reste du corps. Les femmes mariées icy pres, en forgent de leur couvrechef une figure sur leur front, pour se glorifier de la jouyssance qu'elles en ont et venans à estre vefves, le couchent en arriere, et ensevelissent soubs leur coiffure. Les plus sages matrones à Rome, estoient honnorees d'offrir des fleurs et des couronnes au Dieu Priapus Et sur ses parties moins honnestes, faisoit-on soir les vierges, au temps de leurs nopces. Encore ne sçay-je si j'ay veu en mes jours quelque air de pareille devotion. Que vouloit dire cette ridicule piece de la chaussure de nos peres, qui se voit encore en nos Suysses ? A quoy faire, la montre que nous faisons à cette heure de nos pieces en forme, soubs nos grecgues et souvent, qui pis est, outre leur grandeur naturelle, par fauceté et imposture ? Il me prend envie de croire, que cette sorte de vestement fut inventee aux meilleurs et plus conscientieux siecles, pour ne piper le monde pour que chacun rendist en publiq compte de son faict. Les nations plus simples, l'ont encore aucunement rapportant au vray. Lors on instruisoit la science de l'ouvrier, comme il se faict, de la mesure du bras ou du pied. Ce bon homme qui en ma jeunesse, chastra tant de belles et antiques statues en sa grande ville, pour ne corrompre la veuÃ, suyvant l'advis de cet autre antien bon homme, Flagitiii principium est nudare inter cives corpora se devoit adviser, comme aux mysteres de la bonne Deesse, toute apparence masculine en estoit forclose, que ce n'estoit rien avancer, s'il ne faisoit encore chastrer, et chevaux, et asnes, et nature en fin. Omne adeo genus in terris, hominúmque ferarúmque, Et genus æquoreum, pecudes pictæque volucres, In furias ignémque ruunt. Les Dieux, dit Platon, nous ont fourni d'un membre inobedient et tyrannique qui, comme un animal furieux, entreprend par la violence de son appetit, sousmettre tout à soy. De mesmes aux femmes le leur, comme un animal glouton et avide, auquel si on refuse aliments en sa saison, il forcene impatient de delay ; et soufflant sa rage en leurs corps, empesche les conduits, arreste la respiration, causant mille sortes de maux jusques à ce qu'ayant humé le fruit de la soif commune, il en ayt largement arrousé et ensemencé le fond de leur matrice. Or se devoit adviser aussi mon legislateur, qu'à l'avanture est-ce un plus chaste et fructueux usage, de leur faire de bonne heure congnoistre le vif, que de le leur laisser deviner, selon la liberté, et chaleur de leur fantasie Au lieu des parties vrayes, elles en substituent par desir et par esperance, d'autres extravagantes au triple. Et tel de ma cognoissance s'est perdu pour avoir faict la descouverte des siennes, en lieu où il n'estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus serieux usage. Quel dommage ne font ces enormes pourtraicts, que les enfants vont semant aux passages et escalliers des maisons Royalles ? De là leur vient un cruel mespris de nostre portee naturelle. Que sçait-on, si Platon ordonnant apres d'autres republiques bien instituees que les hommes, femmes, vieux, jeunes, se presentent nuds à la veue les uns des autres, en ses gymnastiques, n'a pas regardé à celà ? Les Indiennes qui voyent les hommes à crud, ont aumoins refroidy le sens de la veuÃ. Et quoy que dient les femmes de ce grand royaume du Pegu, qui au dessous de la ceinture, n'ont à se couvrir qu'un drap fendu par le devant et si estroit, que quelque cerimonieuse decence qu'elles y cerchent, à chasque pas on les void toutes ; que c'est une invention trouvee aux fins d'attirer les hommes à elles, et les retirer des masles, à quoy cette nation est du tout abandonnee il se pourroit dire, qu'elles y perdent plus qu'elles n'avancent et qu'une faim entiere, est plus aspre, que celle qu'on a rassasiee, au moins par les yeux. Aussi disoit Livia, qu'à une femme de bien, un homme nud, n'est non plus qu'une image. Les Lacedemoniennes, plus vierges femmes, que ne sont noz filles, voyoyent tous les jours les jeunes hommes de leur ville, despouillez en leurs exercices peu exactes elles mesmes à couvrir leur cuisses en marchant s'estimants, comme dit Platon, assez couvertes de leur vertu sans vertugade. Mais ceux là , desquels parle Sainct Augustin, ont donné un merveilleux effort de tentation à la nudité, qui ont mis en doubte, si les femmes au jugement universel, resusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre, pour ne nous tenter encore en ce sainct estat. On les leurre en somme, et acharne, par tous moyens Nous eschauffons et incitons leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons le vray, il n'en est guere d'entre nous, qui ne craigne plus la honte, qui luy vient des vices de sa femme, que des siens qui ne se soigne plus esmerveillable charité de la conscience de sa bonne espouse, que de la sienne propre qui n'aymast mieux estre voleur et sacrilege, et que sa femme fust meurtriere et heretique, que si elle n'estoit plus chaste que son mary. Inique estimation de vices. Nous et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables et desnaturees, que n'est la lasciveté. Mais nous faisons et poisons les vices, non selon nature, mais selon nostre interest. Par où ils prennent tant de formes inegales. L'aspreté de noz decrets, rend l'application des femmes à ce vice, plus aspre et vicieuse, que ne porte sa condition et l'engage à des suittes pires que n'est leur cause. Elles offriront volontiers d'aller au palais querir du gain, et à la guerre de la reputation, plustost que d'avoir au milieu de l'oisiveté, et des delices, à faire une si difficile garde. Voyent-elles pas, qu'il n'est ny marchant ny procureur, ny soldat, qui ne quitte sa besongne pour courre à cette autre et le crocheteur, et le savetier, tous harassez et hallebrenez qu'ils sont de travail et de faim. Num tu quæ tenuit dives Achæmenes, Aut pinguis Phrygiæ Mygdonias opes, Permutare velis crine Licinniæ, Plenas aut Arabum domos, Dum fragrantia detorquet ad oscula Cervicem, aut facili sævitia negat, Quæ poscente magis gaudeat eripi, Interdum rapere occupet ? Je ne sçay si les exploicts de Cæsar et d'Alexandre surpassent en rudesse la resolution d'une belle jeune femme, nourrie à nostre façon, à la lumiere et commerce du monde, battue de tant d'exemples contraires, se maintenant entiere, au milieu de mille continuelles et fortes poursuittes. Il n'y a point de faire, plus espineux, qu'est ce non faire, ny plus actif. Je trouve plus aysé, de porter une cuirasse toute sa vie, qu'un pucelage. Et est le voeu de la virginité, le plus noble de tous les voeux, comme estant le plus aspre, Diaboli virtus in lumbis est dict Sainct Jerosme. Certes le plus ardu et le plus vigoureux des humains devoirs, nous l'avons resigné aux dames, et leur en quittons la gloire. Cela leur doit servir d'un singulier esguillon à s'y opiniastrer C'est une belle matiere à nous braver, et à fouler aux pieds, cette vaine preeminence de valeur et de vertu, que nous pretendons sur elles. Elles trouveront, si elles s'en prennent garde, qu'elles en seront non seulement tres-estimees, mais aussi plus aymees Un galant homme n'abandonne point sa poursuitte, pour estre refusé, pourveu que ce soit un refus de chasteté, non de choix. Nous avons beau jurer et menasser, et nous plaindre nous mentons, nous les en aymons mieux Il n'est point de pareil leurre, que la sagesse, non rude, et renfrongnee. C'est stupidité et lascheté, de s'opiniastrer contre la hayne et le mespris Mais contre une resolution vertueuse et constante, meslee d'une volonté recognoissante, c'est l'exercice d'une ame noble et genereuse. Elles peuvent recognoistre nos services, jusques à certaine mesure, et nous faire sentir honnestement qu'elles ne nous desdaignent pas. Car cette loy qui leur commande de nous abominer, par ce que nous les adorons, et nous hayr de ce que nous les aymons elle est certes cruelle, ne fust que de sa difficulté. Pourquoy n'orront elles noz offres et noz demandes, autant qu'elles se contiennent sous le devoir de la modestie ? Que va lon devinant, qu'elles sonnent au dedans, quelque sens plus libre ? Une Royne de nostre temps, disoit ingenieusement, que de refuser ces abbors, c'est tesmoignage de foiblesse, et accusation de sa propre facilité et qu'une dame non tentee, ne se pouvoit venter de sa chasteté. Les limites de l'honneur ne sont pas retranchez du tout si court il a dequoy se relascher, il peut se dispenser aucunement sans se forfaire. Au bout de sa frontiere, il y a quelque estendue, libre, indifferente, et neutre Qui l'a peu chasser et acculer à force, jusques dans son coin et son fort c'est un mal habile homme s'il n'est satisfaict de sa fortune. Le prix de la victoire se considere par la difficulté. Voulez vous sçavoir quelle impression a faict en son coeur, vostre servitude et vostre merite ? mesurez-le à ses moeurs. Telle peut donner plus, qui ne donne pas tant. L'obligation du bien-faict, se rapporte entierement à la volonté de celuy qui donne les autres circonstances qui tombent au bien faire, sont muettes, mortes et casueles. Ce peu luy couste plus à donner, qu'à sa compaigne son tout. Si en quelque chose la rareté sert d'estimation, ce doit estre en cecy. Ne regardez pas combien peu c'est, mais combien peu l'ont. La valeur de la monnoye se change selon le coin et la merque du lieu. Quoy que le despit et l'indiscretion d'aucuns, leur puisse faire dire, sur l'excez de leur mescontentement tousjours la vertu et la verité regaigne son avantage. J'en ay veu, desquelles la reputation a esté long temps interessee par injure, s'estre remises en l'approbation universelle des hommes, par leur seule constance, sans soing et sans artifice chacun se repent et se desment, de ce qu'il en a creu De filles un peu suspectes, elles tiennent le premier rang entre les dames d'honneur. Quelqu'un disoit à Platon Tout le monde mesdit de vous Laissez les dire, fit-il je vivray de façon, que je leur feray changer de langage. Outre la crainte de Dieu, et le prix d'une gloire si rare, qui les doibt inciter à se conserver, la corruption de ce siecle les y force Et si j'estois en leur place, il n'est rien que je ne fisse plustost, que de commettre ma reputation en mains si dangereuses. De mon temps, le plaisir d'en comter plaisir qui ne doit guere en douceur à celuy mesme de l'effect n'estoit permis qu'à ceux qui avoient quelque amy fidelle et unique à present les entretiens ordinaires des assemblees et des tables, ce sont les vanteries des faveurs receuÃs, et liberalité secrette des dames. Vrayement c'est trop d'abjection, et de bassesse de coeur, de laisser ainsi fierement persecuter, paistrir, et fourrager ces tendres et mignardes douceurs, à des personnes ingrates, indiscretes, et si volages. Cette nostre exasperation immoderee, et illegitime, contre ce vice, naist de la plus vaine et tempesteuse maladie qui afflige les ames humaines, qui est la jalousie. Quis vetat apposito lumen de lumine sumi ? Dent licet assiduè, nil tamen inde perit. Celle-là , et l'envie sa soeur, me semblent des plus ineptes de la trouppe. De cette-cy, je n'en puis gueres parler cette passion qu'on peint si forte et si puissante, n'a de sa grace aucune addresse en moy. Quant à l'autre, je la cognois, aumoins de veuÃ. Les bestes en ont ressentiment. Le pasteur Cratis estant tombé en l'amour d'une chevre, son bouc, ainsi qu'il dormoit, luy vint par jalousie choquer la teste, de la sienne, et la luy escraza. Nous avons monté l'excez de cette fievre, à l'exemple d'aucunes nations barbares Les mieux disciplinees en ont esté touchees c'est raison mais non pas transportees Ense maritali nemo confossus adulter, Purpureo stygias sanguine tinxit aquas. Lucullus, Cæsar, Pompeius, Antonius, Caton, et d'autres braves hommes, furent cocus, et le sçeurent, sans en exciter tumulte. Il n'y eut en ce temps là , qu'un sot de Lepidus, qui en mourut d'angoisse. Ah tum te miserum malique fati, Quem attractis pedibus patente porta, Percurrent mugilésque raphanique. Et le Dieu de nostre PoÃte, quand il surprint avec sa femme l'un de ses compagnons, se contenta de leur en faire honte atque aliquis de Diis non tristibus optat, Sic fieri turpis. Et ne laisse pourtant de s'eschauffer des molles caresses, qu'elle luy offre se plaignant qu'elle soit pour cela entree en deffiance de son affection Quid causas petis ex alto ? fiducia cessit Quo tibi Diva mei ? Voyre elle luy fait requeste pour un sien bastard, Arma rogo genitrix nato. qui luy est liberalement accordee. Et parle Vulcan d'Æneas avec honneur Arma acri facienda viro. D'une humanité à la verité plus qu'humaine. Et cet excez de bonté, je consens qu'on le quitte aux Dieux nec divis homines componier æquum est. Quant à la confusion des enfans, outre ce que les plus graves legislateurs l'ordonnent et l'affectent en leurs republiques, elle ne touche pas les femmes, où cette passion est je ne sçay comment encore mieux en son siege. Sæpe etiam Juno maxima cælicolum Conjugis in culpa flagravit quottidiana. Lors que la jalousie saisit ces pauvres ames, foibles, et sans resistance, c'est pitié, comme elle les tirasse et tyrannise cruellement. Elle s'y insinue sous tiltre d'amitié mais depuis qu'elle les possede, les mesmes causes qui servoient de fondement à la bien-vueillance, servent de fondement de hayne capitale c'est des maladies d'esprit celle, à qui plus de choses servent d'aliment, et moins de choses de remede. La vertu, la santé, le merite, la reputation du mary, sont les boutefeux de leur maltalent et de leur rage. Nullæ sunt inimicitiæ nisi amoris acerbæ. Cette fiévre laidit et corrompt tout ce qu'elles ont de bel et de bon d'ailleurs. Et d'une femme jalouse, quelque chaste qu'elle soit, et mesnagere, il n'est action qui ne sente l'aigre et l'importun. C'est une agitation enragee, qui les rejette à une extremité du tout contraire à sa cause. Il fut bon d'un Octavius à Rome Ayant couché avec Pontia Posthumia, il augmenta son affection par la jouyssance, et poursuyvit à toute instance de l'espouser ne la pouvant persuader, cet amour extreme le precipita aux effects de la plus cruelle et mortelle inimitié il la tua. Pareillement les symptomes ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haines intestines, monopoles, conjurations notumque, furens quid foemina possit. et une rage, qui se ronge d'autant plus, qu'elle est contraincte de s'excuser du pretexte de bien-vueillance. Or le devoir de chasteté, a une grande estendue. Est-ce la volonté que nous voulons qu'elles brident ? C'est une piece bien soupple et active. Elle a beaucoup de promptitude pour la pouvoir arrester. Comment ? si les songes les engagent par fois si avant, qu'elles ne s'en puissent desdire. Il n'est pas en elles, ny à l'advanture en la chasteté mesme, puis qu'elle est femelle, de se deffendre des concupiscences et du desirer. Si leur volonté seule nous interesse, où en sommes nous ? Imaginez la grand'presse, à qui auroit ce privilege, d'estre porté tout empenné, sans yeux, et sans langue, sur le poinct de chacune qui l'accepteroit. Les femmes Scythes crevoyent les yeux à touts leurs esclaves et prisonniers de guerre, pour s'en servir plus librement et couvertement. O le furieux advantage que l'opportunité ! Qui me demanderoit la premiere partie en l'amour, je respondrois, que c'est sçavoir prendre le temps la seconde de mesme et encore la tierce. C'est un poinct qui peut tout. J'ay eu faute de fortune souvent, mais par fois aussi d'entreprise. Dieu gard'de mal qui peut encores s'en moquer. Il y faut en ce siecle plus de temerité laquelle nos jeunes gens excusent sous pretexte de chaleur. Mais si elles y regardoyent de pres, elles trouveroyent qu'elle vient plustost de mespris. Je craignois superstitieusement d'offenser et respecte volontiers, ce que j'ayme. Outre ce qu'en cette marchandise, qui en oste la reverence, en efface le lustre. J'ayme qu'on y face un peu l'enfant, le craintif et le serviteur. Si ce n'est du tout en cecy, j'ay d'ailleurs quelques airs de la sotte honte dequoy parle Plutarque et en a esté le cours de ma vie blessé et taché diversement Qualité bien mal avenante à ma forme universelle. Qu'est-il de nous aussi, que sedition et discrepance ? J'ay les yeux tendres à soustenir un refus, comme à refuser Et me poise tant de poiser à autruy, qu'és occasions où le devoir me force d'essayer la volonté de quelqu'un, en chose doubteuse et qui luy couste, je le fais maigrement et envis Mais si c'est pour mon particulier, quoy que die veritablement Homere, qu'à un indigent c'est une sotte vertu que la honte j'y commets ordinairement un tiers, qui rougisse en ma place et esconduis ceux qui m'emploient, de pareille difficulté si qu'il m'est advenu par fois, d'avoir la volonté de nier, que je n'en avois pas la force. C'est donc folie, d'essayer à brider aux femmes un desir qui leur est si cuysant et si naturel. Et quand je les oy se vanter d'avoir leur volonté si vierge et si froide, je me moque d'elles. Elles se reculent trop arriere. Si c'est une vieille esdentee et decrepite, ou une jeune seche et pulmonique s'il n'est du tout croyable, aumoins elles ont apparence de le dire. Mais celles qui se meuvent et qui respirent encores, elles en empirent leur marché D'autant que les excuses inconsiderees servent d'accusation. Comme un gentil-homme de mes voysins, qu'on soupçonnoit d'impuissance Languidior tenera cui pendens sicula beta, Nunquam se mediam sustulit ad tunicam. trois ou quatre jours apres ses nopces, alla jurer tout hardiment, pour se justifier, qu'il avoit faict vingt postes la nuict precedente dequoy on s'est servy depuis à le convaincre de pure ignorance, et à le desmarier. Outre, que ce n'est rien dire qui vaille Car il n'y a ny continenceny vertu, s'il n'y a de l'effort au contraire. Il est vray, faut-il dire, mais je ne suis pas preste à me rendre. Les saincts mesmes parlent ainsi. S'entend, de celles qui se vantent en bon escient, de leur froideur et insensibilité, et qui veulent en estre creuÃs d'un visage serieux car quand c'est d un visage affeté, où les yeux dementent leurs parolles, et du jargon de leur profession, qui porte-coup à contrepoil, je le trouve bon. Je suis fort serviteur de la nayfveté et de la liberté mais il n'y a remede, si elle n'est du tout niaise ou enfantine, elle est inepte, et messeante aux dames en ce commerce elle gauchit incontinent sur l'impudence. Leurs desguisements et leurs figures ne trompent que les sots le mentir y est en siege d'honneur c'est un destour qui nous conduit à la verité, par une fauce porte. Si nous ne pouvons contenir leur imagination, que voulons nous d'elles ? les effects ? Il en est assez qui eschappent à toute communication estrangere, par lesquels la chasteté peult estre corrompue. Illud sæpe facit, quod sine teste facit. Et ceux que nous craignons le moins, sont à l'avanture les plus à craindre Leurs pechez muets sont les pires. Offendor moecha simpliciore minus. Il est des effects, qui peuvent perdre sans impudicité leur pudicité et qui plus est, sans leur sçeu. Obstetrix virginis cujusdam integritatem manu velut explorans, sive malevolentia, sive inscitia, sive casu, dum inspicit, perdidit. Telle a adiré sa virginité, pour l'avoir cerchee telle s'en esbattant l'a tuee. Nous ne sçaurions leur circonscrire precisement les actions que nous leur deffendons. Il faut conçevoir nostre loy, soubs parolles generalles et incertaines. L'idee mesme que nous forgeons à leur chasteté est ridicule Car entre les extremes patrons que j'en aye, c'est Fatua femme de Faunus, qui ne se laissa voir oncques puis ses nopces à masle quelconque Et la femme de Hieron, qui ne sentoit pas son mary punais, estimant que ce fust une qualité commune à tous hommes. Il faut qu'elles deviennent insensibles et invisibles, pour nous satisfaire. Or confessons que le neud du jugement de ce devoir, gist principallement en la volonté. Il y a eu des maris qui ont souffert cet accident, non seulement sans reproche et offence envers leurs femmes, mais avec singuliere obligation et recommandation de leur vertu. Telle, qui aymoit mieux son honneur que sa vie, l'a prostitué à l'appetit forcené d'un mortel ennemy, pour sauver la vie à son mary et a faict pour luy ce qu'elle n'eust aucunement faict pour soy. Ce n'est pas icy le lieu d'estendre ces exemples ils sont trop hauts et trop riches, pour estre representez en ce lustre gardons lez à un plus noble siege. Mais pour des exemples de lustre plus vulgaire est-il pas tous les jours des femmes entre nous qui pour la seule utilité de leurs maris se prestent, et par leur expresse ordonnance et entremise ? Et anciennement Phaulius l'Argien offrit la sienne au Roy Philippus par ambition tout ainsi que par civilité ce Galba qui avoit donné à souper à Mecenas, voyant que sa femme et luy commançoient à comploter d'oeuillades et de signes, se laissa couler sur son coussin, representant un homme aggravé de sommeil pour faire espaule à leurs amours. Ce qu'il advoua d'assez bonne grace car sur ce poinct, un valet ayant pris la hardiesse de porter la main sur les vases, qui estoient sur la table il luy cria tout franchement Comment coquin ? vois tu pas que je ne dors que pour Mecenas ? Telle a les moeurs desbordees, qui a la volonté plus reformee que n'a cet'autre, qui se conduit soubs une apparence reiglee. Comme nous en voyons, qui se plaignent d'avoir esté vouees à chasteté, avant l'aage de cognoissance j'en ay veu aussi, se plaindre veritablement, d'avoir esté vouees à la desbauche, avant l'aage de cognoissance. Le vice des parens en peut estre cause ou la force du besoing, qui est un rude conseiller. Aux Indes Orientales, la chasteté y estant en singuliere recommandation, l'usage pourtant souffroit, qu'une femme mariee se peust abandonner à qui luy presentoit un Elephant et cela, avec quelque gloire d'avoir esté estimee à si haut prix. Phedon le Philosophe, homme de maison, apres la prinse de son païs d'Elide, feit mestier de prostituer, autant qu'elle dura, la beauté de sa jeunesse, à qui en voulut, à prix d'argent, pour en vivre. Et Solon fut le premier en la Grece, dit-on, qui par ses loix, donna liberté aux femmes aux despens de leur pudicité de prouvoir au besoing de leur vie coustume qu'Herodote dit avoir esté receuà avant luy, en plusieurs polices. Et puis, quel fruit de cette penible solicitude ? Car quelque justice, qu'il y ayt en cette passion, encore faudroit-il voir si elle nous charie utilement. Est-il quelqu'un, qui les pense boucler par son industrie ? Pone seram, cohibe, sed quis custodiet ipsos Custodes ? cauta est, et ab illis incipit uxor. Quelle commodité ne leur est suffisante, en un siecle si sçavant ? La curiosité est vicieuse par tout mais elle est pernicieuse icy. C'est folie de vouloir s'esclaircir d'un mal, auquel il n'y a point de medecine, qui ne l'empire et le rengrege duquel la honte s'augmente et se publie principalement par la jalousie duquel la vengeance blesse plus nos enfans, qu'elle ne nous guerit. Vous assechez et mourez à la queste d'une si obscure verification. Combien piteusement y sont arrivez ceux de mon temps, qui en sont venus à bout ? Si l'advertisseur n'y presente quand et quand le remede et son secours, c'est un advertissement injurieux, et qui merite mieux un coup de poignard, que ne faict un dementir. On ne se moque pas moins de celuy qui est en peine d'y pourvoir, que de celuy qui l'ignore. Le charactere de la cornardise est indelebile à qui il est une fois attaché, il l'est tousjours Le chastiement l'exprime plus, que la faute. Il faict beau voir, arracher de l'ombre et du doubte, nos malheurs privez, pour les trompeter en eschaffaux tragiques et malheurs, qui ne pinsent, que par le rapport Car bonne femme et bon mariage, se dit, non de qui l'est, mais duquel on se taist. Il faut estre ingenieux à eviter cette ennuyeuse et inutile cognoissance. Et avoyent les Romains en coustume, revenans de voyage, d'envoyer au devant en la maison, faire sçavoir leur arrivee aux femmes, pour ne les surprendre. Et pourtant a introduit certaine nation, que le prestre ouvre le pas à l'espousee, le jour des nopces pour oster au marié, le doubte et la curiosité, de cercher en ce premier essay, si elle vient à luy vierge, ou blessee d'une amour estrangere. Mais le monde en parle. Je sçay cent honnestes hommes coquus, honnestement et peu indecemment Un galant homme en est pleint, non pas desestimé. Faites que vostre vertu estouffe vostre malheur que les gens de bien en maudissent l'occasion que celuy qui vous offence, tremble seulement à le penser. Et puis, de qui ne parle on en ce sens, depuis le petit jusques au plus grand ? tot qui legionibus imperitavit, Et melior quà m tu multis fuit, improbe, rebus. Voys tu qu'on engage en ce reproche tant d'honnestes hommes en ta presence, pense qu'on ne t'espargne non plus ailleurs. Mais jusques aux dames elles s'en moqueront Et dequoy se moquent elles en ce temps plus volontiers, que d'un mariage paisible et bien composé ? Chacun de vous a fait quelqu'un coqu or nature est toute en pareilles, en compensation et vicissitude. La frequence de cet accident, en doibt mes-huy avoir moderé l'aigreur le voyla tantost passé en coustume. Miserable passion, qui a cecy encore, d'estre incommunicable. Fors etiam nostris invidit questibus aures. Car à quel amy osez vous fier vos doleances qui, s'il ne s'en rit, ne s'en serve d'acheminement et d'instruction pour prendre luy-mesme sa part à la curee ? Les aigreurs comme les douceurs du mariage se tiennent secrettes par les sages Et parmy les autres importunes conditions, qui se trouvent en iceluy, cette cy à un homme languager, comme je suis, est des principales que la coustume rende indecent et nuisible, qu'on communique à personne tout ce qu'on en sçait, et qu'on en sent. De leur donner mesme conseil à elles, pour les desgouter de la jalousie, ce seroit temps perdu leur essence est si confite en soupçon, en vanité et en curiosité, que de les guarir par voye legitime, il ne faut pas l'esperer. Elles s'amendent souvent de cet inconvenient, par une forme de santé, beaucoup plus à craindre que n'est la maladie mesme. Car comme il y a des enchantemens, qui ne sçavent pas oster le mal, qu'en le rechargeant à un autre, elles rejettent ainsi volontiers cette fievre à leurs maris, quand elles la perdent. Toutesfois à dire vray, je ne sçay si on peut souffrir d'elles pis que la jalousie C'est la plus dangereuse de leurs conditions, comme de leurs membres, la teste. Pittacus disoit, que chacun avoit son defaut que le sien estoit la mauvaise teste de sa femme hors cela, il s'estimeroit de tout point heureux. C'est un bien poisant inconvenient, duquel un personnage si juste, si sage, si vaillant, sentoit tout l'estat de sa vie alteré Que devons nous faire nous autres hommenets ? Le Senat de Marseille eut raison, d'interiner sa requeste à celuy qui demandoit permission de se tuer, pour s'exempter de la tempeste de sa femme car c'est un mal, qui ne s'emporte jamais qu'en emportant la piece et qui n'a autre composition qui vaille, que la fuitte, ou la souffrance quoy que toutes les deux, tres-difficiles. Celuy là s'y entendoit, ce me semble, qui dit qu'un bon mariage se dressoit d'une femme aveugle, avec un mary sourd. Regardons aussi que cette grande et violente aspreté d'obligation, que nous leur enjoignons, ne produise deux effects contraires à nostre fin à sçavoir, qu'elle aiguise les poursuyvants, et face les femmes plus faciles à se rendre. Car quant au premier point, montant le prix de la place, nous montons le prix et le desir de la conqueste. Seroit-ce pas Venus mesme, qui eust ainsi finement haussé le chevet à sa marchandise, par le maquerelage des loix cognoissant combien c'est un sot desduit, qui ne le feroit valoir par fantasie et par cherté ? En fin c'est toute chair de porc, que la sauce diversifie, comme disoit l'hoste de Flaminius. Cupidon est un Dieu felon Il fait son jeu, à luitter la devotion et la justice C'est sa gloire, que sa puissance chocque tout'autre puissance, et que toutes autres regles cedent aux siennes. Materiam culpæ prosequitúrque suæ. Et quant au second poinct serions nous pas moins coqus, si nous craignions moins de l'estre ? suyvant la complexion des femmes car la deffence les incite et convie. Ubi velis nolunt, ubi nolis volunt ultro Concessa pudet ire via. Quelle meilleure interpretation trouverions nous au faict de Messalina ? Elle fit au commencement son mary coqu à cachetes, comme il se faict mais conduisant ses parties trop aysément, par la stupidité qui estoit en luy, elle desdaigna soudain cet usage la voyla à faire l'amour à la descouverte, advoüer des serviteurs, les entretenir et les favoriser à la veüe d'un chacun. Elle vouloit qu'il s'en ressentist. Cet animal ne se pouvant esveiller pour tout cela, et luy rendant ses plaisirs mols et fades, par cette trop lasche facilité, par laquelle il sembloit qu'il les authorisast et legitimast que fit elle ? Femme d'un Empereur sain et vivant, et à Rome, au theatre du monde, en plein midy, en feste et ceremonie publique, et avec Silius, duquel elle jouyssoit long temps devant, elle se marie un jour que son mary estoit hors de la ville. Semble-il pas qu'elle s'acheminast à devenir chaste, par la nonchallance de son mary ? Ou qu'elle cherchast un autre mary, qui luy aiguisast l'appetit par sa jalousie, et qui en luy insistant, l'incitast ? Mais la premiere difficulté qu'elle rencontra, fut aussi la derniere. Cette beste s'esveilla en sursaut. On a souvent pire marché de ces sourdaux endormis. J'ay veu par experience, que cette extreme souffrance, quand elle vient à se desnoüer, produit des vengeances plus aspres Car prenant feu tout à coup, la cholere et la fureur s'emmoncelant en un, esclatte tous ses efforts à la premiere charge. irarúmque omnes effundit habenas. Il la fit mourir, et grand nombre de ceux de son intelligence jusques à tel qui n'en pouvoit mais, et qu'elle avoit convié à son lict à coups d'escourgee. Ce que Virgile dit de Venus et de Vulcan, Lucrece l'avoit dict plus sortablement, d'une jouyssance desrobee, d'elle et de Mars. belli fera moenera Mavors Armipotens regit, in gremium qui sæpe tuum se Rejicit, æterno devinctus vulnere amoris Pascit amore avidos inhians in te Dea visus, Eque tuo pendet resupini spiritus ore Hunc tu Diva tuo recubantem corpore sancto Circunfusa super, suaveis ex ore loquelas Funde. Quand je rumine ce, rejicit, pascit, inhians, molli, fovet, medullas, labefacta, pendet, percurrit, et cette noble, circunfusa, mere du gentil, infusus, j'ay desdain de ces menues pointes et allusions verballes, qui nasquirent depuis. A ces bonnes gens, il ne falloit d'aigue et subtile rencontre Leur langage est tout plein, et gros d'une vigueur naturelle et constante Ils sont tout epigramme non la queuà seulement, mais la teste, l'estomach, et les pieds. Il n'y a rien d'efforcé, rien de trainant tout y marche d'une pareille teneur. Contextus totus virilis est, non sunt circa flosculos occupati. Ce n'est pas une eloquence molle, et seulement sans offence elle est nerveuse et solide, qui ne plaist pas tant, comme elle remplit et ravit et ravit le plus, les plus forts esprits. Quand je voy ces braves formes de s'expliquer, si vifves, si profondes, je ne dis pas que c'est bien dire, je dis que c'est bien penser. C'est la gaillardise de l'imagination, qui esleve et enfle les parolles. Pectus est quod disertum facit. Nos gens appellent jugement, langage, et beaux mots, les pleines conceptions. Cette peinture est conduitte, non tant par dexterité de la main, comme pour avoir l'object plus vifvement empreint en l'ame. Gallus parle simplement, par ce qu'il conçoit simplement Horace ne se contente point d'une superficielle expression, elle le trahiroit il voit plus clair et plus outre dans les choses son esprit crochette et furette tout le magasin des mots et des figures, pour se representer et les luy faut outre l'ordinaire, comme sa conception est outre l'ordinaire. Plutarque dit, qu'il veid le langage Latin par les choses. Icy de mesme le sens esclaire et produit les parolles non plus de vent, ains de chair et d'os. Elles signifient, plus qu'elles ne disent. Les imbecilles sentent encores quelque image de cecy. Car en Italie je disois ce qu'il me plaisoit en devis communs mais aux propos roides, je n'eusse osé me fier à un Idiome, que je ne pouvois plier ny contourner, outre son alleure commune. J'y veux pouvoir quelque chose du mien. Le maniement et employte des beaux esprits, donne prix à la langue Non pas l'innovant, tant comme la remplissant de plus vigoreux et divers services, l'estirant et ployant. Ils n'y apportent point de mots mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage luy apprenent des mouvements inaccoustumés mais prudemment et ingenieusement. Et combien peu cela soit donné à tous, il se voit par tant d'escrivains François de ce siecle. Ils sont assez hardis et dédaigneux, pour ne suyvre la route commune mais faute d'invention et de discretion les pert. Il ne s'y voit qu'une miserable affectation d'estrangeté des desguisements froids et absurdes, qui au lieu d'eslever, abbattent la matiere. Pourveu qu'ils se gorgiasent en la nouvelleté, il ne leur chaut de l'efficace Pour saisir un nouveau mot, ils quittent l'ordinaire, souvent plus fort et plus nerveux. En nostre langage je trouve assez d'estoffe, mais un peu faute de façon. Car il n'est rien, qu'on ne fist du jargon de nos chasses, et de nostre guerre, qui est un genereux terrein à emprunter. Et les formes de parler, comme les herbes, s'amendent et fortifient en les transplantant. Je le trouve suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment Il succombe ordinairement à une puissante conception. Si vous allez tendu, vous sentez souvent qu'il languit soubs vous, et fleschit et qu'à son deffaut le Latin se presentea au secours, et le Grec à d'autres. D'aucuns de ces mots que je viens de trier, nous en apperçevons plus mal-aysement l'energie, d'autant que l'usage et la frequence, nous en ont aucunement avily et rendu vulgaire la grace. Comme en nostre commun, il s'y rencontre des frases excellentes, et des metaphores, desquelles la beauté flestrit de vieillesse, et la couleur s'est ternie par maniement trop ordinaire. Mais cela n'oste rien du goust, à ceux qui ont bon nez ny ne desroge à la gloire de ces anciens autheurs, qui, comme il est vray-semblable, mirent premierement ces mots en ce lustre. Les sciences traictent les choses trop finement, d'une mode artificielle, et differente à la commune et naturelle. Mon page fait l'amour, et l'entend lisez luy Leon Hebreu, et Ficin on parle de luy, de ses pensees, et de ses actions, et si n'y entend rien. Je ne recognois chez Aristote, la plus part de mes mouvemens ordinaires. On les a couverts et revestus d'une autre robbe, pour l'usage de l'eschole. Dieu leur doint bien faire si j'estois du mestier, je naturaliserois l'art, autant comme ils artialisent la nature. Laissons là Bembo et Equicola. Quand j'escris, je me passe bien de la compagnie, et souvenance des livres de peur qu'ils n'interrompent ma forme. Aussi qu'à la verité, les bons autheurs m'abbattent par trop, et rompent le courage. Je fais volontiers le tour de ce peintre, lequel ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garçons, qu'ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel. Et auroy plustost besoing, pour me donner un peu de lustre, de l'invention du musicien Antinonydes, qui, quand il avoit à faire la musique, mettoit ordre que devant ou apres luy, son auditoire fust abbreuvé de quelques autres mauvais chantres. Mais je me puis plus malaisément deffaire de Plutarque il est si universel et si plain, qu'à toutes occasions, et quelque suject extravagant que vous ayez pris, il s'ingere à vostre besongne, et vous tend une main liberale et inespuisable de richesses, et d'embellissemens. Il m'en fait despit, d'estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent. Je ne le puis si peu racointer, que je n'en tire cuisse ou aile. Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos, d'escrire chez moy, en pays sauvage, où personne ne m'aide, ny me releve où je ne hante communément homme, qui entende le Latin de son patenostre ; et de François un peu moins. Je l'eusse faict meilleur ailleurs, mais l'ouvrage eust esté moins mien Et sa fin principale et perfection, c'est d'estre exactement mien. Je corrigerois bien une erreur accidentale, dequoy je suis plein, ainsi que je cours inadvertemment mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes, ce seroit trahison de les oster. Quand on m'a dict ou que moy-mesme me suis dict Tu es trop espais en figures, voyla un mot du cru de Gascongne voyla une phrase dangereuse je n'en refuis aucune de celles qui s'usent emmy les rues Françoises ceux qui veulent combatre l'usage par la grammaire se moquent voylà un discours ignorant voylà un discours paradoxe, en voylà un trop fol Tu te joues souvent, on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à feinte. Oüy, fais-je, mais je corrige les fautes d'inadvertence, non celles de coustume. Est-ce pas ainsi que je parle par tout ? me represente-je pas vivement ? suffit. J'ay faict ce que j'ay voulu tout le monde me recognoist en mon livre, et mon livre en moy. Or j'ay une condition singeresse et imitatrice Quand je me meslois de faire des vers et n'en fis jamais que des Latins ils accusoient evidemment le poÃte que je venois dernierement de lire Et de mes premiers Essays, aucuns puent un peu l'estranger. A Paris je parle un langage aucunement autre qu'à Montaigne. Qui que je regarde avec attention, m'imprime facilement quelque chose du sien. Ce que je considere, je l'usurpe une sotte contenance, une desplaisante grimace, une forme de parler ridicule. Les vices plus D'autant qu'ils me poingnent, ils s'acrochent à moy, et ne s'en vont pas sans secouer. On m'a veu plus souvent jurer par similitude, que par complexion. Imitation meurtriere, comme celle des singes horribles en grandeur et en force, que le Roy Alexandre rencontra en certaine contree des Indes. Desquels il eust esté autrement difficile de venir à bout. Mais ils en presterent le moyen par cette leur inclination à contrefaire tout ce qu'ils voyent faire. Car par là les chasseurs apprindrent de se chausser des souliers à leur veuÃ, avec force noeuds de liens de s'affubler d'accoustremens de teste à tout des lacs courants, et oindre par semblant, leurs yeux de glux. Ainsi mettoyent imprudemment à mal, ces pauvres bestes, leur complexion singeresse. Ils s'engluoient, s'enchevestroyent et garrotoyent eux mesmes. Cette autre faculté, de representer ingenieusement les gestes et parolles d'un autre, par dessein qui apporte souvent plaisir et admiration, n'est en moy, non plus qu'en une souche. Quand je jure selon moy, c'est seulement, par Dieu, qui est le plus droit de touts les serments. Ils disent, que Socrates juroit le chien Zenon cette mesme interjection, qui sert à cette heure aux Italiens, Cappari Pythagoras, l'eau et l'air. Je suis si aisé à reçevoir sans y penser ces impressions superficielles, que si j'ay eu en la bouche, Sire ou Altesse, trois jours de suite, huict jours apres ils m'eschappent, pour excellence, ou pour seigneurie. Et ce que j'auray pris en battelant et en me moquant, je le diray lendemain serieusement. Parquoy, a escrire, j'accepte plus envis les argumens battus, de peur que je les traicte aux despens d'autruy. Tout argument m'est egallement fertile. Je les prens sur une mouche. Et Dieu vueille que celuy que j'ay icy en main, n'ait pas esté pris, par le commandement d'une volonté autant volage. Que je commence par celle qu'il me plaira, car les matieres se tiennent toutes enchesnees les unes aux autres. Mais mon ame me desplaist, de ce qu'elle produit ordinairement ses plus profondes resveries, plus folles, et qui me plaisent le mieux, à l'improuveu, et lors que je les cherche moins lesquelles s'esvanouissent soudain, n'ayant sur le champ où les attacher A cheval, à la table, au lict Mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. J'ay le parler un peu delicatement jaloux d'attention et de silence, si je parle de force. Qui m'interrompt, m'arreste. En voyage, la necessité mesme des chemins couppe les propos Outre ce, que je voyage plus souvent sans compagnie, propre à ces entretiens de fuite par où je prens tout loisir de m'entretenir moy-mesme. Il m'en advient comme de mes songes en songeant, je les recommande à ma memoire, car je songe volontiers que je songe mais le lendemain, je me represente bien leur couleur, comme elle estoit, ou gaye, ou triste, ou estrange, mais quels ils estoient au reste, plus j'ahane à le trouver, plus je l'enfonce en l'oubliance. Aussi des discours fortuites qui me tombent en fantasie, il ne m'en reste en memoire qu'une vaine image autant seulement qu'il m'en faut pour me faire ronger, et despiter apres leur queste, inutilement. Or donc, laissant les livres à part, et parlant plus materiellement et simplement je trouve apres tout, que l'amour n'est autre chose, que la soif de cette jouyssance en un subject desiré Ny Venus autre chose, que le plaisir à descharger ses vases comme le plaisir que nature nous donne à descharger d'autres parties qui devient vicieux ou par immoderation, ou par indiscretion. Pour Socrates, l'amour est appetit de generation par l'entremise de la beauté. Et considerant maintefois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvemens escervelez et estourdis, dequoy il agite Zenon et Cratippus cette rage indiscrette, ce visage enflammé de fureur et de cruauté, au plus doux effect de l'amour et puis cette morgue grave, severe, et ecstatique, en une action si folle, qu'on ayt logé pesle-mesle nos delices et nos ordures ensemble et que la supreme volupté aye du transy et du plaintif, comme la douleur je crois qu'il est vray, ce que dit Platon, que l'homme a esté faict par les Dieux pour leur jouÃt. quænam ista jocandi Sævitia ? Et que c'est par moquerie, que nature nous a laissé la plus trouble de nos actions, la plus commune pour nous esgaller par là , et apparier les fols et les sages, et nous et les bestes. Le plus contemplatif, et prudent homme, quand je l'imagine en cette assiette, je le tiens pour affronteur, de faire le prudent, et le contemplatif Ce sont les pieds du paon, qui abbatent son orgueil ; ridentem dicere verum, Quid vetat ? Ceux qui parmi les jeux, refusent les opinions serieuses, font, dit quelqu'un, comme celuy qui craint d'adorer la statuà d'un sainct, si elle est sans devantiere. Nous mangeons bien et beuvons comme les bestes mais ce ne sont pas actions qui empeschent les offices de nostre ame. En celles-là , nous gardons nostre avantage sur elles cette-cy met toute autre pensee soubs le joug abrutit et abestit par son imperieuse authorité, toute la theologie et philosophie qui est en Platon et si ne s'en plaint pas. Par tout ailleurs vous pouvez garder quelque decence toutes autres operations souffrent des reigles d'honnesteté cette-cy ne se peut pas seulement imaginer, que vicieuse ou ridicule. Trouvez y pour voir un proceder sage et discret. Alexandre disoit qu'il se connoissoit principallement mortel, par cette action, et par le dormir le sommeil suffoque et supprime les facultez de nostre ame, la besongne les absorbe et dissipe de mesme. Certes c'est une marque non seulement de nostre corruption originele mais aussi de nostre vanité et deformité. D'un costé nature nous y pousse, ayant attaché à ce desir, la plus noble, utile, et plaisante de toutes ses functions et la nous laisse d'autre part accuser et fuyr, comme insolente et deshonneste, en rougir et recommander l'abstinence. Sommes nous pas bien bruttes, de nommer brutale l'operation qui nous faict ? Les peuples, és religions, se sont rencontrez en plusieurs convenances comme sacrifices, luminaires, encensements, jeusnes, offrandes et entre autres, en la condemnation de cette action. Toutes les opinions y viennent, outre l'usage si estendu des circoncisions. Nous avons à l'avanture raison, de nous blasmer, de faire une si sotte production que l'homme d'appeller l'action honteuse, et honteuses les parties qui y servent à cette heure sont les miennes proprement honteuses les Esseniens, dequoy parle Pline, se maintenoient sans nourrice, sans maillot, plusieurs siecles de l'abbord des estrangers, qui, suivants cette belle humeur, se rengeoient continuellement à eux Ayant toute une nation, hazardé de s'exterminer plustost, que s'engager à un embrassement feminin, et de perdre la suitte des hommes plustost, que d'en forger un. Ils disent que Zenon n'eut affaire à femme, qu'une fois en sa vie Et que ce fut par civilité, pour ne sembler dedaigner trop obstinement le sexe. Chacun fuit à le voir naistre, chacun court à le voir mourir. Pour le destruire, on cerche un champ spacieux en pleine lumiere pour le construire, on se musse dans un creux tenebreux, et le plus contraint qu'il se peut. C'est le devoir, de se cacher pour le faire, et c'est gloire, et naissent plusieurs vertus, de le sçavoir deffaire. L'un est injure, l'autre est faveur car Aristote dit, que bonifier quelqu'un, c'est le tuer, en certaine phrase de son païs. Les Atheniens, pour apparier la deffaveur de ces deux actions, ayants à mundifier l'isle de Delos, et se justifier envers Apollo, defendirent au pourpris d'icelle, tout enterrement, et tout enfantement ensemble. Nostri nosmet poenitet. Il y a des nations qui se couvrent en mangeant. Je sçay une dame, et des plus grandes, qui a cette mesme opinion, que c'est une contenance desagreable, de mascher qui rabat beaucoup de leur grace, et de leur beauté et ne se presente pas volontiers en public avec appetit. Et sçay un homme, qui ne peut souffrir de voir manger, ny qu'on le voye et fuyt toute assistance, plus quand il s'emplit, que s'il se vuide. En l'Empire du Turc, il se void grand nombre d'hommes, qui, pour exceller les autres, ne se laissent jamais veoir, quand ils font leur repas ; qui n'en font qu'un la sepmaine qui se deschiquettent et decoupent la face et les membres qui ne parlent jamais à personne. Gens fanatiques, qui pensent honnorer leur nature en se desnaturant qui se prisent de leur mespris, et s'amendent de leur empirement. Quel monstrueux animal, qui se fait horreur à soy-mesme à qui ses plaisirs poisent qui se tient à mal-heur ? Il y en a qui cachent leur vie, Exilióque domos et dulcia limina mutant, et la desrobent de la veuà des autres hommes Qui evitent la santé et l'allegresse, comme qualitez ennemies et dommageables. Non seulement plusieurs sectes, mais plusieurs peuples maudissent leur naissance, et benissent leur mort. Il en est où le soleil est abominé, les tenebres adorees. Nous ne sommes ingenieux qu'à nous mal mener c'est le vray gibbier de la force de nostre esprit dangereux util en desreglement. O miseri quorum gaudia crimen habent ! Hé pauvre homme, tu as assez d'incommoditez necessaires, sans les augmenter par ton invention et és assez miserable de condition, sans l'estre par art tu as des laideurs reelles et essentielles à suffisance, sans en forger d'imaginaires. Trouves tu que tu sois trop à l'aise si la moitié de ton aise ne te fasche ? Trouves tu que tu ayes remply tous les offices necessaires, à quoy nature t'engage, et qu'elle soit oysive chez toy, si tu ne t'obliges à nouveaux offices ? Tu ne crains point d'offencer ses loix universelles et indubitables, et te piques aux tiennes partisanes et fantastiques Et d'autant plus qu'elles sont particulieres, incertaines, et plus contredictes, d'autant plus tu fais là ton effort. Les ordonnances positives de ta paroisse t'attachent celles du monde ne te touchent point. Cours un peu par les exemples de cette consideration ta vie en est toute. Les vers de ces deux PoÃtes, traictans ainsi reservément et discrettement de la lasciveté, comme ils font, me semblent la descouvrir et esclairer de plus pres. Les dames couvrent leur sein d'un reseul, les prestres plusieurs choses sacrees, les peintres ombragent leur ouvrage, pour luy donner plus de lustre. Et dict-on que le coup du Soleil et du vent, est plus poisant par reflexion qu'à droit fil. L'Ægyptien respondit sagement à celuy qui luy demandoit, Que portes-tu là , caché soubs ton manteau ? Il est caché soubs mon manteau, affin que tu ne sçaches pas que c'est Mais il y a certaines autres choses qu'on cache pour les montrer. Oyez cetuy-là plus ouvert, Et nudam pressi corpus adusque meum. Il me semble qu'il me chapone. Que Martial retrousse Venus à sa poste, il n'arrive pas à la faire paroistre si entiere. Celuy qui dit tout, il nous saoule et nous desgouste. Celuy qui craint à s'exprimer, nous achemine à en penser plus qu'il n'en y a. Il y a de la trahison en cette sorte de modestie et notamment nous entr'ouvrant comme font ceux cy, une si belle route à l'imagination Et l'action et la peinture doivent sentir leur larrecin. L'amour des Espagnols, et des Italiens, plus respectueuse et craintifve, plus mineuse et couverte, me plaist. Je ne sçay qui, anciennement, desiroit le gosier allongé comme le col d'une gruÃ, pour savourer plus long temps ce qu'il avalloit. Ce souhait est mieux à propos en cette volupté, viste et precipiteuse Mesmes à telles natures comme est la mienne, qui suis vicieux en soudaineté. Pour arrester sa fuitte, et l'estendre en preambules ; entre-eux, tout sert de faveur et de recompense une oeillade, une inclination, une parolle, un signe. Qui se pourroit disner de la fumee du rost, feroit-il pas une belle espargne ? C'est une passion qui mesle à bien peu d'essence solide, beaucoup plus de vanité et resverie fievreuse il la faut payer et servir de mesme. Apprenons aux dames à se faire valoir, à s'estimer, à nous amuser, et à nous piper. Nous faisons nostre charge extreme la premiere il y a tousjours de l'impetuosité Françoise Faisant filer leurs faveurs, et les estallant en detail chacun, jusques à la vieillesse miserable, y trouve quelque bout de lisiere, selon son vaillant et son merite. Qui n'a jouyssance, qu'en la jouyssance qui ne gaigne que du haut poinct qui n'ayme la chasse qu'en la prise il ne luy appartient pas de se mesler à nostre escole. Plus il y a de marches et degrez, plus il y a de hauteur et d'honneur au dernier siege. Nous nous devrions plaire d'y estre conduicts, comme il se faict aux palais magnifiques, par divers portiques, et passages, longues et plaisantes galleries, et plusieurs destours. Cette dispensation reviendroit à nostre commodité nous y arresterions, et nous y aymerions plus long temps Sans esperance, et sans desir, nous n'allons plus rien qui vaille Nostre maistrise et entiere possession, leur est infiniément à craindre Depuis qu'elles sont du tout rendues à la mercy de nostre foy, et constance, elles sont un peu bien hasardees Ce sont vertus rares et difficiles soudain qu'elles sont à nous, nous ne sommes plus à elles. postquam cupidæ mentis satiata libido est, Verba nihil metuere, nihil perjuria curant. Et Thrasonidez jeune homme Grec, fut si amoureux de son amour, qu'il refusa, ayant gaigné le coeur d'une maistresse, d'en jouyr pour n'amortir, rassasier et allanguir par la jouyssance cette ardeur inquiete, de laquelle il se glorifioit et se paissoit. La cherté donne goust à la viande. Voyez combien la forme des salutations, qui est particuliere à nostre nation, abastardit par sa facilité, la grace des baisers, lesquels Socrates dit estre si puissans et dangereux à voler nos coeurs. C'est une desplaisante coustume, et injurieuse aux dames, d'avoir à prester leurs levres, à quiconque a trois valets à sa suitte, pour mal plaisant qu'il soit, Cujus livida naribus caninis, Dependet glacies, rigétque barba Centum occurrere malo culilingis. Et nous mesme n'y gaignons guere car comme le monde se voit party, pour trois belles, il nous en faut baiser cinquante laides Et à un estomach tendre, comme sont ceux de mon aage, un mauvais baiser en surpaie un bon. Ils font les poursuyvans en Italie, et les transis, de celles mesmes qui sont à vendre et se defendent ainsi Qu'il y a des degrez en la jouyssance et que par services ils veulent obtenir pour eux, celle qui est la plus entiere. Elles ne vendent que le corps La volonté ne peut estre mise en vente, elle est trop libre et trop sienne Ainsi ceux cy disent, que c'est la volonté qu'ils entreprennent, et ont raison. C'est la volonté qu'il faut servir et practiquer. J'ay horreur d'imaginer mien, un corps privé d'affection. Et me semble, que cette forcenerie est voisine à celle de ce garçon, qui alla saillir par amour, la belle image de Venus que Praxiteles avoit faicte Ou de ce furieux Ægyptien, eschauffé apres la charongne d'une morte qu'il embaumoit et ensueroit Lequel donna occasion à la loy, qui fut faicte depuis en Ægypte, que les corps des belles et jeunes femmes, et de celles de bonne maison, seroient gardez trois jours, avant qu'on les mist entre les mains de ceux qui avoient charge de prouvoir à leur enterrement. Periander fit plus merveilleusement qui estendit l'affection conjugale plus reiglee et legitime à la jouyssance de Melissa sa femme trespassee. Ne semble ce pas estre une humeur lunatique de la Lune, ne pouvant autrement jouyr d'Endymion son mignon, l'aller endormir pour plusieurs mois et se paistre de la jouyssance d'un garçon, qui ne se remuoit qu'en songe ? Je dis pareillement, qu'on ayme un corps sans ame, quand on ayme un corps sans son consentement, et sans son desir. Toutes jouyssances ne sont pas unes Il y a des jouyssances ethiques et languissantes Mille autres causes que la bien-vueillance, nous peuvent acquerir cet octroy des dames Ce n'est suffisant tesmoignage d'affection Il y peut eschoir de la trahison, comme ailleurs elles n'y vont par fois que d'une fesse ; tanquam thura merumque parent absentem marmoreámve putes. J'en sçay, qui ayment mieux prester cela, que leur coche et qui ne se communiquent, que par là Il faut regarder si vostre compagnie leur plaist pour quelque autre fin encores, ou pour celle là seulement, comme d'un gros garson d'estable en quel rang et à quel prix vous y estes logé, tibi si datur uni Quo lapide illa diem candidiore notet. Quoy, si elle mange vostre pain, à la sauce d'une plus agreable imagination ? Te tenet, absentes alios suspirat amores. Comment ? avons nous pas veu quelqu'un en nos jours, s'estre servy de cette action, à l'usage d'une horrible vengeance pour tuer par là , et empoisonner, comme il fit, une honneste femme ? Ceux qui cognoissent l'Italie, ne trouveront jamais estrange, si pour ce subject, je ne cherche ailleurs des exemples. Car cette nation se peut dire regente du reste du monde en celà . Ils ont plus communément des belles femmes, et moins de laydes que nous mais des rares et excellentes beautez, j'estime que nous allons à pair. Et en juge autant des esprits de ceux de la commune façon, ils en ont beaucoup plus, et evidemment. La brutalité y est sans comparaison plus rare d'ames singulieres et du plus haut estage, nous ne leur en devons rien. Si j'avois à estendre cette similitude, il me sembleroit pouvoir dire de la vaillance, qu'au rebours, elle est au prix d'eux, populaire chez nous, et naturelle mais on lavoit par fois, en leurs mains, si pleine et si vigoreuse, qu'elle surpasse tous les plus roides exemples que nous en ayons. Les mariages de ce pays là , clochent en cecy. Leur coustume donne communement la loy si rude aux femmes, et si serve, que la plus esloignee accointance avec l'estranger, leur est autant capitalle que la plus voisine. Cette loy fait, que toutes les approches se rendent necessairement substantieles Et puis que tout leur revient à mesme compte, elles ont le choix bien aysé. Et ont elles brisé ces cloisons ? Croyez qu'elles font feu Luxuria ipsis vinculis, sicut fera bestia, irritata, deinde emissa. Il leur faut un peu lascher les resnes. Vidi ego nuper equum contra sua frena tenacem Ore reluctanti fulminis ire modo. On alanguit le desir de la compagnie, en luy donnant quelque liberté. C'est un bel usage de nostre nation, qu'aux bonnes maisons, nos enfans soyent receuz, pour y estre nourris et eslevez pages comme en une escole de noblesse. Et est discourtoisie, dit-on, et injure, d'en refuser un gentil-homme. J'ay apperçeu car autant de maisons autant de divers stiles et formes que les dames qui ont voulu donner aux filles de leur suite, les reigles plus austeres, n'y ont pas eu meilleure advanture. Il y faut de la moderation Il faut laisser bonne partie de leur conduitte, à leur propre discretion car ainsi comme ainsi n'y a il discipline qui les sçeut brider de toutes parts. Mais il est bien vray, que celle qui est eschappee bagues sauves, d'un escolage libre, apporte bien plus de fiance de soy, que celle qui sort saine, d'une escole severe et prisonniere. Nos peres dressoient la contenance de leurs filles à la honte et à la crainte les courages et les desirs tousjours pareils nous à l'asseurance nous n'y entendons rien. C'est à faire aux Sarmates, qui n'ont loy de coucher avec homme, que de leurs mains elles n'en ayent tué un autre en guerre. A moy qui n'y ay droit que par les oreilles, suffit, si elles me retiennent pour le conseil, suyvant le privilege de mon aage. Je leur conseille donc, et à nous aussi, l'abstinence mais si ce siecle en est trop ennemy, aumoins la discretion et la modestie. Car, comme dit le compte d'Aristippus, parlant à des jeunes hommes, qui rougissoient de le veoir entrer chez une courtisane Le vice est, de n'en pas sortir, non pas d'y entrer. Qui ne veut exempter sa conscience, qu'elle exempte son nom si le fons n'en vaut guere, que l'apparence tienne bon. Je loüe la gradation et la longueur, en la dispensation de leurs faveurs. Platon montre, qu'en toute espece d'amour, la facilité et promptitude est interdicte aux tenants. C'est un traict de gourmandise, laquelle il faut qu'elles couvrent de tout leur art, de se rendre ainsi temerairement en gros, et tumultuairement. Se conduisant en leur dispensation, ordonnement et mesurement, elles pipent bien mieux nostre desir, et cachent le leur. Qu'elles fuyent tousjours devant nous je dis celles mesmes qui ont à se laisser attraper. Elles nous battent mieux en fuyant, comme les Scythes. De vray, selon la loy que nature leur donne, ce n'est pas proprement à elles de vouloir et desirer leur rolle est souffrir, obeyr, consentir C'est pourquoy nature leur a donné une perpetnelle capacité ; à nous, rare et incertaine Elles ont tousjours leur heure ; afin qu'elles soyent tousjours prestes à la nostre Patinatæ. Et où elle a voulu que nos appetis eussent montre et declaration prominante, ell'a faict que les leurs fussent occultes et intestins Et les a fournies de pieces impropres à l'ostentation et simplement pour la defensive. Il faut laisser à la licence Amazoniene pareils traits à cettuy cy. Alexandre passant par l'Hyrcanie, Thalestris Royne des Amazones le vint trouver avec trois cents gens-darmes de son sexe bien montez et bien armez ayant laissé le demeurant d'une grosse armee, qui la suyvoit, au delà des voisines montaignes. Et luy dit tout haut, et en publiq, que le bruit de ses victoires et de sa valeur, l'avoit menee là , pour le veoir, luy offrir ses moyens et sa puissance au secours de ses entreprinses Et que le trouvant si beau, jeune, et vigoureux, elle, qui estoit parfaite en toutes ses qualitez, luy conseilloit, qu'ils couchassent ensemble afin qu'il nasquist de la plus vaillante femme du monde, et du plus vaillant homme, qui fust lors vivant, quelque chose de grand et de rare, pour l'advenir. Alexandre la remercia du reste mais pour donner temps à l'accomplissement de sa derniere demande, il arresta treize jours en ce lieu, lesquels il festoya le plus alaigrement qu'il peut, en faveur d'une si courageuse princesse. Nous sommes quasi par tout iniques juges de leurs actions, comme elles sont des nostres. J'advoüe la verité lors qu'elle me nuit, de mesme que si elle me sert. C'est un vilain desreiglement, qui les pousse si souvent au change, et les empesche de fermir leur affection en quelque subject que ce soit comme on voit de cette Deesse, à qui lon donne tant de changemens et d'amis. Mais si est-il vray, que c'est contre la nature de l'amour, s'il n'est violant, et contre la nature de la violance, s'il est constant. Et ceux qui s'en estonnent, s'en escrient, et cherchent les causes de cette maladie en elles, comme desnaturee et incroyable que ne voyent ils, combien souvent ils la reçoyvent en eux, sans espouvantement et sans miracle ? Il seroit à l'adventure plus estrange d'y voir de l'arrest. Ce n'est pas une passion simplement corporelle. Si on ne trouve point de bout en l'avarice, et en l'ambition, il n'y en a non plus en la paillardise. Elle vit encore apres la satieté et ne luy peut on prescrire ny satisfaction constante, ny fin elle va tousjours outre sa possession. Et si l'inconstance leur est à l'adventure aucunement plus pardonnable qu'à nous. Elles peuvent alleguer comme nous, l'inclination qui nous est commune à la varieté et à la nouvelleté Et alleguer secondement sans nous, qu'elles achetent chat en sac. Jeanne Royne de Naples, feit estrangler Andreosse son premier mary, aux grilles de sa fenestre, avec un laz d'or et de soye, tissu de sa main propre sur ce qu'aux courvees matrimoniales, elle ne luy trouvoit ny les parties, ny les efforts, assez respondants à l'esperance qu'elle en avoit conçeuÃ, à veoir sa taille, sa beauté, sa jeunesse et disposition par où elle avoit esté prinse et abusee. Que l'action a plus d'effort que n'a la souffrance Ainsi que de leur part tousjours aumoins il est pourveu à la necessité de nostre part il peut avenir autrement. Platon à cette cause establit sagement par ses loix, avant tout mariage, pour decider de son opportunité, que les juges voyent les garçons, qui y pretendent, touts fins nuds et les filles nuÃs jusqu'à la ceinture seulement. En nous essayant, elles ne nous trouvent à l'adventure pas dignes de leur choix experta latus madidoque simillima loro Inguina, nec lassa stare coacta manu, Deserit imbelles thalamos. Ce n'est pas tout, que la volonté charrie droict La foiblesse et l'incapacité, rompent legitimement un mariage Et quærendum aliunde foret nervosius illud, Quod posset Zonam solvere virgineam. Pourquoy non, et selon sa mesure, une intelligence amoureuse, plus licentieuse et plus active ? si blando nequeat superesse labori. Mais n'est-ce pas grande impudence, d'apporter nos imperfections et foiblesses, en lieu où nous desirons plaire, et y laisser bonne estime de nous et recommandation ? Pour ce peu qu'il m'en faut à cette heure, ad unum Mollis opus. je ne voudrois importuner une personne, que j'ay à reverer et craindre. fuge suspicari, Cujus undenum trepidavit ætas Claudere lustrum. Nature se devoit contenter d'avoir rendu cet aage miserable, sans le rendre encore ridicule. Je hay de le voir, pour un pouce de chetive vigueur, qui l'eschaufe trois fois la sepmaine, s'empresser et se gendarmer, de pareille aspreté, comme s'il avoit quelque grande et legitime journee dans le ventre un vray feu d'estoupe Et admire sa cuisson, si vive et fretillante, en un moment si lourdement congelee et esteinte. Cet appetit ne devroit appartenir qu'à la flenr d'une belle jeunesse. Fiez vous y, pour voir, à seconder cett'ardeur indefatigable, pleine, constante, et magnanime, qui est en vous il vous la lairra vrayment en beau chemin. Renvoyez le hardimet plustost vers quelqueenfance molle, estonnee, et ignorante, qui tremble encore soubs la verge, et en rougisse, Indum sanguineo veluti violaverit ostro Si quis ebur, vel mista rubent ubi lilia, multa Alba rosa. Qui peut attendre le lendemain, sans mourir de honte, le desdain de ces beaux yeux, consens de sa lascheté et impertinençe Et taciti fecere tamen convitia vultus, il n'a jamais senty le contentement et la fierté, de les leur avoir battus et ternis, par le vigoureux exercice d'une nuict officieuse et active. Quand j'en ay veu quelqu'une s'ennuyer de moy, je n'en ay point incontinent accusé sa legereté j'ay mis en doubte, si je n'avois pas raison de m'en prendre à nature plustost. Certes elle m'a traitté illegitimement et incivilement, Si non longa satis, si non benè mentula crassa Nimirum sapiunt vidéntque parvam Matronæ quoque mentulam illibenter. et d'une lesion enormissime. Chacune de mes pieces est esgalement mienne, que toute autre Et nulle autre ne me fait plus proprement homme que cette cy. Je doy au publiq universellement mon pourtrait. La sagesse de ma leçon est en verité, en liberté, en essence, toute Dedeignant au rolle de ses vrays devoirs, ces petites regles, feintes, usuelles, provinciales. Naturelle toute, constante, generale. De laquelle sont filles, mais bastardes, la civilité, la ceremonie. Nous aurons bien les vices de l'apparence, quand nous aurons eu ceux de l'essence. Quand nous avons faict à ceux icy, nous courrons sus aux autres, si nons trouvons qu'il y faille courir. Car il y a danger, que nous fantasions des offices nouveaux, pour excuser nostre negligence envers les naturels offices, et pour les confondre. Qu'il soit ainsi, il se void, qu'és lieux, où les fautes sont malefices, les malefices ne sont que fautes. Qu'és nations, où les loix de la bienseance sont plus rares et lasches, les loix primitives de la raison commune sont mieux observees L'innumerable multitude de tant de devoirs, suffoquant nostre soing, l'allanguissant et dissipant. L'application aux legeres choses nous retire des justes. O que ces hommes superficiels, prennent une routte facile et plausible, au prix de la nostre ! Ce sont ombrages, dequoy nous nous plastrons et entrepayons. Mais nous n'en payons pas, ainçois en rechargeons nostre debte, envers ce grand juge, qui trousse nos panneaus et haillons, d'autour noz parties honteuses et ne se feint point à nous veoir par tout, jusques à noz intimes et plus secrettes ordures utile decence de nostre virginale pudeur, si elle luy pouvoit interdire cette descouverte. En fin, qui desniaiseroit l'homme, d'une si scrupuleuse superstition verbale, n'apporteroit pas grande perte au monde. Nostre vie est partie en folie, partie en prudence. Qui n'en escrit que reveremment et regulierement, il en laisse en arriere plus de la moitié. Je ne m'excuse pas envers moy et si je le faisoy, ce seroit plustost de mes excuses, que je m'excuseroy, que d'autre mienne faute. Je m'excuse à certaines humeurs, que j'estime plus fortes en nombre que celles, qui sont de mon costé En leur consideration, je diray encore cecy car je desire de contenter chacun ; chose pourtant difficile, esse unum hominem accommodatum ad tantam morum ac sermonum et voluntatum varietatem qu'ils n'ont à se prendre à moy, de ce que je fay dire aux auctoritez receuÃs et approuvees de plusieurs siecles Et que ce n'est pas raison, qu'à faute de rythme ils me refusent la dispense, que mesme des hommes ecclesiastiques, des nostres, jouyssent en ce siecle. En voicy deux, et des plus crestez Rimula, dispeream, ni monogramma tua est. Un vit d'amy la contente et bien traitte. Quoy tant d'autres ? J'ayme la modestie et n'est par jugement, que j'ay choisi cette sorte de parler scandaleux c'est nature, qui l'a choisi pour moy Je ne le louÃ, non plus que toutes formes contraires à l'usage receu mais je l'excuse et par circonstances tant generales que particulieres, en allege l'accusation. Suivons. Pareillement d'où peut venir cette usurpation d'authorité souveraine, que vous prenez sur celles, qui vous favorisent à leurs despens, Si furtiva dedit nigra munuscula nocte, que vous en investissez incontinent l'interest, la froideur, et une auctorité maritale ? C'est une convention libre, que ne vous y prenez vous, comme vous les y voulez tenir ? Il n'y a point de prescription sur les choses volontaires. C'est contre la forme, mais il est vray pourtant, que j'ay en mon temps conduict ce marché, selon que sa nature peut souffrir, aussi conscientieusement qu'autre marché, et avec quelque air de justice et que je ne leur ay tesmoigné de mon affection, que ce que j'en sentois ; et leur en ay representé naifvement, la decadence, la vigueur, et la naissance les accez et les remises On n'y va pas tousjours un train. J'ay esté si espargnant à promettre, que je pense avoir plus tenu que promis, ny deu. Elles y ont trouvé de la fidelité, jusques au service de leur inconstance Je dis inconstance advouee, et par fois multipliee. Je n'ay jamais rompu avec elles, tant que j'y tenois, ne fust que par le bout d'un filet Et quelques occasions qu'elles m'en ayent donné, n'ay jamais rompu, jusques au mespris et à la hayne. Car telles privautez, lors mesme qu'on les acquiert par les plus honteuses conventions, encores m'obligent elles à quelque bien-vueillance. De cholere et d'impatience un peu indiscrette, sur le poinct de leurs ruses et desfuites, et de nos contestations, je leur en ay faict voir par fois Car je suis de ma complexion, subject à des emotions brusques, qui nuisent souvent à mes marchez, quoy qu'elles soyent legeres et courtes. Si elles ont voulu essayer la liberté de mon jugement, je ne me suis pas feint, à leur donner des advis paternels et mordans, et à les pinser où il leur cuysoit. Si je leur ay laissé à se plaindre de moy, c'est plustost d'y avoir trouvé un amour, au prix de l'usage moderne, sottement consciencieux. J'ay observé ma parolle, és choses dequoy on m'eust aysement dispensé Elles se rendoient lors par fois avec reputation, et soubs des capitulations, qu'elles souffroient aysement estre faussees par le vaincueur. J'ay faict caler soubs l'interest de leur honneur, le plaisir, en son plus grand effort, plus d'une fois Et où la raison me pressoit, les ay armees contre moy si qu'elles se conduisoient plus seurement et severement, par mes regles, quand elles s'y estoyent franchement remises, qu'elles n'eussent faict par les leurs propres. J'ay autant que j'ay peu chargé sur moy seul, le hazard de nos assignations, pour les en descharger et ay dressé nos parties tousjours par le plus aspre, et inopiné, pour estre moins en souspçon, et en outre par mon advis plus accessible. Ils sont ouverts, principalement par les endroits qu'ils tiennent de soy couverts. Les choses moins craintes sont moins defendues et observees. On peut oser plus aysement, ce que personne ne pense que vous oserez, qui devient facile par sa difficulté. Jamais homme n'eut ses approches plus impertinemment genitales. Cette voye d'aymer, est plus selon la discipline. Mais combien elle est ridicule à nos gens, et peu effectuelle, qui le sçait mieux que moy ? Si ne m'en viendra point le repentir Je n'y ay plus que perdre, me tabula sacer Votiva paries, indicat uvida, Suspendisse potenti Vestimenta maris Deo. Il est à cette heure temps d'en parler ouvertement. Mais tout ainsi comme à un autre, je dirois à l'avanture, Mon amy tu resves, l'amour de ton temps a peu de commerce avec la foy et la preud'hommie ; hæc si tu postules Ratione certa facere, nihilo plus agas, Quam si des operam, ut cum ratione insanias Aussi au rebours, si c'estoit à moy de recommencer, ce seroit certes le mesme train, et par mesme progrez, pour infructueux qu'il me peust estre. L'insuffisance et la sottise est loüable en une action meslouable. Autant que je m'eslongne de leur humeur en celà , je m'approche de la mienne. Au demeurant, en ce marché, je ne me laissois pas tout aller je m'y plaisois, mais je ne m'y oubliois pas je reservois en son entier, ce peu de sens et de discretion, que nature m'a donné, pour leur service, et pour le mien un peu d'esmotion, mais point de resverie. Ma conscience s'y engageoit aussi, jusques à la desbauche et dissolution, mais jusques à l'ingratitude, trahison, malignité, et cruauté, non. Je n'achetois pas le plaisir de ce vice à tout prix et me contentois de son propre et simple coust. Nullum intra se vitium est. Je hay quasi à pareille mesure une oysiveté croupie et endormie, comme un embesongnement espineux et penible. L'un me pince, l'autre m'assoupit. J'ayme autant les blesseures, comme les meurtrisseures, et les coups trenchans, comme les coups orbes. J'ay trouvé en ce marché, quand j'y estois plus propre, une juste moderation entre ces deux extremitez. L'amour est une agitation esveillee, vive, et gaye Je n'en estois ny troublé, ny affligé, mais j'en estois eschauffé, et encores alteré il s'en faut arrester là Elle n'est nuisible qu'aux fols. Un jeune homme demandoit au Philosophe Panetius, s'il sieroit bien au sage d'estre amoureux Laissons là le sage, respondit-il, mais toy et moy, qui ne le sommes pas, ne nous engageons en chose si esmeuà et violente, qui nous esclave à autruy, et nous rende contemptibles à nous. Il disoit vray qu'il ne faut pas fier chose de soy si precipiteuse, à une ame qui n'aye dequoy en soustenir les venues, et dequoy rabatre par effect la parole d'Agesilaus, que la prudence et l'amour ne peuvent ensemble. C'est une vaine occupation, il est vray, messeante, honteuse, et illegitime Mais à la conduire en cette façon, je l'estime salubre, propre à desgourdir un esprit, et un corps poisant Et comme medecin, l'ordonnerois à un homme de ma forme et condition, autant volontiers qu'aucune autre recepte pour l'esveiller et tenir en force bien avant dans les ans, et le dilaier des prises de la vieillesse. Pendant que nous n'en sommes qu'aux fauxbourgs, que le pouls bat encores, Dum nova canities, dum prima et recta senectus, Dum superest Lachesi quod torqueat, Et pedibus me Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo, nous avons besoing d'estre sollicitez et chatouillez, par quelque agitation mordicante, comme est cette-cy. Voyez combien elle a rendu de jeunesse, de vigueur et de gayeté, au sage Anacreon. Et Socrates, plus vieil que je ne suis, parlant d'un object amoureux M'estant dit-il, appuyé contre son espaule, de la mienne, et approché ma teste à la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans un livre, je senty sans mentir, soudain une piqueure dans l'espaule, comme de quelque morsure de beste ; et fus plus de cinq jours depuis, qu'elle me fourmilloit et m'escoula dans le coeur une demangeaison continuelle Un attouchement, et fortuite, et par une espaule, aller eschauffer, et alterer une ame refroidie, et esnervee par l'aage, et la premiere de toutes les humaines, en reformation. Pourquoy non dea ? Socrates estoit homme, et ne vouloit ny estre ny sembler autre chose. La philosophie n'estrive point contre les voluptez naturelles, pourveu que la mesure y soit joincte et en presche la moderation, non la fuitte. L'effort de sa resistance s'employe contre les estrangeres et bastardes. Elle dit que les appetits du coprs ne doivent pas estre augmentez par l'esprit. Et nous advertit ingenieusement, de ne vouloir point esveiller nostre faim par la saturité de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre d'eviter toute jouyssance, qui nous met en disette et toute viande et breuvage, qui nous altere, et affame. Comme au service de l'amour elle nous ordonne, de prendre un object qui satisface simplement au besoing du corps, qui n'esmeuve point l'ame laquelle n'en doit pas faire son faict, ains suyvre nüement et assister le corps. Mais ay-je pas raison d'estimer, que ces preceptes, qui ont pourtant d'ailleurs, selon moy, un peu de rigueur, regardent un corps qui face son office et qu'à un corps abbattu, comme un estomach prosterné, il est excusable de le rechauffer et soustenir par art et par l'entremise de la fantasie, luy faire revenir l'appetit et l'allegresse, puis que de soy il l'a perdue ? Pouvons nous pas dire, qu'il n'y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement, ny corporel, ny spirituel et qu'injurieusement nous desmembrons un homme tout vif et qu'il semble y avoir raison, que nous nous portions envers l'usage du plaisir, aussi favorablement aumoins, que nous faisons envers la douleur ? Elle estoit pour exemple vehemente, jusques à la perfection, en l'ame des Saincts par la poenitence Le corps y avoit naturellement part, par le droict de leur colligance, et si pouvoit avoir peu de part à la cause si ne se sont ils pas contentez qu'il suyvist nuement, et assistast l'ame affligee. Ils l'ont affligé luymesme, de peines atroces et propres affin qu'à l'envy l'un de l'autre, l'ame et le corps plongeassent l'homme dans la douleur, d'autant plus salutaire, que plus aspre. En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas injustice d'en refroidir l'ame, et dire, qu'il l'y faille entrainer, comme à quelque obligation et necessité contreinte et servile ? C'est à elle plustost de les couver et fomenter de s'y presenter et convier la charge de regir luy appartenant. Comme c'est aussi à mon advis à elle, aux plaisirs, qui luy sont propres, d'en inspirer et infondre au corps tout le ressentiment que porte sa condition, et de s'estudier qu'ils luy soient doux et salutaires. Car c'est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyve point ses appetits au dommage de l'esprit. Mais pourquoy n'est-ce pas aussi raison, que l'esprit ne suive pas les siens, au dommage du corps ? Je n'ay point autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l'avarice, l'ambition, les querelles, les procés, font à l'endroit des autres, qui comme moy, n'ont point de vacation assignee, l'amour le feroit plus commodément Il me rendroit la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne R'asseureroit ma contenance, à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la corrompre Me remettroit aux estudes sains et sages, par où je me peusse rendre plus estimé et plus aymé ostant à mon esprit le desespoir de soy, et de son usage, et le raccointant à soy Me divertiroit de mille pensees ennuyeuses, de mille chagrinsmelancholiques, que l'oysiveté nous charge en tel aage, et le mauvais estat de nostre santé reschaufferoit aumoins en songe, ce sang que nature abandonne soustiendroit le menton, et allongeroit un peu les nerfs, et la vigueur et allegresse de la vie, à ce pauvre homme, qui s'en va le grand train vers sa ruine. Mais j'entens bien que c'est une commodité fort mal-aisée à recouvrer Par foiblesse, et longue experience, nostre goust est devenu plus tendre et plus exquis Nous demandons plus, lors que nous apportons moins Nous voulons le plus choisir, lors que nous meritons le moins d'estre acceptez Nous cognoissans tels, nous sommes moins hardis, et plus deffians rien ne nous peut asseurer d'estre aymez, veu nostre condition, et la leur. J'ay honte de me trouver parmycette verte et boüillante jeunesse, Cujus in indomito constantior inguine nervus, Quam nova collibus arbor inhæret Qu'irions nous presenter nostre misere parmy cette allegresse ? Possint ut juvenes visere fervidi Multo non sine risu, Dilapsam in cineres facem. Ils ont la force et la raison pour eux faisons leur place nous n'avons plus que tenir. Et ce germe de beauté naissante, ne se laisse manier à mains si gourdes, et prattiquer à moyens purs materiels. Car, comme respondit ce philosophe ancien, à celuy qui se moquoit, dequoy il n'avoit sçeu gaigner la bonne grace d'un tendron qu'il pourchassoit Mon amy, le hameçon ne mord pas à du fromage si frais. Or c'est un commerce qui a besoin de relation et de correspondance Les autres plaisirs que nous recevons, se peuvent recognoistre par recompenses de nature diverse mais cettuy-cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. En verité en ce desduit, le plaisir que je fay, chatouille plus doucement mon imagination, que celuy qu'on me fait. Or cil n'a rien de genereux, qui peut recevoir plaisir où il n'en donne point c'est une vile ame, qui veut tout devoir, et qui se plaist de nourrir de la conference, avec les personnes ausquels il est en charge. Il n'y a beauté, ny grace, ny privauté si exquise, qu'un galant homme deust desirer à ce prix. Si elles ne nous peuvent faire du bien que par pitié j'ayme bien plus cher ne vivre point, que de vivre d'aumosne. Je voudrois avoir droit de le leur demander, au stile auquel j'ay veu quester en Italie Fate ben per voi ou à la guise que Cyrus exhortoit ses soldats, Qui m'aymera, si me suive. R'alliez vous, me dira lon, à celles de vostre condition, que la compagnie de mesme fortune vous rendra plus aysees. O la sotte composition et insipide ! nolo Barbam vellere mortuo leoni. Xenophon employe pour objection et accusation, contre Menon, qu'en son amour il embesongna des objects passants fleur. Je trouve plus de volupté à seulement veoir le juste et doux meslange de deux jeunes beautés ou à le seulement considerer par fantasie, qu'à faire moy mesme le second, d'un meslange triste et informe. Je resigne cet appetit fantastique, à l'Empereur Galba, qui ne s'addonnoit qu'aux chairs dures et vieilles Et à ce pauvre miserable, O ego di faciant talem te cernere possim, Charáque mutatis oscula ferre comis, Amplectique meis corpus non pingue lacertis ! Et entre les premieres laideurs, je compte les beautez artificielles et forcees. Emonez jeune gars de Chio, pensant par des beaux attours, acquerir la beauté que nature luy ostoit, se presenta au philosophe Arcesilaus et luy demanda, si un sage se pourroit veoir amoureux Ouy dea, respondit l'autre, pourveu que ce ne fust pas d'une beauté paree et sophistiquee comme la tienne. La laideur d'une vieillesse advouee, est moins vieille, et moins laide à mon gré, qu'une autre peinte et lissee. Le diray-je, pourveu qu'on ne m'en prenne à la gorge ? L'amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison, qu'en l'aage voisin de l'enfance Quem si puellarum insereres choro, Mille sagaces falleret hospites, Discrimen obscurum, solutis Crinibus, ambiguóque vultu. Et la beauté non plus. Car ce qu'Homere l'estend jusqu'à ce que le menton commence à s'ombrager, Platon mesme l'a remarqué pour rare. Et est notoire la cause pour laquelle le sophiste Dion appelloit les poils folets de l'adolescence, Aristogitons et Harmodiens. En la virilité, je le trouve desja aucunement hors de son siege, non qu'en la vieillesse. Importunus enim transvolat aridas Quercus. Et Marguerite royne de Navarre, alonge en femme, bien loing, l'avantage des femmes ordonnant qu'il est saison à trente ans, qu'elles changent le titre de belles en bonnes. Plus courte possession nous luy donnons sur nostre vie, mieux nous en valons. Voyez son port. C'est un menton puerile, qui ne sçait en son eschole, combien on procede au rebours de tout ordre L'estude, l'exercitation, l'usage, sont voyes à l'insuffisance les novices y regentent. Amor ordinem nescit. Certes sa conduicte a plus de galbe, quand elle est meslee d'inadvertance, et de trouble les fautes, les succez contraires, y donnent poincte et grace Pourveu qu'elle soit aspre et affamee, il chaut peu, qu'elle soit prudente. Voyez comme il va chancelant, chopant, et folastrant On le met aux ceps, quand on le guide par art, et sagesse Et contraint on sa divine liberté, quand on le submet à ces mains barbues et calleuses. Au demeurant, je leur oy souvent peindre cette intelligence toute spirituelle, et desdaigner de mettre en consideration l'interest que les sens y ont. Tout y sert Mais je puis dire avoir veu souvent, que nous avons excusé la foiblesse de leurs esprits, en faveur de leurs beautez corporelles, mais que je n'ay point encore veu, qu'en faveur de la beauté de l'esprit, tant rassis, et meur soit-il, elles vueillent prester la main à un corps, qui tombe tant soit peu en decadence. Que ne prend il envie à quelqu'une, de faire cette noble harde Socratique, du corps à l'esprit, achetant au prix de ses cuisses, une intelligence et generation philosophique et spirituelle le plus haut prix où elle les puisse monter ? Platon ordonne en ses loix, que celuy qui aura faict quelque signalé et utile exploit en la guerre, ne puisse estre refusé durant l'expedition d'icelle, sans respect de sa laideur ou de son aage, du baiser, ou autre faveur amoureuse, de qui il la vueille. Ce qu'il trouve si juste en recommandation de la valeur militaire, ne le peut il pas estre aussi, en recommandation de quelque autre valeur ? Et que ne prend il envie à une de preoccuper sur ses compagnes la gloire de cet amour chaste ? chaste dis-je bien, nam si quando ad prælia ventum est, Ut quondam in stipulis magnus sine viribus ignis Incassum furit. Les vices qui s'estouffent en la pensee, ne sont pas des pires. Pour finir ce notable commentaire, qui m'est eschappé d'un flux de caquet flux impetueux par fois et nuisible, Ut missum sponsi furtivo munere malum, Procurrit casto virginis è gremio Quod miseræ oblitæ molli sub veste locatum, Dum adventu matris prosilit, excutitur, Atque illud prono præceps agitur decursu, Huic manat tristi conscius ore rubor. Je dis, que les masles et femelles, sont jettez en mesme moule, sauf l'institution et l'usage, la difference n'y est pas grande Platon appelle indifferemment les uns et les autres, à la societé de tous estudes, exercices, charges et vacations guerrieres et paisibles, en sa republique. Et le philosophe Antisthenes, ostoit toute distinction entre leur vertu et la nostre. Il est bien plus aisé d'accuser l'un sexe, que d'excuser l'autre. C'est ce qu'on dit, Le fourgon se moque de la paile. Table des matières Chapitre précédentChapitre suivant CHAPITRE VI Des Coches IL est bien aisé à verifier, que les grands autheurs, escrivans des causes, ne se servent pas seulement de celles qu'ils estiment estre vrayes, mais de celles encores qu'ils ne croient pas, pourveu qu'elles ayent quelque invention et beauté. Ils disent assez veritablement et utilement, s'ils disent ingenieusement. Nous ne pouvons nous asseurer de la maistresse cause, nous en entassons plusieurs, voir pour si par rencontre elle se trouvera en ce nombre, Namque unam dicere causam, Non satis est, verùm plures unde una tamen sit. Me demandez vous d'où vient cette coustume, de benire ceux qui esternuent ? Nous produisons trois sortes de vent ; celuy qui sort par embas est trop sale celuy qui sort par la bouche, porte quelque reproche de gourmandise le troisiesme est l'esternuement et parce qu'il vient de la teste, et est sans blasme, nous luy faisons cet honneste recueil Ne vous moquez pas de cette subtilité, elle est dit-on d'Aristote. Il me semble avoir veu en Plutarque qui est de tous les autheurs que je cognoisse, celuy qui a mieux meslé l'art à la nature, et le jugement à la science rendant la cause du souslevement d'estomach, qui advient à ceux qui voyagent en mer, que cela leur arrive de crainte ayant trouvé quelque raison, par laquelle il prouve, que la crainte peut produire un tel effect. Moy qui y suis fort subject, sçay bien, que cette cause ne me touche pas. Et le sçay, non par argument, mais par necessaire experience. Sans alleguer ce qu'on m'a dict, qu'il en arrive de mesme souvent aux bestes, specialement aux pourceaux, hors de toute apprehension de danger et ce qu'un mien cognoissant, m'a tesmoigné de soy, qu'y estant fort subjet, l'envie de vomir luy estoit passee, deux ou trois fois, se trouvant pressé de frayeur, en grande tourmente Comme à cet ancien Pejus vexabar quam ut periculum mihi succurreret. Je n'euz jamais peur sur l'eau comme je n'ay aussi ailleurs et s'en est assez souvent offert de justes, si la mort l'est qui m'ait troublé ou esblouy. Elle naist par fois de faute de jugement, comme de faute de coeur. Tous les dangers que j'ay veu, ç'a esté les yeux ouverts, la veuà libre, saine, et entiere Encore faut-il du courage à craindre. Il me servit autrefois au prix d'autres, pour conduire et tenir en ordre, ma fuite, qu'elle fust sinon sans crainte, toutesfois sans effroy, et sans estonnement. Elle estoit esmeue, mais non pas estourdie ny esperdue. Les grandes ames vont bien plus outre, et representent des fuites, non rassises seulement, et saines, mes fieres. Disons celle qu'Alcibiades recite de Socrates, son compagnon d'armes Je le trouvay dit-il apres la route de nostre armee, luy et Là chez, des derniers entre les fuyans et le consideray tout à mon aise, et en seureté, car j'estois sur un bon cheval, et luy à pied, et avions ainsi combatu. Je remarquay premierement, combien il montroit d'avisement et de resolution, au prix de Lachez et puis la braverie de son marcher, nullement different du sien ordinaire sa veue ferme et reglee, considerant et jugeant ce qui se passoit autour de luy regardant tantost les uns, tantost les autres, amis et ennemis, d'une façon, qui encourageoit les uns, et signifioit aux autres, qu'il estoit pour vendre bien cher son sang et sa vie, à qui essayeroit de la luy oster, et se sauverent ainsi car volontiers on n'attaque pas ceux-cy, on court apres les effraiez. Voylà le tesmoignage de ce grand Capitaine qui nous apprend ce que nous essaions tous les jous, qu'il n'est rien qui nous jette tant aux dangers, qu'une faim inconsideree de nous en mettre hors. Quo timoris minus est, eo minus fermè periculi est. Nostre peuple a tort, de dire, celuy-là craint la mort, quand il veut exprimer, qu'il y songe, et qu'il la prevoit. La prevoyance convient egallement à ce qui nous touche en bien, et en mal. Considerer et juger le danger, est aucunement le rebours de s'en estonner. Je ne me sens pas assez fort pour soustenir le coup, et l'impetuosité, de cette passion de la peur, ny d'autre vehemente. Si j'en estois un coup vaincu, et atterré, je ne m'en releverois jamais bien entier. Qui auroit faict perdre pied à mon ame, ne la remettroit jamais droicte en sa place. Elle se retaste et recherche trop vifvement et profondement Et pourtant, ne lairroit jamais ressoudre et consolider la playe qui l'auroit percee. Il m'a bien pris qu'aucune maladie ne me l'ayt encore desmise. A chasque charge qui me vient, je me presente et oppose, en mon haut appareil. Ainsi la premiere qui m'emporteroit, me mettroit sans resource. Je n'en fais point à deux. Par quelque endroict que le ravage fauçast ma levee, me voyla ouvert, et noyé sans remede. Epicurus dit, que le sage ne peut jamais passer à un estat contraire. J'ay quelque opinion de l'envers de cette sentence ; que qui aura esté une fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage. Dieu me donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le moyen que j'ay de les soustenir. Nature m'ayant descouvert d'un costé, m'a couvert de l'autre M'ayant desarmé de force, m'a armé d'insensibilité, et d'une apprehension reiglee, ou mousse. Or je ne puis souffrir long temps et les souffrois plus difficilement en jeunesse ny coche, ny littiere, ny bateau, et hay toute autre voiture que de cheval, et en la ville, et aux champs Mais je puis souffrir la lictiere, moins qu'un coche et par mesme raison, plus aisement une agitation rude sur l'eau, d'où se produict la peur, que le mouvement qui se senten temps calme. Par cette legere secousse, que les avirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, je me sens brouiller, je ne sçay comment, la teste et l'estomach comme je ne puis souffrir soubs moy un siege tremblant. Quand la voile, ou le cours de l'eau, nous emporte esgallement, ou qu'on nous touÃ, cette agitation unie, ne me blesse aucunement. C'est un remuement interrompu, qui m'offence et plus, quand il est languissant. Je ne sçaurois autrement peindre sa forme. Les medecins m'ont ordonné de me presser et sangler d'une serviette le bas du ventre, pour remedier à cet accident ce que je n'ay point essayé, ayant accoustumé de lucter les deffauts qui sont en moy, et les dompter par moy-mesme. Si j'en avoy la memoire suffisamment informee, je ne pleindroy mon temps à dire icy l'infinie varieté, que les histoires nous presentent de l'usage des coches, au service de la guerre divers selon les nations, selon les siecles de grand effect, ce me semble, et necessité. Si que c'est merveille, que nous en ayons perdu toute cognoissance. J'en diray seulement cecy, que tout freschement, du temps de nos peres, les Hongres les mirent tres-utilement en besongne contre les Turcs en chacun y ayant un rondellier et un mousquetaire, et nombre de harquebuzes rengees, prestes et chargees le tout couvert d'une pavesade, à la mode d'une galliotte. Ils faisoient front à leur bataille de trois mille tels coches et apres que le canon avoit joué, les faisoient tirer, et avaller aux ennemys cette salue, avant que de taster le reste qui n'estoit pas un leger avancement ou descochoient lesdits coches dans leurs escadrons, pour les rompre et y faire jour Outre le secours qu'ils en pouvoient prendre, pour flanquer en lieu chatouilleux, les trouppes marchants en la campagne ou à couvrir un logis à la haste, et le fortifier. De mon temps, un gentil-homme, en l'une de nos frontieres, impost de sa personne, et ne trouvant cheval capable de son poids, ayant une querelle, marchoit par païs en coche, de mesme cette peinture, et s'en trouvoit tres-bien. Mais laissons ces coches guerriers. Comme si leur neantise n'estoit assez cognue à meilleures enseignes, les derniers Roys de nostre premiere race marchoient par païs en un chariot mené de quatre boeufs. Marc Antoine fut le premier, qui se fit trainer à Rome, et une garse menestriere quand et luy, par des lyons attelez à un coche. Heliogabalus en fit dépuis autant, se disant Cibelé la mere des Dieux et aussi par des tigres, contrefaisant le Dieu Bacchus il attela aussi par fois deux cerfs à son coche et une autrefois quatre chiens et encore quatre garses nues, se faisant trainer par elles, en pompe, tout nud. L'Empereur Firmus fit mener son coche, à des Autruches de merveilleuse grandeur, de maniere qu'il sembloit plus voler que rouler. L'estrangeté de ces inventions, me met en teste cett'autre fantasie Que c'est une espece de pusillanimité, aux monarques, et un tesmoignage de ne sentir point assez, ce qu'ils sont, de travailler à se faire valloir et paroistre, par despences excessives. Ce seroit chose excusable en pays estranger mais parmy ses subjects, où il peut tout, il tire de sa dignité, le plus extreme degré d'honneur, où il puisse arriver. Comme à un gentil-homme, il me semble, qu'il est superflu de se vestir curieusement en son privé sa maison, son train, sa cuysine respondent assez de luy. Le conseil qu'Isocrates donne à son Roy, ne me semble sans raison Qu'il soit splendide en meubles et utensiles d'autant que c'est une despense de duree, qui passe jusques à ses successeurs Et qu'il fuye toutes magnificences, qui s'escoulent incontinent et de l'usage et de la memoire. J'aymois à me parer quand j'estoy cadet, à faute d'autre parure et me seoit bien Il en est sur qui les belles robes pleurent Nous avons des comtes merveilleux de la frugalité de nos Roys au tour de leurs personnes, et en leurs dons grands Roys en credit, en valeur, et en fortune. Demosthenes combat à outrance, la loy de sa ville, qui assignoit les deniers publics aux pompes des jeux, et de leurs festes Il veut que leur grandeur se montre, en quantité de vaisseaux bien equippez, et bonnes armees bien fournies. Et a lon raison d'accuser Theophrastus, qui establit en son livre Des richesses, un advis contraire et maintient telle nature de despense, estre le vray fruit de l'opulence. Ce sont plaisirs, dit Aristote, qui ne touchent que la plus basse commune qui s'evanouissent de la souvenance aussi tost qu'on en est rassasié et desquels nul homme judicieux et grave ne peut faire estime. L'emploitte me sembleroit bien plus royale, comme plus utile, juste et durable, en ports, en haures, fortifications et murs en bastiment sumptueux, en Eglises, hospitaux, colleges, reformation de ruÃs et chemins en quoy le Pape Gregoire treziesme lairra sa memoire recommandable à long temps et en quoy nostre Royne Catherine tesmoigneroit à longues annees sa liberalité naturelle et munificence, si ses moyens suffisoient à son affection. La fortune m'a faict grand desplaisir d'interrompre la belle structure du Pont neuf, de nostre grand'ville, et m'oster l'espoir avant mourir d'en veoir en train le service. Outre ce, il semble aux subjects spectateurs de ces triomphes, qu'on leur fait montre de leurs propres richesses, et qu'on les festoye à leurs despens. Car les peuples presument volontiers des Roys, comme nous faisons de nos valets qu'ils doivent prendre soing de nous apprester en abondance tout ce qu'il nous faut, mais qu'ils n'y doivent aucunement toucher de leur part. Et pourtant L'Empereur Galba, ayant pris plaisir à un musicien pendant son souper, se fit porter sa boÃte, et luy donna en sa main une poignee d'escus, qu'il y pescha, avec ces paroles Ce n'est pas du public, c'est du mien. Tant y a, qu'il advient le plus souvent, que le peuple a raison et qu'on repaist ses yeux, de ce dequoy il avoit à paistre son ventre. La liberalité mesme n'est pas bien en son lustre en main souveraine les privez y ont plus de droict. Car à le prendre exactement, un Roy n'a rien proprement sien ; il se doibt soy-mesmes à autruy. La jurisdiction ne se donne point en faveur du juridiciant c'est en faveur du juridicié. On fait un superieur, non jamais pour son profit, ains pour le profit de l'inferieur Et un medecin pour le malade, non pour soy. Toute magistrature, comme tout art, jette sa fin hors d'elle. Nulla ars in se versatur. Parquoy les gouverneurs de l'enfance des Princes, qui se piquent à leur imprimer cette vertu de largesse et les preschent de ne sçavoir rien refuser, et n'estimer rien si bien employé, que ce qu'ils donront instruction que j'ay veu en mon temps fort en credit ou ils regardent plus à leur proufit, qu'à celuy de leur maistre ou ils entendent mal à qui ils parlent. Il est trop aysé d'imprimer la liberalité, en celuy, qui a dequoy y fournir autant qu'il veut, aux despens d'autruy. Et son estimation se reglant, non à la mesure du present, mais à la mesure des moyens de celuy, qui l'exerce, elle vient à estre vaine en mains si puissantes. Ils se trouvent prodigues, avant qu'ils soyent liberaux. Pourtant est elle de peu de recommandation, au prix d'autres vertus royalles. Et la seule, comme disoit le tyran Dionysius, qui se comporte bien avec la tyrannie mesme. Je luy apprendroy plustost ce verset du laboureur ancien, Qu'il faut à qui en veut retirer fruict, semer de la main, non pas verser du sac Il faut espandre le grain, non pas le respandre Et qu'ayant à donner, ou pour mieux dire, à payer, et rendre à tant de gens, selon qu'ils ont deservy, il en doibt estre loyal et avisé dispensateur. Si la liberalité d'un Prince est sans discretion et sans mesure, je l'ayme mieux avare. La vertu Royalle semble consister le plus en la justice Et de toutes les parties de la justice, celle la remerque mieux les Roys, qui accompagne la liberalité Car ils l'ont particulierement reservee à leur charge là où toute autre justice, ils l'exercent volontiers par l'entremise d'autruy. L'immoderee largesse, est un moyen foible à leur acquerir bien-vueillance car elle rebute plus de gens, qu'elle n'en practique Quo in plures usus sis ; minus in multos uti possis. Quid autem est stultius, quam, quod libenter facias, curare ut id diutius facere non possis ? Et si elle est employee sans respect du merite, fait vergongne à qui la reçoit et se reçoit sans grace. Des tyrans ont esté sacrifiez à la hayne du peuple, par les mains de ceux mesme, qu'ils avoyent iniquement avancez telle maniere d'hommes, estimants asseurer la possession des biens indeuement receuz, s'ils montrent avoir à mespris et hayne, celuy duquel ils les tenoyent, et se r'allient au jugement et opinion commune en cela. Les subjects d'un prince excessif en dons, se rendent excessifs en demandes ils se taillent, non à la raison, mais à l'exemple. Il y a certes souvent, dequoy rougir, de nostre impudence Nous sommes surpayez selon justice, quand la recompence esgalle nostre service car n'en devons nous rien à nos princes d'obligation naturelle ? S'il porte nostre despence, il fait trop c'est assez qu'il l'ayde le surplus s'appelle bien-faict, lequel ne se peut exiger car le nom mesme de la liberalité sonne liberté. A nostre mode, ce n'est jamais faict le reçeu ne se met plus en comte on n'ayme la liberalité que future Parquoy plus un Prince s'espuise en donnant, plus il s'appaovrit d'amys. Comment assouviroit ils les envies, qui croissent, à mesure qu'elles se remplissent ? Qui a sa pensee à prendre, ne l'a plus à ce qu'il a prins. La convoitise n'a rien si propre que d'estre ingrate. L'exemple de Cyrus ne duira pas mal en ce lieu, pour servir aux Roys de ce temps, de touche, à recognoistre leurs dons, bien ou mal employez et leur faire veoir, combien cet Empereur les assenoit plus heureusement, qu'ils ne font. Par où ils sont reduits à faire leurs emprunts, apres sur les subjects incognus, et plustost sur ceux, à qui ils ont faict du mal, que sur ceux, à qui ils ont faict du bien et n'en reçoivent aydes, où il y aye rien de gratuit, que le nom. Croesus luy reprochoit sa largesse et calculoit à combien se monteroit son thresor, s'il eust eu les mains plus restreintes. Il eut envie de justifier sa liberalité et despeschant de toutes parts, vers les grands de son estat, qu'il avoit particulierement avancez pria chacun de le secourir, d'autant d'argent qu'il pourroit, à une sienne necessité et le luy envoyer par declaration. Quand touts ces bordereaux luy furent apportez, chacun de ses amys, n'estimant pas que ce fust assez faire, de luy en offrir seulement autant qu'il en avoit reçeu de sa munificence, y en meslant du sien propre beaucoup, il se trouva, que cette somme se montoit bien plus que ne disoit l'espargne de Croesus. Sur quoy Cyrus Je ne suis pas moins amoureux des richesses, que les autres princes, et en suis plustost plus mesnager. Vous voyez à combien peu de mise j'ay acquis le thresor inestimable de tant d'amis et combien ils me sont plus fideles thresoriers, que ne seroient des hommes mercenaires, sans obligation, sans affection et ma chevance mieux logee qu'en des coffres, appellant sur moy la haine, l'envie, et le mespris des autres princes. Les Empereurs tiroient excuse à la superfluité de leurs jeux et montres publiques, de ce que leur authorité dependoit aucunement aumoins par apparence de la volonté du peuple Romain lequel avoit de tout temps accoustumé d'estre flaté par telle sorte de spectacles et d'excez. Mais c'estoyent particuliers qui avoyent nourry ceste coustume, de gratifier leurs concitoyens et compagnons principallement sur leur bourse, par telle profusion et magnificence. Elle eut tout autre goust, quand ce furent les maistres qui vindrent à l'imiter. Pecuniarum translatio à justis dominis ad alienos non debet liberalis videri. Philippus de ce que son fils essayoit par presents, de gaigner la volonté des Macedoniens, l'en tança par une lettre, en cette maniere. Quoy ? as tu envie, que tes subjects te tiennent pour leur boursier, non pour leur Roy ? Veux tu les prattiquer ? Prattique les, des bien-faicts de ta vertu, non des bien-faicts de ton coffre. C'estoit pourtant une belle chose, d'aller faire apporter et planter en la place aux arenes, une grande quantité de gros arbres, tous branchus et tous verts, representans une grande forest ombrageuse, despartie en belle symmetrie Et le premier jour, jetter là dedans mille austruches, mille cerfs, mille sangliers, et mille dains, les abandonnant à piller au peuple le lendemain faire assommer en sa presence, cent gros lyons, cent leopards, et trois cens ours et pour le troisiesme jour, faire combatre à outrance, trois cens pairs de gladiateurs, comme fit l'Empereur Probus. C'estoit aussi belle chose à voir, ces grands amphitheatres encroustez de marbre au dehors, labouré d'ouvrages et statues, le dedans reluisant de rares enrichissemens, Baltheus en gemmis, en illita porticus auro. Tous les costez de ce grand vuide, remplis et environnez depuis le fons jusques au comble, de soixante ou quatre vingts rangs d'eschelons, aussi de marbre couvers de carreaux, exeat, inquit, Si pudor est, et de pulvino surgat equestri, Cujus res legi non sufficit, où se peussent renger cent mille hommes, assis à leur aise Et la place du fons, où les jeux se jouoyent, la faire premierement par art, entr'ouvrir et fendre en crevasses, representant des antres qui vomissoient les bestes destinees au spectacle et puis secondement, l'inonder d'une mer profonde, qui charioit force monstres marins, chargee de vaisseaux armez à representer une bataille navalle et tiercement, l'applanir et assecher de nouveau, pour le combat des gladiateurs et pour la quatriesme façon, la sabler de vermillon et de storax, au lieu d'arene, pour y dresser un festin solemne, à tout ce nombre infiny de peuple le dernier acte d'un seul jour. quoties nos descendentis arenæ Vidimus in partes, ruptáque voragine terræ Emersisse feras, et iisdem sæpe latebris Aurea cum croceo creverunt arbuta libro. Nec solùm nobis silvestria cernere monstra Contigit, æquoreos ego cum certantibus ursis Spectavi vitulos, et equorum nomine dignum, Sed deforme pecus. Quelquefois on y a faict naistre, une haute montaigne pleine de fruitiers et arbres verdoyans, rendant par son feste, un ruisseau d'eau, comme de la bouche d'une vive fontaine. Quelquefois on y promena un grand navire, qui s'ouvroit et desprenoit de soy-mesmes, et apres avoir vomy de son ventre, quatre ou cinq cens bestes à combat, se resserroit et s'esvanouissoit, sans ayde. Autresfois, du bas de cette place, ils faisoient eslancer des surgeons et filets d'eau, qui rejallissoient contremont, et à cette hauteur infinie, alloient arrousant et embaumant cette infinie multitude. Pour se couvrir de l'injure du temps, ils faisoient tendre cette immense capacité, tantost de voyles de pourpre labourez à l'eguille, tantost de soye, d'une ou autre couleur, et les avançoyent et retiroyent en un moment, comme il leur venoit en fantasie, Quamvis non modico caleant spectacula sole, Vela reducuntur cùm venit Hermogenes. Les rets aussi qu'on mettoit au devant du peuple, pour le defendre de la violence de ces bestes eslancees, estoient tyssus d'or, auro quoque torta refulgent Retia. S'il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c'est, où l'invention et la nouveauté, fournit d'admiration, non pas la despence. En ces vanitez mesme, nous descouvrons combien ces siecles estoyent fertiles d'autres esprits que ne sont les nostres. Il va de cette sorte de fertilité, comme il fait de toutes autres productions de la nature. Ce n'est pas à dire qu'elle y ayt lors employé son dernier effort. Nous n'allons point, nous rodons plustost, et tournevirons çà et là nous nous promenons sur nos pas. Je crains que nostre cognoissance soit foible en tous sens. Nous ne voyons ny gueres loing, ny guere arriere. Elle embrasse peu, et vit peu courte et en estendue de temps, et en estendue de matiere. Vixere fortes ante Agamemnona Multi, sed omnes illacrymabiles Urgentur, ignotique longa Nocte. Et supera bellum Trojanum et funera Trojæ, Multi alias alii quoque res cecinere poetæ. Et la narration de Solon, sur ce qu'il avoit apprins des prestres d'Ægypte de la longue vie de leur estat, et maniere d'apprendre et conserver les histoires estrangeres, ne me semble tesmoignage de refus en cette consideration. Si interminatam in omnes partes magnitudinem regionum videremus, et temporum, in quam se iniciens animus et intendens, ita late longeque peregrinatur, ut nullam oram ultimi videat, in qua possit insistere In hac immensitate infinita, vis innumerabilium appareret formarum. Quand tout ce qui est venu par rapport du passé, jusques à nous, seroit vray, et seroit sçeu par quelqu'un, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde, qui coule pendant que nous y sommes, combien chetive et racourcie est la cognoissance des plus curieux ? Non seulement des evenemens particuliers, que fortune rend souvent exemplaires et poisans mais de l'estat des grandes polices et nations, il nous en eschappe cent fois plus, qu'il n'en vient à nostre science. Nous nous escrions, du miracle de l'invention de nostre artillerie, de nostre impression d'autres hommes, un autre bout du monde à la Chine, en jouyssoit mille ans auparavant. Si nous voyions autant du monde, comme nous n'en voyons pas, nous appercevrions, comme il est à croire, une perpetuelle multiplication et vicissitude de formes. Il n'y a rien de seul et de rare, eu esgard à nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance qui est un miserable fondement de nos regles, et qui nous represente volontiers une tres-fauce image des choses. Comme vainement nous concluons aujourd'huy, l'inclination et la decrepitude du monde, par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse et decadence Jamque adeo affecta est ætas, affectà que tellus Ainsi vainement concluoit cettuy-la, sa naissance et jeunesse, par la vigueur qu'il voyoit aux esprits de son temps, abondans en nouvelletez et inventions de divers arts Verùm, ut opinor, habet novitatem, summa, recénsque Natura est mundi, neque pridem exordia coepit Quare etiam quædam nunc artes expoliuntur, Nunc etiam augescunt, nunc addita navigiis sunt Multa. Nostre monde vient d'en trouver un autre et qui nous respond si c'est le dernier de ses freres, puis que les Dæmons, les Sybilles, et nous, avons ignoré cettuy-cy jusqu'à c'est heure ? non moins grand, plain, et membru, que luy toutesfois si nouveau et si enfant, qu'on luy apprend encore son a, b, c Il n'y a pas cinquante ans, qu'il ne sçavoit, ny lettres, ny poix, ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny vignes. Il estoit encore tout nud, au giron, et ne vivoit que des moyens de sa mere nourrice. Si nous concluons bien, de nostre fin, et ce PoÃte de la jeunesse de son siecle, cet autre monde ne fera qu'entrer en lumiere, quand le nostre en sortira. L'univers tombera en paralysie l'un membre sera perclus, l'autre en vigueur. Bien crains-je, que nous aurons tres-fort hasté sa declinaison et sa ruyne, par nostre contagion et que nous luy aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'estoit un monde enfant si ne l'avons nous pas fouÃté et soubsmis à nostre discipline, par l'avantage de nostre valeur, et forces naturelles ny ne l'avons practiqué par nostre justice et bonté ny subjugué par nostre magnanimité. La plus part de leurs responces, et des negotiations faictes avec eux, tesmoignent qu'ils ne nous devoient rien en clarté d'esprit naturelle, et en pertinence. L'espouventable magnificence des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce Roy, où tous les arbres, les fruicts, et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un jardin, estoient excellemment formees en or comme en son cabinet, tous les animaux, qui naissoient en son estat et en ses mers et la beauté de leurs ouvrages, en pierrerie, en plume, en cotton, en la peinture, montrent qu'ils ne nous cedoient non plus en l'industrie. Mais quant à la devotion, observance des loix, bonté, liberalité, loyauté, franchise, il nous a bien servy, de n'en avoir pas tant qu'eux Ils se sont perdus par cet advantage, et vendus, et trahis eux mesmes. Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, resolution contre les douleurs et la faim, et la mort, je ne craindrois pas d'opposer les exemples, que je trouverois parmy eux, aux plus fameux exemples anciens, que nous ayons aux memoires de nostre monde pardeçà . Car pour ceux qui les ont subjuguez, qu'ils ostent les ruses et batelages, dequoy ils se sont servis à les piper et le juste estonnement, qu'apportoit à ces nations là , de voir arriver si inopinement des gens barbus, divers en langage, religion, en forme, et en contenance d'un endroit du monde si esloigné, et où ils n'avoient jamais sçeu qu'il y eust habitation quelconque montez sur des grands monstres incongneuz contre ceux, qui n'avoient non seulement jamais veu de cheval, mais beste quelconque, duicte à porter et soustenir homme ny autre charge garnis d'une peau luysante et dure, et d'une arme trenchante et resplendissante contre ceux, qui pour le miracle de la lueur d'un miroir ou d'un cousteau, alloyent eschangeant une grande richesse en or et en perles, et qui n'avoient ny science ny matiere, par où tout à loysir, ils sçeussent percer nostre acier adjoustez y les foudres et tonnerres de nos pieces et harquebuses, capables de troubler Cæsar mesme, qui l'en eust surpris autant inexperimenté et à cett'heure, contre des peuples nuds, si ce n'est où l'invention estoit arrivee de quelque tyssu de cotton sans autres armes pour le plus, que d'arcs, pierres, bastons et boucliers de bois des peuples surpris soubs couleur d'amitié et de bonne foy, par la curiosité de veoir des choses estrangeres et incognues ostez, dis je, aux conquerans cette disparité, vous leur ostez toute l'occasion de tant de victoires. Quand je regarde à cette ardeur indomtable, dequoy tant de milliers d'hommes, femmes, et enfans, se presentent et rejettent à tant de fois, aux dangers inevitables, pour la deffence de leurs dieux, et de leur liberté cette genereuse obstination de souffrir toutes extremitez et difficultez, et la mort, plus volontiers, que de se soubsmettre à la domination de ceux, de qui ils ont esté si honteusement abusez et aucuns, choisissans plustost de se laisser defaillir par faim et par jeusne, estans pris, que d'accepter le vivre des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses je prevois que à qui les eust attaquez pair à pair, et d'armes, et d'experience, et de nombre, il y eust faict aussi dangereux, et plus, qu'en autre guerre que nous voyons. Que n'est tombee soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs et Romains, une si noble conqueste et une si grande mutation et alteration de tant d'empires et de peuples, soubs des mains, qui eussent doucement poly et defriché ce qu'il y avoit de sauvage et eussent conforté et promeu les bonnes semences, que nature y avoit produit meslant non seulement à la cultures des terres, et ornement des villes, les arts de deça, en tant qu'elles y eussent esté necessaires, mais aussi, meslant les vertus Grecques et Romaines, aux origineles du pays ? Quelle reparation eust-ce esté, et quel amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et deportemens nostres, qui se sont presentez par delà , eussent appellé ces peuples, à l'admiration, et imitation de la vertu, et eussent dressé entre-eux et nous, une fraternelle societé et intelligence ? Combien il eust esté aisé, de faire son profit, d'ames si neuves, si affamees d'apprentissage, ayants pour la plus part, de si beaux commencemens naturels ? Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance, et inexperience, à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et patron de nos moeurs. Qui mit jamais à tel prix, le service de la mercadence et de la trafique ? Tant de villes rasees, tant de nations exterminees, tant de millions de peuples, passez au fil de l'espee, et la plus riche et belle partie du monde bouleversee, pour la negotiation des perles et du poivre Mechaniques victoires. Jamais l'ambition, jamais les inimitiez publiques, ne pousserent les hommes, les uns contre les autres, à si horribles hostilitez, et calamitez si miserables. En costoyant la mer à la queste de leurs mines, aucuns Espagnols prindrent terre en une contree fertile et plaisante, fort habitee et firent à ce peuple leurs remonstrances accoustumees Qu'ils estoient gens paisibles, venans de loingtains voyages, envoyez de la part du Roy de Castille, le plus grand Prince de la terre habitable, auquel le Pape, representant Dieu en terre, avoit donné la principauté de toutes les Indes. Que s'ils vouloient luy estre tributaires, ils seroient tres-benignement traictez leur demandoient des vivres, pour leur nourriture, et de l'or pour le besoing de quelque medecine. Leur remontroient au demeurant, la creance d'un seul Dieu, et la verité de nostre religion, laquelle ils leur conseilloient d'accepter, y adjoustans quelques menasses. La responce fut telle Que quand à estre paisibles, ils n'en portoient pas la mine, s'ils l'estoient. Quant à leur Roy, puis qu'il demandoit, il devoit estre indigent, et necessiteux et celuy qui luy avoit faict cette distribution, homme aymant dissension, d'aller donner à un tiers, chose qui n'estoit pas sienne, pour le mettre en debat contre les anciens possesseurs. Quant aux vivres, qu'ils leur en fourniroient d'or, ils en avoient peu et que c'estoit chose qu'ils mettoient en nulle estime, d'autant qu'elle estoit inutile au service de leur vie, là où tout leur soin regardoit seulement à la passer heureusement et plaisamment pourtant ce qu'ils en pourroient trouver, sauf ce qui estoit employé au service de leurs dieux, qu'ils le prinssent hardiment. Quant à un seul Dieu, le discours leur en avoit pleu mais qu'ils ne vouloient changer leur religion, s'en estans si utilement servis si long temps et qu'ils n'avoient accoustumé prendre conseil, que de leurs amis et cognoissans. Quant aux menasses, c'estoit signe de faute de jugement, d'aller menassant ceux, desquels la nature, et les moyens estoient incongnuz. Ainsi qu'ils se despeschassent promptement de vuyder leur terre, car ils n'estoient pas accoustumez de prendre en bonne part, les honnestetez et remonstrances de gens armez, et estrangers autrement qu'on feroit d'eux, comme de ces autres, leur montrant les testes d'aucuns hommes justiciez autour de leur ville. Voylà un exemple de la balbucie de cette enfance. Mais tant y a, que ny en ce lieu-là , ny en plusieurs autres, où les Espagnols ne trouverent les marchandises qu'ils cherchoient, ils ne feirent arrest ny entreprinse quelque autre commodité qu'il y eust tesmoing mes Cannibales. Des deux les plus puissans Monarques de ce monde là et à l'avanture de cettuy-cy, Roys de tant de Roys les derniers qu'ils en chasserent Celuy du Peru, ayant esté pris en une bataille, et mis à une rançon si excessive, qu'elle surpasse toute creance, et celle là fidellement payee et avoir donné par sa conversation signe d'un courage franc, liberal, et constant, et d'un entendement net, et bien composé il print envie aux vainqueurs, apres en avoir tiré un million trois cens vingt cinq mille cinq cens poisant d'or outre l'argent, et autres choses, qui ne monterent pas moins si que leurs chevaux n'alloient plus ferrez, que d'or massif de voir encores, au prix de quelque desloyauté que ce fust, quel pouvoit estre le reste des thresors de ce Roy, et jouyr librement de ce qu'il avoit reserré. On luy apposta une fauce accusation et preuve Qu'il desseignoit de faire souslever ses provinces, pour se remettre en liberté. Sur quoy par beau jugement, de ceux mesme qui luy avoient dressé cette trahison, on le condamna à estre pendu et estranglé publiquement luy ayant faict racheter le tourment d'estre bruslé tout vif, par le baptesme qu'on luy donna au supplice mesme. Accident horrible et inouy qu'il souffrit pourtant sans se desmentir, ny de contenance, ny de parole, d'une forme et gravité vrayement royalle. Et puis, pour endormir les peuples estonnez et transis de chose si estrange, on contrefit un grand deuil de sa mort, et luy ordonna on des somptueuses funerailles. L'autre Roy de Mexico, ayant long temps defendu sa ville assiegee, et montré en ce siege tout ce que peut et la souffrance, et la perseverance, si onques prince et peuple le montra et son malheur l'ayant rendu vif, entre les mains des ennemis, avec capitulation d'estre traité en Roy aussi ne leur fit-il rien voir en la prison, indigne de ce tiltre ne trouvant point apres cette victoire, tout l'or qu'ils s'estoient promis quand ils eurent tout remué, et tout fouillé, ils se mirent à en chercher des nouvelles, par les plus aspres gehennes, dequoy ils se peurent adviser, sur les prisonniers qu'ils tenoient. Mais pour n'avoir rien profité, trouvant des courages plus forts que leurs tourments, ils en vindrent en fin à telle rage, que contre leur foy et contre tout droict des gens, ils condamnerent le Roy mesme, et l'un des principaux seigneurs de sa cour à la gehenne, en presence l'un de l'autre. Ce seigneur se trouvant forcé de la douleur, environné de braziers ardens, tourna sur la fin, piteusement sa veue vers son maistre, comme pour luy demander mercy, de ce qu'il n'en pouvoit plus Le Roy, plantant fierement et rigoureusement les yeux sur luy, pour reproche de sa lascheté et pusillanimité, luy dit seulement ces mots, d'une voix rude et ferme Et moy, suis je dans un bain, suis-je pas plus à mon aise que toy ? Celuy-là soudain apres succomba aux douleurs, et mourut sur la place. Le Roy à demy rosty, fut emporté de là Non tant par pitié car quelle pitié toucha jamais des ames si barbares, qui pour la doubteuse information de quelque vase d'or à piller, fissent griller devant leurs yeux un homme non qu'un Roy, si grand, et en fortune, et en merite mais ce fut que sa constance rendoit de plus en plus honteuse leur cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entrepris de se delivrer par armes d'une si longue captivité et subjection où il fit sa fin digne d'un magnanime Prince. A une autrefois ils mirent brusler pour un coup, en mesme feu, quatre cens soixante hommes tous vifs, les quatre cens du commun peuple, les soixante des principaux seigneurs d'une province, prisonniers de guerre simplement. Nous tenons d'eux-mesmes ces narrations car ilz y ne les advouent pas seulement, ils s'en ventent, et les preschent. Seroit-ce pour tesmoignage de leur justice, ou zele envers la religion ! Certes ce sont voyes trop diverses, et ennemies d'une si saincte fin. S'ils se fussent proposés d'estendre nostre foy, ils eussent consideré que ce n'est pas en possession de terres qu'elle s'amplifie, mais en possession d'hommes et se fussent trop contentez des meurtres que la necessité de la guerre apporte, sans y mesler indifferemment une boucherie, comme sur des bestes sauvages universelle, autant que le fer et le feu y ont peu attaindre n'en ayant conservé par leur dessein, qu'autant qu'ils en ont voulu faire de miserables esclaves, pour l'ouvrage et service de leurs minieres Si que plusieurs des chefs ont esté punis à mort, sur les lieux de leur conqueste, par ordonnance des Roys de Castille, justement offencez de l'horreur de leurs deportemens, et quasi tous desestimez et mal-voulus. Dieu a meritoirement permis, que ces grands pillages se soient absorbez par la mer en les transportant ou par les guerres intestines, dequoy ils se sont mangez entre-eux et la plus part s'enterrerent sur les lieux, sans aucun fruict de leur victoire. Quant à ce que la recepte, et entre les mains d'un prince mesnager, et prudent, respond si peu à l'esperance, qu'on en donna à ses predecesseurs, et à cette premiere abondance de richesses, qu'on rencontra à l'abord de ces nouvelles terres car encore qu'on en retire beaucoup, nous voyons que ce n'est rien, au prix de ce qui s'en devoit attendre c'est que l'usage de la monnoye estoit entierement incognu, et que par consequent, leur or se trouva tout assemblé, n'estant en autre service, que de montre, et de parade, comme un meuble reservé de pere en fils, par plusieurs puissants Roys, qui espuisoient tousjours leurs mines, pour faire ce grand monceau de vases et statues, à l'ornement de leurs palais, et de leurs temples au lieu que nostre or est tout en emploite et en commerce. Nous le menuisons et alterons en mille formes, l'espandons et dispersons. Imaginons que nos Roys amoncelassent ainsi tout l'or, qu'ils pourroient trouver en plusieurs siecles, et le gardassent immobile. Ceux du Royaume de Mexico estoient aucunement plus civilisez, et plus artistes, que n'estoient les autres nations de là . Aussi jugeoient-ils, ainsi que nous, que l'univers fust proche de sa fin et en prindrent pour signe la desolation que nous y apportasmes. Ils croyoyent que l'estre du monde, se depart en cinq aages, et en la vie de cinq soleils consecutifs, desquels les quatre avoient desja fourny leurs temps, et que celuy qui leur esclairoit, estoit le cinquiesme. Le premier perit avec toutes les autres creatures, par universelle inondation d'eaux. Le second, par la cheute du ciel sur nous, qui estouffa toute chose vivante auquel aage ils assignent les geants, et en firent voir aux Espagnols des ossements, à la proportion desquels, la stature des hommes revenoit à vingt paumes de hauteur. Le troisiesme, par feu, qui embrasa et consuma tout. Le quatriesme, par une émotion d'air, et de vent, qui abbatit jusques à plusieurs montaignes les hommes n'en moururent point, mais ils furent changez en magots quelles impressions ne souffre la lascheté de l'humaine creance ! Apres la mort de ce quatriesme Soleil, le monde fut vingt-cinq ans en perpetuelles tenebres Au quinziesme desquels fut creé un homme, et une femme, qui refirent l'humaine race Dix ans apres, à certain de leurs jours, le Soleil parut nouvellement creé et commence depuis, le compte de leurs annees par ce jour là . Le troisiesme jour de sa creation, moururent les Dieux anciens les nouveaux sont nays depuis du jour à la journee. Ce qu'ils estiment de la maniere que ce dernier Soleil perira, mon autheur n'en a rien appris. Mais leur nombre de ce quatriesme changement, rencontre à cette grande conjonction des astres, qui produisit il y a huict cens tant d'ans, selon que les Astrologiens estiment, plusieurs grandes alterations et nouvelletez au monde. Quant à la pompe et magnificence, par où je suis entré en ce propos, ny Græce, ny Rome, ny Ægypte, ne peut, soit en utilité, ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouvrages, au chemin qui se voit au Peru, dressé par les Roys du païs, depuis la ville de Quito, jusques à celle de Cusco il y a trois cens lieuÃs droit, uny, large de vingt-cinq pas, pavé revestu de costé et d'autre de belles et hautes murailles, et le long d'icelles par le dedans, deux ruisseaux perennes, bordez de beaux arbres, qu'ils nomment, Moly. Où ils ont trouvé des montaignes et rochers, ils les ont taillez et applanis, et comblé les fondrieres de pierre et chaux. Au chef de chasque journee, il y a de beaux palais fournis de vivres, de vestements, et d'armes, tant pour les voyageurs, que pour les armees qui ont à y passer. En l'estimation de cet ouvrage, j'ay compté la difficulté, qui est particulierement considerable en ce lieu là . Ils ne bastissoient point de moindres pierres, que de dix pieds en carré il n'avoient autre moyen de charrier, qu'à force de bras en trainant leur charge et pas seulement l'art d'eschaffauder n'y sçachants autre finesse, que de hausser autant de terre, contre leur bastiment, comme il s'esleve, pour l'oster apres. Retombons à nos coches. En leur place, et de toute autre voiture, ils se faisoient porter par les hommes, et sur les espaules. Ce dernier Roy du Peru, le jour qu'il fut pris, estoit ainsi porté sur des brancars d'or, et assis dans une chaize d'or, au milieu de sa bataille. Autant qu'on tuoit de ces porteurs, pour le faire choir à bas car on le vouloit prendre vif autant d'autres, et à l'envy, prenoient la place des morts de façon qu'on ne le peut onques abbatre, quelque meurtre qu'on fist de ces gens là , jusques à ce qu'un homme de cheval l'alla saisir au corps, et l'avalla par terre. Table des matières Chapitre précédentChapitre suivant CHAPITRE VII De l'incommodité de la grandeur PUISQUE nous ne la pouvons aveindre, vengeons nous à en mesdire Si n'est-ce pas entierement mesdire de quelque chose, d'y trouver des deffauts il s'en trouve en toutes choses, pour belles et desirables qu'elles soyent. En general, elle a cet evident avantage, qu'elle se ravalle quand il luy plaist, et qu'à peu pres, elle a le choix, de l'une et l'autre condition. Car on ne tombe pas de toute hauteur, il en est plus, desquelles on peut descendre, sans tomber. Bien me semble-il, que nous la faisons trop valoir et trop valoir aussi la resolution de ceux que nous avons ou veu ou ouy dire, l'avoir mesprisee, ou s'en estre desmis, de leur propre dessein. Son essence n'est pas si evidemment commode, qu'on ne la puisse refuser sans miracle. Je trouve l'effort bien difficile à la souffrance des maux, mais au contentement d'une mediocre mesure de fortune, et fuite de la grandeur, j'y trouve fort peu d'affaire. C'est une vertu, ce me semble, où moy, qui ne suis qu'un oyson, arriverois sans beaucoup de contention. Que doivent faire ceux, qui mettroient encores en consideration, la gloire qui accompagne ce refus, auquel il peut escheoir plus d'ambition, qu'au desir mesme et jouyssance de la grandeur ? D'autant que l'ambition ne se conduit jamais mieux selon soy, que par une voye esgaree et inusitee. J'aiguise mon courage vers la patience, je l'affoiblis vers le desir. Autant ay-je à souhaitter qu'un autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et d'indiscretion mais pourtant, si ne m'est-il jamais advenu, de souhaitter ny Empire ny Royauté, ny l'eminence de ces hautes fortunes et commanderesses. Je ne vise pas de ce costé là je m'aime trop. Quand je pense à croistre, c'est bassement d'une accroissance contrainte et coüarde proprement pour moy en resolution, en prudence, en santé, en beauté, et en richesse encore. Mais ce credit, cette auctorité si puissante, foule mon imagination. Et tout à l'opposite de l'autre, m'aymerois à l'avanture mieux, deuxiesme ou troisiesme à Perigeux, que premier à Paris Au moins sans mentir, mieux troisiesme à Paris, que premier en charge. Je ne veux ny debattre avec un huissier de porte, miserable incognu ny faire fendre en adoration, les presses où je passe Je suis duit à un estage moyen, comme par mon sort, aussi par mon goust. Et ay montré en la conduitte de ma vie, et de mes entreprinses, que j'ay plustost fuy, qu'autrement, d'enjamber par dessus le degré de fortune, auquel Dieu logea ma naissance. Toute constitution naturelle, est pareillement juste et aysee. J'ay ainsi l'ame poltrone, que je ne mesure pas la bonne fortune selon sa hauteur, je la mesure selon sa facilité. Mais si je n'ay point le coeur gros assez, je l'ay à l'equipollent ouvert, et qui m'ordonne de publier hardiment sa foiblesse. Qui me donneroit à conferer la vie de L. Thorius Balbus, gallant homme, beau, sçavant, sain, entendu et abondant en toute sorte de commoditez et plaisirs, conduisant une vie tranquille, et toute sienne, l'ame bien preparee contre la mort, la superstition, les douleurs, et autres encombriers de l'humaine necessité, mourant en fin en bataille, les armes en la main, pour la defense de son païs, d'une part et d'autre part la vie de M. Regulus, ainsi grande et hautaine, que chascun la cognoist, et sa fin admirable l'une sans nom, sans dignité l'autre exemplaire et glorieuse à merveilles j'en diroy certes ce qu'en dit Cicero, si je sçavoy aussi bien dire que luy. Mais s'il me les falloit coucher sur la mienne, je diroy aussi, que la premiere est autant selon ma portee, et selon mon desir, que je conforme à ma portee, comme la seconde est loing au delà . Qu'à cette cy, je ne puis advenir que par veneration j'adviendroy volontiers à l'autre par usage. Retournons à nostre grandeur temporelle, d'où nous sommes partis. Je suis desgousté de maistrise, et active et passive. Otanez l'un des sept, qui avoient droit de pretendre au Royaume de Perse, print un party, que j'eusse prins volontiers c'est qu'il quitta à ses compagnons son droit d'y pouvoir arriver par election, ou par sort pourveu que luy et les siens, vescussent en cet Empire hors de toute subjection et maistrise, sauf celle des loix antiques et y eussent toute liberté, qui ne porteroit prejudice à icelles impatient de commander, comme d'estre commandé. Le plus aspre et difficile mestier du monde, à mon gré, c'est, faire dignement le Roy. J'excuse plus de leurs fautes, qu'on ne fait communement, en consideration de l'horrible poix de leur charge, qui m'estonne. Il est difficile de garder mesure, à une puissance si desmesuree. Si est-ce que c'est envers ceux-mesmes qui sont de moins excellente nature, une singuliere incitation à la vertu, d'estre logé en tel lieu, où vous ne faciez aucun bien, qui ne soit mis en registre et en compte Et où le moindre bien faire, porte sur tant de gens Et où vostre suffisance, comme celle des prescheurs, s'adresse principallement au peuple, juge peu exacte, facile à piper, facile à contenter. Il est peu de choses, ausquelles nous puissions donner le jugement syncere, par ce qu'il en est peu, ausquelles en quelque façon nous n'ayons particulier interest. La superiorité et inferiorité, la maistrise et la subjection, sont obligees à une naturelle envie et contestation il faut qu'elles s'entrepillent perpetuellement. Je ne crois ny l'une ny l'autre, des droicts de sa compagne laissons en dire à la raison, qui est inflexible et impassible, quand nous en pourrons finer. Je feuilletois il n'y a pas un mois, deux livres Escossois, se combattans sur ce subject. Le populaire rend le Roy de pire condition qu'un charretier, le monarchique le loge quelques brasses au dessus de Dieu, en puissance et souveraineté. Or l'incommodité de la grandeur, que j'ay pris icy à remerquer, par quelque occasion qui vient de m'en advertir, est cette-cy. Il n'est à l'avanture rien plus plaisant au commerce des hommes, que les Essays que nous faisons les uns contre les autres, par jalousie d'honneur et de valeur, soit aux exercices du corps ou de l'esprit ausquels la grandeur souveraine n'a aucune vraye part. A la verité il m'a semblé souvent, qu'à force de respect, on y traicte les Princes desdaigneusement et injurieusement. Car ce dequoy je m'offençois infiniement en mon enfance, que ceux qui s'exerçoient avec moy, espargnassent de s'y employer à bon escient, pour me trouver indigne contre qui ils s'efforçassent c'est ce qu'on voit leur advenir tous les jours, chacun se trouvant indigne de s'efforcer contre eux. Si on recognoist qu'ils ayent tant soit peu d'affection à la victoire, il n'est celuy, qui ne se travaille à la leur prester et qui n'ayme mieux trahir sa gloire, que d'offenser la leur On n'y employe qu'autant d'effort qu'il en faut pour servir à leur honneur. Quelle part ont ils à la meslee, en laquelle chacun est pour eux ? Il me semble voir ces paladins du temps passé, se presentans aux joustes et aux combats, avec des corps, et des armes faÃes. Brisson courant contre Alexandre, se feignit en la course Alexandre l'en tança mais il luy en devoit faire donner le foüet. Pour cette consideration, Carneades disoit, que les enfans des Princes n'apprennent rien à droict qu'à manier des chevaux d'autant qu'en tout autre exercice, chacun fleschit soubs eux, et leur donne gaigné mais un cheval qui n'est ny flateur ny courtisan, verse le fils du Roy par terre, comme il feroit le fils d'un crocheteur. Homere a esté contrainct de consentir que Venus fut blessee au combat de Troye, une si douce saincte et si delicate, pour luy donner du courage et de la hardiesse, qualitez qui ne tombent aucunement en ceux qui sont exempts de danger. On fait courroucer, craindre, fuyr les Dieux, s'enjalouser, se douloir, et se passionner, pour les honorer des vertus qui se bastissent entre nous, de ces imperfections. Qui ne participe au hazard et difficulté, ne peut pretendre interest à l'honneur et plaisir qui suit les actions hazardeuses. C'est pitié de pouvoir tant, qu'il advienne que toutes choses vous cedent. Vostre fortune rejette trop loing de vous la societé et la compagnie, elle vous plante trop à l'escart. Cette aysance et lasche facilité, de faire tout baisser soubs soy, est ennemye de toute sorte de plaisir. C'est glisser cela, ce n'est pas aller c'est dormir, ce n'est pas vivre. Concevez l'homme accompagné d'omnipotence, vous l'abysmez il faut qu'il vous demande par aumosne, de l'empeschement et de la resistance. Son estre et son bien est en indigence. Leurs bonnes qualitez sont mortes et perdues car elles ne se sentent que par comparaison, et on les en met hors ils ont peu de cognoissance de la vraye loüange, estans batus d'une si continuelle approbation et uniforme. Ont ils affaire au plus sot de leurs subjects ? ils n'ont aucun moyen de prendre advantage sur luy en disant, C'est pour ce qu'il est mon Roy, il luy semble avoir assez dict, qu'il a presté la main à se laisser vaincre. Cette qualité estouffe. et consomme les autres qualitez vrayes et essentielles elles sont enfoncees dans la Royauté et ne leur laisse à eux faire valoir, que les actions qui la touchent directement, et qui luy servent les offices de leur charge. C'est tant estre Roy, qu'il n'est que par là . Cette lueur estrangere qui l'environne, le cache, et nous le desrobe nostre veuà s'y rompt et s'y dissipe, estant remplie et arrestee par cette forte lumiere. Le Senat ordonna le prix d'eloquence à Tybere il le refusa, n'estimant pas que d'un jugement si peu libre, quand bien il eust esté veritable, il s'en peust ressentir. Comme on leur cede tous avantages d'honneur, aussi conforte lon et auctorise les deffauts et vices qu'ils ont non seulement par approbation, mais aussi par imitation. Chacun des suivans d'Alexandre portoit comme luy, la teste à costé. Et les flateurs de Dionisius, s'entrehurtoient en sa presence, poussoyent et versoient ce qui se rencontroit à leurs pieds, pour dire qu'ils avoient la veuà aussi courte que luy. Les greveures ont aussi par fois servy de reommandation et faveur. J'en ay veu la surdité en affectation Et par ce que le maistre hayssoit sa femme, Plutarque a veu les courtisans repudier les leurs, qu'ils, aymoyent. Qui plus est, la paillardise s'en est veuà en credit, et toute dissolution comme aussi la desloyauté, les blasphemes, la cruauté comme l'heresie, comme la superstition, l'irreligion, la mollesse, et pis si pis il y a Par un exemple encores plus dangereux, que celuy des flateurs de Mithridates, qui d'autant que leur maistre pretendoit à l'honneur de bon medecin, luy portoient à inciser et cauteriser leurs membres Car ces autres souffrent cauteriser leur ame, partie plus delicate et plus noble. Mais pour achever par où j'ay commencé Adrian l'Empereur debatant avec le Philosophe Favorinus de l'interpretation de quelque mot Favorinus luy en quitta bien tost la victoire, ses amys se plaignans à luy Vous vous moquez, fit-il, voudriez vous qu'il ne fust pas plus sçavant que moy, luy qui commande à trente legions ? Auguste escrivit des vers contre Asinius Pollio Et moy, dit Pollio, je me tais ce n'est pas sagesse d'escrire à l'envy de celuy, qui peut proscrire Et avoient raison. Car Dionysius pour ne pouvoir esgaller Philoxenus en la poÃsie, et Platon en discours en condamna l'un aux carrieres, et envoya vendre l'autre esclave en l'isle d'Ægine. Table des matières Chapitre précédentChapitre suivant CHAPITRE VIII De l'art de conferer C'EST un usage de nostre justice, d'en condamner aucuns, pour l'advertissement des autres. De les condamner, par ce qu'ils ont failly, ce seroit bestise, comme dit Platon Car ce qui est faict, ne se peut deffaire mais c'est afin qu'ils ne faillent plus de mesmes, ou qu'on fuye l'exemple de leur faute. On ne corrige pas celuy qu'on pend, on corrige les autres par luy. Je fais de mesmes. Mes erreurs sont tantost naturelles et incorrigibles et irremediables Mais ce que les honnestes hommes profitent au public en se faisant imiter, je le profiteray à l'avanture à me faire eviter. Nonne vides Albi ut malè vivat filius, utque Barrus inops ? magnum documentum, ne patriam rem Perdere quis velit. Publiant et accusant mes imperfections, quelqu'un apprendra de les craindre. Les parties que j'estime le plus en moy, tirent plus d'honneur de m'accuser, que de me recommander. Voylà pourquoy j'y retombe, et m'y arreste plus souvent. Mais quand tout est compté, on ne parle jamais de soy, sans perte Les propres condemnations sont tousjours accreuÃs, les louanges mescruÃs. Il en peut estre aucuns de ma complexion, qui m'instruis mieux par contrarieté que par similitude et par fuite que par suite. A cette sorte de discipline regardoit le vieux Caton, quand il dict, que les sages ont plus à apprendre des fols, que les fols des sages Et cet ancien joueur de lyre, que Pausanias recite, avoir accoustumé contraindre ses disciples d'aller ouyr un mauvais sonneur, qui logeoit vis à vis de luy où ils apprinssent à hayr ses desaccords et fauces mesures. L'horreur de la cruauté me rejecte plus avant en la clemence qu'aucun patron de clemence ne me sçauroit attirer. Un bon escuyer ne redresse pas tant mon assiete, comme fait un procureur, ou un Venitien à cheval Et une mauvaise façon de langage, reforme mieux la mienne, que ne fait la bonne. Tous les jours la sotte contenance d'un autre, m'advertit et m'advise. Ce qui poinct, touche et esveille mieux, que ce qui plaist. Ce temps est propre à nous amender à reculons, par disconvenance plus que par convenance ; par difference, que par accord. Estant peu apprins par les bons exemples, je me sers des mauvais desquels la leçon est ordinaire Je me suis efforcé de me rendre autant aggreable comme j'en voyoy de fascheux aussi ferme, que j'en voyoy de mols aussi doux, que j'en voyoy d'aspres aussi bon, que j'en voyoy de meschants. Mais je me proposoy des mesures invincibles. Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c'est à mon gré la conference. J'en trouve l'usage plus doux, que d'aucune autre action de nostre vie. Et c'est la raison pourquoy, si j'estois à ceste heure forcé de choisir, je consentirois plustost, ce crois-je, de perdre la veuÃ, que l'ouyr ou le parler. Les Atheniens, et encore les Romains, conservoient en grand honneur cet exercice en leurs Academies. De nostre temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand profit comme il se voit par la comparaison de nos entendemens aux leurs. L'estude des livres, c'est un mouvement languissant et foible qui n'eschauffe point la où la conference, apprend et exerce en un coup. Si je confere avec une ame forte, et un roide jousteur, il me presse les flancs, me picque à gauche et à dextre ses imaginations eslancent les miennes. La jalousie, la gloire, la contention, me poussent et rehaussent au dessus de moy-mesmes. Et l'unisson, est qualité du tout ennuyeuse en la conference. Mais comme nostre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et reiglez, il ne se peut dire, combien il perd, et s'abastardit, par le continuel commerce, et frequentation, que nous avons les avec esprits bas et maladifs. Il n'est contagion qui s'espande comme celle-là . Je sçay par assez d'experience, combien en vaut l'aune. J'ayme à contester, et à discourir, mais c'est avec peu d'hommes, et pour moy Car de servir de spectacle aux grands, et faire à l'envy parade de son esprit, et de son caquet, je trouve que c'est un mestier tres-messeant à un homme d'honneur. La sottise est une mauvaise qualité, mais de ne la pouvoir supporter, et s'en despiter et ronger, comme il m'advient, c'est une autre sorte de maladie, qui ne doit guere à la sottise, en importunité Et est ce qu'à present je veux accuser du mien. J'entre en conference et en dispute, avec grande liberté et facilité d'autant que l'opinion trouve en moy le terrein mal propre à y penetrer, et y pousser de hautes racines Nulles propositions m'estonnent, nulle creance me blesse, quelque contrarieté qu'elle aye à la mienne. Il n'est si frivole et si extravagante fantasie, qui ne me semble bien sortable à la production de l'esprit humain. Nous autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions diverses et si nous n'y prestons le jugement, nous y prestons aysement l'oreille. Où l'un plat est vuide du tout en la balance, je laisse vaciller l'autre, sous les songes d'une vieille. Et me semble estre excusable, si j'accepte plustost le nombre impair le Jeudy au prix du Vendredy si je m'aime mieux douziesme ou quatorziesme, que treziesme à table si je vois plus volontiers un liévre costoyant, que traversant mon chemin, quand je voyage et donne plustost le pied gauche, que le droict, à chausser. Toutes telles revasseries, qui sont en credit autour de nous, meritent aumoins qu'on les escoute. Pour moy, elles emportent seulement l'inanité, mais elles l'emportent. Encores sont en poids, les opinions vulgaires et casuelles, autre chose, que rien, en nature. Et qui ne s'y laisse aller jusques là , tombe à l'avanture au vice de l'opiniastreté, pour eviter celuy de la superstition. Les contradictions donc des jugemens, ne m'offencent, n'y m'alterent elles m'esveillent seulement et m'exercent. Nous fuyons la correction, il s'y faudroit presenter et produire notamment quand elle vient par forme de conference, non de regence. A chasque opposition, on ne regarde pas si elle est juste ; mais, à tort, ou à droit, comment on s'en deffera Au lieu d'y tendre les bras, nous y tendons les griffes. Je souffrirois estre rudement heurté par mes amis, Tu és un sot, tu resves J'ayme entre les galans hommes, qu'on s'exprime courageusement que les mots aillent où va la pensee. Il nous faut fortifier l'ouye, et la durcir, contre cette tendreur du son ceremonieux des parolles. J'ayme une societé, et familiarité forte, et virile Une amitié, qui se flatte en l'aspreté et vigueur de son commerce comme l'amour, és morsures et esgratigneures sanglantes. Elle n'est pas assez vigoureuse et genereuse, si elle n'est querelleuse Si elle est civilisee et artiste Si elle craint le heurt, et a ses allures contreintes. Neque enim disputari sine reprehensione potest. Quand on me contrarie, on esveille mon attention, non pas ma cholere je m'avance vers celuy qui me contredit, qui m'instruit. La cause de la verité, devroit estre la cause commune à l'un et à l'autre Que respondra-il ? la passion du courroux luy a desja frappé le jugement le trouble s'en est saisi, avant la raison. Il seroit utile, qu'on passast par gageure, la decision de nos disputes qu'il y eust une marque materielle de nos pertes affin que nous en tinssions estat, et que mon valet me peust dire Il vous cousta l'annee passee cent escus, à vingt fois, d'avoir esté ignorant et opiniastre. Je festoye et caresse la verité en quelque main que je la trouve, et m'y rends alaigrement, et luy tends mes armes vaincues, de loing que je la vois approcher. Et pourveu qu'on n'y procede d'une troigne trop imperieusement magistrale, je prens plaisir à estre reprins. Et m'accommode aux accusateurs, souvent plus, par raison de civilité, que par raison d'amendement aymant à gratifier et à nourrir la liberté de m'advertir, par la facilité de ceder. Toutesfois il est malaisé d'y attirer les hommes de mon temps. Ils n'ont pas le courage de corriger, par ce qu'ils n'ont pas le courage de souffrir à l'estre Et parlent tousjours avec dissimulation, en presence les uns des autres. Je prens si grand plaisir d'estre jugé et cogneu, qu'il m'est comme indifferent, en quelle des deux formes je le soys. Mon imagination se contredit elle mesme si souvent, et condamne, que ce m'est tout un, qu'un autre le face veu principalement que je ne donne à sa reprehension, que l'authorité que je veux. Mais je romps paille avec celuy, qui se tient si haut à la main comme j'en cognoy quelqu'un, qui plaint son advertissement, s'il n'en est creu et prend à injure, si on estrive à le suivre. Ce que Socrates recueilloit tousjours riant, les contradictions, qu'on opposoit à son discours, on pourroit dire, que sa force en estoit cause et que l'avantage ayant à tomber certainement de son costé, il les acceptoit, comme matiere de nouvelle victoire. Toutesfois nous voyons au rebours, qu'il n'est rien, qui nous y rende le sentiment si delicat, que l'opinion de la préeminence, et desdaing de l'adversaire. Et que par raison, c'est au foible plustost, d'accepter de bon gré les oppositions qui le redressent et rabillent. Je cherche à la verité plus la frequentation de ceux qui me gourment, que de ceux qui me craignent. C'est un plaisir fade et nuisible, d'avoir affaire à gens qui nous admirent et facent place. Anthistenes commanda à ses enfans, de ne sçavoir jamais gré ny grace, à homme qui les louast. Je me sens bien plus fier, de la victoire que je gaigne sur moy, quand en l'ardeur mesme du combat, je me faits plier soubs la force de la raison de mon adversaire que je ne me sens gré, de la victoire que je gaigne sur luy, par sa foiblesse. En fin, je reçois et advoue toute sorte d'atteinctes qui sont de droict fil, pour foibles qu'elles soient mais je suis par trop impatient, de celles qui se donnent sans forme. Il me chaut peu de la matiere, et me sont les opinions unes, et la victoire du subject à peu pres indiffente. Tout un jour je contesteray paisiblement, si la conduicte du debat se suit avec ordre. Ce n'est pas tant la force et la subtilité, que je demande, comme l'ordre. L'ordre qui se voit tous les jours, aux altercations des bergers et des enfants de boutique jamais entre nous. S'ils se detraquent, c'est en incivilité si faisons nous bien. Mais leur tumulte et impatience, ne les devoye pas de leur theme. Leur propos suit son cours. S'ils previennent l'un l'autre, s'ils ne s'attendent pas, aumoins ils s'entendent. On respond tousjours trop bien pour moy, si on respond à ce que je dits. Mais quand la dispute est trouble et des-reglee, je quitte la chose, et m'attache à la forme, avec despit et indiscretion et me jette à une façon de debattre, testue, malicieuse, et imperieuse, dequoy j'ay à rougir apres. Il est impossible de traitter de bonne foy avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d'un maistre si impetueux mais aussi ma conscience. Noz disputes devoient estre defendues et punies, comme d'autres crimes verbaux. Quel vice n'esveillent elles et n'amoncellent, tousjours regies et commandees par la cholere ? Nous entrons en inimitié, premierement contre les raisons, et puis contre les hommes. Nous n'apprenons à disputer que pour contredire et chascun contredisant et estant contredict, il en advient que le fruit du disputer, c'est perdre et aneantir la verité. Ainsi Platon en sa Republique, prohibe cet exercice aux esprits ineptes et mal nays. A quoy faire vous mettez vous en voye de quester ce qui est, avec celuy qui n'a ny pas, ny alleure qui vaille ? On ne fait point tort au subject, quand on le quicte, pour voir du moyen de le traicter. Je ne dis pas moyen scholastique et artiste, je dis moyen naturel, d'un sain entendement. Que sera-ce en fin ? l'un va en Orient, l'autre en Occident Ils perdent le principal, et l'escartent dans la presse des incidens. Au bout d'une heure de tempeste, ils ne sçavent ce qu'ils cherchent l'un est bas, l'autre haut, l'autre costier. Qui se prend à un mot et une similitu ; de. Qui ne sent plus ce qu'on luy oppose, tant il est engagé en sa course, et pense à se suivre, non pas à vous. Qui se trouvant foible de reins, craint tout, refuse tout, mesle dez l'entree, et confond le propos ou sur l'effort du debat, se mutine à se taire tout plat par une ignorance despite, affectant un orgueilleux mesprix ou une sottement modeste fuitte de contention. Pourveu que cettuy-cy frappe, il ne luy chaut combien il se descouvre L'autre compte ses mots, et les poise pour raisons. Celuy-là ny employe que l'avantage de sa voix, et de ses poulmons. En voyla un qui conclud contre soy-mesme et cettuy-cy qui vous assourdit de prefaces et digressions inutiles Cet autre s'arme de pures injures, et cherche une querelle d'Alemaigne, pour se deffaire de la societé et conference d'un esprit, qui presse le sien. Ce dernier ne voit rien en la raison, mais il vous tient assiegé sur la closture dialectique de ses clauses, et sur les formules de son art. Or qui n'entre en deffiance des sciences, et n'est en doubte, s'il s'en peut tirer quelque solide fruict, au besoin de la vie à considerer l'usage que nous en avons ? Nihil sanantibus litteris. Qui a pris de l'entendement en la logique ? où sont ses belles promesses ? Nec ad melius vivendum, nec ad commodius disserendum. Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengeres, qu'aux disputes publiques des hommes de cette profession ? J'aymeroy mieux, que mon fils apprint aux tavernes à parler, qu'aux escholes de la parlerie. Ayez un maistre és arts, conferez avec luy, que ne nous fait-il sentir cette excellence artificielle, et ne ravit les femmes, et les ignorans comme nous sommes, par l'admiration de la fermeté de ses raisons, de la beauté de son ordre ? que ne nous domine-il et persuade comme il veut ? Un homme si avantageux en matiere, et en conduicte, pourquoy mesle-il à son escrime les injures, l'indiscretion et la rage ? Qu'il oste son chapperon, sa robbe, et son Latin, qu'il ne batte pas nos aureilles d'Aristote tout pur et tout creu, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis. Il me semble de cette implication et entrelasseure du langage, par où ils nous pressent, qu'il en va comme des joueurs de passe-passe leur soupplesse combat et force nos sens, mais elle n'esbranle aucunement nostre creance hors ce bastelage, ils ne font rien qui ne soit commun et vil. Pour estre plus sçavans, ils n'en sont pas moins ineptes. J'ayme et honore le sçavoir, autant que ceux qui l'ont. Et en son vray usage, c'est le plus noble et puissant acquest des hommes Mais en ceux-là et il en est un nombre infiny de ce genre qui en establissent leur fondamentale suffisance et valeur qui se rapportent de leur entendement à leur memoire, sub aliena umbra latentes et ne peuvent rien que par livre je le hay, si je l'ose dire, un peu plus que la bestise. En mon pays, et de mon temps, la doctrine amande assez les bourses, nullement les ames. Si elle les rençontre mousses, elle les aggrave et suffoque masse crue et indigeste si desliees, elle les purifie volontiers, clarifie et subtilise jusques à l'exinanition. C'est chose de qualité à peu pres indifferente tres-utile accessoire, à une ame bien nee, pernicieux à une autre ame et dommageable. Ou plustost, chose de tres-precieux usage, qui ne se laisse pas posseder à vil prix en quelque main c'est un sceptre, en quelque autre, une marotte. Mais suyvons. Quelle plus grande victoire attendez vous, que d'apprendre à vostre ennemy qu'il ne vous peut combattre ? Quand vous gaignez l'avantage de vostre proposition, c'est la verité qui gaigne quand vous gaignez l'avantage de l'ordre, et de la conduitte, c'est vous qui gaignez. Il m'est advis qu'en Platon et en Xenophon Socrates dispute plus, en faveur des disputants qu'en faveur de la dispute et pour instruire Euthydomus et Protagoras de la cognoissance de leur impertinence, plus que de l'impertinence de leur art. Il empoigne la premiere matiere, comme celuy qui a une fin plus utile que de l'aisclaircir, assavoir esclaircir les esprits, qu'il prend à manier et exercer. L'agitation et la chasse est proprement de nostre gibier, nous ne sommes pas excusables de la conduire mal et impertinemment de faillir à la prise, c'est autre chose. Car nous sommes nais à quester la verité, il appartient de la posseder à une plus grande puissance. Elle n'est pas, comme disoit Democritus, cachee dans le fonds des abysmes mais plustost eslevee en hauteur infinie en la cognoissance divine. Le monde n'est qu'une escole d'inquisition. Ce n'est pas à qui mettra dedans, mais à qui fera les plus belles courses. Autant peut faire le sot, celuy qui dit vray, que celuy qui dit faux car nous sommes sur la maniere, non sur la matiere du dire. Mon humeur est de regarder autant à la forme, qu'à la substance autant à l'advocat qu'à la cause, comme Alcibiades ordonnoit qu'on fist. Et tous les jours m'amuse à lire en des autheurs, sans soing de leur science y cherchant leur façon, non leur subject. Tout ainsi que je poursuy la communication de quelque esprit fameux, non affin qu'il m'enseigne, mais affin que je le cognoisse, et que le cognoissant, s'il le vaut, je l'imite. Tout homme peut dire veritablement, mais dire ordonnement, prudemment, et suffisamment, peu d'hommes le peuvent. Par ainsi la fauceté qui vient d'ignorance, ne m'offence point c'est l'ineptie. J'ay rompu plusieurs marchez qui m'estoient utiles, par l'impertinence de la contestation de ceux, avec qui je marchandois. Je ne m'esmeux pas une fois l'an, des fautes de ceux sur lesquels j'ay puissance mais sur le poinct de la bestise et opiniastreté de leurs allegations, excuses et defences, asnieres et brutales, nous sommes tous les jours à nous en prendre à la gorge. Il n'entendent ny ce qui se dit, ny pourquoy, et respondent de mesme c'est pour desesperer. Je ne sens heurter rudement ma teste, que par une autre teste. Et entre plustost en composition avec le vice de mes gens, qu'avec leur temerité, importunité et leur sottise. Qu'ils facent moins, pourveu qu'ils soient capables de faire. Vous vivez en esperance d'eschauffer leur volonté Mais d'une souche, il n'y a ny qu'esperer, ny que jouyr qui vaille. Or quoy, si je prens les choses autrement qu'elles ne sont ? Il peut estre. Et pourtant j'accuse mon impatience. Et tiens, premierement, qu'elle est esgallement vitieuse en celuy qui a droit, comme en celuy qui a tort Car c'est tousjours un'aigreur tyrannique, de ne pouvoir souffrir une forme diverse à la sienne Et puis, qu'il n'est à la verité point de plus grande fadese, et plus constante, que de s'esmouvoir et piquer des fadeses du monde, ny plus heteroclite. Car elle nous formalise principallement contre nous et ce philosophe du temps passé n'eust jamais eu faute d'occasion à ses pleurs, tant qu'il se fust consideré. Mison l'un des sept sages, d'une humeur Timoniene et Democritiene interrogé, dequoy il rioit seul De ce que je ris seul respondit-il. Combien de sottises dis-je, et respons-je tous les jours, selon moy et volontiers donq combien plus frequentes, selon autruy ? Si je m'en mors les levres, qu'en doivent faire les autres ? Somme, il faut vivre entre les vivants, et laisser la riviere courre sous le pont, sans nostre soing ou à tout le moins, sans nostre alteration. De vray, pourquoy sans nous esmouvoir, rencontrons nous quelqu'un qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pouvons souffrir le rencontre d'un esprit mal rengé, sans nous mettre en cholere ? Cette vitieuse aspreté tient plus au juge, qu'à la faute. Ayons tousjours en la bouche ce mot de Platon Ce que je treuve mal sain, n'est-ce pas pour estre moy-mesmes mal sain ? Ne suis-je pas moy-mesmes en coulpe ? mon advertissement se peut-il pas renverser contre moy ? Sage et divin refrein, qui fouete la plus universelle, et commune erreur des hommes Non seulement les reproches, que nous faisons les uns aux autres, mais noz raisons aussi, et noz arguments et matieres controverses, sont ordinairement retorquables à nous et nous enferrons de noz armes. Dequoy l'ancienneté m'a laisse assez de graves exemples. Ce fut ingenieusement dit et bien à propos, par celuy qui l'inventa Stercus cuique suum bene olet. Noz yeux ne voyent rien en derriere. Cent fois le jour, nous nous moquons de nous sur le subject de nostre voysin, et detestons en d'autres, les defauts qui sont en nous plus clairement et les admirons d'une merveilleuse impudence et inadvertence. Encores hier je fus à mesmes, de veoir un homme d'entendement se moquant autant plaisamment que justement, de l'inepte façon d'un autre, qui rompt la teste à tout le monde du registre de ses genealogies et alliances, plus de moitié fauces ceux-là se jettent plus volontiers sur tels sots propos, qui ont leurs qualitez plus doubteuses et moins seures et luy s'il eust reculé sur soy, se fust trouvé non guere moins intemperant et ennuyeux à semer et faire valoir la prerogative de la race de sa femme. O importune presomption, de laquelle la femme se voit armee par les mains de son mary mesme ! S'il entendoit du Latin, il luy faudroit dire, Agesi hæc non insanit satis sua sponte, instiga. Je ne dis pas, que nul n'accuse, qui ne soit net car nul n'accuseroit voire ny net, en mesme sorte de tache. Mais j'entens, que nostre jugement chargeant sur un autre, duquel pour lors il est question, ne nous espargne pas, d'une interne et severe jurisdiction. C'est office de charité, que, qui ne peut oster un vice en soy, cherche ce neantmoins à l'oster en autruy où il peut avoir moins maligne et revesche semence. Ny ne me semble responce à propos, à celuy, qui m'advertit de ma faute, dire qu'elle est aussi en luy. Quoy pour cela ? Tousjours l'advertissement est vray et utile. Si nous avions bon nez, nostre ordure nous devroit plus puïr, d'autant qu'elle est nostre. Et Socrates est d'advis, que qui se trouveroit coulpable, et son fils, et un estranger, de quelque violence et injure, devroit commencer par soy, à se presenter à la condamnation de la justice, et implorer, pour se purger, le secours de la main du bourreau Secondement pour son fils et dernierement pour l'estranger. Si ce precepte prend le ton un peu trop haut au moins se doibt il presenter le premier, à la punition de sa propre conscience. Les sens sont nos propres et premiers juges, qui n'apperçoivent les choses que par les accidens externes et n'est merveille, si en toutes les pieces du service de nostre societé, il y a un si perpetuel, et universel meslange de ceremonies et apparences superficielles si que la meilleure et plus effectuelle part des polices, consiste en celà . C'est tousjours à l'homme que nous avons affaire, duquel la condition est merveilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont voulu bastir ces annees passees, un exercice de religion, si contemplatif et immateriel, ne s'estonnent point, s'il s'en trouve, qui pensent, qu'elle fust eschappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne tenoit parmy nous, comme marque, tiltre, et instrument de division et de part, plus que par soy-mesmes. Comme en la conference. La gravité, la robbe, et la fortune de celuy qui parle, donne souvent credit à des propos vains et ineptes Il n'est pas à presumer, qu'un monsieur, si suivy, si redouté, n'aye au dedans quelque suffisance autre que populaire et qu'un homme à qui on donne tant de commissions, et de charges, si desdaigneux et si morguant, ne soit plus habile, que cet autre, qui le salue de si loing, et que personne n'employe. Non seulement les mots, mais aussi les grimaces de ces gens là , se considerent et mettent en compte chacun s'appliquant à y donner quelque belle et solide interpretation. S'ils se rabaissent à la conference commune ; et qu'on leur presente autre chose qu'approbation et reverence, ils vous assomment de l'authorité de leur experience ils ont ouy, ils ont veu, ils ont faict, vous estes accablé d'exemples. Je leur dirois volontiers, que le fruict de l'experience d'un Chirurgien, n'est pas l'histoire de ses practiques, et se souvenir qu'il a guary quatre empestez et trois gouteux, s'il ne sçait de cet usage, tirer dequoy former son jugement, et ne nous sçait faire sentir, qu'il en soit devenu plus sage à l'usage de son art. Comme en un concert d'instruments, on n'oit pas un leut, une espinete, et la flutte on oyt une harmonie en globe l'assemblage et le fruict de tout cet amas. Si les voyages et les charges les ont amendez, c'est à la production de leur entendement de le faire paroistre. Ce n'est pas assez de compter les experiences, il les faut poiser et assortir et les faut avoir digerees et alambiquees, pour en tirer les raisons et conclusions qu'elles portent. Il ne fut jamais tant d'historiens. Bon est-il tousjours et utile de les ouyr, car ils nous fournissent tout plein de belles instructions et louables du magasin de leur memoire. Grande partie certes, au secours de la vie Mais nous ne cherchons pas cela pour cette heure, nous cherchons si ces recitateurs et recueilleurs sont louables eux-mesmes. Je hay toute sorte de tyrannie, et la parliere, et l'effectuelle. Je me bande volontiers contre ces vaines circonstances, qui pipent nostre jugement par les sens et me tenant au guet de ces grandeurs extraordinaires, ay trouvé que ce sont pour le plus, des hommes comme les autres Rarus enim fermè sensus communis in illa Fortuna. A l'avanture les estime lon, et apperçoit moindres qu'ils ne sont, d'autant qu'ils entreprennent plus, et se montrent plus, ils ne respondent point au faix qu'ils ont pris. Il faut qu'il y ayt plus de vigueur, et de pouvoir au porteur, qu'en la charge. Celuy qui n'a pas remply sa force, il vous laisse deviner, s'il a encore de la force au delà , et s'il a esté essayé jusques à son dernier poinct Celuy qui succombe à sa charge, il descouvre sa mesure, et la foiblesse de ses espaules. C'est pourquoy on voit tant d'ineptes ames entre les sçavantes, et plus que d'autres Il s'en fust faict des bons hommes de mesnage, bons marchans, bons artizans leur vigueur naturelle estoit taillee à cette proportion. C'est chose de grand poix que la science, ils fondent dessoubs Pour estaller et distribuer cette riche et puissante matiere ; pour l'employer et s'en ayder leur engin n'a, ny assez de vigueur, ny assez de maniement. Elle ne peut qu'en une forte nature or elles sont bien rares. Et les foibles, dit Socrates, corrompent la dignité de la philosophie, en la maniant. Elle paroist et inutile et vicieuse, quand elle est mal estuyee. Voyla comment ils se gastent et affolent. Humani qualis simulator simius oris, Quem puer arridens, pretioso stamine serum Velavit, nudà sque nates ac terga reliquit, Ludibrium mensis. A ceux pareillement, qui nous regissent et commandent, qui tiennent le monde en leur main, ce n'est pas assez d'avoir un entendement commun de pouvoir ce que nous pouvons. Ils sont bien loing au dessoubs de nous, s'ils ne sont bien loing au dessus. Comme ils promettent plus, ils doivent aussi plus Et pourtant leur est le silence, non seulement contenance de respect et gravité, mais encore souvent de profit et de mesnage Car Megabysus estant allé voir Apelles en son ouvrouer, fut long temps sans mot dire et puis commença à discourir de ses ouvrages. Dont il reçeut cette rude reprimende Tandis que tu as gardé silence, tu semblois quelque grande chose, à cause de tes cheines et de ta pompe mais maintenant, qu'on t'a ouy parler, il n'est pas jusques aux garsons de ma boutique qui ne te mesprisent. Ces magnifiques atours, ce grand estat, ne luy permettoient point d'estre ignorant d'une ignorance populaire et de parler impertinemment de la peinture Il devoit maintenir muet, cette externe et presomptive suffisance. A combien de sottes ames en mon temps, a servy une mine froide et taciturne, de tiltre de prudence et de capacité ? Les dignitez, les charges, se donnent necessairement, plus par fortune que par merite et a lon tort souvent de s'en prendre aux Roys. Au rebours c'est merveille qu'ils y ayent tant d'heur, y ayans si peu d'adresse Principis est virtus maxima, nosse suos. Car la nature ne leur a pas donné la veuÃ, qui se puisse estendre à tant de peuple, pour en discerner la precellence et perser nos poitrines, où loge la cognoissance de nostre volonté et de nostre meilleure valeur. Il faut qu'ils nous trient par conjecture, et à tastons par la race, les richesses, la doctrine, la voix du peuple tres-foibles argumens. Qui pourroit trouver moyen, qu'on en peust juger par justice, et choisir les hommes par raison, establiroit de ce seul trait, une parfaite forme de police. Ouy mais, il a mené à poinct ce grand affaire. C'est dire quelque chose ; mais ce n'est pas assez dire. Car cette sentence est justement receuÃ, Qu'il ne faut pas juger les conseils par les evenemens. Les Carthaginois punissoient les mauvais advis de leurs Capitaines, encore qu'ils fussent corrigez par une heureuse yssue. Et le peuple Romain a souvent refusé le triomphe à des grandes et tres-utiles victoires, par ce que la conduitte du chef ne respondoit point à son bon heur. On s'apperçoit ordinairement aux actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre, combien elle peut en toutes choses et qui prent plaisir à rabatre nostre presomption n'ayant peu faire les mal-habiles sages, elles les fait heureux, à l'envy de la vertu. Et se mesle volontiers à favoriser les executions, où la trame est plus purement sienne. D'où il se voit tous les jours, que les plus simples d'entre nous, mettent à fin de tres-grandes besongnes et publiques et privees. Et comme Sirannez le Persien, respondit à ceux qui s'estonnoient comment ses affaires succedoient si mal, veu que ses propres estoient si sages Qu'il estoit seul maistre de ses propos, mais du succez de ses affaires, c'estoit la fortune. Ceux-cy peuvent respondre de mesme mais d'un contraire biais. La plus part des choses du monde se font par elles mesmes. Fata viam inveniunt. L'issuà authorise souvent une tresinepte conduite. Nostre entremise n'est quasi qu'une routine et plus communement consideration d'usage, et d'exemple, que de raison. Estonné de la grandeur de l'affaire, j'ay autrefois sçeu par ceuz qui l'avoient mené à fin, leurs motifs et leur addresse je n'y ay trouvé que des advis vulgaires et les plus vulgaires et usitez, sont aussi peut estre, les plus seurs et plus commodes à la pratique, sinon à la montre Quoy si les plus plattes raisons, sont les mieux assises les plus basses et lasches, et les plus battues, se couchent mieux aux affaires ? Pour conserver l'authorité du conseil des Roys, il n'est pas besoing que les personnes profanes y participent, et y voyent plus avant que de la premiere barriere. Il se doibt reverer à credit et en bloc, qui en veut nourrir la reputation. Ma consultation esbauche un peu la matiere, et la considere legerement par ses premiers visages le fort et principal de la besongne, j'ay accoustumé de le resigner au ciel, Permitte divis cætera. L'heur et le mal'heur, sont à mon gré deux souveraines puissances. C'est imprudence, d'estimer que l'humaine prudence puisse remplir le rolle de la fortune. Et vaine est l'entreprise de celuy, qui presume d'embrasser et causes et consequences, et mener par la main, le progrez de son faict. Vaine sur tout aux deliberations guerrieres. Il ne fut jamais plus de circonspection et prudence militaire, qu'il s'en voit par fois entre nous Seroit ce qu'on crainct de se perdre en chemin, se reservant à la catastrophe de ce jeu ? Je dis plus, que nostre sagesse mesme et consultation, suit pour la plus part la conduicte du hazard. Ma volonté et mon discours, se remue tantost d'un air, tantost d'un autre et y a plusieurs de ces mouvemens, qui se gouvernent sans moy Ma raison à des impulsions et agitations journallieres, et casuelles Vertuntur species animorum, et pectora motus Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat, Concipiunt. Qu'on regarde qui sont les plus puissans aux villes, et qui font mieux leurs besongnes on trouvera ordinairement, que ce sont les moins habiles Il est advenu aux femmelettes, aux enfans, et aux insensez, de commander des grands estats, à l'esgal des plus suffisans Princes Et y rencontrent dit Thucydides plus ordinairement les grossiers que les subtils. Nous attribuons les effects de leur bonne fortune à leur prudence. ut quisque Fortuna utitur, Ita præcellet atque exinde sapere illum omnes dicimus. Parquoy je dis bien, en toutes façons, que les evenemens, sont maigres tesmoings de nostre prix et capacité. Or j'estois sur ce poinct, qu'il ne faut que voir un homme eslevé en dignité quand nous l'aurions cogneu trois jours devant, homme de peu il coule insensiblement en nos opinions, une image de grandeur, de suffisance, et nous persuadons que croissant de train et de credit, il est creu de merite. Nous jugeons de luy non selon sa valeur mais à la mode des getons, selon la prerogative de son rang. Que la chanse tourne aussi, qu'il retombe et se mesle à la presse chacun s'enquiert avec admiration de la cause qui l'avoit guindé si haut. Est-ce luy ? faict on n'y sçavoit il autre chose quand il y estoit ? les Princes se contentent ils de si peu ? nous estions vrayement en bonnes mains. C'est chose que j'ay veu souvent de mon temps. Voyre et le masque des grandeurs, qu'on represente aux comedies, nous touche aucunement et nous pippe. Ce que j'adore moy-mesmes aux Roys, c'est la foule de leurs adorateurs. Toute inclination et soubsmission leur est deuÃ, sauf celle de l'entendement Ma raison n'est pas duite à se courber et fleschir, ce sont mes genoux. Melanthius interrogé ce qu'il luy sembloit de la tragedie de Dionysius Je ne l'ay, dit-il, point veuÃ, tant elle est offusquee de langage Aussi la pluspart de ceux qui jugent les discours des grans, debvroient dire Je n'ay point entendu son propos, tant il estoit offusqué de gravité, de grandeur, et de majesté. Antisthenes suadoit un jour aux Atheniens, qu'ils commandassent, que leurs asnes fussent aussi bien employez au labourage des terres, comme estoyent les chevaux sur quoy il luy fut respondu, que cet animal n'estoit pas nay à un tel service C'est tout un, repliqua il ; il n'y va que de vostre ordonnance car les plus ignorans et incapables hommes, que vous employez aux commandemens de vos guerres, ne laissent pas d'en devenir incontinent tres-dignes, par ce que vous les y employez. A quoy touche l'usage de tant de peuples, qui canonizent le Roy, qu'ils ont faict d'entre eux, et ne se contentent point de l'honnorer, s'ils ne l'adorent. Ceux de Mexico, dépuis que les ceremonies de son Sacre sont parachevees, n'osent plus le regarder au visage ains comme s'ils l'avoient deifié par sa royauté, entre les serments qu'ils luy font jurer, de maintenir leur religion, leurs loix, leurs libertez, d'estre vaillant, juste et debonnaire il jure aussi, de faire marcher le soleil en sa lumiere accoustumee d'esgouster les nuees en temps opportun courir aux rivieres leurs cours et faire porter à la terre toutes choses necessaires à son peuple. Je suis divers à cette façon commune et me deffie plus de la suffisance, quand je la vois accompagnée de grandeur de fortune, et de recommandation populaire. Il nous fault prendre garde, combien c'est, de parler à son heure, de choisir son poinct, de rompre le propos, ou le changer, d'une authorité magistrale de se deffendre des oppositions d'autruy, par un mouvement de teste, un sous-ris, ou un silence, devant une assistance, qui tremble dereverence et de respect. Un homme de monstrueuse fortune, venant mesler son advis à certain leger propos, qui se demenoit tout laschement, en sa table, commença justement ainsi Ce ne peut estre qu'un menteur ou ignorant, qui dira autrement que, etc. Suyvez cette poincte philosophique, un poignart à la main. Voicy un autre advertissement, duquel je tire grand usage. C'est qu'aux disputes et conferences, tous les mots qui nous semblent bons, ne doivent pas incontinent estre acceptez. La plus part des hommes sont riches d'une suffisance estrangere. Il peut bien advenir à tel, de dire un beau traict, une bonne responce et sentence, et la mettre en avant, sans en cognoistre la force. Qu'on ne tient pas tout ce qu'on emprunte, à l'adventure se pourra-il verifier par moy-mesme. Il n'y faut point tousjours ceder, quelque verité ou beauté qu'elle ayt. Où il la faut combatre à escient, ou se tirer arriere, soubs couleur de ne l'entendre pas pour taster de toutes parts, comment elle est logee en son autheur. Il peut advenir, que nous nous enferrons, et aydons au coup, outre sa portee. J'ay autrefois employé à la necessité et presse du combat, des revirades, qui ont faict faucee outre mon dessein, et mon esperance. Je ne les donnois qu'en nombre, on les reçevoit en poix. Tout ainsi, comme, quand je debats contre un homme vigoureux ; je me plais d'anticiper ses conclusions je luy oste la peine de s'interpreter j'essaye de prevenir son imagination imparfaicte encores et naissante l'ordre et la pertinence de son entendement, m'advertit et menace de loing de ces autres je fais tout le rebours, il ne faut rien entendre que par eux, ny rien presupposer. S'ils jugent en parolles universelles Cecy est bon, cela ne l'est pas ; et qu'ils rencontrent, voyez si c'est la fortune, qui rencontre pour eux. Qu'ils circonscrivent et restreignent un peu leur sentence Pourquoy c'est ; par où c'est. Ces jugements universels, que je voy si ordinaires, ne disent rien. Ce sont gents, qui salüent tout un peuple, en foulle et en troupe. Ceux qui en ont vraye cognoissance, le salüent et remarquent nommement et particulierement. Mais c'est une hazardeuse entreprinse. D'où j'ay veu plus souvent que tous les jours, advenir que les esprits foiblement fondez, voulants faire les ingenieux à remarquer en la lecture de quelque ouvrage, le point de la beauté arrester leur admiration, d'un si mauvais choix, qu'au lieu de nous apprendre l'excellence de l'autheur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation est seure Voyla qui est beau oyant oüy une entiere page de Vergile. Par là se sauvent les fins. Mais d'entreprendre à le suivre par espaulettes, et de jugement expres et trié, vouloir remarquer par où un bon autheur se surmonte poisant les mots, les phrases, les inventions et ses diverses vertus, l'une apres l'autre Ostez vous de là . Videndum est non modo, quid quisque loquatur, sedetiam, quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa quisque sentiat. J'oy journellement dire à des sots, des mots non sots. Ils disent une bonne chose sçachons jusques où ils la cognoissent, voyons par où ils la tiennent. Nous les aydons à employer ce beau mot, et cette belle raison, qu'ils ne possedent pas, ils ne l'ont qu'en garde ils l'auront produicte à l'avanture, et à tastons, nous la leur mettons en credit et en prix. Vous leur prestez la main. A quoy faire ? Il ne vous en sçavent nul gré, et en deviennent plus ineptes. Ne les secondez pas, laissez les aller ils manieront cette matiere, comme gens qui ont peur de s'eschauder, ils n'osent luy changer d'assiete et de jour, n'y l'enfoncer. Croullez la tant soit peu ; elle leur eschappe ils vous la quittent, toute forte et belle qu'elle est. Ce sont belles armes mais elles sont mal emmanchees. Combien de fois en ay-je veu l'experience ? Or si vous venez à les esclaircir et confirmer, il vous saisissent et desrobent incontinent cet advantage de vostre interpretation C'estoit ce que je voulois dire voyla justement ma conception si je ne l'ay ainsin exprimé, ce n'est que faute de langue. Souflez. Il faut employer la malice mesme, à corriger cette fiere bestise. Le dogme d'Hegesias, qu'il ne faut ny haïr, ny accuser ains instruire a de la raison ailleurs. Mais icy, c'est injustice et inhumanité de secourir et redresser celuy, qui n'en a que faire, et qui en vaut moins. J'ayme à les laisser embourber et empestrer encore plus qu'ils ne sont et si avant, s'il est possible, qu'en fin ils se recognoissent. La sottise et desreglement de sens, n'est pas chose guerissable par un traict d'advertissement. Et pouvons proprement dire de cette reparation, ce que Cyrus respond à celuy, qui le presse d'enhorter son ost, sur le point d'une bataille Que les hommes ne se rendent pas courageux et belliqueux sur le champ, par une bonne harangue non plus qu'on ne devient incontinent musicien, pour ouyr une bonne chanson. Ce sont apprentissages, qui ont à estre faicts avant la main, par longue et constante institution. Nous devons ce soing aux nostres, et certe assiduité de correction et d'instruction mais d'aller prescher le premier passant, et regenter l'ignorance ou ineptie du premier rencontré, c'est un usage auquel je veux grand mal. Rarement le fais-je, aux propos mesme qui se passent avec moy, et quitte plustost tout, que de venir à ses instructions reculees et magistrales. Mon humeur n'est propre, non plus à parler qu'à escrire, pour les principians. Mais aux choses qui se disent en commun, ou entre autres, pour fauces et absurdes que je les juge, je ne me jette jamais à la traverse, ny de parole ny de signe. Au demeurant rien ne me despite tant en la sottise, que, dequoy elle se plaist plus, que aucune raison ne se peut raisonnablement plaire. C'est mal'heur, que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de vous, et vous en envoye tousjours mal content et craintif là où l'opiniastreté et la temerité, remplissent leurs hostes d'esjouïssance et d'asseurance. C'est au plus mal habiles de regarder les autres hommes par dessus l'espaule, s'en retournans tousjours du combat, pleins de gloire et d'allegresse. Et le plus souvent encore cette outrecuidance de langage et gayeté de visage, leur donné gaigné, à l'endroit de l'assistance, qui est communément foible et incapable de bien juger, et discerner les vrays advantages. L'obstination et ardeur d'opinion, est la plus seure preuve de bestise. Est il rien certain, resolu, dedeigneux, contemplatif, serieux, grave, comme l'asne ? Pouvons nous pas mesler au tiltre de la conference et communication, les devis poinctus et coupez que l'alegresse et la privauté introduit entre les amis, gaussans et gaudissans plaisamment et vifvement les uns les autres ? Exercice auquel ma gayeté naturelle me rend assez propre Et s'il n'est aussi tendu et serieux que cet autre exercice que je viens de dire, il n'est pas moins aigu et ingenieux, ny moins profitable, comme il sembloit à Lycurgus. Pour mon regard j'y apporte plus de liberté que d'esprit, et y ay plus d'heur que d'invention mais je suis parfaict en la souffrance car j'endure la revenche, non seulement aspre, mais indiscrete aussi, sans alteration. Et à la charge qu'on me fait, si je n'ay dequoy repartir brusquement sur le champ, je ne vay pas m'amusant à suivre cette poincte, d'une contestation ennuyeuse et lasche, tirant à l'opiniastreté Je la laisse passer, et baissant joyeusement les oreilles, remets d'en avoir ma raison à quelque heure meilleure Il n'est pas marchant qui tousjours gaigne. La plus part changent de visage, et de voix, où la force leur faut et par une importune cholere, au lieu de se venger, accusent leur foiblesse, ensemble et leur impatience. En cette gaillardise nous pinçons par fois des cordes secrettes de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouvons toucher sans offence et nous entradvertissons utilement de nos deffauts. Il y a d'autres jeux de main, indiscrets et aspres, à la Françoise que je hay mortellement J'ay la peau tendre et sensible J'en ay veu en ma vie, enterrer deux Princes de nostre sang royal. Il fait laid se battre en s'esbatant. Au reste, quand je veux juger de quelqu'un, je luy demande, combien il se contente de soy jusques où son parler où sa besongne luy plaist. Je veux eviter ces belles excuses, Je le fis en me joüant Ablatum mediis opus est incudibus istud je n'y fus pas une heure je ne l'ay reveu depuis. Or dis-je, laissons donc ces pieces, donnez m'en une qui vous represente bien entier, par laquelle il vous plaise qu'on vous mesure. Et puis que trouvez vous le plus beau en vostre ouvrage ? est-ce ou cette partie, ou cette cy ? la grace, ou la matiere, ou l'invention, ou le jugement, ou la science. Car ordinairement je m'apperçoy, qu'on faut autant à juger de sa propre besongne, que de celle d'autruy Non seulement pour l'affection qu'on y mesle mais pour n'avoir la suffisance de la cognoistre et distinguer. L'ouvrage de sa propre force, et fortune peult seconder l'ouvrier et le devancer outre son invention, et cognoissance. Pour moy, je ne juge la valeur d'autre besongne, plus obscurement que de la mienne et loge les Essais tantost bas, tantost haut, fort inconstamment et doubteusement. Il y a plusieurs livres utiles à raison de leurs subjects, desquels l'autheur ne tire aucune recommandation Et des bons livres, comme des bons ouvrages, qui font honte à l'ouvrier. J'escriray la façon de nos convives, et de nos vestemens et l'escriray de mauvaise grace je publieray les edicts de mon temps, et les lettres des Princes qui passent és mains publiques je feray un abbregé sur un bon livre et tout abbregé sur un bon livre est un sot abbregé lequel livre viendra à se perdre et choses semblables. La posterité retirera utilité singuliere de telles compositions moy quel honneur, si ce n'est de ma bonne fortune ? Bonne part des livres fameux, sont de cette condition. Quand je leuz Philippes de Comines, il y a plusieurs annees, tresbon autheur certes ; j'y remarquay ce mot pour non vulgaire Qu'il se faut bien garder de faire tant de service à son maistre, qu'on l'empesche d'en trouver la juste recompence. Je devois louer l'invention, non pas luy. Je la rencontray en Tacitus, il n'y a pas long temps Beneficia eo usque læta sunt, dum videntur exolvi posse, ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur. Et Seneque vigoureusement. Nam qui putat esse turpe non reddere, non vult esse cui reddat. Q. Cicero d'un biais plus lasche Qui se non putat satisfacere, amicus esse nullo modo potest. Le subject selon qu'il est, peut faire trouver un homme sçavant et memorieux mais pour juger en luy les parties plus siennes, et plus dignes, la force et beauté de son ame il faut sçavoir ce qui est sien, et ce qui ne l'est point et en ce qui n'est pas sien, combien on luy doibt en consideration du choix, disposition, ornement, et langage qu'il a forny. Quoy, s'il y a emprunté la matiere, et empiré la forme ? comme il advient souvent. Nous autres qui avons peu de practique avec les livres, sommes en cette peine que quand nous voyons quelque belle invention en un poÃte nouveau, quelque fort argument en un prescheur, nous n'osons pourtant les en louer, que nous n'ayons prins instruction de quelque sçavant, si cette piece leur est propre, ou si elle est estrangere. Jusques lors je me tiens tousjours sur mes gardes. Je viens de courre d'un fil, l'histoire de Tacitus ce qui ne m'advient guere, il y a vingt ans que je ne mis en livre, une heure de suite et l'ay faict, à la suasion d'un gentil-homme que la France estime beaucoup tant pour sa valeur propre, que pour une constante forme de suffisance, et bonté, qui se voit en plusieurs freres qu'ils sont. Je ne sçache point d'autheur, qui mesle à un registre public, tant de consideration des moeurs, et inclinations particulieres. Et me semble le rebours, de ce qu'il luy semble à luy qu'ayant specialement à suivre les vies des Empereurs de son temps, si diverses et extremes, en toute sorte de formes tant de notables actions, que nommément leur cruauté produisit en leurs subjects il avoit une matiere plus forte et attirante, à discourir et à narrer, que s'il eust eu à dire des batailles et agitations universelles. Si que souvent je le trouve sterile, courant par dessus ces belles morts, comme s'il craignoit nous fascher de leur multitude et longueur. Cette forme d'Histoire, est de beaucoup la plus utile Les mouvemens publics, dependent plus de la conduicte de la fortune, les privez de la nostre. C'est plustost un jugement, que deduction d'histoire il y a plus de preceptes, que de contes ce n'est pas un livre à lire, c'est un livre à estudier et apprendre il est si plein de sentences, qu'il y en a à tort et à droict c'est une pepiniere de discours ethiques, et politiques, pour la provision et ornement de ceux, qui tiennent quelque rang au maniement du monde. Il plaide tousjours par raisons solides et vigoureuses, d'une façon poinctue, et subtile suyvant le stile affecté du siecle Ils aymoyent tant à s'enfler, qu'où ils ne trouvoyent de la poincte et subtilité aux choses, ils l'empruntoyent des parolles. Il ne retire pas mal à l'escrire de Seneque. Il me semble plus charnu, Seneque plus aigu. Son service est plus propre à un estat trouble et malade, comme est le nostre present vous diriez souvent qu'il nous peinct et qu'il nous pinse. Ceux qui doubtent de sa foy, s'accusentassez de luy vouloir mal d'ailleurs. Il a les opinions saines, et pend du bon party aux affaires Romaines. Je me plains un peu toutesfois, dequoy il a jugé de Pompeius plus aigrement, que ne porte l'advis des gens de bien, qui ont vescu et traicté avec luy de l'avoir estimé dutout pareil à Marius et à Sylla, sinon d'autant qu'il estoit plus couvert. On n'a pas exempté d'ambition, son intention au gouvernement des affaires, n'y de vengeance et ont crainct ses amis mesmes, que la victoire l'eust emporté outre les bornes de la raison mais non pas jusques à une mesure si effrenee Il n'y a rien en sa vie, qui nous ayt menassé d'une si expresse cruauté et tyrannie. Encores ne faut-il pas contrepoiser le souspçon à l'evidence ainsi je ne l'en crois pas. Que ses narrations soient naifves et droictes, il se pourroit à l'avanture argumenter de cecy mesme Qu'elles ne s'appliquent pas tousjours exactement aux conclusions de ses jugements lesquels il suit selon la pente qu'il y a prise, souvent outre la matiere qu'il nous montre laquelle il n'a daigné incliner d'un seul air. Il n'a pas besoing d'excuse, d'avoir approuvé la religion de son temps, selon les loix qui luy commandoient, et ignoré la vraye. Cela, c'est son malheur, non pas son defaut. J'ay principalement consideré son jugement, et n'en suis pas bien esclaircy par tout. Comme ces mots de la lettre que Tibere vieil et malade, envoyoit au Senat Que vous escririray-je messieurs, ou comment vous escriray-je, ou que ne vous escriray-je point, en ce temps ? Les dieux, et les deesses me perdent pirement, que je ne me sens tous les jours perir, si je le sçay. Je n'apperçoy pas pourquoy il les applique si certainement, à un poignant remors qui tourmente la conscience de Tibere Aumoins lors que j'estois à mesme, je ne le vis point. Cela m'a semblé aussi un peu lasche, qu'ayant eu à dire, qu'il avoit exercé certain honnorable magistrat à Rome, il s'aille excusant que ce n'est point par ostentation, qu'il l'a dict Ce traict me semble bas de poil, pour une ame de sa sorte Car le n'oser parler rondement de soy, accuse quelque faute de coeur Un jugement roide et hautain, et qui juge sainement, et seurement il use à toutes mains, des propres exemples, ainsi que de chose estrangere et tesmoigne franchement de luy, comme de chose tierce Il faut passer par dessus ces regles populaires, de la civilité, en faveur de la verité, et de la liberté. J'ose non seulement parler de moy mais parler seulement de moy. Je fourvoye quand j'escry d'autre chose, et me desrobe à mon subject. Je ne m'ayme pas si indiscretement, et ne suis si attaché et meslé à moy, que je ne me puisse distinguer et considerer à quartier comme un voysin, comme un arbre. C'est pareillement faillir, de ne veoir pas jusques où on vaut, ou d'en dire plus qu'on n'en void. Nous devons plus d'amour à Dieu, qu'à nous, et le cognoissons moins, et si en parlons tout nostre saoul. Si ses escrits rapportent aucune chose de ses conditions c'estoit un grand personnage, droicturier, et courageux, non d'une vertu superstitieuse, mais philosophique et genereuse. On le pourra trouver hardy en ses tesmoignages Comme où il tient, qu'un soldat portant un fais de bois, ses mains se roidirent de froid, et se collerent à sa charge, si qu'elles y demeurerent attachees et mortes, s'estants departies des bras. J'ay accoustumé en telles choses, de plier soubs l'authorité de si grands tesmoings. Ce qu'il dit aussi, que Vespasian, par la faveur du Dieu Serapis, guarit en Alexandrie une femme aveugle, en luy oignant les yeux de sa salive et je ne sçay quel autre miracle il le fait par l'exemple et devoir de tous bons historiens. Ils tiennent registres des evenements d'importance Parmy les accidens publics, sont aussi les bruits et opinions populaires. C'est leur rolle, de reciter les communes creances, non pas de les regler. Cette part touche les Theologiens, et les Philosophes directeurs des consciences. Pourtant tressagement, ce sien compagnon et grand homme comme luy Equidem plura transcribo quam credo Nam nec affirmare sustineo, de quibus dubito, nec subducere quæ accepi et l'autre Hæc neque affirmare neque refellere operæ precium est famæ rerum standum est. Et escrivant en un siecle, auquel la creance des prodiges commençoit à diminuer, il dit ne vouloir pourtant laisser d'inserer en ses annales, et donner pied à chose receuà de tant de gens de bien, et avec si grande reverence de l'antiquité. C'est tresbien dict. Qu'ils nous rendent l'histoire, plus selon qu'ils reçoyvent, que selon qu'ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere que je traicte, et qui n'en dois compte à personne, ne m'en crois pourtant pas du tout Je hazarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me deffie et certaines finesses verbales dequoy je secoue les oreilles mais je les laisse courir à l'avanture, je voys qu'on s'honore de pareilles choses ce n'est pas à moy seul d'en juger. Je me presente debout, et couché ; le devant et le derriere ; à droitte et à gauche ; et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils en force, ne sont pas tousjours pareils en application et en goust. Voyla ce que la memoire m'en presente en gros, et assez incertainement. Tous jugemens en gros, sont lasches et imparfaicts. Table des matières Chapitre précédentChapitre suivant CHAPITRE IX De la vanité IL n'en est à l'avanture aucune plus expresse, que d'en escrire si vainement. Ce que la divinité nous en a si divinement exprimé, debvroit estre soigneusement et continuellement medité, par les gens d'entendement. Qui ne voit, que j'ay pris une route, par laquelle sans cesse et sans travail, j'iray autant, qu'il y aura d'ancre et de papier au monde ? Je ne puis tenir registre de ma vie, par mes actions fortune les met trop bas je le tiens par mes fantasies. Si ay-je veu un gentil-homme, qui ne communiquoit sa vie, que par les operations de son ventre Vous voyiez chez luy, en montre, un ordre de bassins de sept ou huict jours C'estoit son estude, ses discours Tout autre propos luy puoit. Ce sont icy, un peu plus civilement, des excremens d'un vieil esprit dur tantost, tantost lasche et tousjours indigeste. Et quand seray-je à bout de representer une continuelle agitation et mutation de mes pensees, en quelque matiere qu'elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille livres, du seul subject de la grammaire ? Que doit produire le babil, puisque le begaiement et desnouement de la langue, estouffa le monde d'une si horrible charge de volumes ? Tant de paroles, pour les paroles seules. O Pythagoras, que n'esconjuras-tu cette tempeste ! On accusoit un Galba du temps passé, de ce qu'il vivoit oyseusement Il respondit, que chacun devoit rendre raison de ses actions, non pas de son sejour. Il se trompoit car la justice a cognoissance et animadversion aussi, sur ceux qui chaument. Mais il y devroit avoir quelque coÃrction des loix, contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabons et faineants On banniroit des mains de nostre peuple, et moy, et cent autres. Ce n'est pas moquerie L'escrivallerie semble estre quelque symptome d'un siecle desbordé Quand escrivismes nous tant, que depuis que nous sommes en trouble ? quand les Romains tant, que lors de leur ruyne ? Outre-ce que l'affinement des esprits, ce n'en est pas l'assagissement, en une police cet embesongnement oïsif, naist de ce que chacun se prent laschement à l'office de sa vacation, et s'en desbauche. La corruption du siecle se fait, par la contribution particuliere de chacun de nous Les uns y conferent la trahison, les autres l'injustice, l'irreligion, la tyrannie, l'avarice, la cruauté, selon qu'ils sont plus puissans les plus foibles y apportent la sottise, la vanité, l'oisiveté desquels je suis. Il semble que ce soit la saison des choses vaines, quand les dommageables nous pressent. En un temps, où le meschamment faire est si commun, de ne faire qu'inutilement, il est comme louable. Je me console que je seray des derniers, sur qui il faudra mettre la main Ce pendant qu'on pourvoira aux plus pressans, j'auray loy de m'amender Car il me semble que ce seroit contre raison, de poursuyvre les menus inconvenients, quand les grands nous infestent. Et le medecin Philotimus, à un qui luy presentoit le doigt à penser, auquel il recognoissoit au visage, et à l'haleine, un ulcere aux poulmons Mon amy, fit-il, ce n'est pas à cette heure le temps de t'amuser à tes ongles. Je vis pourtant sur ce propos, il y a quelques annees, qu'un personnage, de qui j'ay la memoire en recommandation singuliere, au milieu de nos grands maux, qu'il n'y avoit ny loy, ny justice, ny magistrat, qui fist son office non plus qu'à cette heure alla publier je ne sçay quelles chetives reformations, sur les habillemens, la cuisine et la chicane. Ce sont amusoires dequoy on paist un peuple mal-mené, pour dire qu'on ne l'a pas du tout mis en oubly. Ces autres font de mesme, qui s'arrestent à deffendre à toute instance, des formes de parler, les dances, et les jeux, à un peuple abandonné à toute sorte de vices execrables. Il n'est pas temps de se laver et decrasser, quand on est atteint d'une bonne fiévre. C'est à faire aux seuls Spartiates, de se mettre à se peigner et testonner, sur le poinct qu'ils se vont precipiter à quelque extreme hazard de leur vie. Quant à moy, j'ay cette autre pire coustume, que si j'ay un escarpin de travers, je laisse encores de travers, et ma chemise et ma cappe je desdaigne de m'amender à demy Quand je suis en mauvais estat, je m'acharne au mal Je m'abandonne par desespoir, et me laisse aller vers la cheute, et jette, comme lon dit, le manche apres la coignee. Je m'obstine à l'empirement et ne m'estime plus digne de mon soing Ou tout bien ou tout mal. Ce m'est faveur, que la desolation de cet estat ; se rencontre à la desolation de mon aage Je souffre plus volontiers, que mes maux en soient rechargez, que si mes biens en eussent esté troublez. Les paroles que j'exprime au mal-heur, sont paroles de despit. Mon courage se herisse au lieu de s'applatir. Et au rebours des autres, je me trouve plus devost, en la bonne, qu'en la mauvaise fortune suyvant le precepte de Xenophon, sinon suyvant sa raison. Et fais plus volontiers les doux yeux au ciel, pour le remercier, que pour le requerir J'ay plus de soing d'augmenter la santé, quand elle me rit, que je n'ay de la remettre, quand je l'ay escartee. Les prosperitez me servent de discipline et d'instruction, comme aux autres, les adversitez et les verges. Comme si la bonne fortune estoit incompatible avec la bonne conscience les hommes ne se rendent gents de bien, qu'en la mauvaise. Le bon heur m'est un singulier aiguillon, à la moderation, et modestie. La priere me gaigne, la menace me rebute, la faveur me ploye, la crainte me roydit. Parmy les conditions humaines, cette-cy est assez commune, de nous plaire plus des choses estrangeres que des nostres, et d'aymer le remuement et le changement. Ipsa dies ideo nos grato perluit haustu, Quód permutatis hora recurrit equis. J'en tiens ma part. Ceux qui suyvent l'autre extremité, de s'aggreer en eux-mesmes d'estimer ce qu'ils tiennent au dessus du reste et de ne recognoistre aucune forme plus belle, que celle qu'ils voyent s'ils ne sont plus advisez que nous, ils sont à la verité plus heureux. Je n'envie point leur sagesse, mais ouy leur bonne fortune. Cette humeur avide des choses nouvelles et incognues, ayde bien à nourrir en moy, le desir de voyager mais assez d'autres circonstances y conferent. Je me destourne volontiers du gouvernement de ma maison. Il y a quelque commodité à commander, fust ce dans une grange, et à estre obey des siens. Mais c'est un plaisir trop uniforme et languissant. Et puis il est par necessité meslé de plusieurs pensements fascheux. Tantost l'indigence et l'oppression de vostre peuple tantost la querelle d'entre vos voysins tantost l'usurpation qu'ils font sur vous, vous afflige Aut verberatæ grandine vineæ, Fundusque mendax, arbore nunc aquas Culpante, nunc torrentia agros Sydera, nunc hyemes iniquas. Et qu'à peine en six mois, envoyera Dieu une saison, dequoy vostre receveur se contente bien à plain et que si elle sert aux vignes, elle ne nuyse aux prez. Aut nimiis torret fervoribus ætherius sol, Aut subiti perimunt imbres, gelidæque pruinæ, Flabráque ventorum violento turbine vexant. Joinct le soulier neuf, et bien formé, de cet homme du temps passé, qui vous blesse le pied. Et que l'estranger n'entend pas, combien il vous couste, et combien vous prestez, à maintenir l'apparence de cet ordre, qu'on voit en vostre famille et qu'à l'avanture l'achetez vous trop cher. Je me suis pris tard au mesnage. Ceux que nature avoit fait naistre avant moy, m'en ont deschargé long temps. J'avois des-ja pris un autre ply, plus selon ma complexion. Toutesfois de ce que j'en ay veu, c'est un'occupation plus empeschante, que difficile. Quiconque est capable d'autre chose, le sera bien aysément de celle là . Si je cherchois à m'enrichir, cette voye me sembleroit trop longue J'eusse servy les Roys, trafique plus fertile que toute autre. Puis que je ne pretens acquerir que la reputation de n'avoir rien acquis, non plus que dissipé conformément au reste de ma vie, impropre à faire bien et à faire mal qui vaille Et que je ne cherche qu'à passer, je le puis faire, Dieu mercy, sans grande attention. Au pis aller, courez tousjours par retranchement de despence, devant la pauvreté. C'est à quoy je m'attends, et de me reformer, avant qu'elle m'y force. J'ay estably au demeurant, en mon ame, assez de degrez, à me passer de moins, que ce que j'ay. Je dis, passer avec contentement. Non æstimatione census, verùm victu atque cultu, terminatur pecuniæ modus. Mon vray besoing n'occupe pas si justement tout mon avoir, que sans venir au vif, fortune n'ait où mordre sur moy. Ma presence, toute ignorante et desdaigneuse qu'elle est, preste grande espaule à mes affaires domestiques Je m'y employe, mais despiteusement Joinct que j'ay cela chez moy, que pour brusler à part, la chandelle par mon bout, l'autre bout ne s'espargne de rien. Les voyages ne me blessent que par la despence, qui est grande, et outre mes forces ayant accoustumé d'y estre avec equippage non necessaire seulement, mais aussi honneste Il me les en faut faire d'autant plus courts, et moins frequents et n'y employe que l'escume, et mareserve, temporisant et differant, selon qu'elle vient. Je ne veux pas, que le plaisir de me promener, corrompe le plaisir de me retirer. Au rebours, j'entens qu'ils se nourrissent, et favorisent l'un l'autre. La fortune m'a aydé en cecy que puis que ma principale profession en cette vie, estoit de la vivre mollement, et plustost laschement qu'affaireusement ; elle m'a osté le besoing de multiplier en richesses, pour pourvoir à la multitude de mes heritiers. Pour un, s'il n'a assez de ce, dequoy j'ay eu si plantureusement assez, à son dam. Son imprudence ne meritera pas, que je luy en desire d'avantage. Et chascun, selon l'exemple de Phocion, pourvoid suffisamment à ses enfants, qui leur pourvoid, entant qu'ils ne luy sont dissemblables. Nullement seroy-je d'advis du faict de Crates. Il laissa son argent chez un banquier, avec cette condition Si ses enfants estoient des sots, qu'il le leur donnast ; s'ils estoient habiles, qu'il le distribuast aux plus sots du peuple. Comme si les sots, pour estre moins capables de s'en passer, estoient plus capables d'user des richesses. Tant y a, que le dommage qui vient de mon absence, ne me semble point meriter, pendant que j'auray dequoy le porter, que je refuse d'accepter les occasions qui se presentent, de me distraire de cette assistance penible. Il y a tousjours quelque piece qui va de travers. Les negoces, tantost d'une maison, tantost d'une autre, vous tirassent. Vous esclairez toutes choses de trop pres Vostre perspicacité vous nuit icy, comme si fait elle assez ailleurs. Je me desrobe aux occasions de me fascher et me destourne de la cognoissance des choses, qui vont mal Et si ne puis tant faire, qu'à toute heure je ne heurte chez moy, en quelque rencontre, qui me desplaise. Et les fripponneries, qu'on me cache le plus, sont celles que je sçay le mieux. Il en est que pour faire moins mal, il faut ayder soy mesme à cacher. Vaines pointures vaines par fois, mais tousjours pointures. Les plus menus et graisles empeschemens, sont les plus persans. Et comme les petites lettres lassent plus les yeux, aussi nous piquent plus les petits affaires la tourbe des menus maux, offence plus, que la violence d'un, pour grand qu'il soit. A mesure que ces espines domestiques sont drues et desliees, elles nous mordent plus aigu, et sans menace, nous surprenant facilement à l'impourveu. Je ne suis pas philosophe. Les maux me foullent selon qu'ils poisent et poisent selon la forme, comme selon la matiere et souvent plus. J'y ay plus de perspicacité que le vulgaire, si j'y ay plus de patience. En fin s'ils ne me blessent, ils me poisent. C'est chose tendre que la vie, et aysee à troubler. Depuis que j'ay le visage tourné vers le chagrin, nemo enim resistit sibi cùm ceperit impelli, pour sotte cause qui m'y ayt porté j'irrite l'humeur de ce costé là qui se nourrit apres, et s'exaspere, de son propre branle, attirant et ammoncellant une matiere sur autre, dequoy se paistre. Stillicidii casus lapidem cavat Ces ordinaires goutieres me mangent, et m'ulcerent. Les inconvenients ordinaires ne sont jamais legers. Ils sont continuels et irreparables, quand ils naissent des membres du mesnage, continuels et inseparables. Quand je considere mes affaires de loing, et en gros je trouve, soit pour n'en avoir la memoire gueres exacte, qu'ils sont allez jusques à cette heure, en prosperant, outre mes contes et mes raisons. J'en retire ce me semble plus, qu'il n'y en a leur bon heur me trahit. Mais suis-je au dedans de la besongne, voy-je marcher toutes ces parcelles ? Tum veró in curas animum diducimus omnes mille choses m'y donnent à desirer et craindre. De les abandonner du tout, il m'est tres-facile de m'y prendre sans m'en peiner, tresdifficile. C'est pitié, d'estre en lieu où tout ce que vous voyez, vous embesongne, et vous concerne. Et me semble jouyr plus gayement les plaisirs d'une maison estrangere, et y apporter le goust plus libre et pur. Diogenes respondit selon moy, à celuy qui luy demanda quelle sorte de vin il trouvoit le meilleur L'estranger, feit il. Mon pere aymoit à bastir Montaigne, où il estoit nay et en toute cette police d'affaires domestiques, j'ayme à me servir de son exemple, et de ses reigles ; et y attacheray mes successeurs autant que je pourray. Si je pouvois mieux pour luy, je le feroys. Je me glorifie que sa volonté s'exerce encores, et agisse par moy. Ja Dieu ne permette que je laisse faillir entre mes mains, aucune image de vie, que je puisse rendre à un si bon pere. Ce que je me suis meslé d'achever quelque vieux pan de mur, et de renger quelque piece de bastiment mal dolé, ç'a esté certes, regardant plus à son intention, qu'à mon contentement. Et accuse ma faineance, de n'avoir passé outre, à parfaire les commencements qu'il a laissez en sa maison d'autant plus, que je suis en grands termes d'en estre le dernier possesseur de ma race, et d'y porter la derniere main. Car quant à mon application particuliere, ny ce plaisir de bastir, qu'on dit estre si attrayant, ny la chasse, ny les jardins, ny ces autres plaisirs de la vie retiree, ne me peuvent beaucoup amuser. C'est chose dequoy je me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont incommodes. Je ne me soucie pas tant de les avoir vigoureuses et doctes, comme je me soucie de les avoir aisees et commodes à la vie. Elles sont bien assez vrayes et saines, si elles sont utiles et aggreables. Ceux qui m'oyans dire mon insuffisance aux occupations du mesnage, me viennent souffler aux oreilles que c'est desdaing, et que je laisse de sçavoir les instrumens du labourage, ses saisons, son ordre, comment on fait mes vins, comme on ente, et de sçavoir le nom et la forme des herbes et des fruicts, et l'apprest des viandes, dequoy je vis le nom et prix des estoffes, de quoy je m'abille, pour avoir à coeur quelque plus haute science, ils me font mourir. Cela, c'est sottise et plustost bestise, que gloire Je m'aymerois mieux bon escuyer, que bon logicien. Quin tu aliquid saltem potius quorum indiget usus, Viminibus mollique paras detexere junco ? Nous empeschons noz pensees du general, et des causes et conduittes universelles qui se conduisent tresbien sans nous et laissons en arriere nostre faict et Michel, qui nous touche encore de plus pres que l'homme. Or j'arreste bien chez moy le plus ordinairement mais je voudrois m'y plaire plus qu'ailleurs. Sit meæ sedes utinam senectæ, Sit modus lasso maris, et viarum, Militiæque. Je ne sçay si j'en viendray à bout. Je voudrois qu'au lieu de quelque autre piece de sa succession, m'on pere m'eust resigné cette passionnee amour, qu'en ses vieux ans il portoit à son mesnage. Il estoit bien heureux, de ramener ses desirs, à sa fortune, et de se sçavoir plaire de ce qu'il avoit. La philosophie politique aura bel accuser la bassesse et sterilité de mon occupation, si j'en puis une fois prendre le goust, comme luy. Je suis de cet avis, que la plus honorable vacation, est de servir au publiq, et estre utile à beaucoup. Fructus enim ingenii et virtutis, omnisque præstantiæ tum maximus accipitur, quum in proximum quemque confertur. Pour mon regard je m'en despars Partie par conscience car par où je vois le poix qui touche telles vacations, je vois aussi le peu de moyen que j'ay d'y fournir et Platon maistre ouvrier en tout gouvernement politique, ne laissa de s'en abstenir partie par poltronerie. Je me contente de jouïr le monde, sans m'en empresser de vivre une vie, seulement excusable et qui seulement ne poise, ny à moy, ny à autruy. Jamais homme ne se laissa aller plus plainement et plus laschement, au soing et gouvernement d'un tiers, que je ferois, si j'avois à qui. L'un de mes souhaits pour cette heure, ce seroit de trouver un gendre, qui sçeust appaster commodément mes vieux ans, et les endormir entre les mains de qui je deposasse en toute souveraineté, la conduite et usage de mes biens qu'il en fist ce que j'en fais, et gaignast sur moy ce que j'y gaigne pourveu qu'il y apportast un courage vrayement recognoissant, et amy. Mais quoy ? nous vivons en un monde, où la loyauté des propres enfans est incognue. Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l'a pure et sans contreroolle aussi bien me tromperoit il en comptant. Et si ce n'est un diable, je l'oblige à bien faire, par une si abandonnee confiance. Multi fallere docuerunt, dum timent falli, et aliis jus peccandi suspicando fecerunt. La plus commune seureté, que je prens de mes gens, c'est la mescognoissance Je ne presume les vices qu'apres que je les ay veuz et m'en fie plus aux jeunes, que j'estime moins gastez par mauvais exemple. J'oy plus volontiers dire, au bout de deux mois, que j'ay despandu quatre cens escus, que d'avoir les oreilles battues tous les soirs, de trois, cinq, sept. Si ay-je esté desrobé aussi peu qu'un autre de cette sorte de larrecin Il est vray, que je preste la main à l'ignorance Je nourris à escient, aucunement trouble et incertaine la science de mon argent Jusques à certaine mesure, je suis content, d'en pouvoir doubter. Il faut laisser un peu de place à la desloyauté, ou imprudence de vostre valet S'il nous en reste en gros, dequoy faire nostre effect, cet excez de la liberalité de la fortune, laissons le un peu plus courre à sa mercy La portion du glanneur. Apres tout, je ne prise pas tant la foy de mes gents, comme je mesprise leur injure. O le vilain et sot estude, d'estudier son argent, se plaire à le manier et recomter ! c'est par là , que l'avarice faict ses approches. Dépuis dix-huict ans, que je gouverne des biens, je n'ay sçeu gaigner sur moy, de voir, ny tiltres, ny mes principaux affaires, qui ont necessairement à passer par ma science, et par mon soing. Ce n'est pas un mespris philosophique, des choses transitoires et mondaines je n'ay pas le goust si espuré, et les prise pour le moins ce qu'elles valent mais certes c'est paresse et negligence inexcusable et puerile. Que ne feroy je plustost que de lire un contract ? Et plustost, que d'aller secoüant ces paperasses poudreuses, serf de mes negoces ? ou encore pis, de ceux d'autruy, comme font tant de gents à prix d'argent. Je n'ay rien cher que le soucy et la peine et ne cherche qu'à m'anonchalir et avachir. J'estoy, ce croi-je, plus propre, à vivre de la fortune d'autruy, s'il se pouvoit, sans obligation et sans servitude. Et si ne sçay, à l'examiner de pres ; si selon mon humeur et mon sort, ce que 'iay à souffrir des affaires, et des serviteurs, et des domestiques, n'a point plus d'abjection, d'importunité, et d'aigreur, que n'auroit la suitte d'un homme, nay plus grand que moy, qui me guidast un peu à mon aise. Servitus obedientia est fracti animi et abjecti, arbitrio carentis suo Crates fit pis, qui se jetta en la franchise de la pauvreté, pour se deffaire des indignitez et cures de la maison. Cela ne ferois-je pas Je hay la pauvreté à pair de la douleur mais ouy bien, changer cette sorte de vie, à une autre moins brave, et moins affaireuse. Absent, je me despouille de tous tels pensemens et sentirois moins lors la ruyne d'une tour, que je ne fais present, la cheute d'une ardoyse. Mon ame se démesle bien ayséement à part, mais en presence, elle souffre, comme celle d'un vigneron. Une rene de travers à mon cheval, un bout d'estriviere qui batte ma jambe, me tiendront tout un jour en eschec. J'esleve assez mon courage à l'encontre des inconveniens, les yeux, je ne puis. Sensus ô superi sensus ! Je suis chez moy, respondant de tout ce qui va mal. Peu de maistres, je parle de ceux de moyenne condition, comme est la mienne et s'il en est, ils sont plus heureux se peuvent tant reposer, sur un second, qu'il ne leur reste bonne part de la charge. Cela oste volontiers quelque chose de ma façon, au traittement des survenants et en ay peu arrester quelcun par adventure plus par ma cuisine, que par ma grace comme font les fascheux et oste beaucoup du plaisir que je devrois prendre chez moy, de la visitation et assemblees de mes amys. La plus sotte contenance d'un gentil-homme en sa maison, c'est de le voir empesché du train de sa police ; parler à l'oreille d'un valet, en menacer un autre des yeux. Elle doit couler insensiblement, et representer un cours ordinaire. Et treuve laid, qu'on entretienne ses hostes, du traictement qu'on leur fait, autant à l'excuser qu'à le vanter. J'ayme l'ordre et la netteté, et cantharus et lanx, Ostendunt mihi me, au prix de l'abondance et regarde chez moy exactement à la necessité, peu à la parade. Si un valet se bat chez autruy, si un plat se verse, vous n'en faites que rire vous dormez ce pendant que monsieur renge avec son maistre d'hostel, son faict, pour vostre traictement du lendemain. J'en parle selon moy Ne laissant pas en general d'estimer, combien c'est un doux amusement à certaines natures, qu'un mesnage paisible, prospere, conduict par un ordre reglé. Et ne voulant attacher à la chose, mes propres erreurs et inconvenients. Ny desdire Platon, qui estime la plus heureuse occupation à chascun, faire ses particuliers affaires sans injustice. Quand je voyage, je n'ay à penser qu'à moy, et à l'emploicte de mon argent cela se dispose d'un seul precepte. Il est requis trop de parties à amasser je n'y entens rien A despendre, je m'y entens un peu, et à donner jour à ma despence qui est de vray son principal usage. Mais je m'y attens trop ambitieusement ; qui la rend inegalle et difforme et en outre immoderee en l'un et l'autre visage. Si elle paroist, si elle sert, je m'y laisse indiscretement aller et me resserre autant indiscretement, si elle ne luyt, et si elle ne me rit. Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette condition de vivre, par la relation à autruy, nous fait beaucoup plus de mal que de bien. Nous nous defraudons de nos propres utilitez, pour former les apparences à l'opinion commune. Il ne nous chaut pas tant, quel soit nostre estre, en nous, et en effect, comme quel il soit, en la cognoissance publique. Les biens mesmes de l'esprit, et la sagesse, nous semblent sans fruict, si elle n'est jouye que de nous si elle ne se produict à la veuà et approbation estrangere. Il y en a, de qui l'or coulle à gros bouillons, par des lieux sousterreins, imperceptiblement d'autres l'estendent tout en lames et en feuilles Si qu'aux uns les liars valent escuz, aux autres le contraire le monde estimant l'emploite et la valeur, selon la montre. Tout soing curieux autour des richesses sent à l'avarice Leur dispensation mesme, et la liberalité trop ordonnee et artificielle elles ne valent pas une advertance et sollicitude penible. Qui veut faire sa despense juste, la fait estroitte et contrainte. La garde, ou l'emploitte, sont de soy choses indifferentes, et ne prennent couleur de bien ou de mal, que selon l'application de nostre volonté. L'autre cause qui me convie à ses promenades, c'est la disconvÃnance aux moeurs presentes de nostre estat je me consolerois aysement de cette corruption, pour le regard de l'interest public pejoraque sæcula ferri Temporibus, quorum sceleri non invenit ipsa Nomen, et à nullo posuit natura metallo mais pour le mien, non. J'en suis en particulier trop pressé. Car en mon voisinage, nous sommes tantost par la longue licence de ces guerres civiles, envieillis en une forme d'estat si desbordee, Quippe ubi fas versum atque nefas qu'à la verité, c'est merveille qu'elle se puisse maintenir. Armati terram exercent, sempérque recentes Convectare juvat prædas, et vivere rapto. En fin je vois par nostre exemple, que la societé des hommes se tient et se coust, à quelque prix que ce soit En quelque assiette qu'on les couche, ils s'appilent, et se rengent, en se remuant et s'entassant comme des corps mal unis qu'on empoche sans ordre, trouvent d'eux mesmes la façon de se joindre, et s'emplacer, les uns parmy les autres souvent mieux, que l'art ne les eust sçeu disposer. Le Roy Philippus fit un amas, des plus meschans hommes et incorrigibles qu'il peut trouver, et les logea tous en une ville, qu'il leur fit bastir, qui en portoit le nom. J'estime qu'ils dresserent des vices mesme, une contexture politique entre eux, et une commode et juste societé. Je vois, non une action, ou trois, ou cent, mais des moeurs, en usage commun et reçeu, si farouches, en inhumanité sur tout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des vices, que je n'ay point le courage de les concevoir sans horreur Et les admire, quasi autant que je les deteste. L'exercice de ces meschancetez insignes, porte marque de vigueur et force d'ame, autant que d'erreur et desreglement. La necessité compose les hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en loix. Car il en a esté d'aussi sauvages qu'aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps, avec autant de santé et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote sçauroient faire. Et certes toutes ces descriptions de police, feintes par art, se trouvent ridicules, et ineptes à mettre en practique. Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé et des reigles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l'exercice de nostre esprit Comme il se trouve és arts, plusieurs subjects qui ont leur essence en l'agitation et en la dispute, et n'ont aucune vie hors de là . Telle peinture de police, seroit de mise, en un nouveau monde mais nous prenons un monde desja faict et formé à certaines coustumes. Nous ne l'engendrons pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de le redresser, et renger de nouveau, nous ne pouvons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions tout. On demandoit à Solon, s'il avoit estably les meilleures loyx qu'il avoit peu aux Atheniens Ouy bien, respondit-il, de celles qu'ils eussent reçeuÃs. Varro s'excuse de pareil air Que s'il avoit tout de nouveau à escrire de la religion, il diroit ce, qu'il en croid. Mais, estant desja receuÃ, il en dira selon l'usage, plus que selon nature. Non par opinion, mais en verité, l'excellente et meilleure police, est à chacune nation, celle soubs laquelle elle s'est maintenuÃ. Sa forme et commodité essentielle despend de l'usage. Nous nous desplaisons volontiers de la condition presente Mais je tiens pourtant, que d'aller desirant le commandement de peu, en un estat populaire ou en la monarchie, une autre espece de gouvernement, c'est vice et folie. Ayme l'estat tel que tu le vois estre, S'il est royal, ayme la royauté, S'il est de peu, ou bien communauté, Ayme l'aussi, car Dieu t'y a faict naistre. Ainsi en parloit le bon monsieur de Pibrac, que nous venons de perdre un esprit si gentil, les opinions si saines, les moeurs si douces. Cette perte, et celle qu'en mesme temps nous avons faicte de monsieur de Foix, sont pertes importantes à nostre couronne. Je ne sçay s'il reste à la France dequoy substituer une autre coupple, pareille à ces deux Gascons, en syncerité, et en suffisance, pour le conseil de nos Roys. C'estoyent ames diversement belles, et certes selon le siecle, rares et belles, chacune en sa forme. Mais qui les avoit logees en cet aage, si desconvenables et si disproportionnees à nostre corruption, et à nos tempestes ? Rien ne presse un estat que l'innovation le changement donne seul forme à l'injustice, et à la tyrannie. Quand quelque piece se démanche, on peut l'estayer on peut s'opposer à ce, que l'alteration et corruption naturelle à toutes choses, ne nous esloigne trop de nos commencemens et principes Mais d'entreprendre à refondre une si grande masse, et à changer les fondements d'un si grand bastiment, c'est à faire à ceux qui pour descrasser effacent qui veulent amender les deffauts particuliers, par une confusion universelle, et guarir les maladies par la mort non tam commutandarum quam evertendarum rerum cupidi. Le monde est inepte à se guarir Il est si impatient de ce qui le presse, qu'il ne vise qu'à s'en deffaire, sans regarder à quel prix. Nous voyons par mille exemples, qu'il se guarit ordinairement à ses despens la descharge du mal present, n'est pas guarison, s'il n'y a en general amendement de condition. La fin du Chirurgien, n'est pas de faire mourir la mauvaise chair ce n'est que l'acheminement de sa cure il regarde au delà , d'y faire renaistre la naturelle, et rendre la partie à son deu estre. Quiconque propose seulement d'emporter ce qui le masche, il demeure court car le bien ne succede pas necessairement au mal un autre mal luy peut succeder, et pire. Comme il advint aux tueurs de Cesar, qui jetterent la chose publique à tel poinct, qu'ils eurent à se repentir de s'en estre meslez. A plusieurs, depuis, jusques à nos siecles, il est advenu de mesmes. Les François mes contemporanees sçavent bien qu'en dire. Toutes grandes mutations esbranlent l'estat, et le desordonnent. Qui viseroit droit à la guarison, et en consulteroit avant toute oeuvre, se refroidiroit volontiers d'y mettre la main. Pacuvius Calavius corrigea le vice de ce proceder, par un exemple insigne. Ses concitoyens estoient mutinez contre leurs magistrats luy personnage de grande authorité en la ville de CapouÃ, trouva un jour moyen d'enfermer le Senat dans le Palais et convoquant le peuple en la place, leur dit Que le jour estoit venu, auquel en pleine liberté ils pouvoient prendre vengeance des Tyrans qui les avoyent si long temps oppressez, lesquels il tenoit à sa mercy seuls et desarmez. Fut d'advis, qu'au sort on les tirast hors, l'un apres l'autre et de chacun on ordonnast particulierement faisant sur le champ, executer ce qui en seroit decreté pourveu aussi que tout d'un train ils advisassent d'establir quelque homme de bien, en la place du condamné, affin qu'elle ne demeurast vuide d'officier. Ils n'eurent pas plustost ouy le nom d'un Senateur, qu'il s'esleva un cry de mescontentement universel à l'encontre de luy Je voy bien, dit Pacuvius, il faut demettre cettuy-cy c'est un meschant ayons en un bon en change. Ce fut un prompt silence tout le monde se trouvant bien empesché au choix. Au premier plus effronté, qui dit le sien voyla un consentement de voix encore plus grand à refuser celuy là Cent imperfections, et justes causes, de le rebuter. Ces humeurs contradictoires, s'estans eschauffees, il advint encore pis du second Senateur, et du tiers. Autant de discorde à l'election, que de convenance à la demission. S'estans inutilement lassez à ce trouble, ils commencent, qui deça, qui delà , à se desrober peu à peu de l'assemblee Rapportant chacun cette resolution en son ame, que le plus vieil et mieux cogneu mal, est tousjours plus supportable, que le mal recent et inexperimenté. Pour nous voir bien piteusement agitez car que n'avons nous faict ? Eheu cicatricum et sceleris pudet, Fratrúmque quid nos dura refugimus Ætas ? quid intactum nefasti Liquimus ? unde manus juventus Metu Deorum continuit ? quibus Pepercit aris ? je ne vay pas soudain me resolvant, ipsa si velit salus, Servare prorsus non potest hanc familiam Nous ne sommes pas pourtant à l'avanture, à nostre dernier periode. La conservation des estats, est chose qui vray-semblablement surpasse nostre intelligence. C'est, comme dit Platon, chose puissante, et de difficile dissolution, qu'une civile police, elle dure souvent contre des maladies mortelles et intestines contre l'injure des loix injustes, contre la tyrannie, contre le debordement et ignorance des magistrats, licence et sedition des peuples. En toutes nos fortunes, nous nous comparons à ce qui est au dessus de nous, et regardons vers ceux qui sont mieux Mesurons nous à ce qui est au dessous il n'en est point de si miserable, qui ne trouve mille exemples où se consoler. C'est nostre vice, que nous voyons plus mal volontiers, ce qui est dessus nous, que volontiers, ce qui est dessoubs. Si disoit Solon, qui dresseroit un tas de tous les maux ensemble, qu'il n'est aucun, qui ne choisist plustost de remporter avec soy les maux qu'il a, que de venir à division legitime, avec tous les autres hommes de ce tas de maux, et en prendre sa quotte part. Nostre police se porte mal. Il en a esté pourtant de plus malades, sans mourir. Les dieux s'esbatent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains, enimvero Dii nos homines quasi pilas habent. Les astres ont fatalement destiné l'estat de Rome, pour exemplaire de ce qu'ils peuvent en ce genre Il comprend en soy toutes les formes et avantures, qui touchent un'estat Tout ce que l'ordre y peut, et le trouble, et l'heur, et le mal'heur. Qui se doit desesperer de sa condition, voyant les secousses et mouvemens dequoy celuy là fut agité, et qu'il supporta ? Si l'estendue de la domination, est la santé d'un estat, dequoy je ne suis aucunement d'advis et me plaist Isocrates, qui instruit Nicocles, non d'envier les Princes, qui ont des dominations larges, mais qui sçavent bien conserver celles qui leur sont escheuÃs celuy-là ne fut jamais si sain, que quand il fut le plus malade. La pire de ses formes, luy fut la plus fortunee. A peine recongnoist-on l'image d'aucune police, soubs les premiers Empereurs c'est la plus horrible et la plus espesse confusion qu'on puisse concevoir. Toutesfois il la supporta et y dura, conservant, non pas une monarchie resserree en ses limites, mais tant de nations, si diverses, si esloignees, si mal affectionnees, si desordonnement commandees, et injustement conquises. nec gentibus ullis Commodat in populum terræ pelagique potentem, Invidiam fortuna suam. Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d'un si grand corps tient à plus d'un clou. Il tient mesme par son antiquité comme les vieux bastimens, ausquels l'aage a desrobé le pied, sans crouste et sans cyment, qui pourtant vivent et se soustiennent en leur propre poix, nec jam validis radicibus hærens, Pondere tuta suo est. D'avantage ce n'est pas bien procedé, de recognoistre seulement le flanc et le fossé pour juger de la seureté d'une place, il faut voir, par où on y peut venir, en quel estat est l'assaillant. Peu de vaisseaux fondent de leur propre poix, et sans violence estrangere. Or tournons les yeux par tout, tout croulle autour de nous En tous les grands estats, soit de Chrestienté, soit d'ailleurs, que nous cognoissons, regardez y, vous y trouverez une evidente menasse de changement et de ruyne Et sua sunt illis incommoda, parque per omnes Tempestas. Les astrologues ont beau jeu, à nous advertir, comme ils font, de grandes alterations, et mutations prochaines leurs devinations sont presentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela. Nous n'avons pas seulement à tirer consolation, de cette societé universelle de mal et de menasse mais encores quelque esperance, pour la duree de nostre estat d'autant que naturellement, rien ne tombe, là où tout tombe La maladie universelle est la santé particuliere La conformité, est qualité ennemie à la dissolution. Pour moy, je n'en entre point au desespoir, et me semble y voir des routes à nous sauver Deus hæc fortasse benigna Reducet in sedem vice. Qui sçait, si Dieu voudra qu'il en advienne, comme des corps qui se purgent, et remettent en meilleur estat, par longues et griefves maladies lesquelles leur rendent une santé plus entiere et plus nette, que celle qu'elles leur avoient osté ? Ce qui me poise le plus, c'est qu'à conter les symptomes de nostre mal, j'en vois autant de naturels, et de ceux que le ciel nous envoye, et proprement siens, que de ceux que nostre desreiglement, et l'imprudence humaine y conferent. Il semble que les astres mesmes ordonnent, que nous avons assez duré, et outre les termes ordinaires. Et cecy aussi me poise, que le plus voysin mal, qui nous menace, ce n'est pas alteration en la masse, entiere et solide, mais sa dissipation et divulsion l'extreme de noz craintes. Encores en ces revasseries icy crains-je la trahison, de ma memoire, que par inadvertance, elle m'aye faict enregistrer une chose deux fois. Je hay à me recognoistre et ne retaste jamais qu'envis ce qui m'est une fois eschappé. Or je n'apporte icy rien de nouvel apprentissage. Ce sont imaginations communes les ayant à l'avanture conceuÃs cent fois, j'ay peur de les avoir desja enrollees. La redicte est par tout ennuyeuse, fut ce dans Homere Mais elle est ruyneuse, aux choses qui n'ont qu'une montre superficielle et passagere. Je me desplais de l'inculcation, voire aux choses utiles, comme en Seneque. Et l'usage de son escole Stoïque me desplaist, de redire sur chasque matiere, tout au long et au large, les principes et presuppositions, qui servent en general et realleguer tousjours de nouveau les arguments et raisons communes et universelles. Ma memoire s'empire cruellement tous les jours Pocula Lethæos ut si ducentia somnos, Arente fauce traxerim. Il faudra doresnavant car Dieu mercy jusques à cette heure, il n'en est pas advenu de faute qu'au lieu que les autres cherchent temps, et occasion de penser à ce qu'ils ont à dire, je fuye à me preparer, de peur de m'attacher à quelque obligation, de laquelle j'aye à despendre. L'estre tenu et obligé, me fourvoye et le despendre d'un si foible instrument qu'est ma memoire. Je ne lis jamais cette histoire, que je ne m'en offence, d'un ressentiment propre et naturel. Lyncestez accusé de conjuration, contre Alexandre, le jour qu'il fut mené en la presence de l'armée, suivant la coustume, pour estre ouy en ses deffences, avoit en sa teste une harangue estudiée, de laquelle tout hesitant et begayant il prononça quelques paroles Comme il se troubloit de plus en plus, ce pendant qu'il lucte avec sa memoire, et qu'il la retaste, le voila chargé et tué à coups de pique, par les soldats, qui luy estoyent plus voisins le tenans pour convaincu. Son estonnement et son silence, leur servit de confession. Ayant eu en prison tant de loysir de se preparer, ce n'est à leur advis, plus la memoire qui luy manque c'est la conscience qui luy bride la langue, et luy oste la force. Vrayement c'est bien dit. Le lieu estonne, l'assistance, l'expectation, lors mesme qu'il n'y va que de l'ambition de bien dire. Que peut-on faire, quand c'est une harangue, qui porte la vie en consequence ? Pour moy, cela mesme, que je sois lié à ce que j'ay à dire, sert à m'en desprendre. Quand je me suis commis et assigné entierement à ma memoire, je pends si fort sur elle, que je l'accable elle s'effraye de sa charge. Autant que je m'en rapporte à elle ; je me mets hors de moy jusques à essayer ma contenance Et me suis veu quelque jour en peine, de celer la servitude en laquelle j'estois entravé Là où mon dessein est, de representer en parlant, une profonde nonchalance d'accent et de visage, et des mouvemens fortuites et impremeditez, comme naissans des occasions presentes aymant aussi cher ne rien dire qui vaille, que de montrer estre venu preparé pour bien dire Chose messeante, sur tout à gens de ma profession et chose de trop grande obligation, à qui ne peut beaucoup tenir L'apprest donne plus à esperer, qu'il ne porte. On se met souvent sottement en pourpoinct, pour ne sauter pas mieux qu'en saye. Nihil est his, qui placere volunt, tam adversarium, quà m expectatio. Ils ont laissé par escrit de l'orateur Curio, que quand il proposoit la distribution des pieces de son oraison, en trois, ou en quatre ; ou le nombre de ses arguments et raisons, il luy advenoit volontiers, ou d'en oublier quel-qu'un, ou d'y en adjouster un ou deux de plus. J'ay tousjours bien evité, de tomber en cet inconvenient ayant hay ces promesses et prescriptions Non seulement pour la deffiance de ma memoire mais aussi pource que cette forme retire trop à l'artiste. Simpliciora militares decent. Baste, que je me suis meshuy promis, de ne prendre plus la charge de parler en lieu de respect Car quant à parler en lisant son escript outre ce qu'il est tresinepte, il est de grand desavantage à ceux, qui par nature pouvoient quelque chose en l'action. Et de me jetter à la mercy de mon invention presente, encore moins Je l'ay lourde et trouble, qui ne sçauroit fournir aux soudaines necessitez, et importantes. Laisse Lecteur courir encore ce coup d'essay, et ce troisiesme alongeail, du reste des pieces de ma peinture. J'adjouste, mais je ne corrige pas Premierement, par ce que celuy qui a hypothequé au monde son ouvrage, je trouve apparence, qu'il n'y ayt plus de droict Qu'il die, s'il peut, mieux ailleurs, et ne corrompe la besongne qu'il a venduà De telles gens, il ne faudroit rien acheter qu'apres leur mort Qu'ils y pensent bien, avant que de se produire. Qui les haste ? Mon livre est tousjours un sauf qu'à mesure, qu'on se met à le renouveller, afin que l'achetteur ne s'en aille les mains du tout vuides, je me donne loy d'y attacher comme ce n'estqu'une marqueterie mal jointe quelque embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la premiere forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suivantes, par une petite subtilité ambitieuse. De là toutesfois il adviendra facilement, qu'il s'y mesle quelque transposition de chronologie mes contes prenants place selon leur opportunité, non tousjours selon leur aage. Secondement, à cause que pour mon regard, je crains de perdre au change Mon entendement ne va pas tousjours avant, il va à reculons aussi Je ne me deffie gueres moins de mes fantasies, pour estre secondes ou tierces, que premieres ou presentes, que passees. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent, comme nous corrigeons les autres. Je suis euvieilly de nombre d'ans, depuis mes premiers publications, qui furent l'an mille cinq cens quatre vingts. Mais je fais doute que je sois assagi d'un pouce. Moy à cette heure, et moy tantost, sommes bien deux. Quand meilleur, je n'en puis rien dire. Il feroit bel estre vieil, si nous ne marchions, que vers l'amendement. C'est un mouvement d'yvroigne, titubant, vertigineux, informe ou des jonchez, que l'air manie casuellement selon soy. Antiochus avoit vigoureusement escript en faveur de l'Academie il print sur ses vieux ans un autre party lequel des deux je suyvisse, seroit ce pas tousjours suivre Antiochus ? Apres avoir estably le doubte, vouloir establir la certitude des opinions humaines, estoit ce pas establir le doubte, non la certitude ? et promettre, qui luy eust donné encore un aage à durer, qu'il estoit tousjours en termes de nouvelle agitation non tant meilleure, qu'autre. La faveur publique m'a donné un peu plus de hardiesse que je n'esperois mais ce que je crains le plus, c'est desaouler. J'aymerois mieux poindre que lasser. Comme a faict un sçavant homme de mon temps. La louange est tousjours plaisante, de qui, et pourquoy elle vienne Si faut-il pour s'en aggreer justement, estre informé de sa cause. Les imperfections mesme ont leur moyen de se recommander. L'estimation vulgaire et commune, se voit peu heureuse en rencontre Et de mon temps, je suis trompé, si les pires escrits ne sont ceux qui ont gaigné le dessus du vent populaire. Certes je rends graces à des honnestes hommes, qui daignent prendre en bonne part, mes foibles efforts. Il n'est lieu où les fautes de la façon paroissent tant, qu'en une matiere qui de soy n'a point de recommandation Ne te prens point à moy, Lecteur, de celles qui se coulent icy, par la fantasie, ou inadvertance d'autruy chasque main, chasque ouvrier, y apporte les siennes. Je ne me mesle, ny d'orthographe et ordonne seulement qu'ils suivent l'ancienne ny de la punctuation je suis peu expert en l'un et en l'autre. Où ils rompent du tout le sens, je m'en donne peu de peine, car aumoins ils me deschargent Mais où ils en substituent un faux, comme ils font si souvent, et me destournent à leur conception, ils me ruynent. Toutesfois quand la sentence n'est forte à ma mesure, un honneste homme la doit refuser pour mienne. Qui cognoistra combien je suis peu laborieux, combien je suis faict à ma mode, croira facilement, que je redicterois plus volontiers, encore autant d'Essais, que de m'assujettir à resvivre ceux-cy, pour cette puerile correction. Je disois donc tantost, qu'estant planté en la plus profonde miniere de ce nouveau metal, non seulement je suis privé de grande familiarité, avec gens d'autres moeurs que les miennes et d'autres opinions, par lesquelles ils tiennent ensemble d'un noeud, qui commande tout autre noeud. Mais encore je ne suis pas sans hazard, parmy ceux, à qui tout est esgalement loisible et desquels la plus part ne peut empirer meshuy son marché, vers nostre justice D'ou naist l'extreme degré de licence. Comptant toutes les particulieres circonstances qui me regardent, je ne trouve homme des nostres, à qui la deffence des loix, couste, et en gain cessant, et en dommage emergeant, disent les clercs, plus qu'à moy. Et tels font bien les braves, de leur chaleur et aspreté, qui font beaucoup moins que moy, en juste balance. Comme maison de tout temps libre, de grand abbord, et officieuse à chacun car je ne me suis jamais laissé induire, d'en faire un outil de guerre laquelle je vois chercher plus volontiers, où elle est le plus esloingnee de mon voisinage ma maison a merité assez d'affection populaire et seroit bien mal-aisé de me gourmander sur mon fumier Et j'estime à un merveilleux chef d'oeuvre, et exemplaire, qu'elle soit encore vierge de sang, et de sac, soubs un si long orage, tant de changemens et agitations voisines. Car à dire vray, il estoit possible à un homme de ma complexion, d'eschaper à une forme constante, et continue, telle qu'elle fust Mais les invasions et incursions contraires, et alternations et vicissitudes de la fortune, au tour de moy, ont jusqu'à cette heure plus exasperé qu'amolly l'humeur du pays et me rechargent de dangers, et difficultez invincibles. J'eschape Mais il me desplaist que ce soit plus par fortune voire, et par ma prudence, que par justice Et me desplaist d'estre hors la protection des loix, et soubs autre sauvegarde que la leur. Comme les choses sont, je vis plus qu'à demy, de la faveur d'autruy qui est une rude obligation. Je ne veux debvoir ma seureté, ny à la bonté, et benignité des grands, qui s'aggreent de ma legalité et liberté ny à la facilité des moeurs de mes predecesseurs, et miennes car quoy si j'estois autre ? Si mes deportemens et la franchise de ma conversation, obligent mes voisins, ou la parenté c'est cruauté qu'ils s'en puissent acquitter, en me laissant vivre, et qu'ils puissent dire Nous luy condonons la libre continuation du service divin, en la chapelle de sa maison, toutes les Eglises d'autour, estants par nous desertées et luy condonons l'usage de ses biens, et sa vie, comme il conserve nos femmes, et nos boeufs au besoing. De longue main chez moy, nous avons part à la louange de Lycurgus Athenien, qui estoit general depositaire et gardien des bourses de ses concitoyens. Or je tiens, qu'il faut vivre par droict, et par auctorité, non par recompence ny par grace. Combien de galans hommes ont mieux aymé perdre la vie, que la devoir ? Je fuis à me submettre à toute sorte d'obligation. Mais sur tout, à celle qui m'attache, par devoir d'honneur. Je ne trouve rien si cher, que ce qui m'est donné et ce pourquoy, ma volonté demeure hypothequee par tiltre d'ingratitude Et reçois plus volontiers les offices, qui sont à vendre. Je croy bien Pour ceux-cy, je ne donne que de l'argent pour les autres, je me donne moy-mesme. Le neud, qui me tient par la loy d'honnesteté, me semble bien plus pressant et plus poisant, que n'est celuy de la contraincte civile. On me garrote plus doucement par un Notaire, que par moy. N'est-ce pas raison, que ma conscience soit beaucoup plus engagee, à ce, en quoy on s'est simplement fié d'elle ? Ailleurs, ma foy ne doit rien car on ne luy a rien presté. Qu'on s'ayde de la fiance et asseurance, qu'on a prise hors de moy. J'aymeroy bien plus cher, rompre la prison d'une muraille, et des loix, que de ma parole. Je suis delicat à l'observation de mes promesses, jusques à la superstition et les fay en tous subjects volontiers incertaines et conditionnelles. A celles, qui sont de nul poids, je donne poids de la jalousie de ma reigle elle me gehenne et charge de son propre interest. Ouy, és entreprinses toutes miennes et libres, si j'en dy le poinct, il me semble, que je me les prescry et que, le donner à la science d'autruy, c'est le preordonner à soy. Il me semble que je le promets, quand je le dy. Ainsi j'evente peu mes propositions. La condemnation que je fais de moy, est plus vifve et roide, que n'est celle des juges, quine me prennent que par le visage de l'obligation commune l'estreinte de ma conscience plus serree, et plus severe Je suy laschement les debvoirs ausquels on m'etraineroit, si je n'y allois. Hoc ipsum ita justum est quod recte fit, si est voluntarium. Si l'action on n'a quelque splendeur de liberté, elle n'a point de grace, ny d'honneur. Quod me jus cogit, vix vol untate impetrent. Où la necessité me tire, j'ayme à lacher la volonté. Quia quicquid imperio cogitur, exigenti magis, quam præstanti acceptum refertur. J'en sçay qui suyvent cet air, jusques à l'injustice Donnent plustost qu'ils ne rendent, prestent plustost qu'ilz ne payent font plus escharsement bien à celuy, à qui ils en sont tenus. Je ne vois pas là , mais je touche contre. J'ayme tant à me descharger et desobliger, que j'ay parfois compté à profit, les ingratitudes, offences, et indignitez, que j'avois reçeu de ceux, à quiou par nature, ou par accident, j'avois quelque devoir d'amitié prenant cette occasion de leur faute, pour autant d'acquit, et descharge de ma debte. Encore que je continue à leurs payer les offices apparents, de la raison publique, je trouve grande espargne pourtant à faire par justice, ce que je faisoy par affection, et à me soulager un peu, de l'attention et sollicitude, de ma volonté au dedans. Est prudentis sustinere ut cursum, sic impetum benevolentiæ. Laquelle j'ay trop urgente et pressante, où je m'addonne aumoins pour un homme, qui ne veut estre aucunement en presse. Et me sert cette mesnagerie, de quelque consolation, aux imperfections de ceux qui me touchent. Je suis bien desplaisant qu'ils en vaillent moins, mais tant y a, que j'en espargne aussi quelque chose de mon application et engagement envers eux. J'approuve celuy qui ayme moins son enfant, d'autant qu'il est ou teigneux ou bossu Et non seulement, quand il malicieux ; mais aussi quand il est malheureux, et mal nay Dieu mesme en a rabbatu cela de son prix, et estimation naturelle pourveu qu'il se porte en ce refroidissement, avec moderation, et justice exacte. En moy, la proximité n'allege pas les deffauts, elle les aggrave plustost. Apres tout, selon que je m'entends en la science du bien-faict et de recognoissance, qui est une subtile science et de grand usage, je ne vois personne, plus libre et moins endebté, que je suis jusques à cette heure. Ce que je doibs, je le doibs simplement aux obligations communes et naturelles. Il n'en est point, qui soit plus nettement quitte d'ailleurs. nec sunt mihi nota potentum Munera. Les Princes me donnent prou, s'ils ne m'ostent rien et me font assez de bien, quand ils ne me font point de mal c'est tout ce que j'en demande. O combien je suis tenu à Dieu, de qu'il luy a pleu, que j'aye reçeu immediatement de sa grace, tout ce que j'ay qu'il a retenu particulierement à soy toute ma debte ! Combien je supplie instamment sa saincte misericorde, que jamais je ne doive un essentiel grammercy à personne ! Bien heureuse franchise qui m'a conduit si loing. Qu'elle acheve. J'essaye à n'avoir expres besoing de nul. In me omnis spes est mihi. C'est chose que chacun peut en soy mais plus facilement ceux, que Dieu à mis a l'abry des necessitez naturelles et urgentes. Il fait bien piteux, et hazardeux, despendre d'un autre. Nous mesmes qui est la plus juste adresse, et la plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. Je n'ay rien mien, que moy ; et si en est la possession en partie manque et empruntee. Je me cultive et en courage, qui est le plus fort et encores en fortune, pour y trouver dequoy me satisfaire, quand ailleurs tout m'abandonneroit. Eleus Hippias ne se fournit pas seulement de science, pour au giron des muses se pouvoir joyeusement esquarter de toute autre compagnie au besoing ny seulement de la cognoissance de la philosophie, pour apprendre à son ame de se contenter d'elle, et se passer virilement des commoditez qui luy viennent du dehors, quand le sort l'ordonne. Il fut si curieux, d'apprendre encore à faire sa cuisine, et son poil, ses robes, ses souliers, ses bragues, pour se fonder en soy, autant qu'il pourroit, et soustraire au secours estranger. On jouyt bien plus librement, et plus gayement, des biens empruntez quand ce n'est pas une jouyssance obligee et contrainte par le besoing et qu'on a, et en sa volonté, et en sa fortune, la force et les moyens de s'en passer. Je me connoy bien. Mais il m'est malaisé d'imaginer nulle si pure liberalité de personne envers moy, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me semblast disgratiée, tyrannique, et teinte de reproche, si la necessité m'y avoit enchevestré. Comme le donner est qualité ambitieuse, et de prerogative, aussi est l'accepter qualité de summission. Tesmoin l'injurieux, et querelleux refus, que Bajazet feit des presents, que Temir luy envoyoit. Et ceux qu'on offrit de la part de l'Empereur Solyman, à l'Empereur de Calicut, le mirent en si grand despit, que non seulement il les refusa rudement disant, que ny luy ny ses predecesseurs n'avoient accoustumé de prendre et que c'estoit leur office de donner mais en outre feit mettre en un cul de fosse, les Ambassadeurs envoyez à cet effect. Quand Thetis, dit Aristote, flatte Juppiter quand les Lacedemoniens flattent les Atheniens ils ne vont pas leur rafreschissant la memoire des biens, qu'ils leur ont faits, qui est tousjours odieuse mais la memoire des bienfaicts qu'ils ont receuz d'eux. Ceux que je voy si familierement employer tout chacun et s'y engager ne le feroient pas, s'ils sçavouroient comme moy la douceur d'une pure liberté et s'ils poisoient autant que doit poiser à un sage homme, l'engageure d'une obligation. Elle se paye à l'adventure quelquefois mais elle ne se dissout jamais. Cruel garrotage, à qui ayme d'affranchir les coudees de sa liberté, en tout sens. Mes cognoissants, et au dessus et au dessous de moy, sçavent, s'ils en ont jamais veu, de moins sollicitant, requerant, suppliant, ny moins chargeant sur autruy. Si je le suis, au delà de tout exemple moderne, ce n'est pas grande merveille tant de pieces de mes moeurs y contribuants. Un peu de fierté naturelle l'impatience du refus contraction de mes desirs et desseins inhabilité à toute sorte d'affaires Et mes qualitez plus favories, l'oysiveté, la franchise. Par tout cela, j'ay prins à haine mortelle, d'estre tenu ny à autre, ny par autre que moy. J'employe bien vivement, tout ce que je puis, à me passer avant que j'employe la beneficence d'un autre, en quelque, ou legere ou poisante occasion ou besoing que ce soit. Mes amis m'importunent estrangement, quand ils me requierent, de requerir un tiers. Et ne me semble guere moins de coust, desengager celuy qui me doibt, usant de luy que m'engager envers celuy, qui ne me doibt rien. Cette condition ostee, et cet'autre, qu'ils ne vueillent de moy chose negotieuse et soucieuse car j'ay denoncé à tout soing guerre capitale je suis commodement facile et prest au besoing de chacun. Mais j'ay encore plus fuy à recevoir, que je n'ay cherché à donner aussi est il bien plus aysé selon Aristote. Ma fortune m'a peu permis de bien faire à autruy et ce peu qu'elle m'en a permis, elle l'a assez maigrement logé. Si elle m'eust faict naistre pour tenir quelque rang entre les hommes, j'eusse esté ambitieux de me faire aymer non de me faire craindre ou admirer. L'exprimeray-je plus insolamment ? j'eusse autant regardé, au plaire, qu'au prouffiter. Cyrus tres-sagement, et par la bouche d'un tres bon Capitaine, et meilleur Philosophe encores, estime sa bonté et ses biensfaicts, loing au delà de sa vaillance, et belliqueuses conquestes. Et le premier Scipion, par tout où il se veut faire valoir, poise sa debonnaireté et humanité, au dessus de sa hardiesse et de ses victoires et a tousjours en la bouche ce glorieux mot, Qu'il a laissé aux ennemys, autant à l'aymer, qu'aux amys. Je veux donc dire, que s'il faut ainsi debvoir quelque chose, ce doibt estre à plus legitime tiltre, que celuy dequoy je parle, auquel la loy de cette miserable guerre m'engage et non d'un si gros debte, comme celuy de ma totale conservation il m'accable. Je me suis couché mille fois chez moy, imaginant qu'on me trahiroit et assommeroit cette nuict là composant avec la fortune, que ce fust sans effroy et sans langueur Et me suis escrié apres mon patenostre, Impius hæc tam culta novalia miles habebit ? Quel remede ? c'est le lieu de ma naissance, et de la plus part de mes ancestres ils y ont mis leur affection et leur nom Nous nous durcissons à tout ce que nous accoustumons. Et à une miserable condition, comme est la nostre, ç'a esté un tresfavorable present de nature, que l'accoustumance, qui endort nostre sentiment à la souffrance de plusieurs maux. Les guerres civiles ont cela de pire que les autres guerres, de nous mettre chacun en echauguette en sa propre maison. Quà m miserum, porta vitam muroque tueri, Vixque suæ tutum viribus esse domus ! C'est grande extremite, d'estre pressé jusques dans son mesnage, et repos domestique. Le lieu où je me tiens, est tousjours le premier et le dernier, à la batterie de nos troubles et où la paix n'a jamais son visage entier, Tum quoque cum pax est, trepidant formidine belli. quoties pacem fortuna lacessit, Hac iter est bellis. Melius fortuna dedisses Orbe sub Eoo sedem, gelidà que sub Arcto, Errantésque domos. Je tire par fois, le moyen de me fermir contre ces considerations, de la nonchalance et lascheté. Elles nous menent aussi aucunement à la resolution. Il m'advient souvent, d'imaginer avec quelque plaisir, les dangers mortels, et les attendre. Je me plonge la teste baissee, stupidement dans la mort, sans la considerer et recognoistre, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m'engloutit d'un saut, et m'estouffe en un instant, d'un puissant sommeil, plein d'insipidité et indolence. Et en ces morts courtes et violentes, la consequence que j'en prevoy, me donne plus de consolation, que l'effait de crainte. Ils disent, comme la vie n'est pas la meilleure, pour estre longue, que la mort est la meilleure, pour n'estre pas longue. Je ne m'estrange pas tant de l'estre mort, comme j'entre en confidence avec le mourir. Je m'enveloppe et me tapis en cet orage, qui me doit aveugler et ravir de furie, d'une charge prompte et insensible. Encore s'il advenoit, comme disent aucuns jardiniers, que les roses et violettes naissent plus odoriferantes pres des aulx et des oignons, d'autant qu'ils sucçent et tirent à eux, ce qu'il y a de mauvaise odeur en la terre Aussi que ces depravées natures, humassent tout le venin de mon air et du climat, et m'en rendissent d'autant meilleur et plus pur, par leur voysinage que je ne perdisse pas tout. Cela n'est pas mais de cecy il en peut estre quelque chose, que la bonté est plus belle et plus attraiante quand elle est rare, et que la contrarieté et diversité, roidit et resserre en soy le bien faire et l'enflamme par la jalousie de l'opposition, et par la gloire. Les voleurs de leur grace, ne m'en veulent pas particulierement Ne fay-je pas moy à eux. Il m'en faudroit à trop de gents. Pareilles consciences logent sous diverses sortes de robes. Pareille cruauté, desloyauté, volerie. Et d'autant pire, qu'elle est plus lasche, plus seure, et plus obscure, sous l'ombre des loix. Je hay moins l'injure professe que trahitresse ; guerriere que pacifique et juridique. Nostre fievre est survenuà en un corps, qu'elle n'a de guere empiré. Le feu y estoit, laflamme s'y est prinse. Le bruit est plus grand le mal, de peu. Je respons ordinairement, à ceux qui me demandent raison de mes voyages Que je sçay bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. Si on me dit, que parmy les estrangers il y peut avoir aussi peu de santé, et que leurs moeurs ne sont pas mieux nettes que les nostres Je respons premierement, qu'il est mal-aysé Tam multæ scelerum facies. Secondement, que c'est tousjours gain, de changer un mauvais estat à un estat incertain. Et que les maux d'autruy ne nous doivent pas poindre comme les nostres. Je ne veux pas oublier cecy, que je ne me mutine jamais tant contre la France, que je ne regarde Paris de bon oeil Elle a mon coeur des mon enfance Et m'en est advenu comme des choses excellentes plus j'ay veu dépuis d'autres villes belles, plus la beauté de cette cy, peut, et gaigne sur mon affection. Je l'ayme par elle mesme, et plus en son estre seul, que rechargee de pompe estrangere Je l'ayme tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis François, que par cette grande cité grande en peuples, grande en felicité de son assiette mais sur tout grande, et incomparable en varieté, et diversité de commoditez La gloire de la France, et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos divisions entiere et unie, je je la trouve deffendue de toute autre violence. Je l'advise, que de tous les partis, le pire sera celuy qui la metra en discorde Et ne crains pour elle, qu'elle mesme Et crains pour elle, autant certes, que pour autre piece de cet estat. Tant qu'elle durera, je n'auray faute de retraicte, où rendre mes abboys suffisante à me faire perdre le regret de tout'autre retraicte. Non par ce que Socrates l'a dict, mais par ce qu'en verité c'est mon humeur, et à l'avanture non sans quelque excez, j'estime tous les hommes mes compatriotes et embrasse un Polonois comme un François ; postposant cette lyaison nationale, à l'universelle et commune. Je ne suis guere feru de la douceur d'un air naturel Les cognoissances toutes neufves, et toutes miennes, me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites cognoissances du voisinage Les amitiez pures de nostre acquest, emportent ordinairement, celles ausquelles la communication du climat, ou du sang, nous joignent. Nature nous a mis au monde libres et desliez, nous nous emprisonnons en certains destroits comme les Roys de Perse qui s'obligeoient de ne boire jamais autre eau, que celle du fleuve de Choaspez, renonçoyent par sottise, à leur droict d'usage en toutes les autres eaux et assechoient pour leur regard, tout le reste du monde. Ce que Socrates feit sur sa fin, d'estimer une sentence d'exil pire, qu'une sentence de mort contre soy je ne seray, à mon advis, jamais ny si cassé, ny si estroittement habitué en mon païs, que je le feisse. Ces vies celestes, ont assez d'images, que j'embrasse par estimation plus que par affection. Et en ont aussi, de si eslevees, et extraordinaires, que par estimation mesme je ne les puis embrasser, d'autant que je ne les puis concevoir. Cette humeur fut bien tendre à un homme, qui jugeoit le monde sa ville. Il est vray, qu'il dedaignoit les peregrinations, et n'avoit guere mis le pied hors le territoire d'Attique. Quoy, qu'il plaignoit l'argent de ses amis à desengager sa vie et qu'il refusa de sortir de prison par l'entremise d'autruy, pour ne desobeïr aux loix en un temps, qu'elles estoient d'ailleurs si fort corrompuÃs ? Ces exemples sont de la premiere espece, pour moy. De la seconde, sont d'autres, que je pourroy trouver en ce mesme personnage. Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de mon action mais aucuns surpassent encore la force de mon jugement. Outre ces raisons, le voyager me semble un exercice profitable. L'ame y a une continuelle exercitation, à remarquer des choses incogneuÃs et nouvelles. Et je ne sçache point meilleure escole, comme j'ay dict souvent, à façonner la vie, que de luy proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantasies, et usances et luy faire gouster une si perpetuelle varieté de formes de nostre nature. Le corps n'y est ny oisif ny travaillé et cette moderee agitation le met en haleine. Je me tien à cheval sans demonter, tout choliqueux que je suis, et sans m'y ennuyer, huict et dix heures, vires ultra sortémque senectæ. Nulle saison m'est ennemye, que le chaut aspre d'un Soleil poignant. Car les ombrelles, dequoy dépuis les anciens Romains l'Italie se sert, chargent plus les bras, qu'ils ne deschargent la teste. Je voudroy sçavoir quelle industrie c'estoit aux Perses, si anciennement, et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frais, et des ombrages à leur poste, comme dict Xenophon. J'ayme les pluyes et les crotes comme les cannes. La mutation d'air et de climat ne me touche point. Tout ciel m'est un. Je ne suis battu que des alterations internes, que je produicts en moy, et celles là m'arrivent moins en voyageant. Je suis mal-aisé à esbranler mais estant avoyé, je vay tant qu'on veut. J'estrive autant aux petites entreprises, qu'aux grandes et à m'equiper pour faire une journee, et visiter un voisin, que pour un juste voyage. J'ay apris à faire mes journees à l'Espagnole, d'une traicte grandes et raisonnables journees. Et aux extremes chaleurs, les passe de nuict, du Soleil couchant jusques au levant. L'autre façon de repaistre en chemin, en tumulte et haste, pour la disnee, nommément aux cours jours, est incommode. Mes chevaux en valent mieux Jamais cheval ne m'a failly, qui a sceu faire avec moy la premiere journee. Je les abreuve par tout et regarde seulement qu'ils ayent assez de chemin de reste, pour battre leur eau. La paresse à me lever, donne loisir à ceux qui me suyvent, de disner à leur aise, avant partir. Pour moy, je ne mange jamais trop tard l'appetit me vient en mangeant, et point autrement je n'ay point de faim qu'à table. Aucuns se plaignent dequoy je me suis agreé à continuer cet exercice, marié, et vieil. Ils ont tort. Il est mieux temps d'abandonner sa maison, quand on l'a mise en train de continuer sans nous quand on y a laissé de l'ordre qui ne demente point sa forme passee. C'est bien plus d'imprudence, de s'esloingner, laissant en sa maison une garde moins fidele, et qui ait moins de soing de pourvoir à vostre besoing. La plus utile et honnorable science et occupation à une mere de famille, c'est la science du mesnage. J'en vois quelqu'une avare ; de mesnagere, fort peu. C'est sa maistresse qualité, et qu'on doibt chercher, avant toute autre comme le seul douaire qui sert à ruyner ou sauver nos maisons. Qu'on ne m'en parle pas ; selon que l'experience m'en a apprins, je requiers d'une femme mariee, au dessus de toute autre vertu, la vertu oeconomique. Je l'en mets au propre, luy laissant par mon absence tout le gouvernement en main. Je vois avec despit en plusieurs mesnages, monsieur revenir maussade et tout marmiteux du tracas des affaires, environ midy, que madame est encore apres à se coiffer et attiffer, en son cabinet. C'est à faire aux Roynes encores ne sçay-je. Il est ridicule et injuste, que l'oysiveté de nos femmes, soit entretenuà de nostre sueur et travail. Il n'adviendra, que je puisse, à personne, d'avoir l'usage de ses biens plus liquide que moy, plus quiete et plus quitte. Si le mary fournit de matiere, nature mesme veut qu'elles fournissent de forme. Quant aux devoirs de l'amitié maritale, qu'on pense estre interessez par cette absence je ne le crois pas. Au rebours, c'est une intelligence, qui se refroidit volontiers par une trop continuelle assistance, et que l'assiduité blesse. Toute femme estrangere nous semble honneste femme Et chacun sent par experience, que la continuation de se voir, ne peut representer le plaisir que lon sent à se desprendre, et reprendre à secousses. Ces interruptions me remplissent d'une amour recente envers les miens, et me redonnent l'usage de ma maison plus doux la vicissitude eschaufe mon appetit, vers l'un, puis vers l'autre party. Je sçay que l'amitié a les bras assez longs, pour se tenir et se joindre, d'un coin de monde à l'autre et specialement cette cy, où il y a une continuelle communication d'offices, qui en reveillent l'obligation et la souvenance. Les Stoïciens disent bien, qu'il y a si grande colligance et relation entre les sages, que celuy qui disne en France, repaist son compagnon en Ægypte ; et qui estend seulement son doigt, où que ce soit, tous les sages qui sont sur la terre habitable, en sentent ayde. La jouyssance, et la possession, appartiennent principalement à l'imagination. Elle embrasse plus chaudement et plus continuellement ce qu'elle va querir, que ce que nous touchons. Comptez voz amusements journaliers ; vous trouverez que vous estes lors plus absent de vostre amy, quand il vous est present. Son assistance relasche vostre attention, et donne liberté à vostre pensee, de s'absenter à toute heure, pour toute occasion. De Rome en hors, je tiens et regente ma maison, et les commoditez que j'y ay laissé je voy croistre mes murailles, mes arbres, et mes rentes, et descroistre à deux doigts pres, comme quand j'y suis, Ante oculos errat domus, errat forma locorum. Si nous ne jouyssons que ce que nous touchons, adieu noz escus quand ils sont en noz coffres, et noz enfans s'ils sont à la chasse. Nous les voulons plus pres. Au jardin est-ce loing ? A une demy journee ? Quoy, à dix lieuÃs est-ce loing, ou pres ? Si c'est pres Quoy onze, douze, treze ? et ainsi pas à pas. Vrayment celle qui sçaura prescripre à son mary, le quantiesme pas finit le pres, et le quantiesme pas donne commencement au loing, je suis d'advis qu'elle l'arreste entre-deux. excludat jurgia finis Utor permisso, caudæque pilos ut equinæ Paulatim vello et demo unum, demo etiam unum Dum cadat elusus ratione ruentis acervi. Et qu'elles appellent hardiment la Philosophie à leur secours. A qui quelqu'un pourroit reprocher, puis qu'elle ne voit ny l'un ny l'autre bout de la jointure, entre le trop et le peu, le long et le court, le leger et le poisant, le pres et le loing puis qu'elle n'en recognoist le commencement ny la fin, qu'elle juge bien incertainement du milieu. Rerum natura nullam nobis dedit cognitionem finium. Sont-elles pas encore femmes et amies des trespassez ; qui ne sont pas au bout de cettuy-cy, mais en l'autre monde ? Nous embrassons et ceux qui ont esté, et ceux qui ne sont point encore, non que les absens. Nous n'avons pas faict marché, en nous mariant, de nous tenir continuellement accouez, l'un à l'autre, comme je ne sçay quels petits animaux que nous voyons, ou comme les ensorcelez de Karenty, d'une maniere chiennine. Et ne doibt une femme avoir les yeux si gourmandement fichez sur le devant de son mary, qu'elle n'en puisse veoir le derriere, où besoing est. Mais ce mot de ce peintre si excellent, de leurs humeurs, seroit-il point de mise en ce lieu, pour representer la cause de leurs plaintes ? Uxor, si cesses, aut te amare cogitat, Aut tete amari, aut potare, aut animo obsequi, Et tibi bene esse soli, cùm sibi sit malè. Ou bien seroit-ce pas, que de soy l'opposition et contradiction les entretient et nourrit et qu'elles s'accommodent assez, pourveu qu'elles vous incommodent ? En la vraye amitié, de laquelle je suis expert, je me donne à mon amy, plus que je ne le tire à moy. Je n'ayme pas seulement mieux, luy faire bien, que s'il m'en faisoit mais encore qu'il s'en face, qu'à moy il m'en faict lors le plus, quand il s'en faict. Et si l'absence luy est ou plaisante ou utile, elle m'est bien plus douce que sa presence et ce n'est pas proprement absence, quand il y a moyen de s'entr'advertir. J'ay tiré autrefois usage de nostre esloingnement et commodité. Nous remplissions mieux, et estandions, la possession de la vie, en nous separant il vivoit, il jouyssoit, il voyoit pour moy, et moy pour luy, autant plainement que s'il y eust esté l'une partie demeuroit oisive, quand nous estions ensemble nous nous confondions. La separation du lieu rendoit la conjonction de noz volontez plus riche. Cette faim insatiable de la presence corporelle, accuse un peu la foiblesse en la jouissance des ames. Quant à la vieillesse, qu'on m'allegue ; au rebours c'est à la jeunesse à s'asservir aux opinions communes, et se contraindre pour autruy. Elle peut fournir à tous les deux, au peuple et à soy nous n'avons que trop à faire, à nous seuls. A mesure que les commoditez naturelles nous faillent, soustenons nous par les artificielles. C'est injustice, d'excuser la jeunesse de suyvre ses plaisirs, et deffendre à la vieillesse d'en chercher. Jeune, je couvrois mes passions enjoüees, de prudence vieil, je demesle les tristes, de débauche. Si prohibent les loix Platoniques, de peregriner avant quarante ans, ou cinquante pour rendre la peregrination plus utile et instructive. Je consentiroy plus volontiers, à cet autre second article, des mesmes loix, qui l'interdit, apres soixante. Mais en tel aage, vous ne reviendrez jamais d'un si long chemin. Que m'en chaut-il ? je ne l'entreprens, ny pour en revenir, ny pour le parfaire. J'entreprens seulement de me branler, pendant que le branle me plaist, et me proumeine pour me proumener. Ceux qui courent un benefice, ou un lievre, ne courent pas. Ceux là courent, qui courent aux barres, et pour exercer leur course. Mon dessein est divisible par tout, il n'est pas fondé en grandes esperances chasque journee en faict le bout. Et le voyage de ma vie se conduict de mesme. J'ay veu pourtant assez de lieux esloingnez, où j'eusse desiré qu'on m'eust arresté. Pourquoy non, si Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zenon, Antipater, tant d'hommes sages, de la secte plus renfroingnée, abandonnerent bien leur pays, sans aucune occasion de s'en plaindre et seulement pour la jouissance d'un autre air ? Certes le plus grand desplaisir de mes peregrinations, c'est que je n'y puisse apporter cette resolution, d'establir ma demeure où je me plairoy. Et qu'il me faille tousjours proposer de revenir, pour m'accommoder aux humeurs communes. Si je craingnois de mourir en autre lieu, que celuy de ma naissance si je pensois mourir moins à mon aise, esloingné des miens à peine sortiroy-je hors de France, je ne sortirois pas sans effroy hors de ma parroisse Je sens la mort qui me pince continuellement la gorge, ou les reins Mais je suis autrement faict elle m'est une par tout. Si toutesfois j'avois à choisir ce seroit, ce croy-je, plustost à cheval, que dans un lict hors de ma maison, et loing des miens. Il y a plus de crevecoeur que de consolation, à prendre congé de ses amis. J'oublie volontiers ce devoir de nostre entregent Car des offices de l'amitié, celuy-là est le seul desplaisant et oublierois ainsi volontiers à dire ce grand et eternel adieu. S'il se tire quelque commodité de cette assistance, il s'en tire cent incommoditez. J'ay veu plusieurs mourans bien piteusement, assiegez de tout ce train cette presse les estouffe. C'est contre le devoir, et est tesmoignage de peu d'affection, et de peu de soing, de vous laisser mourir en repos L'un tourmente vos yeux, l'autre vos oreilles, l'autre la bouche il n'y a sens, ny membre, qu'on ne vous fracasse. Le coeur vous serre de pitié, d'ouïr les plaintes des amis ; et de despit a l'advanture, d'ouïr d'autres plaintes, feintes et masquées. Qui a tousjours eu le goust tendre, affoibly, il l'a encore plus. Il luy faut en une si grande necessité, une main douce, et accommodée à son sentiment, pour le grater justement où il luy cuit. Ou qu'on ne le grate point du tout. Si nous avons besoing de sage femme, à nous mettre au monde nous avons bien besoing d'un homme encore plus sage, à nous en sortir. Tel, et amy, le faudroit-il acheter bien cherement, pour le service d'une telle occasion. Je ne suis point arrivé à cette vigueur desdaigneuse, qui se fortifie en soy-mesme, que rien n'aide, ny ne trouble ; je suis d'un poinct plus bas. Je cherche à coniller, et à me desrober de ce passage non par crainte, mais par art. Ce n'est pas mon advis, de faire en cette action, preuve ou montre de ma constance. Pour qui ? Lors cessera tout le droict et l'interest, que j'ay à la reputation. Je me contente d'une mort recueillie en soy, quiete, et solitaire, toute mienne, convenable à ma vie retirée et privée. Au rebours de la superstition Romaine, où on estimoit malheureux, celuy qui mouroit sans parler et qui n'avoit ses plus proches à luy clorre les yeux. J'ay assez affaire à me consoler, sans avoir à consoler autruy ; assez de pensées en la teste, sans que les circonstances m'en apportent de nouvelles et assez de matiere à m'entretenir, sans l'emprunter. Cette partie n'est pas du rolle de la societé c'est l'acte à un seul personnage. Vivons et rions entre les nostres, allons mourir et rechigner entre les inconnuz. On trouve en payant, qui vous tourne la teste, et qui vous frotte les pieds qui ne vous presse qu'autant que vous voulez, vous presentant un visage indifferent, vous laissant vous gouverner, et plaindre à vostre mode. Je me deffais tous les jours par discours, de cette humeur puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d'esmouvoir par nos maux, la compassion et le dueil en nos amis. Nous faisons valoir nos inconveniens outre leur mesure, pour attirer leurs larmes Et la fermeté que nous louons en chacun, à soustenir sa mauvaise fortune, nous l'accusons et reprochons à nos proches, quand c'est en la nostre. Nous ne nous contentons pas qu'ils se ressentent de nos maux, si encores ils ne s'en affligent. Il faut estendre la joye, mais retrancher autant qu'on peut la tristesse. Qui se faict plaindre sans raison, est homme pour n'estre pas plaint, quand la raison y sera. C'est pour n'estre jamais plaint, que se plaindre tousjours, faisant si souvent le piteux, qu'on ne soit pitoyable à personne. Qui se faict mort vivant, est subject d'estre tenu pour vif mourant. J'en ay veu prendre la chevre, de ce qu'on leur trouvoit le visage frais, et le pouls posé contraindre leur ris, par ce qu'il trahissoit leur guairison et haïr la santé, de ce qu'elle n'estoit pas regrettable. Qui bien plus est, ce n'estoyent pas femmes. Je represente mes maladies, pour le plus, telles qu'elles sont, et evite les paroles de mauvais prognostique, et les exclamations composées. Sinon l'allegresse, aumoins la contenance rassise des assistans, est propre, pres d'un sage malade. Pour se voir en un estat contraire, il n'entre point en querelle avec la santé. Il luy plaist de la contempler en autruy, forte et entiere ; et en jouyr au moins par compagnie. Pour se sentir fondre contre-bas, il ne rejecte pas du tout les pensées de la vie, ny ne fuit les entretiens communs. Je veux estudier la maladie quand je suis sain quand elle y est, elle faict son impression assez réele, sans que mon imagination l'aide. Nous nous preparons avant la main, aux voyages que nous entreprenons, et y sommes resolus l'heure qu'il nous faut monter à cheval, nous la donnons à l'assistance, et en sa faveur, l'estendons. Je sens ce proffit inesperé de la publication de mes moeurs, qu'elle me sert aucunement de regle. Il me vient par fois quelque consideration de ne trahir l'histoire de ma vie. Cette publique declaration, m'oblige de me tenir en ma route ; et à ne desmentir l'image de mes conditions communément moins desfigurées et contredictes, que ne porte la malignité, et maladie des jugemens d'aujourd'huy. L'uniformité et simplesse de mes moeurs, produict bien un visage d'aisée interpretation, mais parce que la façon en est un peu nouvelle, et hors d'usage, elle donne trop beau jeu à la mesdisance. Si est-il vray, qu'à qui me veut loyallement injurier, il me semble fournir bien suffisamment, où mordre, en mes imperfections advoüées, et cogneuÃs et dequoy s'y saouler, sans s'escarmoucher au vent. Si pour en preoccuper moy-mesme l'accusation, et la descouverte, il luy semble que je luy esdente sa morsure, c'est raison qu'il prenne son droict, vers l'amplification et extention L'offence a ses droicts outre la justice Et que les vices dequoy je luy montre des racines chez moy, il les grossisse en arbres Qu'il y employe non seulement ceux qui me possedent, mais ceux aussi qui ne font que me menasser. Injurieux vices, et en qualité, et en nombre. Qu'il me batte par là . J'embrasseroy volontiers l'exemple du Philosophe Dion. Antigonus le vouloit piquer sur le subjet de son origine Il luy coupa broche Je suis, dit-il, fils d'un serf, boucher, stigmatizé, et d'une putain, que mon pere espousa par la bassesse de sa fortune. Tous deux furent punis pour quelque mesfaict. Un orateur m'achetta enfant, me trouvant beau et advenant et m'a laissé mourant tous ses biens ; lesquels ayant transporté en cette ville d'Athenes, je me suis addonné à la philosophie. Que les historiens ne s'empeschent à chercher nouvelles de moy je leur en diray ce qui en est. La confession genereuse et libre, enerve le reproche, et desarme l'injure. Tant y a que tout conté, il me semble qu'aussi souvent on me loüe, qu'on me desprise outre la raison. Comme il me semble aussi que dés mon enfance, en rang et degré d'honneur, on m'a donné lieu, plustost au dessus, qu'au dessoubs de ce qui m'appartient. Je me trouveroy mieux en païs, auquel ces ordres fussent ou reiglez ou mesprisez. Entre les masles dépuis que l'altercation de la prerogative au marcher ou à se seoir, passe trois repliques, elle est incivile. Je ne crain point de ceder ou proceder iniquement, pour fuir à une si importune contestation. Et jamais homme n'a eu envie de ma presseance, à qui je ne l'aye quittée. Outre ce profit, que je tire d'escrire de moy, j'en ay esperé cet autre, que s'il advenoit que mes humeurs pleussent, et accordassent à quelque honneste homme, avant mon trespas, il rechercheroit de nous joindre. Je luy ay donné beaucoup de païs gaigné car tout ce qu'une longue cognoissance et familiarité, luy pourroit avoir acquis en plusieurs années, il l'a veu en trois jours dans ce registre, et plus seurement et exactement. Plaisante fantasie plusieurs choses, que je ne voudroy dire au particulier, je les dis au public. Et sur mes plus secretes sciences ou pensées, renvoye à une boutique de Libraire, mes amis plus feaux Excutienda damus præcordia. Si à si bonnes enseignes, j'eusse sceu quelqu'un qui m'eust esté propre, certes je l'eusse esté trouver bien loing. Car la douceur d'une sortable et aggreable compagnie, ne se peut assez acheter à mon gré. Eh qu'est-ce qu'un amy ! Combien est vraye cette ancienne sentence, que l'usage en est plus necessaire, et plus doux, que des elemens de l'eau et du feu ! Pour revenir à mon conte. Il n'y a donc pas beaucoup de mal de mourir loing, et à part. Si estimons nous à devoir de nous retirer pour des actions naturelles, moins disgratiées que cette-cy, et moins hideuses. Mais encore ceux qui en viennent là , de trainer languissans un long espace de vie, ne devroient à l'advanture souhaiter, d'empescher de leur misere une grande famille. Pourtant les Indois en certaine province, estimoient juste de tuer celuy, qui seroit tombé en telle necessité En une autre de leurs provinces, ils l'abandonnoient seul à se sauver, comme il pourroit. A qui ne se rendent-ils en fin ennuyeux et insupportables ? les offices communs n'en vont point jusques là . Vous apprenez la cruauté par force, à vos meilleurs amis durcissant et femme et enfans, par long usage, à ne sentir et plaindre plus vos maux. Les souspirs de ma cholique, n'apportent plus d'esmoy à personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conversation ce qui n'advient pas tousjours, pour la disparité des conditions, qui produict aisément mespris ou envie, envers qui que ce soit n'est-ce pas trop, d'en abuser tout un aage ? Plus je les verrois se contraindre de bon coeur pour moy, plus je plaindrois leur peine. Nous avons loy de nous appuyer, non pas de nous coucher si lourdement sur autruy et nous estayer en leur ruyne. Comme celuy qui faisoit esgorger des petits enfans, pour se servir de leur sang, à guarir une sienne maladie Ou cet autre, à qui on fournissoit des jeunes tendrons, à couver la nuict ses vieux membres et mesler la douceur de leur haleine, à la sienne aigre et poisante. La decrepitude est qualité solitaire. Je suis sociable jusques à l'exces. Si me semble-il raisonnable, que meshuy je soustraye de la veuà du monde, mon importunité, et la couve moy seul. Que je m'appile et me recueille en ma coque, comme les tortuÃs j'apprenne à veoir les hommes, sans m'y tenir. Je leur ferois outrage en un pas si pendant. Il est temps de tourner le dos à la compagnie. Mais en ces voyages vous serez arresté miserablement en un caignart, où tout vous manquera. La plus-part des choses necessaires, je les porte quant et moy Et puis, nous ne sçaurions eviter la fortune, si elle entreprend de nous courre sus. Il ne me faut rien d'extraordinaire, quand je suis malade Ce que nature ne peut en moy, je ne veux pas qu'un bolus le face. Tout au commencement de mes fiévres, et des maladies qui m'atterrent, entier encores, et voisin de la santé, je me reconcilie à Dieu, par les derniers offices Chrestiens. Et m'en trouve plus libre, et deschargé ; me semblant en avoir d'autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de conseil, il m'en faut moins que de medecins. Ce que je n'auray estably de mes affaires tout sain, qu'on ne s'attende point que je le face malade Ce que je veux faire pour le service de la mort, est tousjours faict. Je n'oserois le dislayer d'un seul jour. Et s'il n'y a rien de faict, c'est à dire, ou que le doubte m'en aura retardé le choix car par fois, c'est bien choisir de ne choisir pas ou que tout à faict, je n'auray rien voulu faire. J'escris mon livre à peu d'hommes, et à peu d'années. Si ç'eust esté une matiere de durée, il l'eust fallu commettre à un langage plus ferme Selon la variation continuelle, qui a suivy le nostre jusques à cette heure, qui peut esperer que sa forme presente soit en usage, d'icy à cinquante ans ? Il escoule touts les jours de nos mains et depuis que je vis, s'est alteré de moitié. Nous disons, qu'il est à cette heure parfaict. Autant en dict du sien, chasque siecle. Je n'ay garde de l'en tenir là tant qu'il fuira, et s'ira difformant comme il faict. C'est aux bons et utiles escrits, de le clouer à eux, et ira son credit, selon la fortune de nostre estat. Pourtant ne crains-je point d'y inserer plusieurs articles privez, qui consument leur usage entre les hommes qui vivent aujourd'huy et qui touchent la particuliere science d'aucuns, qui y verront plus avant, que de la commune intelligence. Je ne veux pas, apres tout, comme je vois souvent agiter la memoire des trespassez, qu'on aille debattant Il jugeoit, il vivoit ainsin il vouloit cecy s'il eust parlé sur sa fin il eust dict, il eust donné ; je le cognoissois mieux que tout autre. Or autant que la bien-seance me le permet, je fais icy sentir mes inclinations et affections Mais plus librement, et plus volontiers, le fais-je de bouche, à quiconque desire en estre informé. Tant y a, qu'en ces memoires, si on y regarde, on trouvera que j'ay tout dit, ou tout designé Ce que je ne puis exprimer, je le montre au doigt. Verum animo satis hæc vestigia parva sagaci, Sunt, per quæ possis cognoscere cætera tute Je ne laisse rien à desirer, et deviner de moy. Si on doit s'en entretenir, je veux que ce soit veritablement et justement. Je reviendrois volontiers de l'autre monde, pour démentir celuy, qui me formeroit autre que je n'estois ; fust-ce pour m'honorer. Des vivans mesme, je sens qu'on parle tousjours autrement qu'ils ne sont. Et si à toute force, je n'eusse maintenu un amy que j'ay perdu, on me l'eust deschiré en mille contraires visages. Pour achever de dire mes foibles humeurs J'advouÃ, qu'en voyageant, je n'arrive guere en logis, où il ne me passe par la fantasie, si j'y pourray estre, et malade, et mourant à mon aise Je veux estre logé en lieu, qui me soit bien particulier, sans bruict, non maussade, ou fumeux, ou estouffé. Je cherche à flatter la mort, par ces frivoles circonstances. Ou pour mieux dire, à me descharger de tout autre empeschement afin que je n'aye qu'à m'attendre à elle, qui me poisera volontiers assez, sans autre recharge. Je veux qu'elle ait sa part à l'aisance et commodité de ma vie C'en est un grand lopin, et d'importance, et espere meshuy qu'il ne dementira pas le passé. La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualitez selon la fantasie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient d'affoiblissement et appesantissement, me semble molle et douce. Entre les violentes, j'imagine plus mal-aisément un precipice, qu'une ruïne qui m'accable et un coup trenchant d'une espée, qu'une harquebusade et eusse plustost beu le breuvage de Socrates, que de me fraper, comme Caton. Et quoy que ce soit un, si sent mon imagination difference, comme de la mort à la vie, à me jetter dans une fournaise ardente, ou dans le canal d'une platte riviere. Tant sottement nostre crainte regarde plus au moyen qu'à l'effect. Ce n'est qu'un instant ; mais il est de tel poix, que je donneroy volontiers plusieurs jours de ma vie, pour le passer à ma mode. Puisque la fantasie d'un chacun trouve du plus et du moins, en son aigreur puisque chacun a quelque choix entre les formes de mourir, essayons un peu plus avant d'en trouver quelqu'une deschargée de tout desplaisir. Pourroit on pas la rendre encore voluptueuse, comme les commourans d'Antonius et de Cleopatra ? Je laisse à part les efforts que la philosophie, et la religion produisent, aspres et exemplaires. Mais entre les hommes de peu, il s'en est trouvé, comme un Petronius, et un Tigillinus à Rome, engagér à se donner la mort, qui l'ont comme endormie par la mollesse de leurs apprests. Ils l'ont faicte couler et glisser parmy la lascheté de leurs passetemps accoustumez. Entre des garses et bons compagnons ; nul propos de consolation, nulle mention de testament, nulle affectation ambitieuse de constance, nul discours de leur condition future parmy les jeux, les festins, facecies, entretiens communs et populaires, et la musique, et des vers amoureux. Ne sçaurions nous imiter cette resolution en plus honneste contenance ? Puis qu'il y a des morts bonnes aux fols, bonnes aux sages trouvons-en qui soient bonnes à ceux d'entre deux. Mon imagination m'en presente quelque visage facile, et, puis qu'il faut mourir, desirable. Les tyrans Romains pensoient donner la vie au criminel, à qui ils donnoient le choix de sa mort. Mais Theophraste Philosophe si delicat, si modeste, si sage, a-il pas esté forcé par la raison, d'oser dire ce vers latinisé par Ciceron Vitam regit fortuna, non sapientia. La fortune aide à la facilité du marché de ma vie l'ayant logée en tel poinct, qu'elle ne faict meshuy ny besoing aux miens, ny empeschement. C'est une condition que j'eusse acceptée en toutes les saisons de mon aage mais en cette occasion, de trousser mes bribes, et de plier bagage, je prens plus particulierement plaisir à ne leur apporter ny plaisir ny deplaisir, en mourant. Elle a, d'une artiste compensation, faict, que ceux qui peuvent pretendre quelque materiel fruict de ma mort, en reçoivent d'ailleurs, conjointement, une materielle perte. La mort s'appesantit souvent en nous, de ce qu'elle poise aux autres et nous interesse de leur interest, quasi autant que du nostre et plus et tout par fois. En cette commodité de logis que je cherche, je n'y mesle pas la pompe et l'amplitude je la hay plustost Mais certaine proprieté simple, qui se rencontre plus souvent aux lieux où il y a moins d'art, et que nature honore de quelque grace toute sienne, Non ampliter sed munditer convivium. Plus salis quam sumptus. Et puis, c'est à faire à ceux que les affaires entrainent en plain hyver, par les Grisons, d'estre surpris en chemin en cette extremité. Moy qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S'il faict laid à droicte, je prens à gauche si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m'arreste. Et faisant ainsi, je ne vois à la verité rien, qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. Il est vray que je trouve la superfluité tousjours superfluà et remarque de l'empeschement en la delicatesse mesme et en l'abondance. Ay-je laissé quelque chose à voir derriere moy, j'y retourne c'est tousjours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ny droicte ny courbe. Ne trouve-je point où je vay, ce qu'on m'avoit dict ? comme il advient souvent que les jugemens d'autruy ne s'accordent pas aux miens, et les ay trouvez le plus souvent faux je ne plains pas ma peine J'ay apris que ce qu'on disoit n'y est point. J'ay la complexion du corps libre, et le goust commun, autant qu'homme du monde La diversité des façons d'une nation à autre, ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque usage a sa raison. Soyent des assietes d'estain, de bois, de terre bouilly ou rosty ; beurre, ou huyle, de noix ou d'olive, chaut ou froit, tout m'est un. Et si un, que vieillissant, j'accuse ceste genereuse faculté et auroy besoin que la delicatesse et le choix, arrestast l'indiscretion de mon appetit, et par fois soulageast mon estomach. Quand j'ay esté ailleurs qu'en France et que, pour me faire courtoisie, on m'a demandé, si je vouloy estre servi à la Françoise, je m'en suis mocqué, et me suis tousjours jetté aux tables les plus espesses d'estrangers. J'ay honte de voir nos hommes, enyvrez de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble estre hors de leur element, quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les estrangeres. Retrouvent ils un compatriote en Hongrie, ils festoient ceste avanture les voyla à se r'alier, et à se recoudre ensemble ; à condamner tant de moeurs barbares qu'ils voyent. Pourquoy non barbares, puis qu'elles ne sont Françoises ? Encore sont ce les plus habilles, qui les ont recognuÃs, pour en mesdire La pluspart ne prennent l'aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrez, d'une prudence taciturne et incommunicable, se defendans de la contagion d'un air incogneu. Ce que je dis de ceux là , me ramentoit en chose semblable, ce que j'ay par fois apperçeu en aucuns de noz jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu'aux hommes de leur sorte nous regardent comme gens de l'autre monde, avec desdain, ou pitié. Ostez leur les entretiens des mysteres de la cour, ils sont hors de leur gibier. Aussi neufs pour nous et malhabiles, comme nous sommes à eux. On dict bien vray, qu'un honneste homme, c'est un homme meslé. Au rebours, je peregrine tressaoul de nos façons non pour chercher des Gascons en Sicile, j'en ay assez laissé au logis je cherche des Grecs plustost, et des Persans j'accointe ceux-la, je les considere c'est là où je me preste, et ou je m'employe. Et qui plus est, il me semble, que je n'ay rencontré guere de manieres, qui ne vaillent les nostres. Je couche de peu car à peine ay-je perdu mes giroüettes de veuÃ. Au demeurant, la pluspart des compaignies fortuites que vous rencontrez en chemin, ont plus d'incommodité que de plaisir je ne m'y attache point, moins asteure, que la vieillesse me particularise et sequestre aucunement, des formes communes. Vous souffrez pour autruy, ou autruy pour vous. L'un et l'autre inconvenient est poisant, mais le dernier me semble encore plus rude. C'est une rare fortune, mais de soulagement inestimable, d'avoir un honneste homme, d'entendement ferme, et de moeurs conformes aux vostres, qui aime à vous suivre. J'en ay eu faute extreme, en tous mes voyages. Mais une telle compaignie, il la faut avoir chosie et acquise dés le logis. Nul plaisir n'a saveur pour moy sans communication. Il ne me vient pas seulement une gaillarde pensée en l'ame, qu'il ne me fasche de l'avoir produite seul, et n'ayant à qui l'offrir. Si cum hac exceptione detur sapientia, ut illam inclusam teneam, nec enuntiem, rejiciam. L'autre l'avoit monté d'un ton au dessus. Si contigerit ea vita sapienti, ut omnium rerum affluentibus copiis, quamvis omnia, quæ cognitione digna sunt, summo otio secum ipse consideret, et contempletur, tamen si solitudo tanta sit, ut hominem videre non possit, excedat è vita. L'opinion d'Archytas m'agrée, qu'il feroit desplaisant au ciel mesme, et à se promener dans ces grands et divins corps celestes, sans l'assistance d'un compaignon. Mais il vaut mieux encore estre seul, qu'en compaignie ennuyeuse et inepte. Aristippus s'aymoit à vivre estranger par tout, Me si fata meis paterentur ducere vitam, Auspiciis, je choisirois à la passer le cul sur la selle visere gestiens, Qua parte debacchentur ignes, Qua nebulæ pluviique rores. Avez-vous pas des passe-temps plus aisez ? dequoy avez-vous faute ? Vostre maison est-elle pas en bel air et sain, suffisamment fournie, et capable plus que suffisamment ? La majesté Royalle y a peu plus d'une fois en sa pompe. Vostre famille n'en l'aisse-elle pas en reiglement, plus au dessoubs d'elle, qu'elle n'en a au dessus, en eminence ? Y a il quelque pensée locale, qui vous ulcere, extraordinaire, indigestible ? Quæ te nunc coquat et vexet sub pectore fixa. Où cuidez-vous pouvoir estre sans empeschement et sans destourbier ? Nunquam simpliciter fortuna indulget. Voyez donc, qu'il n'y a que vous qui vous empeschez et vous vous suivrez par tout, et vous plaindrez par tout. Car il n'y a satisfaction ça bas, que pour les ames ou brutales ou divines. Qui n'a du contentement à une si juste occasion, où pense-il le trouver ? A combien de milliers d'hommes, arreste une telle condition que la vostre, le but de leurs souhaits ? Reformez vous seulement car en cela vous pouvez tout là où vous n'avez droict que de patience, envers la fortune. Nulla placida quies est, nisi quam ratio composuit. Je voy la raison de cet advertissement, et la voy tresbien. Mais on auroit plustost faict, et plus pertinemment, de me dire en un mot Soyez sage. Ceste resolution, est outre la sagesse c'est son ouvrage, et sa production. Ainsi fait le medecin, qui va criaillant apres un pauvre malade languissant, qu'il se resjouysse il luy conseilleroit un peu moins ineptement, s'il luy disoit Soyez sain. Pour moy, je ne suis qu'homme de la commune sorte. C'est un precepte salutaire, certain, et d'aisee intelligence Contentez vous du vostre c'est à dire, de la raison l'execution pourtant, n'en est non plus aux plus sages, qu'en moy C'est une parole populaire, mais elle a une terrible estendue Que ne comprend elle ? Toutes choses tombent en discretion et modification. Je sçay bien qu'à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager, porte tesmoignage d'inquietude et d'irresolution. Aussi sont ce nos maistresses qualitez, et prædominantes. Ouy ; je le confesse Je ne vois rien seulement en songe, et par souhait, où je me puisse tenir La seule varieté me paye, et la possession de la diversité au moins si quelque chose me paye. A voyager, cela mesme me nourrit, que je me puis arrester sans interest et que j'ay où m'en divertir commodément. J'ayme la vie privee, par ce que c'est par mon choix que je l'ayme, non par disconvenance à la vie publique qui est à l'avanture, autant selon ma complexion. J'en sers plus gayement mon Prince, par ce que c'est par libre eslection de mon jugement, et de ma raison, sans obligation particuliere. Et que je n'y suis pas rejecté, ny contrainct, pour estre irrecevable à tout autre party, et mal voulu Ainsi du reste. Je hay les morceaux que la necessité me taille Toute commodité me tiendroit à la gorge, de laquelle seule j'aurois à despendre Alter remus aquas, alter mihi radat arenas Une seule corde ne m'arreste jamais assez. Il y a de la vanité, dites vous, en cet amusement ? Mais où non ; Et ces beaux preceptes, sont vanité, et vanité toute la sagesse. Dominus novit cogitationes sapientium, quoniam vanæ sunt. Ces exquises subtilitez, ne sont propres qu'au presche. Ce sont discours qui nous veulent envoyer tous bastez en l'autre monde. La vie est ut mouvement materiel et corporel action imparfaicte de sa propre essence, et desreglée Je m'employe à la servir selon elle. Qiusque suos patimur manes. Sic est faciendum, ut contra naturam universam nihil contendamus ea tamen conservata, propriam sequamur. A quoy faire, ces poinctes eslevées de la philosophie, sur lesquelles, aucun estre humain ne se peut rasseoir et ces regles qui excedent nostre usage et nostre force ? Je voy souvent qu'on nous propose des images de vie, lesquelles, ny le proposant, ny les auditeurs, n'ont aucune esperance de suivre, ny qui plus est, envie. De ce mesme papier où il vient d'escrire l'arrest de condemnation contre un adultere, le juge en desrobe un lopin, pour en faire un poulet à la femme de son compagnon. Celle à qui vous viendrez de vous frotter illicitement, criera plus asprement, tantost, en vostre presence mesme, à l'encontre d'une pareille faute de sa compaigne, que ne feroit Porcie. Et tel condamne les hommes à mourir, pour des crimes, qu'il n'estime point fautes. J'ay veu en ma jeunesse, un galant homme, presenter d'une main au peuple des vers excellens et en beauté et en desbordement ; et de l'autre main en mesme instant, la plus quereleuse reformation theologienne, dequoy le monde se soit desjeuné il y a long temps. Les hommes vont ainsin. On laisse les loix, et preceptes suivre leur voye, nous en tenons une autre Non par desreiglement de moeurs seulement, mais par opinion souvent, et par jugement contraire. Sentez lire un discours de philosophie l'invention, l'eloquence, la pertinence, frappe incontinent vostre esprit, et vous esmeut. Il n'y a rien qui chatouille ou poigne vostre conscience ce n'est pas à elle qu'on parle. Est-il pas vray ? Si disoit Ariston, que ny une estuve ny une leçon, n'est d'aucun fruict si elle ne nettoye et ne decrasse. On peut s'arrester à l'escorce mais c'est apres qu'on en a retiré la mouelle Comme apres avoir avalé le bon vin d'une belle coupe, nous en considerons les graveures et l'ouvrage. En toutes les chambrées de la philosophie ancienne, cecy se trouvera, qu'un mesme ouvrier, y publie des reigles de temperance, et publie ensemble des escrits d'amour et desbauche. Et Xenophon, au giron de Clinias, escrivit contre la vertu Aristippique. Ce n'est pas qu'il y ait une conversion miraculeuse, qui les agite à ondées. Mais c'est que Solon se represente tantost soy-mesme, tantost en forme de legislateur tantost il parle pour la presse, tantost pour soy. Et prend pour soy les reigles libres et naturelles, s'asseurant d'une santé ferme et entiere. Curentur dubii medicis majoribus ægri. Antisthenes permet au sage d'aimer, et faire à sa mode ce, qu'il trouve estre opportun, sans s'attendre aux loix d'autant qu'il a meilleur advis qu'elles, et plus de cognoissance de la vertu. Son disciple Diogenes, disoit, opposer aux perturbations, la raison à fortune, la confidence aux loix, nature. Pour les estomachs tendres, il faut des ordonnances contraintes et artificielles. Les bons estomachs se servent simplement, des prescriptions de leur naturel appetit. Ainsi font nos medecins, qui mangent le melon et boivent le vin fraiz, ce pendant qu'ils tiennent leur patient obligé au sirop et à la panade. Je ne sçay quels livres, disoit la courtisanne Lays, quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens-là , battent aussi souvent à ma porte, qu'aucuns autres. D'autant que nostre licence nous porte tousjours au delà de ce qui nous est loisible, et permis, on a estressy souvent outre la raison universelle, les preceptes et loix de nostre vie. Nemo satis credit tantum delinquere, quantum Permittas. Il seroit à desirer, qu'il y eust plus de proportion du commandement à l'obeïssance Et semble la visée injuste, à laquelle on ne peut atteindre. Il n'est si homme de bien, qu'il mette à l'examen des loix toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois en sa vie Voire tel, qu'il seroit tres-grand dommage, et tres-injuste de punir et de perdre. Olle quid ad te, De cute quid faciat ille vel illa sua ? Et tel pourroit n'offencer point les loix, qui n'en meriteroit point la loüange d'homme de vertu et que la Philosophie feroit tres-justement foiter Tant ceste relation est trouble et inegale. Nous n'avons garde d'estre gens de bien selon Dieu nous ne le sçaurions estre selon nous. L'humaine sagesse, n'arriva jamais aux devoirs qu'elle s'estoit elle mesme prescript Et si elle y estoit arrivee, elle s'en prescriroit d'autres au delà , ou elle aspirast tousjours et pretendist Tant nostre estat est ennemy de consistance, L'homme s'ordonne à soy mesme, d'estre necessairement en faute. Il n'est guere fin, de tailler son obligation, à la raison d'un autre estre, que le sien. A qui prescript-il ce, qu'il s'attend que personne ne face ? Luy est-il injuste de ne faire point ce qu'il luy est impossible de faire ? Les loix qui nous condamnent, à ne pouvoir pas, nous condamnent de ce que nous ne pouvons pas. Au pis aller, ceste difforme liberté, de se presenter à deux endroicts, et les actions d'une façon, les discours de l'autre ; soit loisible à ceux, qui disent les choses. Mais elle ne le peut estre à ceux, qui se disent eux mesmes, comme je fais Il faut que j'aille de la plume comme des pieds. La vie commune, doibt avoir conference aux autres vies. La vertu de Caton estoit vigoureuse, outre la raison de son siecle et à un homme qui se mesloit de gouverner les autres, destiné au service commun ; il se pourroit dire, que c'estoit une justice, sinon injuste, au moins vaine et hors de saison. Mes moeurs mesmes, qui ne desconviennent de celles, qui courent, à peine de la largeur d'un poulce, me rendent pourtant aucunement farouche à mon aage, et inassociable. Je ne sçay pas, si je me trouve desgouté sans raison, du monde, que je hante ; mais je sçay bien, que ce seroit sans raison, si je me plaignoy, qu'il fust degouté de moy, puis que je le suis de luy. La vertu assignee aux affaires du monde, est une vertu à plusieurs plis, encoigneures, et couddes, pour s'appliquer et joindre à l'humaine foiblesse meslee et artificielle ; non droitte, nette, constante, ny purement innocente. Les annales reprochent jusques à ceste heure à quelqu'un de nos Roys, de s'estre trop simplement laissé aller aux consciencieuses persuasions de son confesseur. Les affaires d'estat ont des preceptes plus hardis. exeat aula, Qui vult esse pius. J'ay autresfois essayé d'employer au service des maniemens publiques, les opinions et regles de vivre, ainsi rudes, neufves, impolies ou impollues, comme je les ay nées chez moy, ou rapportees de mon institution, et desquelles je me sers, sinon si commodeement au moins seurement en particulier Une vertu scholastique et novice, je les y ay trouvees ineptes et dangereuses. Celuy qui va en la presse, il faut qu'il gauchisse, qu'il serre ses couddes, qu'il recule, ou qu'il avance, voire qu'il quitte le droict chemin, selon ce qu'il rencontre Qu'il vive non tant selon soy, que selon autruy non selon ce qu'il se propose, mais selon ce qu'on luy propose selon le temps, selon les hommes, selon les affaires. Platon dit, que qui eschappe, brayes nettes, du maniement du monde, c'est par miracle, qu'il en eschappe. Et dit aussi, que quand il ordonne son Philosophe chef d'une police, il n'entend pas le dire d'une police corrompue, comme celle d'Athenes et encore bien moins, comme la nostre, envers lesquelles la sagesse mesme perdroit son Latin. Et une bonne herbe, transplantee, en solage fort divers à sa condition, se conforme bien plustost à iceluy, qu'elle ne le reforme à soy. Je sens que si j'avois à me dresser tout à fait à telles occupations, il m'y faudroit beaucoup de changement et de rabillage. Quand je pourrois cela sur moy, et pourquoy ne le pourrois je, avec le temps et le soing ? je ne le voudrois pas. De ce peu que je me suis essayé en ceste vacation, je m'en suis d'autant degousté Je me sens fumer en l'ame par fois, aucunes tentations vers l'ambition mais je me bande et obstine au contraire At tu Catulled obstinatus obdura. On ne m'y appelle gueres, et je m'y convie aussi peu. La liberté et l'oysiveté, qui sont mes maistresses qualitez, sont qualitez, diametralement contraires à ce mestier là . Nous ne sçavons pas distinguer les facultez des hommes. Elles ont des divisions, et bornes, mal aysees à choisir et delicates. De conclurre par la suffisance d'une vie particuliere, quelque suffisance à l'usage public, c'est mal conclud Tel se conduict bien, qui ne conduict pas bien les autres. et faict des Essais, qui ne sçauroit faire des effects. Tel dresse bien un siege, qui dresseroit mal une bataille et discourt bien en privé, qui harangueroit mal un peuple ou un Prince. Voire à l'avanture, est-ce plustost tesmoignage à celuy qui peut l'un, de ne pouvoir point l'autre, qu'autrement. Je trouve que les esprits hauts, ne sont de guere moins aptes aux choses basses, que les bas esprits aux hautes. Estoit-il à croire, que Socrates eust appresté aux Atheniens matiere de rire à ses despens, pour n'avoir onques sçeu computer les suffrages de sa tribu, et en faire rapport au conseil ? Certes la veneration, en quoy j'ay les perfections de ce personnage, merite, que sa fortune fournisse à l'excuse de mes principales imperfections, un si magnifique exemple. Nostre suffisance est detaillee à menues pieces. La mienne n'a point de latitude, et si est chetifve en nombre. Saturninus, à ceux qui luy avoient deferé tout commandement Compaignons, fit-il, vous avez perdu un bon Capitaine, pour en faire un mauvais general d'armee. Qui se vante, en un temps malade, comme cestuy-cy, d'employer au service du monde, une vertu naifve et sincere ou il ne la cognoist pas, les opinions se corrompans avec les moeurs De vray, oyez la leur peindre, oyez la pluspart se glorifier de leurs deportemens, et former leurs reigles ; au lieu de peindre la verru, ils peignent l'injustice toute pure et le vice et la presentent ainsi fauce à l'institution des Princes ou s'il la cognoist, il se vante à tort et quoy qu'il die, faict mille choses, dequoy sa conscience l'accuse. Je croirois volontiers Seneca de l'experience qu'il en fit en pareille occasion, pourveu qu'il m'en voulust parler à coeur ouvert. La plus honnorable marque de bonté, en une telle necessité, c'est recognoistre librement sa faute, et celle d'autruy appuyer et retarder de sa puissance, l'inclination vers le mal suyvre envis ceste pente, mieux esperer et mieux desirer. J'apperçois en ces desmembremens de la France, et divisions, ou nous sommes tombez chacun se travailler à deffendre sa cause mais jusques aux meilleurs, avec desguisement et mensonge. Qui en escriroit rondement, en escriroit temerairement et vitieusement. Le plus juste party, si est-ce encore le membre d'un corps vermoulu et vereux Mais d'un tel corps, le membre moins malade s'appelle sain et à bon droit, d'autant que nos qualitez n'ont tiltre qu'en la comparaison. L'innocence civile, se mesure selon les lieux et saisons. J'aymerois bien à voir en Xenophon, une telle loüange d'Agesilaus. Estant prié par un prince voisin, avec lequel il avoit autresfois esté en guerre, de le laisser passer en ses terres, il l'octroya luy donnant passage à travers le Peloponnese et non seulement ne l'emprisonna ou empoisonna, le tenant à sa mercy mais l'accueillit courtoisement, suyvant l'obligation de sa promesse, sans luy faire offence. A ces humeurs là , ce ne seroit rien dire Ailleurs et en autre temps, il se fera conte de la franchise, et magnanimité d'une telle action. Ces babouyns capettes s'en fussent moquez. Si peu retire l'innocence Spartaine à la Françoise. Nous ne laissons pas d'avoir des hommes vertueux mais c'est selon nous. Qui a ses moeurs establies en reglement au dessus de son siecle ou qu'il torde, et émousse ses regles ou, ce que je luy conseille plustost, qu'il se retire à quartier, et ne se mesle point de nous. Qu'y gaigneroit-il ? Egregium sanctúmque virum si cerno, bimembri Hoc monstrum puero, et miranti jam sub aratro Piscibus inventis Et foetæ comparo mulæ. On peut regretter les meilleurs temps mais non pas fuyr aux presens on peut desirer autres magistrats, mais il faut ce nonobstant, obeyr à ceux icy Et à l'advanture y a il plus de recommendation, d'obeyr aux mauvais, qu'aux bons. Autant que l'image des loix receuÃs, et anciennes de ceste monarchie, reluyra en quelque coin, m'y voila planté. Si elles viennent par malheur, à se contredire, et empescher entr'elles, et produire deux parts, de chois doubteux, et difficile mon election sera volontiers, d'eschapper, et me desrober à ceste tempeste Nature m'y pourra prester ce pendant la main ou les hazards de la guerre. Entre Cæsar et Pompeius, je me fusse franchement declaré. Mais entre ces trois voleurs, qui vindrent depuis, ou il eust fallu se cacher, ou suyvre le vent. Ce que j'estime loisible, quand la raison ne guide plus. Quo diversus abis ? Ceste farcisseure, est un peu hors de mon theme. Je m'esgare mais plustost par licence, que par mesgarde Mes fantasies se suyvent mais par fois c'est de loing et se regardent, mais d'une veuà oblique. J'ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon miparty d'une fantastique bigarrure le devant à l'amour, tout le bas à la Rhetorique. Ils ne craignent point ces muances et ont une merveilleuse grace à se laisser ainsi rouller au vent ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas tousjours la matiere souvent ils la denotent seulement, par quelque marque comme ces autres l'Andrie, l'Eunuche, ou ceux cy, Sylla, Cicero, Torquatus. J'ayme l'alleure poÃtique, à sauts et à gambades. C'est un art, comme dit Platon, leger, volage, demoniacle. Il est des ouvrages en Plutarque, où il oublie son theme, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout estouffé en matiere estrangere. Voyez ses alleures au Dæmon de Socrates. O Dieu, que ces gaillardes escapades, que ceste variation a de beauté et plus lors, que plus elle retire au nonchalant et fortuit ! C'est l'indiligent lecteur, qui perd mon subject ; non pas moy. Il s'en trouvera tousjours en un coing quelque mot, qui ne laisse pas d'estre bastant, quoy qu'il soit serré. Je vois au change, indiscrettement et tumultuairement mon stile, et mon esprit, vont vagabondant de mesmes Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise disent, et les preceptes de nos maistres, et encores plus leurs exemples. Mille poÃtes trainent et languissent à la prosaïque, mais la meilleure prose ancienne, et je la seme ceans indifferemment pour vers, reluit par tout, de la vigueur et hardiesse poÃtique, et represente quelque air de sa fureur Il luy faut certes quitter la maistrise, et preeminence en la parlerie. Le poÃte, dit Platon, assis sur le trepied des Muses, verse de furie, tout ce qui luy vient en la bouche comme la gargouïlle d'une fontaine, sans le ruminer et poiser et luy eschappe des choses, de diverse couleur, de contraire substance, et d'un cours rompu. Et la vieille theologie est toute poÃsie, disent les sçavants, et la premiere philosophie. C'est l'originel langage des Dieux. J'entends que la matiere se distingue soy-mesmes. Elle montre assez où elle se change, où elle conclud, où elle commence, où elle se reprend sans l'entrelasser de parolles, de liaison, et de cousture, introduictes pour le service des oreilles foibles, ou nonchallantes et sans me gloser moy-mesme. Qui est celuy, qui n'ayme mieux n'estre pas leu, que de l'estre en dormant ou en fuyant ? Nihil est tam utile, quod in transitu prosit. Si prendre des livres, estoit les apprendre et si les veoir, estoit les regarder et les parcourir, les saisir, j'auroy tort de me faire du tout si ignorant que je dy. Puisque je ne puis arrester l'attention du lecteur par le poix manco male, s'il advient que je l'arreste par mon embrouïlleure Voire mais, il se repentira par apres, de s'y estre amusé. C'est mon mais il s'y sera tousjours amusé. Et puis il est des humeurs comme cela, à qui l'intelligence porte desdain qui m'en estimeront mieux de ce qu'ils ne sçauront ce que je dis ils conclurront la profondeur de mon sens, par l'obscurité Laquelle à parler en bon escient, je hay bien fort et l'eviterois, si je me sçavois eviter. Aristote se vante en quelque lieu, de l'affecter. Vitieuse affectation. Par ce que la coupure si frequente des chapitres, dequoy j'usoy au commencement, m'a semblé rompre l'attention, avant qu'elle soit née et la dissoudre dedaignant s'y coucher pour si peu, et se recueillir je me suis mis à les faire plus longs qui requierent de la proposition et du loisir assigné. En telle occupation, à qui on ne veut donner une seule heure, on ne veut rien donner. Et ne fait on rien pour celuy, pour qui on ne fait, qu'autre chose faisant. Joint, qu'à l'adventure ay-je quelque obligation particuliere, à ne dire qu'à demy, à dire confusement, à dire discordamment. Je veux donq mal à ceste raison trouble-feste Et ces projects extravagants qui travaillent la vie, et ces opinions si fines, si elles ont de la verité ; je la trouve trop chere et trop incommode. Au rebours je m'employe à faire valoir la vanité mesme, et l'asnerie, si elle m'apporte du plaisir. Et me laisse aller apres mes inclinations naturelles sans les contreroller de si pres. J'ay veu ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et du ciel et de la terre ce sont tousjours des hommes. Tout cela est vray et si pourtant ne sçauroy revoir si souvent le tombeau de ceste ville, si grande, et si puissante, que je ne l'admire et revere. Le soing des morts nous est en recommandation. Or j'ay esté nourry des mon enfance, avec ceux icy J'ay eu cognoissance des affaires de Rome, long temps avant que je l'aye euà de ceux de ma maison. Je sçavois le Capitole et son plant, avant que je sceusse le Louvre et le Tibre avant la Seine. J'ay eu plus en teste, les conditions et fortunes de Lucullus, Metellus, et Scipion, que je n'ay d'aucuns hommes des nostres. Ils sont trespassez Si est bien mon pere aussi entierement qu'eux et s'est esloigné de moy, et de la vie, autant en dixhuict ans, que ceux-là ont faict en seize cens duquel pourtant je ne laisse pas d'embrasser et practiquer la memoire, l'amitié et societé, d'une parfaicte union et tres-vive. Voire, de mon humeur, je me rends plus officieux envers les trespassez Ils ne s'aydent plus ils en requierent ce me semble d'autant plus mon ayde La gratitude est là , justement en son lustre. Le bien-faict est moins richement assigné, où il y a retrogradation, et reflexion. Arcesilaus visitant Ctesibius malade, et le trouvant en pauvre estat, luy fourra tout bellement soubs le chevet du lict, de l'argent qu'il luy donnoit. Et en le luy celant, luy donnoit en outre, quittance de luy en sçavoir gré. Ceux qui ont merité de moy, de l'amitié et de la recognoissance, ne l'ont jamais perdue pour n'y estre plus je les ay mieux payez, et plus soigneusement, absens et ignorans. Je parle plus affectueusement de mes amis, quand il n'y a plus de moyen qu'ils le sçachent. Or j'ay attaqué cent querelles pour la deffence de Pompeius, et pour la cause de Brutus. Ceste accointance dure encore entre nous. Les choses presentes mesmes, nous ne les tenons que par la fantasie. Me trouvant inutile à ce siecle, je me rejecte à cet autre. Et en suis si embabouyné, que l'estat de ceste vieille Rome, libre, juste, et florissante car je n'en ayme, ny la naissance, ny la vieillesse m'interesse et me passionne. Parquoy je ne sçauroy revoir si souvent, l'assiette de leurs rues, et de leurs maisons, et ces ruynes profondes jusques aux Antipodes, que je ne m'y amuse. Est-ce par nature, ou par erreur de fantasie, que la veuà des places, que nous sçavons avoir esté hantées et habitées par personnes, desquelles la memoire est en recommendation, nous emeut aucunement plus, qu'ouïr le recit de leurs faicts, ou lire leurs escrits ? Tanta vis admonitionis inest in locis. Et id quidem in hac urbe infinitum quacumque enim ingredimur, in aliquam historiam vestigium ponimus. Il me plaist de considerer leur visage, leur port, et leurs vestements Je remasche ces grands noms entre les dents, et les fais retentir à mes oreilles. Ego illos veneror, Et tantis nominibus semper assurgo. Des choses qui sont en quelque partie grandes et admirables, j'en admire les parties mesmes communes. Je les visse volontiers deviser, promener, et soupper. Ce seroit ingratitude, de mespriser les reliques, et images de tant d'honnestes hommes, et si valeureux lesquels j'ay veu vivre et mourir et qui nous donnent tant de bonnes instructions par leur exemple, si nous les sçavions suyvre. Et puis ceste mesme Rome que nous voyons, merite qu'on l'ayme. Confederée de si long temps, et partant de tiltres, à nostre couronne Seule ville commune, et universelle. Le magistrat souverain qui y commande, est recognu pareillement ailleurs c'est la ville metropolitaine de toutes les nations Chrestiennes. L'Espaignol et le François, chacun y est chez soy Pour estre des princes de cet estat, il ne faut qu'estre de Chrestienté, où qu'elle soit. Il n'est lieu çà bas, que le ciel ayt embrassé avec telle influence de faveur, et telle constance Sa ruyne mesme est glorieuse et enflée. Laudandis preciosior ruinis. Encore retient elle au tombeau des marques et image d'empire. Ut palam sit uno in loco gaudentis opus esse naturæ. Quelqu'un se blasmeroit, et se mutineroit en soy-mesme, de se sentir chatouïller d'un si vain plaisir. Nos humeurs ne sont pas trop vaines, qui sont plaisantes. Quelles qu'elles soyent qui contentent constamment un homme capable de sens commun, je ne sçaurois avoir le coeur de le pleindre. Je doibs beaucoup à la fortune, dequoy jusques à ceste heure, elle n'a rien fait contre moy d'outrageux au delà de ma portée. Seroit ce pas sa façon, de laisser en paix, ceux de qui elle n'est point importunée ? Quanto quisque sibi plura negaverit, A Diis plura feret, nil cupientium, Nudus castra peto, multa petentibus, Desunt multa. Si elle continue, elle me r'envoyera tres-content, et satisfaict, nihil supra Deos lacesso. Mais gare le heurt. Il en est mille qui rompent au port. Je me console aiséement, de ce qui adviendra icy, quand je n'y seray plus. Les choses presentes m'embesongnent assez, fortunæ cætera mando. Aussi n'ay-je point ceste forte liaison, qu'on dit attacher les hommes à l'advenir, par les enfans qui portent leur nom, et leur honneur. Et en doibs desirer à l'anvanture d'autant moins, s'ils sont si desirables. Je ne tiens que trop au monde, et à ceste vie par moy-mesme Je me contente d'estre en prise de la fortune, par les circonstances proprement necessaires à mon estre, sans luy alonger par ailleurs sa jurisdiction sur moy Et n'ay jamais estimé qu'estre sans enfans, fust un defaut qui deust rendre la vie moins complete, et moins contente. La vacation sterile, a bien aussi ses commoditez. Les enfans sont du nombre des choses, qui n'ont pas fort dequoy estre desirées, notamment à ceste heure, qu'il seroit si difficile de les rendre bons. Bona jam nec nasci licet, ita corrupta sunt semina. Et si ont justement dequoy estre regrettées, à qui les perd, apres les avoir acquises. Celuy qui me laissa ma maison en charge, prognostiquoit que je la deusse ruyner, regardant à mon humeur, si peu casaniere. Il se trompa ; me voicy comme j'y entray sinon un peu mieux. Sans office pourtant et sans benefice. Au demeurant, si la fortune ne m'a faict aucune offence violente, et extraordinaire, aussi n'a-elle pas de grace. Tout ce qu'il y a de ses dons chez nous, il y est avant moy, et au delà de cent ans. Je n'ay particulierement aucun bien essentiel, et solide, que je doive à sa liberalité Elle m'a faict quelques faveurs venteuses, honnoraires, et titulaires, sans substance Et me les a aussi à la verité, non pas accordées, mais offertes. Dieu sçait, à moy qui suis tout materiel, qui ne me paye que de la realité, encores bien massive Et qui, si je l'osois confesser, ne trouverois l'avarice, guere moins excusable que l'ambition ny la douleur, moins evitable que la honte ny la santé, moins desirable que la doctrine ou la richesse, que la noblesse. Parmy ses faveurs vaines, je n'en ay point qui plaise tant à ceste niaise humeur, qui s'en paist chez moy, qu'une bulle authentique de bourgeoisie Romaine qui me fut octroyée dernierement que j'y estois, pompeuse en seaux, et lettres dorées et octroyée avec toute gratieuse liberalité. Et par ce qu'elles se donnent en divers stile, plus ou moins favorable et qu'avant que j'en eusse veu, j'eusse esté bien aise, qu'on m'en eust montré un formulaire je veux, pour satisfaire à quelqu'un, s'il s'en trouve malade de pareille curiosité à la mienne, la transcrire icy en sa forme. Quod Horatius Maximus, Martius Cecius, Alexander Mutus, almæ urbis conservatores de Illustrissimo viro MichaÃle Montano equite sancti MichaÃlis, et à Cubiculo Regis Christianissimi, Romana Civitate donando, ad Senatum retulerunt, S. P. Q. R. de ea re ita fieri censuit. CUM veteri more et instituto cupide illi semper studioseque suscepti sint, qui virtute ac nobilitate præstantes, magno Reip. nostræ usui atque ornamento fuissent, vel esse aliquando possent Nos majorum nostrorum exemplo atque auctoritate permoti, præclaram hanc Consuetudinem nobis imitandam ac servandam fore censemus. Quamobrem cum Illustrissimus MichaÃl Montanus Eques sancti MichaÃlis, et a Cubiculo Regis Christianissimi Romani nominis studiosissimus, et familiæ laude atque splendore et propriis virtutum meritis dignissimus sit, qui summo Senatus Populique Romani judicio ac studio in Romanam Civitatem adsciscatur ; placere Senatui P. Q. R. Illustrissimum MichaÃlem Montanum rebus omnibus ornatissimum, atque huic inclyto populo charissimum, ipsum posterosque in Romanam Civitatem adscribi, ornarique omnibus et præmiis et honoribus, quibus illi fruuntur, qui Cives Patritiique Romani nati aut jure optimo facti s
Combiende dragées par personne pour un mariage ? Cela dépendra bien entendu du contenant à dragées que vous choisirez. En général on compte une dizaine de dragées à offrir par invité, mais cela n’est pas une règle inconditionnelle. Vous pourrez en mettre plus ou moins, mais ne descendez pas en dessous de 7 dragées par personne.
Marivaux Théâtre complet. Tome second L'Ecole des mères Acteurs Comédie en un acte représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 25 juillet 1732 Acteurs Madame Argante. Angélique, fille de Madame Argante. Lisette, suivante d'Angélique. Eraste, amant d'Angélique, sous le nom de La Ramée. Damis, père d'Eraste, autre amant d'Angélique. Frontin, valet de Madame Argante. Champagne, valet de Monsieur Damis. La scène est dans l'appartement de Madame Argante. Scène Première Eraste, sous le nom de La Ramée et avec une livrée, Lisette Lisette. - Oui, vous voilà fort bien déguisé, et avec cet habit-là , vous disant mon cousin, je crois que vous pouvez paraÃtre ici en toute sûreté; il n'y a que votre air qui n'est pas trop d'accord avec la livrée. Eraste. - Il n'y a rien à craindre; je n'ai pas même, en entrant, fait mention de notre parenté. J'ai dit que je voulais te parler, et l'on m'a répondu que je te trouverais ici, sans m'en demander davantage. Lisette. - Je crois que vous devez être content du zèle avec lequel je vous sers je m'expose à tout, et ce que je fais pour vous n'est pas trop dans l'ordre; mais vous êtes un honnête homme; vous aimez ma jeune maÃtresse, elle vous aime; je crois qu'elle sera plus heureuse avec vous qu'avec celui que sa mère lui destine, et cela calme un peu mes scrupules. Eraste. - Elle m'aime, dis-tu? Lisette, puis-je me flatter d'un si grand bonheur? Moi qui ne l'ai vue qu'en passant dans nos promenades, qui ne lui ai prouvé mon amour que par mes regards, et qui n'ai pu lui parler que deux fois pendant que sa mère s'écartait avec d'autres dames! elle m'aime? Lisette. - Très tendrement, mais voici un domestique de la maison qui vient; c'est Frontin, qui ne me hait pas, faites bonne contenance. Scène II Frontin, Lisette, Eraste Frontin. - Ah! te voilà , Lisette. Avec qui es-tu donc là ? Lisette. - Avec un de mes parents qui s'appelle La Ramée, et dont le maÃtre, qui est ordinairement en province, est venu ici pour affaire; et il profite du séjour qu'il y fait pour me voir. Frontin. - Un de tes parents, dis-tu? Lisette. - Oui. Frontin. - C'est-à -dire un cousin? Lisette. - Sans doute. Frontin. - Hum! il a l'air d'un cousin de bien loin il n'a point la tournure d'un parent, ce garçon-là . Lisette. - Qu'est-ce que tu veux dire avec ta tournure? Frontin. - Je veux dire que ce n'est, par ma foi, que de la fausse monnaie que tu me donnes, et que si le diable emportait ton cousin il ne t'en resterait pas un parent de moins. Eraste. - Et pourquoi pensez-vous qu'elle vous trompe? Frontin. - Hum! quelle physionomie de fripon! Mons de La Ramée, je vous avertis que j'aime Lisette, et que je veux l'épouser tout seul. Lisette. - Il est pourtant nécessaire que je lui parle pour une affaire de famille qui ne te regarde pas. Frontin. - Oh! parbleu! que les secrets de ta famille s'accommodent, moi, je reste. Lisette. - Il faut prendre son parti. Frontin... Frontin. - Après? Lisette. - Serais-tu capable de rendre service à un honnête homme, qui t'en récompenserait bien? Frontin. - Honnête homme ou non, son honneur est de trop, dès qu'il récompense. Lisette. - Tu sais à qui Madame marie Angélique, ma maÃtresse? Frontin. - Oui, je pense que c'est à peu près soixante ans qui en épousent dix-sept. Lisette. - Tu vois bien que ce mariage-là ne convient point. Frontin. - Oui il menace la stérilité, les héritiers en seront nuls, ou auxiliaires. Lisette. - Ce n'est qu'à regret qu'Angélique obéit, d'autant plus que le hasard lui a fait connaÃtre un aimable homme qui a touché son coeur. Frontin. - Le cousin La Ramée pourrait bien nous venir de là . Lisette. - Tu l'as dit; c'est cela même. Eraste. - Oui, mon enfant, c'est moi. Frontin. - Eh! que ne le disiez-vous? En ce cas-là , je vous pardonne votre figure, et je suis tout à vous. Voyons, que faut-il faire? Eraste. - Rien que favoriser une entrevue que Lisette va me procurer ce soir, et tu seras content de moi. Frontin. - Je le crois, mais qu'espérez-vous de cette entrevue? car on signe le contrat ce soir. Lisette. - Eh bien, pendant que la compagnie, avant le souper, sera dans l'appartement de Madame, Monsieur nous attendra dans cette salle-ci, sans lumière pour n'être point vu, et nous y viendrons, Angélique et moi, pour examiner le parti qu'il y aura à prendre. Frontin. - Ce n'est pas de l'entretien dont je doute mais à quoi aboutira-t-il? Angélique est une Agnès élevée dans la plus sévère contrainte, et qui, malgré son penchant pour vous, n'aura que des regrets, des larmes et de la frayeur à vous donner est-ce que vous avez dessein de l'enlever? Eraste. - Ce serait un parti bien extrême. Frontin. - Et dont l'extrémité ne vous ferait pas grand-peur, n'est-il pas vrai? Lisette. - Pour nous, Frontin, nous ne nous chargeons que de faciliter l'entretien, auquel je serai présente; mais de ce qu'on y résoudra, nous n'y trempons point, cela ne nous regarde pas. Frontin. - Oh! si fait, cela nous regarderait un peu, si cette petite conversation nocturne que nous leur ménageons dans la salle était découverte; d'autant plus qu'une des portes de la salle aboutit au jardin, que du jardin on va à une petite porte qui rend dans la rue, et qu'à cause de la salle où nous les mettrons, nous répondrons de toutes ces petites portes-là , qui sont de notre connaissance. Mais tout coup vaille; pour se mettre à son aise, il faut quelquefois risquer son honneur, il s'agit d'ailleurs d'une jeune victime qu'on veut sacrifier, et je crois qu'il est généreux d'avoir part à sa délivrance, sans s'embarrasser de quelle façon elle s'opérera Monsieur payera bien, cela grossira ta dot, et nous ferons une action qui joindra l'utile au louable. Eraste. - Ne vous inquiétez de rien, je n'ai point envie d'enlever Angélique, et je ne veux que l'exciter à refuser l'époux qu'on lui destine mais la nuit s'approche, où me retirerai-je en attendant le moment où je verrai Angélique? Lisette. - Comme on ne sait encore qui vous êtes, en cas qu'on vous fÃt quelques questions, au lieu d'être mon parent, soyez celui de Frontin, et retirez-vous dans sa chambre, qui est à côté de cette salle, et d'où Frontin pourra vous amener, quand il faudra. Frontin. - Oui-da, Monsieur, disposez de mon appartement. Lisette. - Allez tout à l'heure; car il faut que je prévienne Angélique, qui assurément sera charmée de vous voir, mais qui ne sait pas que vous êtes ici, et à qui je dirai d'abord qu'il y a un domestique dans la chambre de Frontin qui demande à lui parler de votre part mais sortez, j'entends quelqu'un qui vient. Frontin. - Allons, cousin, sauvons-nous. Lisette. - Non, restez c'est la mère d'Angélique, elle vous verrait fuir, il vaut mieux que vous demeuriez. Scène III Lisette, Frontin, Eraste, Madame Argante Madame Argante. - Où est ma fille, Lisette? Lisette. - Apparemment qu'elle est dans sa chambre, Madame. Madame Argante. - Qui est ce garçon-là ? Frontin. - Madame, c'est un garçon de condition, comme vous voyez, qui m'est venu voir, et à qui je m'intéresse parce que nous sommes fils des deux frères; il n'est pas content de son maÃtre, ils se sont brouillés ensemble, et il vient me demander si je ne sais pas quelque maison dont il pût s'accommoder... Madame Argante. - Sa physionomie est assez bonne; chez qui avez-vous servi, mon enfant? Eraste. - Chez un officier du régiment du Roi, Madame. Madame Argante. - Eh bien, je parlerai de vous à Monsieur Damis, qui pourra vous donner à ma fille; demeurez ici jusqu'à ce soir, et laissez-nous. Restez, Lisette. Scène IV Madame Argante, Lisette Madame Argante. - Ma fille vous dit assez volontiers ses sentiments, Lisette; dans quelle disposition d'esprit est-elle pour le mariage que nous allons conclure? Elle ne m'a marqué, du moins, aucune répugnance. Lisette. - Ah! Madame, elle n'oserait vous en marquer, quand elle en aurait; c'est une jeune et timide personne, à qui jusqu'ici son éducation n'a rien appris qu'à obéir. Madame Argante. - C'est, je pense, ce qu'elle pouvait apprendre de mieux à son âge. Lisette. - Je ne dis pas le contraire. Madame Argante. - Mais enfin, vous paraÃt-elle contente? Lisette. - Y peut-on rien connaÃtre? vous savez qu'à peine ose-t-elle lever les yeux, tant elle a peur de sortir de cette modestie sévère que vous voulez qu'elle ait; tout ce que j'en sais, c'est qu'elle est triste. Madame Argante. - Oh! je le crois, c'est une marque qu'elle a le coeur bon elle va se marier, elle me quitte, elle m'aime, et notre séparation est douloureuse. Lisette. - Eh! eh! ordinairement, pourtant, une fille qui va se marier est assez gaie. Madame Argante. - Oui, une fille dissipée, élevée dans un monde coquet, qui a plus entendu parler d'amour que de vertu, et que mille jeunes étourdis ont eu l'impertinente liberté d'entretenir de cajoleries; mais une fille retirée, qui vit sous les yeux de sa mère, et dont rien n'a gâté ni le coeur ni l'esprit, ne laisse pas que d'être alarmée quand elle change d'état. Je connais Angélique et la simplicité de ses moeurs; elle n'aime pas le monde, et je suis sûre qu'elle ne me quitterait jamais, si je l'en laissais la maÃtresse. Lisette. - Cela est singulier. Madame Argante. - Oh! j'en suis sûre. A l'égard du mari que je lui donne, je ne doute pas qu'elle n'approuve mon choix; c'est un homme très riche, très raisonnable. Lisette. - Pour raisonnable, il a eu le temps de le devenir. Madame Argante. - Oui, un peu vieux, à la vérité, mais doux, mais complaisant, attentif, aimable. Lisette. - Aimable! Prenez donc garde, Madame, il a soixante ans, cet homme. Madame Argante. - Il est bien question de l'âge d'un mari avec une fille élevée comme la mienne! Lisette. - Oh! s'il n'en est pas question avec Mademoiselle votre fille, il n'y aura guère eu de prodige de cette force-là ! Madame Argante. - Qu'entendez-vous avec votre prodige? Lisette. - J'entends qu'il faut, le plus qu'on peut, mettre la vertu des gens à son aise, et que celle d'Angélique ne sera pas sans fatigue. Madame Argante. - Vous avez de sottes idées, Lisette; les inspirez-vous à ma fille? Lisette. - Oh! que non, Madame, elle les trouvera bien sans que je m'en mêle. Madame Argante. - Et pourquoi, de l'humeur dont elle est, ne serait-elle pas heureuse? Lisette. C'est qu'elle ne sera point de l'humeur dont vous dites, cette humeur-là n'existe nulle part. Madame Argante. - Il faudrait qu'elle l'eût bien difficile, si elle ne s'accommodait pas d'un homme qui l'adorera. Lisette. - On adore mal à son âge. Madame Argante. - Qui ira au-devant de tous ses désirs. Lisette. - Ils seront donc bien modestes. Madame Argante. - Taisez-vous; je ne sais de quoi je m'avise de vous écouter. Lisette. - Vous m'interrogez, et je vous réponds sincèrement. Madame Argante. - Allez dire à ma fille qu'elle vienne. Lisette. - Il n'est pas besoin de l'aller chercher, Madame, la voilà qui passe, et je vous laisse. Scène V Angélique, Madame Argante Madame Argante. - Venez, Angélique, j'ai à vous parler. Angélique, modestement. - Que souhaitez-vous, ma mère? Madame Argante. - Vous voyez, ma fille, ce que je fais aujourd'hui pour vous; ne tenez-vous pas compte à ma tendresse du mariage avantageux que je vous procure? Angélique, faisant la révérence. - Je ferai tout ce qu'il vous plaira, ma mère. Madame Argante. - Je vous demande si vous me savez gré du parti que je vous donne? Ne trouvez-vous pas qu'il est heureux pour vous d'épouser un homme comme Monsieur Damis, dont la fortune, dont le caractère sûr et plein de raison, vous assurent une vie douce et paisible, telle qu'il convient à vos moeurs et aux sentiments que je vous ai toujours inspirés? Allons, répondez, ma fille! Angélique. - Vous me l'ordonnez donc? Madame Argante. - Oui, sans doute. Voyez, n'êtes-vous pas satisfaite de votre sort? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Quoi! mais! je veux qu'on me réponde raisonnablement; je m'attends à votre reconnaissance, et non pas à des mais. Angélique, saluant. - Je n'en dirai plus, ma mère. Madame Argante. - Je vous dispense des révérences; dites-moi ce que vous pensez. Angélique. - Ce que je pense? Madame Argante. - Oui comment regardez-vous le mariage en question? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Toujours des mais! Angélique. - Je vous demande pardon; je n'y songeais pas, ma mère. Madame Argante. - Eh bien, songez-y donc, et souvenez-vous qu'ils me déplaisent. Je vous demande quelles sont les dispositions de votre coeur dans cette conjoncture-ci. Ce n'est pas que je doute que vous soyez contente, mais je voudrais vous l'entendre dire vous-même. Angélique. - Les dispositions de mon coeur! Je tremble de ne pas répondre à votre fantaisie. Madame Argante. - Et pourquoi ne répondriez-vous pas à ma fantaisie? Angélique. - C'est que ce que je dirais vous fâcherait peut-être. Madame Argante. - Parlez bien, et je ne me fâcherai point. Est-ce que vous n'êtes point de mon sentiment? Etes-vous plus sage que moi? Angélique. - C'est que je n'ai point de dispositions dans le coeur. Madame Argante. - Et qu'y avez-vous donc, Mademoiselle? Angélique. - Rien du tout. Madame Argante. - Rien! qu'est-ce que rien? Ce mariage ne vous plaÃt donc pas? Angélique. - Non. Madame Argante, en colère. - Comment! il vous déplaÃt? Angélique. - Non, ma mère. Madame Argante. - Eh! parlez donc! car je commence à vous entendre c'est-à -dire, ma fille, que vous n'avez point de volonté? Angélique. - J'en aurai pourtant une, si vous le voulez. Madame Argante. - Il n'est pas nécessaire; vous faites encore mieux d'être comme vous êtes; de vous laisser conduire, et de vous en fier entièrement à moi. Oui, vous avez raison, ma fille; et ces dispositions d'indifférence sont les meilleures. Aussi voyez-vous que vous en êtes récompensée; je ne vous donne pas un jeune extravagant qui vous négligerait peut-être au bout de quinze jours, qui dissiperait son bien et le vôtre, pour courir après mille passions libertines; je vous marie à un homme sage, à un homme dont le coeur est sûr, et qui saura tout le prix de la vertueuse innocence du vôtre. Angélique. - Pour innocente, je le suis. Madame Argante. - Oui, grâces à mes soins, je vous vois telle que j'ai toujours souhaité que vous fussiez; comme il vous est familier de remplir vos devoirs, les vertus dont vous allez avoir besoin ne vous coûteront rien; et voici les plus essentielles; c'est, d'abord, de n'aimer que votre mari. Angélique. - Et si j'ai des amis, qu'en ferai-je? Madame Argante. - Vous n'en devez point avoir d'autres que ceux de Monsieur Damis, aux volontés de qui vous vous conformerez toujours, ma fille; nous sommes sur ce pied-là dans le mariage. Angélique. - Ses volontés? Et que deviendront les miennes? Madame Argante. - Je sais que cet article a quelque chose d'un peu mortifiant; mais il faut s'y rendre, ma fille. C'est une espèce de loi qu'on nous a imposée; et qui dans le fond nous fait honneur, car entre deux personnes qui vivent ensemble, c'est toujours la plus raisonnable qu'on charge d'être la plus docile, et cette docilité-là vous sera facile; car vous n'avez jamais eu de volonté avec moi, vous ne connaissez que l'obéissance. Angélique. - Oui, mais mon mari ne sera pas ma mère. Madame Argante. - Vous lui devez encore plus qu'à moi, Angélique, et je suis sûre qu'on n'aura rien à vous reprocher là -dessus. Je vous laisse, songez à tout ce que je vous ai dit; et surtout gardez ce goût de retraite, de solitude, de modestie, de pudeur qui me charme en vous; ne plaisez qu'à votre mari, et restez dans cette simplicité qui ne vous laisse ignorer que le mal. Adieu, ma fille. Scène VI Angélique, Lisette Angélique, un moment seule. - Qui ne me laisse ignorer que le mal! Et qu'en sait-elle? Elle l'a donc appris? Eh bien, je veux l'apprendre aussi. Lisette survient. - Eh bien, Mademoiselle, à quoi en êtes-vous? Angélique. - J'en suis à m'affliger, comme tu vois. Lisette. - Qu'avez-vous dit à votre mère? Angélique. - Eh! tout ce qu'elle a voulu. Lisette. - Vous épouserez donc Monsieur Damis? Angélique. - Moi, l'épouser! Je t'assure que non; c'est bien assez qu'il m'épouse. Lisette. - Oui, mais vous n'en serez pas moins sa femme. Angélique. - Eh bien, ma mère n'a qu'à l'aimer pour nous deux; car pour moi je n'aimerai jamais qu'Eraste. Lisette. - Il le mérite bien. Angélique. - Oh! pour cela, oui. C'est lui qui est aimable, qui est complaisant, et non pas ce Monsieur Damis que ma mère a été prendre je ne sais où, qui ferait bien mieux d'être mon grand-père que mon mari, qui me glace quand il me parle, et qui m'appelle toujours ma belle personne; comme si on s'embarrassait beaucoup d'être belle ou laide avec lui au lieu que tout ce que me dit Eraste est si touchant! on voit que c'est du fond du coeur qu'il parle; et j'aimerais mieux être sa femme seulement huit jours, que de l'être toute ma vie de l'autre. Lisette. - On dit qu'il est au désespoir, Eraste. Angélique. - Eh! comment veut-il que je fasse? Hélas! je sais bien qu'il sera inconsolable N'est-on pas bien à plaindre, quand on s'aime tant, de n'être pas ensemble? Ma mère dit qu'on est obligé d'aimer son mari; eh bien! qu'on me donne Eraste; je l'aimerai tant qu'on voudra, puisque je l'aime avant que d'y être obligée, je n'aurai garde d'y manquer quand il le faudra, cela me sera bien commode. Lisette. - Mais avec ces sentiments-là , que ne refusez-vous courageusement Damis? il est encore temps; vous êtes d'une vivacité étonnante avec moi, et vous tremblez devant votre mère. Il faudrait lui dire ce soir Cet homme-là est trop vieux pour moi; je ne l'aime point, je le hais, je le haïrai, et je ne saurais l'épouser. Angélique. - Tu as raison mais quand ma mère me parle, je n'ai plus d'esprit; cependant je sens que j'en ai assurément; et j'en aurais bien davantage, si elle avait voulu; mais n'être jamais qu'avec elle, n'entendre que des préceptes qui me lassent, ne faire que des lectures qui m'ennuient, est-ce là le moyen d'avoir de l'esprit? qu'est-ce que cela apprend? Il y a des petites filles de sept ans qui sont plus avancées que moi. Cela n'est-il pas ridicule? je n'ose pas seulement ouvrir ma fenêtre. Voyez, je vous prie, de quel air on m'habille? suis-je vêtue comme une autre? regardez comme me voilà faite Ma mère appelle cela un habit modeste il n'y a donc de la modestie nulle part qu'ici? car je ne vois que moi d'enveloppée comme cela; aussi suis-je d'une enfance, d'une curiosité! Je ne porte point de ruban, mais qu'est-ce que ma mère y gagne? que j'ai des émotions quand j'en aperçois. Elle ne m'a laissé voir personne, et avant que je connusse Eraste, le coeur me battait quand j'étais regardée par un jeune homme. Voilà pourtant ce qui m'est arrivé. Lisette. - Votre naïveté me fait rire. Angélique. - Mais est-ce que je n'ai pas raison? Serais-je de même si j'avais joui d'une liberté honnête? En vérité, si je n'avais pas le coeur bon, tiens, je crois que je haïrais ma mère, d'être cause que j'ai des émotions pour des choses dont je suis sûre que je ne me soucierais pas si je les avais. Aussi, quand je serai ma maÃtresse! laisse-moi faire, va... je veux savoir tout ce que les autres savent. Lisette. - Je m'en fie bien à vous. Angélique. - Moi qui suis naturellement vertueuse, sais-tu bien que je m'endors quand j'entends parler de sagesse? Sais-tu bien que je serai fort heureuse de n'être pas coquette? Je ne la serai pourtant pas; mais ma mère mériterait bien que je la devinsse. Lisette. - Ah! si elle pouvait vous entendre et jouir du fruit de sa sévérité! Mais parlons d'autre chose. Vous aimez Eraste? Angélique. - Vraiment oui, je l'aime, pourvu qu'il n'y ait point de mal à avouer cela; car je suis si ignorante! Je ne sais point ce qui est permis ou non, au moins. Lisette. - C'est un aveu sans conséquence avec moi. Angélique. - Oh! sur ce pied-là je l'aime beaucoup, et je ne puis me résoudre à le perdre. Lisette. - Prenez donc une bonne résolution de n'être pas à un autre. Il y a ici un domestique à lui qui a une lettre à vous rendre de sa part. Angélique, charmée. - Une lettre de sa part, et tu ne m'en disais rien! Où est-elle? Oh! que j'aurai de plaisir à la lire! donne-moi-la donc! Où est ce domestique? Lisette. - Doucement! modérez cet empressement-là ; cachez-en du moins une partie à Eraste si par hasard vous lui parliez, il y aurait du trop. Angélique. - Oh! dame, c'est encore ma mère qui en est cause. Mais est-ce que je pourrai le voir? Tu me parles de lui et de sa lettre, et je ne vois ni l'un ni l'autre. Scène VII Lisette, Angélique, Frontin, Eraste Lisette, à Angélique. - Tenez, voici ce domestique que Frontin nous amène. Angélique. - Frontin ne dira-t-il rien à ma mère? Lisette. - Ne craignez rien, il est dans vos intérêts, et ce domestique passe pour son parent. Frontin, tenant une lettre. - Le valet de Monsieur Eraste vous apporte une lettre que voici, Madame. Angélique, gravement. - Donnez. A Lisette. Suis-je assez sérieuse? Lisette. - Fort bien. Angélique lit. - Que viens-je d'apprendre! on dit que vous vous mariez ce soir. Si vous concluez sans me permettre de vous voir, je ne me soucie plus de la vie. Et en s'interrompant. Il ne se soucie plus de la vie, Lisette! Elle achève de lire. Adieu; j'attends votre réponse, et je me meurs. Après qu'elle a lu. Cette lettre-là me pénètre; il n'y a point de modération qui tienne, Lisette; il faut que je lui parle, et je ne veux pas qu'il meure. Allez lui dire qu'il vienne; on le fera entrer comme on pourra. Eraste, se jetant à ses genoux. - Vous ne voulez point que je meure, et vous vous mariez, Angélique! Angélique. - Ah! c'est vous, Eraste? Eraste. - A quoi vous déterminez-vous donc? Angélique. - Je ne sais; je suis trop émue pour vous répondre. Levez-vous. Eraste, se levant. - Mon désespoir vous touchera-t-il? Angélique. - Est-ce que vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit? Eraste. - Il m'a paru que vous m'aimiez un peu. Angélique. - Non, non, il vous a paru mieux que cela; car j'ai dit bien franchement que je vous aime mais il faut m'excuser, Eraste, car je ne savais pas que vous étiez là . Eraste. - Est-ce que vous seriez fâchée de ce qui vous est échappé? Angélique. - Moi, fâchée? au contraire, je suis bien aise que vous l'ayez appris sans qu'il y ait de ma faute; je n'aurai plus la peine de vous le cacher. Frontin. - Prenez garde qu'on ne vous surprenne. Lisette. - Il a raison; je crois que quelqu'un vient; retirez-vous, Madame. Angélique. - Mais je crois que vous n'avez pas eu le temps de me dire tout. Eraste. - Hélas! Madame, je n'ai encore fait que vous voir et j'ai besoin d'un entretien pour vous résoudre à me sauver la vie. Angélique, en s'en allant. - Ne lui donneras-tu pas le temps de me résoudre, Lisette? Lisette. - Oui, Frontin et moi nous aurons soin de tout vous allez vous revoir bientôt; mais retirez-vous. Scène VIII Lisette, Frontin, Eraste, Champagne Lisette. - Qui est-ce qui entre là ? c'est le valet de Monsieur Damis. Eraste, vite. - Eh! d'où le connaissez-vous? c'est le valet de mon père, et non pas de Monsieur Damis qui m'est inconnu. Lisette. - Vous vous trompez; ne vous déconcertez pas. Champagne. - Bonsoir, la jolie fille, bonsoir, Messieurs; je viens attendre ici mon maÃtre qui m'envoie dire qu'il va venir; et je suis charmé d'une rencontre... En regardant Eraste. Mais comment appelez-vous Monsieur? Eraste. - Vous importe-t-il de savoir que je m'appelle La Ramée? Champagne. - La Ramée? Et pourquoi est-ce que vous portez ce visage-là ? Eraste. - Pourquoi? la belle question! parce que je n'en ai pas reçu d'autre. Adieu, Lisette; le début de ce butor-là m'ennuie. Scène IX Champagne, Frontin, Lisette Frontin. - Je voudrais bien savoir à qui tu en as! Est-ce qu'il n'est pas permis à mon cousin La Ramée d'avoir son visage? Champagne. - Je veux bien que Monsieur La Ramée en ait un; mais il ne lui est pas permis de se servir de celui d'un autre. Lisette. - Comment, celui d'un autre! qu'est-ce que cette folie-là ? Champagne. - Oui, celui d'un autre en un mot, cette mine-là ne lui appartient point; elle n'est point à sa place ordinaire, ou bien j'ai vu la pareille à quelqu'un que je connais. Frontin, riant. - C'est peut-être une physionomie à la mode, et La Ramée en aura pris une. Lisette, riant. - Voilà bien, en effet, des discours d'un butor comme toi, Champagne est-ce qu'il n'y a pas mille gens qui se ressemblent? Champagne. - Cela est vrai; mais qu'il appartienne à ce qu'il voudra, je ne m'en soucie guère; chacun a le sien; il n'y a que vous, Mademoiselle Lisette, qui n'avez celui de personne, car vous êtes plus jolie que tout le monde il n'y a rien de si aimable que vous. Frontin. - Halte-là ! laisse ce minois-là en repos; ton éloge le déshonore. Champagne. - Ah! Monsieur Frontin, ce que j'en dis, c'est en cas que vous n'aimiez pas Lisette, comme cela peut arriver; car chacun n'est pas du même goût. Frontin. - Paix! vous dis-je; car je l'aime. Champagne. - Et vous, Mademoiselle Lisette? Lisette. - Tu joues de malheur, car je l'aime. Champagne. - Je l'aime, partout je l'aime! Il n'y aura donc rien pour moi? Lisette, en s'en allant. - Une révérence de ma part. Frontin, en s'en allant. - Des injures de la mienne, et quelques coups de poing, si tu veux. Champagne. - Ah! n'ai-je pas fait là une belle fortune? Scène X Monsieur Damis, Champagne Monsieur Damis. - Ah! te voilà ! Champagne. - Oui, Monsieur; on vient de m'apprendre qu'il n'y a rien pour moi, et ma part ne me donne pas une bonne opinion de la vôtre. Monsieur Damis. - Qu'entends-tu par là ? Champagne. - C'est que Lisette ne veut point de moi, et outre cela j'ai vu la physionomie de Monsieur votre fils sur le visage d'un valet. Monsieur Damis. - Je n'y comprends rien. Laisse-nous; voici Madame Argante et Angélique. Scène XI Madame Argante, Angélique, Monsieur Damis Madame Argante. - Vous venez sans doute d'arriver, Monsieur? Monsieur Damis. - Oui, Madame, en ce moment. Madame Argante. - Il y a déjà bonne compagnie assemblée chez moi, c'est-à -dire, une partie de ma famille, avec quelques-uns de nos amis, car pour les vôtres, vous n'avez pas voulu leur confier votre mariage. Monsieur Damis. - Non, Madame, j'ai craint qu'on n'enviât mon bonheur et j'ai voulu me l'assurer en secret. Mon fils même ne sait rien de mon dessein et c'est à cause de cela que je vous ai prié de vouloir bien me donner le nom de Damis, au lieu de celui d'Orgon, qu'on mettra dans le contrat. Madame Argante. - Vous êtes le maÃtre, Monsieur; au reste, il n'appartient point à une mère de vanter sa fille; mais je crois vous faire un présent digne d'un honnête homme comme vous. Il est vrai que les avantages que vous lui faites... Monsieur Damis. - Oh! Madame, n'en parlons point, je vous prie; c'est à moi à vous remercier toutes deux, et je n'ai pas dû espérer que cette belle personne fÃt grâce au peu que je vaux. Angélique, à part. - Belle personne! Monsieur Damis. - Tous les trésors du monde ne sont rien au prix de la beauté et de la vertu qu'elle m'apporte en mariage. Madame Argante. - Pour de la vertu, vous lui rendez justice. Mais, Monsieur, on vous attend; vous savez que j'ai permis que nos amis se déguisassent, et fissent une espèce de petit bal tantôt; le voulez-vous bien? C'est le premier que ma fille aura vu. Monsieur Damis. - Comme il vous plaira, Madame. Madame Argante. - Allons donc joindre la compagnie. Monsieur Damis. - Oserais-je auparavant vous prier d'une chose, Madame? Daignez, à la faveur de notre union prochaine, m'accorder un petit moment d'entretien avec Angélique; c'est une satisfaction que je n'ai pas eu jusqu'ici. Madame Argante. - J'y consens, Monsieur, on ne peut vous le refuser dans la conjoncture présente; et ce n'est pas apparemment pour éprouver le coeur de ma fille? il n'est pas encore temps qu'il se déclare tout à fait; il doit vous suffire qu'elle obéit sans répugnance; et c'est ce que vous pouvez dire à Monsieur, Angélique; je vous le permets, entendez-vous? Angélique. - J'entends, ma mère. Scène XII Angélique, Monsieur Damis Monsieur Damis. - Enfin, charmante Angélique, je puis donc sans témoins vous jurer une tendresse éternelle il est vrai que mon âge ne répond pas au vôtre. Angélique. - Oui, il y a bien de la différence. Monsieur Damis. - Cependant on me flatte que vous acceptez ma main sans répugnance. Angélique. - Ma mère le dit. Monsieur Damis. - Et elle vous a permis de me le confirmer vous-même. Angélique. - Oui, mais on n'est pas obligé d'user des permissions qu'on a. Monsieur Damis. - Est-ce par modestie, est-ce par dégoût que vous me refusez l'aveu que je demande? Angélique. - Non, ce n'est pas par modestie. Monsieur Damis. - Que me dites-vous là ! C'est donc par dégoût?... Vous ne me répondez rien? Angélique. - C'est que je suis polie. Monsieur Damis. - Vous n'auriez donc rien de favorable à me répondre? Angélique. - Il faut que je me taise encore. Monsieur Damis. - Toujours par politesse? Angélique. - Oh! toujours. Monsieur Damis. - Parlez-moi franchement est-ce que vous me haïssez? Angélique. - Vous embarrassez encore mon savoir-vivre. Seriez-vous bien aise, si je vous disais oui? Monsieur Damis. - Vous pourriez dire non. Angélique. - Encore moins, car je mentirais. Monsieur Damis. - Quoi! vos sentiments vont jusqu'à la haine, Angélique! J'aurais cru que vous vous contentiez de ne pas m'aimer. Angélique. - Si vous vous en contentez, et moi aussi, et s'il n'est pas malhonnête d'avouer aux gens qu'on ne les aime point, je ne serai plus embarrassée. Monsieur Damis. - Et vous me l'avoueriez! Angélique. - Tant qu'il vous plaira. Monsieur Damis. - C'est une répétition dont je ne suis point curieux; et ce n'était pas là ce que votre mère m'avait fait entendre. Angélique. - Oh! vous pouvez vous en fier à moi; je sais mieux cela que ma mère, elle a pu se tromper; mais, pour moi, je vous dis la vérité. Monsieur Damis. - Qui est que vous ne m'aimez point? Angélique. - Oh! du tout; je ne saurais; et ce n'est pas par malice, c'est naturellement et vous, qui êtes, à ce qu'on dit, un si honnête homme, si, en faveur de ma sincérité, vous vouliez ne me plus aimer et me laisser là , car aussi bien je ne suis pas si belle que vous le croyez, tenez, vous en trouverez cent qui vaudront mieux que moi. Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Voyons si elle aime ailleurs. Mon intention, assurément, n'est pas qu'on vous contraigne. Angélique. - Ce que vous dites là est bien raisonnable, et je ferai grand cas de vous si vous continuez. Monsieur Damis. - Je suis même fâché de ne l'avoir pas su plus tôt. Angélique. - Hélas! si vous me l'aviez demandé, je vous l'aurais dit. Monsieur Damis. - Et il faut y mettre ordre. Angélique. - Que vous êtes bon et obligeant! N'allez pourtant pas dire à ma mère que je vous ai confié que je ne vous aime point, parce qu'elle se mettrait en colère contre moi; mais faites mieux; dites-lui seulement que vous ne me trouvez pas assez d'esprit pour vous, que je n'ai pas tant de mérite que vous l'aviez cru, comme c'est la vérité; enfin, que vous avez encore besoin de vous consulter ma mère, qui est fort fière, ne manquera pas de se choquer, elle rompra tout, notre mariage ne se fera point, et je vous aurai, je vous jure, une obligation infinie. Monsieur Damis. - Non, Angélique, non, vous êtes trop aimable; elle se douterait que c'est vous qui ne voulez pas, et tous ces prétextes-là ne valent rien; il n'y en a qu'un bon; aimez-vous ailleurs? Angélique. - Moi! non; n'allez pas le croire. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , je n'ai point d'excuse; j'ai promis de vous épouser, et il faut que je tienne parole; au lieu que, si vous aimiez quelqu'un, je ne lui dirais pas que vous me l'avez avoué; mais seulement que je m'en doute. Angélique. - Eh bien! doutez-vous-en donc. Monsieur Damis. - Mais il n'est pas possible que je m'en doute si cela n'est pas vrai; autrement ce serait être de mauvaise foi; et, malgré toute l'envie que j'ai de vous obliger, je ne saurais dire une imposture. Angélique. - Allez, allez, n'ayez point de scrupule, vous parlerez en homme d'honneur. Monsieur Damis. - Vous aimez donc? Angélique. - Mais ne me trahissez-vous point, Monsieur Damis? Monsieur Damis. - Je n'ai que vos véritables intérêts en vue. Angélique. - Quel bon caractère! Oh! que je vous aimerais, si vous n'aviez que vingt ans! Monsieur Damis. - Eh bien? Angélique. - Vraiment, oui, il y a quelqu'un qui me plaÃt... Frontin arrive. - Monsieur, je viens de la part de Madame vous dire qu'on vous attend avec Mademoiselle. Monsieur Damis. - Nous y allons. Et à Angélique où avez-vous connu celui qui vous plaÃt? Angélique. - Ah! ne m'en demandez pas davantage; puisque vous ne voulez que vous douter que j'aime, en voilà plus qu'il n'en faut pour votre probité, et je vais vous annoncer là -haut. Scène XIII Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Ceci me chagrine, mais je l'aime trop pour la céder à personne. Frontin! Frontin! approche, je voudrais te dire un mot. Frontin. - Volontiers, Monsieur; mais on est impatient de vous voir. Monsieur Damis. - Je ne tarderai qu'un moment viens, j'ai remarqué que tu es un garçon d'esprit. Frontin. - Eh! j'ai des jours où je n'en manque pas, Monsieur Damis. - Veux-tu me rendre un service dont je te promets que personne ne sera jamais instruit? Frontin. - Vous marchandez ma fidélité; mais je suis dans mon jour d'esprit, il n'y a rien à faire, je sens combien il faut être discret. Monsieur Damis. - Je te payerai bien. Frontin. - Arrêtez donc, Monsieur, ces débuts-là m'attendrissent toujours. Monsieur Damis. - Voilà ma bourse. Frontin. - Quel embonpoint séduisant! Qu'il a l'air vainqueur! Monsieur Damis. - Elle est à toi, si tu veux me confier ce que tu sais sur le chapitre d'Angélique. Je viens adroitement de lui faire avouer qu'elle a un amant; et observée comme elle est par sa mère, elle ne peut ni l'avoir vu ni avoir de ses nouvelles que par le moyen des domestiques tu t'en es peut-être mêlé toi-même, ou tu sais qui s'en mêle, et je voudrais écarter cet homme-là ; quel est-il? où se sont-ils vus? Je te garderai le secret. Frontin, prenant la bourse. - Je résisterais à ce que vous dites, mais ce que vous tenez m'entraÃne, et je me rends. Monsieur Damis. - Parle. Frontin. - Vous me demandez un détail que j'ignore; il n'y a que Lisette qui soit parfaitement instruite dans cette intrigue-là . Monsieur Damis. - La fourbe! Frontin. - Prenez garde, vous ne sauriez la condamner sans me faire mon procès. Je viens de céder à un trait d'éloquence qu'on aura peut-être employé contre elle; au reste je ne connais le jeune homme en question que depuis une heure; il est actuellement dans ma chambre; Lisette en a fait mon parent, et dans quelques moments, elle doit l'introduire ici même où je suis chargé d'éteindre les bougies, et où elle doit arriver avec Angélique pour y traiter ensemble des moyens de rompre votre mariage. Monsieur Damis. - Il ne tiendra donc qu'à toi que je sois pleinement instruit de tout. Frontin. - Comment? Monsieur Damis. - Tu n'as qu'à souffrir que je me cache ici; on ne m'y verra pas, puisque tu vas en ôter les lumières, et j'écouterai tout ce qu'ils diront. Frontin. - Vous avez raison; attendez, quelques amis de la maison qui sont là -haut, et qui veulent se déguiser après souper pour se divertir, ont fait apporter des dominos qu'on a mis dans le petit cabinet à côté de la salle, voulez-vous que je vous en donne un? Monsieur Damis. - Tu me feras plaisir. Frontin. - Je cours vous le chercher, car l'heure approche. Monsieur Damis. - Va. Scène XIV Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, un moment seul. - Je ne saurais mieux m'y prendre pour savoir de quoi il est question. Si je vois que l'amour d'Angélique aille à un certain point, il ne s'agit plus de mariage; cependant je tremble. Qu'on est malheureux d'aimer à mon âge! Frontin revient. - Tenez, Monsieur, voilà tout votre attirail, jusqu'à un masque c'est un visage qui ne vous donnera que dix-huit ans, vous ne perdrez rien au change; ajustez-vous vite; bon! mettez-vous là et ne remuez pas; voilà les lumières éteintes, bonsoir. Monsieur Damis. - Ecoute; le jeune homme va venir, et je rêve à une chose; quand Lisette et Angélique seront entrées, dis à la mère, de ma part, que je la prie de se rendre ici sans bruit, cela ne te compromet point, et tu y gagneras. Frontin. - Mais vous prenez donc cette commission-là à crédit? Monsieur Damis. - Va, ne t'embarrasse point. Frontin, il tâtonne. - Soit. Je sors... J'ai de la peine à trouver mon chemin; mais j'entends quelqu'un... Scène XV Lisette, Eraste, Frontin, Monsieur Damis Lisette est à la porte avec Eraste pour entrer. Frontin. - Est-ce toi, Lisette? Lisette. - Oui, à qui parles-tu donc là ? Frontin. - A la nuit, qui m'empêchait de retrouver la porte. Avec qui es-tu, toi? Lisette. - Parle bas; avec Eraste que je fais entrer dans la salle. Monsieur Damis, à part. - Eraste! Frontin. - Bon! où est-il? Il appelle. La Ramée! Eraste. - Me voilà . Frontin, le prenant par le bras. - Tenez, Monsieur, marchez et promenez-vous du mieux que vous pourrez en attendant. Lisette. - Adieu; dans un moment je reviens avec ma maÃtresse. Scène XVI Eraste, Monsieur Damis, caché. Eraste. - Je ne saurais douter qu'Angélique ne m'aime; mais sa timidité m'inquiète, et je crains de ne pouvoir l'enhardir à dédire sa mère. Monsieur Damis, à part. - Est-ce que je me trompe? c'est la voix de mon fils, écoutons. Eraste. - Tâchons de ne pas faire de bruit. Il marche en tâtonnant. Monsieur Damis. - Je crois qu'il vient à moi; changeons de place. Eraste. - J'entends remuer du taffetas; est-ce vous, Angélique, est-ce vous? En disant cela, il attrape Monsieur Damis par le domino. Monsieur Damis, retenu. - Doucement!... Eraste. - Ah! c'est vous-même. Monsieur Damis, à part. - C'est mon fils. Eraste. - Eh bien! Angélique, me condamnerez-vous à mourir de douleur? Vous m'avez dit tantôt que vous m'aimiez; vos beaux yeux me l'ont confirmé par les regards les plus aimables et les plus tendres; mais de quoi me servira d'être aimé, si je vous perds? Au nom de notre amour, Angélique, puisque vous m'avez permis de me flatter du vôtre, gardez-vous à ma tendresse, je vous en conjure par ces charmes que le ciel semble n'avoir destinés que pour moi; par cette main adorable sur qui je vous jure un amour éternel. Monsieur Damis veut retirer sa main. Ne la retirez pas, Angélique, et dédommagez Eraste du plaisir qu'il n'a point de voir vos beaux yeux, par l'assurance de n'être jamais qu'à lui; parlez, Angélique. Monsieur Damis, à part, les premiers mots. - J'entends du bruit. Taisez-vous, petit sot. Et il se retire d'Eraste. Eraste. - Juste ciel! qu'entends-je? Vous me fuyez! Ah! Lisette, n'es-tu pas là ? Scène XVII Angélique et Lisette qui entrent, Monsieur Damis, Eraste Lisette. - Nous voici, Monsieur. Eraste. - Je suis au désespoir, ta maÃtresse me fuit. Angélique. - Moi, Eraste? Je ne vous fuis point, me voilà . Eraste. - Eh quoi! ne venez-vous pas de me dire tout ce qu'il y a de plus cruel? Angélique. - Eh! je n'ai encore dit qu'un mot. Eraste. - Il est vrai, mais il m'a marqué le dernier mépris. Angélique. - Il faut que vous ayez mal entendu, Eraste est-ce qu'on méprise les gens qu'on aime? Lisette. - En effet, rêvez-vous, Monsieur? Eraste. - Je n'y comprends donc rien; mais vous me rassurez, puisque vous me dites que vous m'aimez; daignez me le répéter encore. Scène XVIII Madame Argante, introduite par Frontin, Lisette, Eraste, Angélique, Monsieur Damis Angélique. - Vraiment, ce n'est pas là l'embarras, et je vous le répéterais avec plaisir, mais vous le savez bien assez. Madame Argante, à part. - Qu'entends-je? Angélique. - Et d'ailleurs on m'a dit qu'il fallait être plus retenue dans les discours qu'on tient à son amant. Eraste. - Quelle aimable franchise! Angélique. - Mais je vais comme le coeur me mène, sans y entendre plus de finesse; j'ai du plaisir à vous voir, et je vous vois, et s'il y a de ma faute à vous avouer si souvent que je vous aime, je la mets sur votre compte, et je ne veux point y avoir part. Eraste. - Que vous me charmez! Angélique. - Si ma mère m'avait donné plus d'expérience; si j'avais été un peu dans le monde, je vous aimerais peut-être sans vous le dire; je vous ferais languir pour le savoir; je retiendrais mon coeur, cela n'irait pas si vite, et vous m'auriez déjà dit que je suis une ingrate; mais je ne saurais la contrefaire. Mettez-vous à ma place; j'ai tant souffert de contrainte, ma mère m'a rendu la vie si triste! j'ai eu si peu de satisfaction, elle a tant mortifié mes sentiments! Je suis si lasse de les cacher, que, lorsque je suis contente, et que je le puis dire, je l'ai déjà dit avant que de savoir que j'ai parlé; c'est comme quelqu'un qui respire, et imaginez-vous à présent ce que c'est qu'une fille qui a toujours été gênée, qui est avec vous, que vous aimez, qui ne vous hait pas, qui vous aime, qui est franche, qui n'a jamais eu le plaisir de dire ce qu'elle pense, qui ne pensera jamais rien de si touchant, et voyez si je puis résister à tout cela. Eraste. - Oui, ma joie, à ce que j'entends là , va jusqu'au transport! Mais il s'agit de nos affaires j'ai le bonheur d'avoir un père raisonnable, à qui je suis aussi cher qu'il me l'est à moi-même, et qui, j'espère, entrera volontiers dans nos vues. Angélique. - Pour moi, je n'ai pas le bonheur d'avoir une mère qui lui ressemble; je ne l'en aime pourtant pas moins... Madame Argante, éclatant. - Ah! c'en est trop, fille indigne de ma tendresse! Angélique. - Ah! je suis perdue! Ils s'écartent tous trois. Madame Argante. - Vite, Frontin, qu'on éclaire, qu'on vienne! En disant cela, elle avance et rencontre Monsieur Damis, qu'elle saisit par le domino, et continue. Ingrate! est-ce là le fruit des soins que je me suis donné pour vous former à la vertu? Ménager des intrigues à mon insu! Vous plaindre d'une éducation qui m'occupait tout entière! Eh bien, jeune extravagante, un couvent, plus austère que moi, me répondra des égarements de votre coeur. Scène XIX et dernière La lumière arrive avec Frontin et autres domestiques avec des bougies. Monsieur Damis, démasqué, à Madame Argante, et en riant. - Vous voyez bien qu'on ne me recevrait pas au couvent. Madame Argante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Et puis voyant Eraste avec sa livrée. Et ce fripon-là , que fait-il ici? Monsieur Damis. - Ce fripon-là , c'est mon fils, à qui, tout bien examiné, je vous conseille de donner votre fille. Madame Argante. - Votre fils? Monsieur Damis. - Lui-même. Approchez, Eraste; tout ce que j'ai entendu vient de m'ouvrir les yeux sur l'imprudence de mes desseins; conjurez Madame de vous être favorable, il ne tiendra pas à moi qu'Angélique ne soit votre épouse. Eraste, se jetant aux genoux de son père. - Que je vous ai d'obligation, mon père! Nous pardonnerez-vous, Madame, tout ce qui vient de se passer? Angélique, embrassant les genoux de Madame Argante. - Puis-je espérer d'obtenir grâce? Monsieur Damis. - Votre fille a tort, mais elle est vertueuse, et à votre place je croirais devoir oublier tout, et me rendre. Madame Argante. - Allons, Monsieur, je suivrai vos conseils, et me conduirai comme il vous plaira. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , le divertissement dont je prétendais vous amuser, servira pour mon fils. Angélique embrasse Madame Argante de joie. Divertissement Air Vous qui sans cesse à vos fillettes Tenez de sévères discours bis, Mamans, de l'erreur où vous êtes Le dieu d'amour se rit et se rira toujours bis. Vos avis sont prudents, vos maximes sont sages; Mais malgré tant de soins, malgré tant de rigueur, Vous ne pouvez d'un jeune coeur Si bien fermer tous les passages, Qu'il n'en reste toujours quelqu'un pour le vainqueur. Vous qui sans cesse, etc. Vaudeville Mère qui tient un jeune objet Dans une ignorance profonde, Loin du monde, Souvent se trompe en son projet. Elle croit que l'amour s'envole Dès qu'il aperçoit un argus. Quel abus! Il faut l'envoyer à l'école. Couplet La beauté qui charme Damon Se rit des tourments qu'il endure, Il murmure; Moi, je trouve qu'elle a raison, C'est un conteur de fariboles, Qui n'ouvre point son coffre-fort. Le butor! Il faut l'envoyer à l'école. Si mes soins pouvaient t'engager, Me dit un jour le beau Sylvandre, D'un air tendre. Que ferais-tu? dis-je au berger. Il demeura comme une idole, Et ne répondit pas un mot. Le grand sot! Il faut l'envoyer à l'école. Claudine un jour dit à Lucas J'irai ce soir à la prairie, Je vous prie De ne point y suivre mes pas. Il le promit, et tint parole. Ah! qu'il entend peu ce que c'est! Le benêt! Il faut l'envoyer à l'école. L'autre jour à Nicole il prit Une vapeur auprès de Blaise; Sur sa chaise La pauvre enfant s'évanouit. Blaise, pour secourir Nicole, Fut chercher du monde aussitôt, Le nigaud! Il faut l'envoyer à l'école. L'amant de la jeune Philis Etant près de s'éloigner d'elle, Chez la belle Il envoie un de ses amis. Vas-y, dit-il, et la console. Il se fie à son confident. L'imprudent! Il faut l'envoyer à l'école. Aminte, aux yeux de son barbon, A son grand neveu cherche noise; La matoise Veut le chasser de la maison. L'époux la flatte et la cajole, Pour faire rester son parent L'ignorant! Il faut l'envoyer à l'école. L'Heureux stratagème Acteurs Comédie en trois actes représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 6 juin 1733 Acteurs La Comtesse. La Marquise. Lisette, fille de Blaise. Dorante, amant de la Comtesse. Le Chevalier, amant de la Marquise. Blaise, paysan. Frontin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de Dorante. Un laquais. La scène se passe chez la Comtesse. Acte premier Scène première Dorante, Blaise Dorante. - Eh bien! MaÃtre Blaise, que me veux-tu? Parle, puis-je te rendre quelque service? Oh dame! comme ce dit l'autre, ou en êtes bian capable. Dorante. - De quoi s'agit-il? Blaise. - Morgué! velà bian Monsieur Dorante, quand faut sarvir le monde, jarnicoton! ça ne barguine point. Que ça est agriable! le biau naturel d'homme! Dorante. - Voyons; je serai charmé de t'être utile. Blaise. - Oh! point du tout, Monsieur, c'est vous qui charmez les autres. Dorante. - Explique-toi. Blaise. - Boutez d'abord dessus. Dorante. - Non, je ne me couvre jamais. Blaise. - C'est bian fait à vous; moi, je me couvre toujours; ce n'est pas mal fait non pus. Dorante. - Parle... Blaise, riant. - Eh! eh bian! qu'est-ce? Comment vous va, Monsieur Dorante? Toujours gros et gras. J'ons vu le temps que vous étiez mince; mais, morgué! ça s'est bian amendé. Vous velà bian en char. Dorante. - Tu avais, ce me semble, quelque chose à me dire; entre en matière sans compliment. Blaise. - Oh! c'est un petit bout de civilité en passant, comme ça se doit. Dorante. - C'est que j'ai affaire. Blaise. - Morgué! tant pis; les affaires baillont du souci. Dorante. - Dans un moment, il faut que je te quitte achève. Blaise. - Je commence. C'est que je venons par rapport à noute fille, pour l'amour de ce qu'alle va être la femme d'Arlequin voute valet. Dorante. - Je le sais. Blaise. - Dont je savons qu'ou êtes consentant, à cause qu'alle est femme de chambre de Madame la Comtesse qui va vous prendre itou pour son homme. Dorante. - Après? Blaise. - C'est ce qui fait, ne vous déplaise, que je venons vous prier d'une grâce. Dorante. - Quelle est-elle? Blaise. - C'est que faura le troussiau de Lisette, Monsieur Dorante; faura faire une noce, et pis du dégât pour cette noce, et pis de la marchandise pour ce dégât, et du comptant pour cette marchandise. Partout du comptant, hors cheux nous qu'il n'y en a point. Par ainsi, si par voute moyen auprès de Madame la Comtesse, qui m'avancerait queuque six-vingts francs sur mon office de jardinier... Dorante. - Je t'entends, MaÃtre Blaise; mais j'aime mieux te les donner, que de les demander pour toi à la Comtesse, qui ne ferait pas aujourd'hui grand cas de ma prière. Tu crois que je vais l'épouser, et tu te trompes. Je pense que le chevalier Damis m'a supplanté. Adresse-toi à lui si tu n'obtiens rien, je te ferai l'argent dont tu as besoin. Blaise. - Par la morgué, ce que j'entends là me dérange de vous remarcier, tant je sis surprins et stupéfait. Un brave homme comme vous, qui a une mine de prince, qui a le coeur de m'offrir de l'argent, se voir délaissé de la propre parsonne de sa maÃtresse!... ça ne se peut pas, Monsieur, ça ne se peut pas. C'est noute enfant que la Comtesse; c'est défunte noute femme qui l'a norrie noute femme avait de la conscience; faut que sa norriture tianne d'elle. Ne craignez rin, reboutez voute esprit; n'y a ni Chevalier ni cheval à ça. Dorante. - Ce que je te dis n'est que trop vrai, MaÃtre Blaise. Blaise. - Jarniguienne! si je le croyais, je sis homme à li représenter sa faute. Une Comtesse que j'ons vue marmotte! Vous plaÃt-il que je l'exhortise? Dorante. - Eh! que lui dirais-tu, mon enfant? Blaise. - Ce que je li dirais, morgué! ce que je li dirais? Et qu'est-ce que c'est que ça, Madame, et qu'est-ce que c'est que ça! Velà ce que je li dirais, voyez-vous! car, par la sangué! j'ons barcé cette enfant-là , entendez-vous? ça me baille un grand parvilége. Dorante. - Voici Arlequin bien triste; qu'a-t-il à m'apprendre? Scène II Dorante, Arlequin, Blaise Arlequin. - Ouf! Dorante. - Qu'as-tu? Arlequin. - Beaucoup de chagrin pour vous, et à cause de cela, quantité de chagrin pour moi; car un bon domestique va comme son maÃtre. Dorante. - Eh bien? Blaise. - Qui est-ce qui vous fâche? Arlequin. - Il faut se préparer à l'affliction, Monsieur; selon toute apparence, elle sera considérable. Dorante. - Dis donc. Arlequin. - J'en pleure d'avance, afin de m'en consoler après. Blaise. - Morgué! ça m'attriste itou. Dorante. - Parleras-tu? Arlequin. - Hélas! je n'ai rien à dire; c'est que je devine que vous serez affligé, et je vous pronostique votre douleur. Dorante. - On a bien affaire de ton pronostic! Blaise. - A quoi sart d'être oisiau de mauvais augure? Arlequin. - C'est que j'étais tout à l'heure dans la salle, où j'achevais... mais passons cet article. Dorante. - Je veux tout savoir. Arlequin. - Ce n'est rien... qu'une bouteille de vin qu'on avait oubliée, et que j'achevais d'y boire, quand j'ai entendu la Comtesse qui allait y entrer avec le Chevalier. Dorante, soupirant. - Après? Arlequin. - Comme elle aurait pu trouver mauvais que je buvais en fraude, je me suis sauvé dans l'office avec ma bouteille d'abord, j'ai commencé par la vider pour la mettre en sûreté. Blaise. - Ça est naturel. Dorante. - Eh! laisse là ta bouteille, et me dis ce qui me regarde. Arlequin. - Je parle de cette bouteille parce qu'elle y était; je ne voulais pas l'y mettre. Blaise. - Faut la laisser là , pisqu'alle est bue. Arlequin. - La voilà donc vide; je l'ai mise à terre. Dorante. - Encore? Arlequin. - Ensuite, sans mot dire, j'ai regardé à travers la serrure... Dorante. - Et tu as vu la Comtesse avec le Chevalier dans la salle? Arlequin. - Bon! ce maudit serrurier n'a-t-il pas fait le trou de la serrure si petit, qu'on ne peut rien voir à travers? Blaise. - Morgué! tant pis. Dorante. - Tu ne peux donc pas être sûr que ce fût la Comtesse? Arlequin. - Si fait; car mes oreilles ont reconnu sa parole, et sa parole n'était pas là sans sa personne. Blaise. - Ils ne pouviont pas se dispenser d'être ensemble. Dorante. - Eh bien! que se disaient-ils? Arlequin. - Hélas! je n'ai retenu que les pensées, j'ai oublié les paroles. Dorante. - Dis-moi donc les pensées! Arlequin. - Il faudrait en savoir les mots. Mais, Monsieur, ils étaient ensemble, ils riaient de toute leur force; ce vilain Chevalier ouvrait une bouche plus large... Ah! quand on rit tant, c'est qu'on est bien gaillard! Blaise. - Eh bian! c'est signe de joie; velà tout. Arlequin. - Oui; mais cette joie-là a l'air de nous porter malheur. Quand un homme est si joyeux, c'est tant mieux pour lui, mais c'est toujours tant pis pour un autre montrant son maÃtre, et voilà justement l'autre! Dorante. - Eh! laisse-nous en repos. As-tu dit à la Marquise que j'avais besoin d'un entretien avec elle? Arlequin. - Je ne me souviens pas si je lui ai dit; mais je sais bien que je devais lui dire. Scène III Arlequin, Blaise, Dorante, Lisette Lisette. - Monsieur, je ne sais pas comment vous l'entendez, mais votre tranquillité m'étonne; et si vous n'y prenez garde, ma maÃtresse vous échappera. Je puis me tromper; mais j'en ai peur. Dorante. - Je le soupçonne aussi, Lisette; mais que puis-je faire pour empêcher ce que tu me dis là ? Blaise. - Mais, morgué! ça se confirme donc, Lisette? Lisette. - Sans doute le Chevalier ne la quitte point; il l'amuse, il la cajole, il lui parle tout bas; elle sourit à la fin le coeur peut s'y mettre, s'il n'y est déjà ; et cela m'inquiète, Monsieur; car je vous estime; d'ailleurs, voilà un garçon qui doit m'épouser, et si vous ne devenez pas le maÃtre de la maison, cela nous dérange. Arlequin. - Il serait désagréable de faire deux ménages. Dorante. - Ce qui me désespère, c'est que je n'y vois point de remède; car la Comtesse m'évite. Blaise. - Mordi! c'est pourtant mauvais signe. Arlequin. - Et ce misérable Frontin, que te dit-il, Lisette? Lisette. - Des douceurs tant qu'il peut, que je paie de brusqueries. Blaise. - Fort bian, noute fille toujours malhonnête envars li, toujours rudânière hoche la tête quand il te parle; dis-li Passe ton chemin. De la fidélité, morguienne; baille cette confusion-là à la Comtesse, n'est-ce pas, Monsieur? Dorante. - Je me meurs de douleur! Blaise. - Faut point mourir, ça gâte tout; avisons plutôt à queuque manigance. Lisette. - Je l'aperçois qui vient, elle est seule; retirez-vous, Monsieur, laissez-moi lui parler. Je veux savoir ce qu'elle a dans l'esprit; je vous redirai notre conversation; vous reviendrez après. Dorante. - Je te laisse. Arlequin. - Ma mie, toujours rudânière, hoche la tête quand il te parle. Lisette. - Va, sois tranquille. Scène IV Lisette, La Comtesse La Comtesse. - Je te cherchais, Lisette. Avec qui étais-tu là ? il me semble avoir vu sortir quelqu'un d'avec toi. Lisette. - C'est Dorante qui me quitte, Madame. La Comtesse. - C'est lui dont je voulais te parler que dit-il, Lisette? Lisette. - Mais il dit qu'il n'a pas lieu d'être content, et je crois qu'il dit assez juste qu'en pensez-vous, Madame? La Comtesse. - Il m'aime donc toujours? Lisette. - Comment? s'il vous aime! Vous savez bien qu'il n'a point changé. Est-ce que vous ne l'aimez plus? La Comtesse. - Qu'appelez-vous plus? Est-ce que je l'aimais? Dans le fond, je le distinguais, voilà tout; et distinguer un homme, ce n'est pas encore l'aimer, Lisette; cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Lisette. - Je vous ai pourtant entendu dire que c'était le plus aimable homme du monde. La Comtesse. - Cela se peut bien. Lisette. - Je vous ai vue l'attendre avec empressement. La Comtesse. - C'est que je suis impatiente. Lisette. - Etre fâchée quand il ne venait pas. La Comtesse. - Tout cela est vrai; nous y voilà je le distinguais, vous dis-je, et je le distingue encore; mais rien ne m'engage avec lui; et comme il te parle quelquefois, et que tu crois qu'il m'aime, je venais te dire qu'il faut que tu le disposes adroitement à se tranquilliser sur mon chapitre. Lisette. - Et le tout en faveur de Monsieur le chevalier Damis, qui n'a vaillant qu'un accent gascon qui vous amuse? Que vous avez le coeur inconstant! Avec autant de raison que vous en avez, comment pouvez-vous être infidèle? car on dira que vous l'êtes. La Comtesse. - Eh bien! infidèle soit, puisque tu veux que je le sois; crois-tu me faire peur avec ce grand mot-là ? Infidèle! ne dirait-on pas que ce soit une grande injure? Il y a comme cela des mots dont on épouvante les esprits faibles, qu'on a mis en crédit, faute de réflexion, et qui ne sont pourtant rien. Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous là ? Comme vous êtes aguerrie là -dessus! Je ne vous croyais pas si désespérée un coeur qui trahit sa foi, qui manque à sa parole! La Comtesse. - Eh bien! ce coeur qui manque à sa parole, quand il en donne mille, il fait sa charge; quand il en trahit mille, il la fait encore il va comme ses mouvements le mènent, et ne saurait aller autrement. Qu'est-ce que c'est que l'étalage que tu me fais là ? Bien loin que l'infidélité soit un crime, c'est que je soutiens qu'il ne faut pas un moment hésiter d'en faire une, quand on en est tentée, à moins que de vouloir tromper les gens, ce qu'il faut éviter, à quelque prix que ce soit. Lisette. - Mais, mais... de la manière dont vous tournez cette affaire-là , je crois, de bonne foi, que vous avez raison. Oui, je comprends que l'infidélité est quelquefois de devoir, je ne m'en serais jamais doutée! La Comtesse. - Tu vois pourtant que cela est clair. Lisette. - Si clair, que je m'examine à présent, pour savoir si je ne serai pas moi-même obligée d'en faire une. La Comtesse. - Dorante est en vérité plaisant; n'oserais-je, à cause qu'il m'aime, distraire un regard de mes yeux? N'appartiendra-t-il qu'à lui de me trouver jeune et aimable? Faut-il que j'aie cent ans pour tous les autres, que j'enterre tout ce que je vaux? que je me dévoue à la plus triste stérilité de plaisir qu'il soit possible? Lisette. - C'est apparemment ce qu'il prétend. La Comtesse. - Sans doute; avec ces Messieurs-là , voilà comment il faudrait vivre; si vous les en croyez, il n'y a plus pour vous qu'un seul homme, qui compose tout votre univers; tous les autres sont rayés, c'est autant de mort pour vous, quoique votre amour-propre n'y trouve point son compte, et qu'il les regrette quelquefois mais qu'il pâtisse; la sotte fidélité lui a fait sa part, elle lui laisse un captif pour sa gloire; qu'il s'en amuse comme il pourra, et qu'il prenne patience. Quel abus, Lisette, quel abus! Va, va, parle à Dorante, et laisse là tes scrupules. Les hommes, quand ils ont envie de nous quitter, y font-ils tant de façons? N'avons-nous pas tous les jours de belles preuves de leur constance? Ont-ils là -dessus des privilèges que nous n'ayons pas? Tu te moques de moi; le Chevalier m'aime, il ne me déplaÃt pas je ne ferai pas la moindre violence à mon penchant. Lisette. - Allons, allons, Madame, à présent que je suis instruite, les amants délaissés n'ont qu'à chercher qui les plaigne; me voilà bien guérie de la compassion que j'avais pour eux. La Comtesse. - Ce n'est pas que je n'estime Dorante; mais souvent, ce qu'on estime ennuie. Le voici qui revient. Je me sauve de ses plaintes qui m'attendent; saisis ce moment pour m'en débarrasser. Scène V Dorante, La Comtesse, Lisette, Arlequin Dorante, arrêtant la Comtesse. - Quoi! Madame, j'arrive, et vous me fuyez? La Comtesse. - Ah! c'est vous, Dorante! je ne vous fuis point, je m'en retourne. Dorante. - De grâce, donnez-moi un instant d'audience. La Comtesse. - Un instant à la lettre, au moins; car j'ai peur qu'il ne me vienne compagnie. Dorante. - On vous avertira, s'il vous en vient. Souffrez que je vous parle de mon amour. La Comtesse. - N'est-ce que cela? Je sais votre amour par coeur. Que me veut-il donc, cet amour? Dorante. - Hélas! Madame, de l'air dont vous m'écoutez, je vois bien que je vous ennuie. La Comtesse. - A vous dire vrai, votre prélude n'est pas amusant. Dorante. - Que je suis malheureux! Qu'êtes-vous devenue pour moi? Vous me désespérez. La Comtesse. - Dorante, quand quitterez-vous ce ton lugubre et cet air noir? Dorante. - Faut-il que je vous aime encore, après d'aussi cruelles réponses que celles que vous me faites! La Comtesse. - Cruelles réponses! Avec quel goût prononcez-vous cela! Que vous auriez été un excellent héros de roman! Votre coeur a manqué sa vocation, Dorante. Dorante. - Ingrate que vous êtes! La Comtesse rit. - Ce style-là ne me corrigera guère. Arlequin, derrière, gémissant. - Hi! hi! hi! La Comtesse. - Tenez, Monsieur, vos tristesses sont si contagieuses qu'elles ont gagné jusqu'à votre valet on l'entend qui soupire. Arlequin. - Je suis touché du malheur de mon maÃtre. Dorante. - J'ai besoin de tout mon respect pour ne pas éclater de colère. La Comtesse. - Eh! d'où vous vient de la colère, Monsieur? De quoi vous plaignez-vous, s'il vous plaÃt? Est-ce de l'amour que vous avez pour moi? Je n'y saurais que faire. Ce n'est pas un crime de vous paraÃtre aimable. Est-ce de l'amour que vous voudriez que j'eusse, et que je n'ai point? Ce n'est pas ma faute, s'il ne m'est pas venu; il vous est fort permis de souhaiter que j'en aie; mais de venir me reprocher que je n'en ai point, cela n'est pas raisonnable. Les sentiments de votre coeur ne font pas la loi du mien; prenez-y garde vous traitez cela comme une dette, et ce n'en est pas une. Soupirez, Monsieur, vous êtes le maÃtre, je n'ai pas droit de vous en empêcher; mais n'exigez pas que je soupire. Accoutumez-vous à penser que vos soupirs ne m'obligent point à les accompagner des miens, pas même à m'en amuser je les trouvais autrefois plus supportables; mais je vous annonce que le ton qu'ils prennent aujourd'hui m'ennuie; réglez-vous là -dessus. Adieu, Monsieur. Dorante. - Encore un mot, Madame. Vous ne m'aimez donc plus? La Comtesse. - Eh! eh! plus est singulier! je ne me ressouviens pas trop de vous avoir aimé. Dorante. - Non! je vous jure, ma foi, que je ne m'en ressouviendrai de ma vie non plus. La Comtesse. - En tout cas, vous n'oublierez qu'un rêve. Elle sort. Scène VI Dorante, Arlequin, Lisette Dorante arrête Lisette. - La perfide!... Arrête, Lisette. Arlequin. - En vérité, voilà un petit coeur de Comtesse bien édifiant! Dorante, à Lisette. - Tu lui as parlé de moi; je ne sais que trop ce qu'elle pense; mais, n'importe que t'a-t-elle dit en particulier? Lisette. - Je n'aurai pas le temps Madame attend compagnie, Monsieur, elle aura peut-être besoin de moi. Arlequin. - Oh! oh! comme elle répond, Monsieur! Dorante. - Lisette, m'abandonnez-vous? Arlequin. - Serais-tu, par hasard, une masque aussi? Dorante. - Parle, quelle raison allègue-t-elle? Lisette. - Oh! de très fortes, Monsieur; il faut en convenir. La fidélité n'est bonne à rien; c'est mal fait que d'en avoir; de beaux yeux ne servent de rien, un seul homme en profite, tous les autres sont morts; il ne faut tromper personne avec cela on est enterrée, l'amour-propre n'a point sa part; c'est comme si on avait cent ans. Ce n'est pas qu'on ne vous estime; mais l'ennui s'y met il vaudrait autant être vieille, et cela vous fait tort. Dorante. - Quel étrange discours me tiens-tu là ? Arlequin. - Je n'ai jamais vu de paroles de si mauvaise mine. Dorante. - Explique-toi donc. Lisette. - Quoi! vous ne m'entendez pas? Eh bien! Monsieur, on vous distingue. Dorante. - Veux-tu dire qu'on m'aime? Lisette. - Eh! non. Cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Dorante. - Je n'y conçois rien. Aime-t-on le Chevalier? Lisette. - C'est un fort aimable homme. Dorante. - Et moi, Lisette? Lisette. - Vous étiez fort aimable aussi m'entendez-vous à cette heure? Dorante. - Ah! je suis outré! Arlequin. - Et de moi, suivante de mon âme, qu'en fais-tu? Lisette. - Toi? je te distingue... Arlequin. - Et moi, je te maudis, chambrière du diable! Scène VII Arlequin, Dorante la Marquise, survenant. Arlequin. - Nous avons affaire à de jolies personnes, Monsieur, n'est-ce pas? Dorante. - J'ai le coeur saisi! Arlequin. - J'en perds la respiration! La Marquise. - Vous me paraissez bien affligé, Dorante. Dorante. - On me trahit, Madame, on m'assassine, on me plonge le poignard dans le sein! Arlequin. - On m'étouffe, Madame, on m'égorge, on me distingue! La Marquise. - C'est sans doute de la Comtesse dont il est question, Dorante? Dorante. - D'elle-même, Madame. La Marquise. - Pourrais-je vous demander un moment d'entretien? Dorante. - Comme il vous plaira; j'avais même envie de vous parler sur ce qui nous vient d'arriver. La Marquise. - Dites à votre valet de se tenir à l'écart, afin de nous avertir si quelqu'un vient. Dorante. - Retire-toi, et prends garde à tout ce qui approchera d'ici. Arlequin. - Que le ciel nous console! Nous voilà tous trois sur le pavé car vous y êtes aussi, vous, Madame. Votre Chevalier ne vaut pas mieux que notre Comtesse et notre Lisette, et nous sommes trois coeurs hors de condition. La Marquise. - Va-t'en; laisse-nous. Arlequin s'en va. Scène VIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Dorante, on nous quitte donc tous deux? Dorante. - Vous le voyez, Madame. La Marquise. - N'imaginez-vous rien à faire dans cette occasion-ci? Dorante. - Non, je ne vois plus rien à tenter on nous quitte sans retour. Que nous étions mal assortis, Marquise! Eh! pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime? La Marquise. - Eh bien! Dorante, tâchez de m'aimer. Dorante. - Hélas! je voudrais pouvoir y réussir. La Marquise. - La réponse n'est pas flatteuse, mais vous me la devez dans l'état où vous êtes. Dorante. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je ne sais ce que je dis je m'égare. La Marquise. - Ne vous fatiguez pas à l'excuser, je m'y attendais. Dorante. - Vous êtes aimable, sans doute, il n'est pas difficile de le voir, et j'ai regretté cent fois de n'y avoir pas fait assez d'attention; cent fois je me suis dit... La Marquise. - Plus vous continuerez vos compliments, plus vous me direz d'injures car ce ne sont pas là des douceurs, au moins. Laissons cela, vous dis-je. Dorante. - Je n'ai pourtant recours qu'à vous, Marquise. Vous avez raison, il faut que je vous aime il n'y a que ce moyen-là de punir la perfide que j'adore. La Marquise. - Non, Dorante, je sais une manière de nous venger qui nous sera plus commode à tous deux. Je veux bien punir la Comtesse, mais, en la punissant, je veux vous la rendre, et je vous la rendrai. Dorante. - Quoi! la Comtesse reviendrait à moi? La Marquise. - Oui, plus tendre que jamais. Dorante. - Serait-il possible? La Marquise. - Et sans qu'il vous en coûte la peine de m'aimer. Dorante. - Comme il vous plaira. La Marquise. - Attendez pourtant; je vous dispense d'amour pour moi, mais c'est à condition d'en feindre. Dorante. - Oh! de tout mon coeur, je tiendrai toutes les conditions que vous voudrez. La Marquise. - Vous aimait-elle beaucoup? Dorante. - Il me le paraissait. La Marquise. - Etait-elle persuadée que vous l'aimiez de même? Dorante. - Je vous dis que je l'adore, et qu'elle le sait. La Marquise. - Tant mieux qu'elle en soit sûre. Dorante. - Mais du Chevalier, qui vous a quittée et qui l'aime, qu'en ferons-nous? Lui laisserons-nous le temps d'être aimé de la Comtesse? La Marquise. - Si la Comtesse croit l'aimer, elle se trompe elle n'a voulu que me l'enlever. Si elle croit ne vous plus aimer, elle se trompe encore; il n'y a que sa coquetterie qui vous néglige. Dorante. - Cela se pourrait bien. La Marquise. - Je connais mon sexe; laissez-moi faire. Voici comment il faut s'y prendre... Mais on vient; remettons à concerter ce que j'imagine. Scène IX Arlequin, Dorante, La Marquise Arlequin, en arrivant. - Ah! que je souffre! Dorante. - Quoi! ne viens-tu nous interrompre que pour soupirer? Tu n'as guère de coeur. Arlequin. - Voilà tout ce que j'en ai mais il y a là -bas un coquin qui demande à parler à Madame; voulez-vous qu'il entre, ou que je le batte? La Marquise. - Qui est-il donc? Arlequin. - Un maraud qui m'a soufflé ma maÃtresse, et qui s'appelle Frontin. La Marquise. - Le valet du Chevalier? Qu'il vienne; j'ai à lui parler. Arlequin. - La vilaine connaissance que vous avez là , Madame! Il s'en va. Scène X La Marquise, Dorante La Marquise, à Dorante. - C'est un garçon adroit et fin, tout valet qu'il est, et dont j'ai fait mon espion auprès de son maÃtre et de la Comtesse voyons ce qu'il nous dira; car il est bon d'être extrêmement sûr qu'ils s'aiment. Mais si vous ne vous sentez pas le courage d'écouter d'un air différent ce qu'il pourra nous dire, allez-vous-en. Dorante. - Oh! je suis outré mais ne craignez rien. Scène XI La Marquise, Dorante, Arlequin, Frontin Arlequin, faisant entrer Frontin. - Viens, maÃtre fripon; entre. Frontin. - Je te ferai ma réponse en sortant. Arlequin, en s'en allant. - Je t'en prépare une qui ne me coûtera pas une syllabe. La Marquise. - Approche, Frontin, approche. Scène XII La Marquise, Frontin, Dorante La Marquise. - Eh bien! qu'as-tu à me dire? Frontin. - Mais, Madame, puis-je parler devant Monsieur? La Marquise. - En toute sûreté. Dorante. - De quoi donc est-il question? La Marquise. - De la Comtesse et du Chevalier. Restez, cela vous amusera. Dorante. - Volontiers. Frontin. - Cela pourra même occuper Monsieur. Dorante. - Voyons. Frontin. - Dès que je vous eus promis, Madame, d'observer ce qui se passerait entre mon maÃtre et la Comtesse, je me mis en embuscade... La Marquise. - Abrège le plus que tu pourras. Frontin. - Excusez, Madame, je ne finis point quand j'abrège. La Marquise. - Le Chevalier m'aime-t-il encore? Frontin. - Il n'en reste pas vestige, il ne sait pas qui vous êtes. La Marquise. - Et sans doute il aime la Comtesse? Frontin. - Bon, l'aimer! belle égratignure! C'est traiter un incendie d'étincelle. Son coeur est brûlant, Madame; il est perdu d'amour. Dorante, d'un air riant. - Et la Comtesse ne le hait pas apparemment? Frontin. - Non, non, la vérité est à plus de mille lieues de ce que vous dites. Dorante. - J'entends qu'elle répond à son amour. Frontin. - Bagatelle! Elle n'y répond plus toutes ses réponses sont faites, ou plutôt dans cette affaire-ci, il n'y a eu ni demande ni réponse, on ne s'en est pas donné le temps. Figurez-vous deux coeurs qui partent ensemble; il n'y eut jamais de vitesse égale on ne sait à qui appartient le premier soupir, il y a apparence que ce fut un duo. Dorante, riant. - Ah! ah! ah... A part. Je me meurs! La Marquise, à part. - Prenez garde... Mais as-tu quelque preuve de ce que tu dis là ? Frontin. - J'ai de sûrs témoins de ce que j'avance, mes yeux et mes oreilles... Hier, la Comtesse... Dorante. - Mais cela suffit; ils s'aiment, voilà son histoire finie. Que peut-il dire de plus? La Marquise. - Achève. Frontin. - Hier, la Comtesse et mon maÃtre s'en allaient au jardin. Je les suis de loin; ils entrèrent dans le bois, j'y entre aussi; ils tournent dans une allée, moi dans le taillis; ils se parlent, je n'entends que des voix confuses; je me coule, je me glisse, et de bosquet en bosquet, j'arrive à les entendre et même à les voir à travers le feuillage... La bellé chose! la bellé chose! s'écriait le Chevalier, qui d'une main tenait un portrait et de l'autre la main de la Comtesse. La bellé chose! Car, comme il est Gascon, je le deviens en ce moment, tout Manceau que je suis; parce qu'on peut tout, quand on est exact, et qu'on sert avec zèle. La Marquise. - Fort bien. Dorante, à part. - Fort mal. Frontin. - Or, ce portrait, Madame, dont je ne voyais que le menton avec un bout d'oreille, était celui de la Comtesse. Oui, disait-elle, on dit qu'il me ressemble assez. Autant qu'il sé peut, disait mon maÃtre, autant qu'il sé peut, à millé charmés près qué j'adore en vous, qué lé peintre né peut qué remarquer, qui font lé désespoir dé son art, et qui né rélèvent qué du pinceau dé la nature. Allons, allons, vous me flattez, disait la Comtesse, en le regardant d'un oeil étincelant d'amour-propre; vous me flattez. Eh! non, Madame, ou qué la pesté m'étouffe! Jé vous dégrade moi-même, en parlant dé vos charmés sandis! aucune expression n'y peut atteindre; vous n'êtes fidélément rendue qué dans mon coeur. N'y sommes-nous pas toutes deux, la Marquise et moi? répliquait la Comtesse. La Marquise et vous! s'écriait-il; eh! cadédis, où sé rangerait-elle? Vous m'en occuperiez mille dé coeurs, si jé les avais; mon amour ne sait où sé mettre, tant il surabonde dans mes paroles, dans mes sentiments, dans ma pensée; il sé répand partout, mon âme en régorge. Et tout en parlant ainsi, tantôt il baisait la main qu'il tenait, et tantôt le portrait. Quand la Comtesse retirait la main, il se jetait sur la peinture; quand elle redemandait la peinture, il reprenait la main lequel mouvement, comme vous voyez, faisait cela et cela, ce qui était tout à fait plaisant à voir. Dorante. - Quel récit, Marquise! La Marquise fait signe à Dorante de se taire. Frontin. - Eh! ne parlez-vous pas, Monsieur? Dorante. - Non, je dis à Madame que je trouve cela comique. Frontin. - Je le souhaite. Là -dessus Rendez-moi mon portrait, rendez donc... Mais, Comtesse... Mais, Chevalier... Mais, Madamé, si jé rends la copie, qué l'original mé dédommagé... Oh! pour cela, non... Oh! pour céla, si. - Le Chevalier tombe à genoux Madame, au nom dé vos grâcés innombrables, nantissez-moi dé la ressemblance, en attendant la personne; accordez cé rafraÃchissement à mon ardeur... Mais, Chevalier, donner son portrait, c'est donner son coeur... Eh! donc, Madamé, j'endurérai bien dé les avoir tous deux... Mais... Il n'y a point dé mais; ma vie est à vous, lé portrait à moi; qué chacun gardé sa part... Eh bien! c'est donc vous qui le gardez; ce n'est pas moi qui le donne, au moins... Tope! sandis! jé m'en fais responsable, c'est moi qui lé prends; vous né faites qué m'accorder dé lé prendre... Quel abus de ma bonté! Ah! c'est la Comtesse qui fait un soupir... Ah! félicité dé mon âme! c'est le Chevalier qui repart un second. Dorante. - Ah!... Frontin. - Et c'est Monsieur qui fournit le troisième. Dorante. - Oui. C'est que ces deux soupirs-là sont plaisants, et je les contrefais; contrefaites aussi, Marquise. La Marquise. - Oh! je n'y entends rien, moi; mais je me les imagine. Elle rit. Ah! ah! ah! Frontin. - Ce matin dans la galerie... Dorante, à la Marquise. - Faites-le finir; je n'y tiendrais pas. La Marquise. - En voilà assez, Frontin. Frontin. - Les fragments qui me restent sont d'un goût choisi. La Marquise. - N'importe, je suis assez instruite. Frontin. - Les gages de la commission courent-ils toujours, Madame? La Marquise. - Ce n'est pas la peine. Frontin. - Et Monsieur voudrait-il m'établir son pensionnaire? Dorante. - Non. Frontin. - Ce non-là , si je m'y connais, me casse sans réplique, et je n'ai plus qu'une révérence à faire. Il sort. Scène XIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Nous ne pouvons plus douter de leur secrète intelligence; mais si vous jouez toujours votre personnage aussi mal, nous ne tenons rien. Dorante. - J'avoue que ses récits m'ont fait souffrir; mais je me soutiendrai mieux dans la suite. Ah! l'ingrate! jamais elle ne me donna son portrait. Scène XIV Arlequin, La Marquise, Dorante Arlequin. - Monsieur, voilà votre fripon qui arrive. Dorante. - Qui? Arlequin. - Un de nos deux larrons, le maÃtre du mien. Dorante. - Retire-toi. Il sort. Scène XV La Marquise, Dorante La Marquise. - Et moi, je vous laisse. Nous n'avons pas eu le temps de digérer notre idée; mais en attendant, souvenez-vous que vous m'aimez, qu'il faut qu'on le croie, que voici votre rival, et qu'il s'agit de lui paraÃtre indifférent. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage. Dorante. - Fiez-vous à moi, je jouerai bien mon rôle. Scène XVI Dorante, Le Chevalier Le Chevalier. - Jé té rencontre à propos; jé voulais té parler, Dorante. Dorante. - Volontiers, Chevalier; mais fais vite; voici l'heure de la poste, et j'ai un paquet à faire partir. Le Chevalier. - Jé finis dans un clin d'oeil. Jé suis ton ami, et jé viens té prier dé mé réléver d'un scrupule. Dorante. - Toi? Le Chevalier. - Oui; délivre-moi d'uné chicané qué mé fait mon honneur a-t-il tort ou raison? Voici lé cas. On dit qué tu aimes la Comtessé; moi, jé n'en crois rien, et c'est entré lé oui et lé non qué gÃt lé petit cas dé conscience qué jé t'apporte. Dorante. - Je t'entends, Chevalier tu aurais grande envie que je ne l'aimasse plus. Le Chevalier. - Tu l'as dit; ma délicatessé sé fait bésoin dé ton indifférence pour elle j'aime cetté dame. Dorante. - Est-elle prévenue en ta faveur? Le Chevalier. - Dé faveur, jé m'en passe; ellé mé rend justicé. Dorante. - C'est-à -dire que tu lui plais. Le Chevalier. - Dès qué jé l'aime, tout est dit; épargne ma modestie. Dorante. - Ce n'est pas ta modestie que j'interroge, car elle est gasconne. Parlons simplement t'aime-t-elle? Le Chevalier. - Eh! oui, té dis-je, ses yeux ont déjà là -dessus entamé la matière; ils mé sollicitent lé coeur, ils démandent réponsé mettrai-je bon au bas dé la réquête? C'est ton agrément qué j'attends. Dorante. - Je te le donne à charge de revanche. Le Chevalier. - Avec qui la révanche? Dorante. - Avec de beaux yeux de ta connaissance qui sollicitent aussi. Le Chevalier. - Les beaux yeux qué la Marquisé porte? Dorante. - Elle-même. Le Chevalier. - Et l'intérêt qué tu mé soupçonnes d'y prendre té gêne, té rétient? Dorante. - Sans doute. Le Chevalier. - Va, jé t'émancipé. Dorante. - Je t'avertis que je l'épouserai, au moins. Le Chevalier. - Jé t'informe qué nous férons assaut dé noces. Dorante. - Tu épouseras la Comtesse? Le Chevalier. - L'espérance dé ma postérité s'y fonde. Dorante. - Et bientôt? Le Chevalier. - Démain, peut-être, notre célibat expire. Dorante, embarrassé. - Adieu; j'en suis fort ravi. Le Chevalier, lui tendant la main. - Touche là ; té suis-je cher? Dorante. - Ah! oui... Le Chevalier. - Tu mé l'es sans mésure, jé mé donne à toi pour un siècle; céla passé, nous rénouvellérons dé bail. Serviteur. Dorante. - Oui, oui; demain. Le Chevalier. - Qu'appelles-tu démain? Moi, jé suis ton serviteur du temps passé, du présent et dé l'avénir; toi dé même apparemment? Dorante. - Apparemment. Adieu. Il s'en va. Scène XVII Le Chevalier, Frontin Frontin. - J'attendais qu'il fût sorti pour venir, Monsieur. Le Chevalier. - Qué démandes-tu? j'ai hâte dé réjoindre ma Comtesse. Frontin. - Attendez malepeste! ceci est sérieux; j'ai parlé à la Marquise, je lui a fait mon rapport. Le Chevalier. - Eh bien! tu lui as confié qué j'aimé la Comtesse, et qu'ellé m'aime; qu'en dit-ellé? achève vite. Frontin. - Ce qu'elle en dit? que c'est fort bien fait à vous. Le Chevalier. - Jé continuerai dé bien faire. Adieu. Frontin. - Morbleu! Monsieur, vous n'y songez pas; il faut revoir la Marquise, entretenir son amour, sans quoi vous êtes un homme mort, enterré, anéanti dans sa mémoire. Le Chevalier, riant. - Eh! eh! eh! Frontin. - Vous en riez! Je ne trouve pas cela plaisant, moi. Le Chevalier. - Qué mé fait cé néant? Jé meurs dans une mémoire, jé ressuscite dans une autre; n'ai-je pas la mémoire dé la Comtesse où jé révis? Frontin. - Oui, mais j'ai peur que dans cette dernière, vous n'y mouriez un beau matin de mort subite. Dorante y est mort de même, d'un coup de caprice. Le Chevalier. - Non; lé caprice qui lé tue, lé voilà ; c'est moi qui l'expédie, j'en ai bien expédié d'autres, Frontin né t'inquiète pas; la Comtesse m'a reçu dans son coeur, il faudra qu'ellé m'y garde. Frontin. - Ce coeur-là , je crois que l'amour y campe quelquefois, mais qu'il n'y loge jamais. Le Chevalier. - C'est un amour dé ma façon, sandis! il né finira qu'avec elle; espère mieux dé la fortune dé ton maÃtre; connais-moi bien, tu n'auras plus dé défiance. Frontin. - J'ai déjà usé de cette recette-là ; elle ne m'a rien fait. Mais voici Lisette; vous devriez me procurer la faveur de sa maÃtresse auprès d'elle. Scène XVIII Lisette; Frontin, Le Chevalier Lisette. - Monsieur, Madame vous demande. Le Chevalier. - J'y cours, Lisette mais remets cé faquin dans son bon sens, jé té prie; tu mé l'as privé dé cervelle; il m'entretient qu'il t'aime. Lisette. - Que ne me prend-il pour sa confidente? Frontin. - Eh bien! ma charmante, je vous aime vous voilà aussi savante que moi. Lisette. - Eh bien! mon garçon, courage, vous n'y perdez rien; vous voilà plus savant que vous n'étiez. Je vais dire à ma maÃtresse que vous venez, Monsieur. Adieu, Frontin. Frontin. - Adieu, ma charmante. Scène XIX Le Chevalier, Frontin Frontin. - Allons, Monsieur, ma foi! vous avez raison, votre aventure a bonne mine la Comtesse vous aime; vous êtes Gascon, moi Manceau, voilà de grands titres de fortune. Le Chevalier. - Jé té garantis la tienne. Frontin. - Si j'avais le choix des cautions, je vous dispenserais d'être la mienne. Acte II Scène première Dorante, Arlequin Dorante. - Viens, j'ai à te dire un mot. Arlequin. - Une douzaine, si vous voulez. Dorante. - Arlequin, je te vois à tout moment chercher Lisette, et courir après elle. Arlequin. - Eh pardi! si je veux l'attraper, il faut bien que je coure après, car elle me fuit. Dorante. - Dis-moi préfères-tu mon service à celui d'un autre? Arlequin. - Assurément; il n'y a que le mien qui ait la préférence, comme de raison d'abord moi, ensuite vous; voilà comme cela est arrangé dans mon esprit; et puis le reste du monde va comme il peut. Dorante. - Si tu me préfères à un autre, il s'agit de prendre ton parti sur le chapitre de Lisette. Arlequin. - Mais, Monsieur, ce chapitre-là ne vous regarde pas c'est de l'amour que j'ai pour elle, et vous n'avez que faire d'amour, vous n'en voulez point. Dorante. - Non, mais je te défends d'en parler jamais à Lisette, je veux même que tu l'évites; je veux que tu la quittes, que tu rompes avec elle. Arlequin. - Pardi! Monsieur, vous avez là des volontés qui ne ressemblent guère aux miennes pourquoi ne nous accordons-nous pas aujourd'hui comme hier? Dorante. - C'est que les choses ont changé; c'est que la Comtesse pourrait me soupçonner d'être curieux de ses démarches, et de me servir de toi auprès de Lisette pour les savoir ainsi, laisse-la en repos; je te récompenserai du sacrifice que tu me feras. Arlequin. - Monsieur, le sacrifice me tuera, avant que les récompenses viennent. Dorante. - Oh! point de réplique Marton, qui est à la Marquise, vaut bien ta Lisette; on te la donnera. Arlequin. - Quand on me donnerait la Marquise par-dessus le marché, on me volerait encore. Dorante. - Il faut opter pourtant. Lequel aimes-tu mieux, de ton congé, ou de Marton? Arlequin. - Je ne saurais le dire; je ne les connais ni l'un ni l'autre. Dorante. - Ton congé, tu le connaÃtras dès aujourd'hui, si tu ne suis pas mes ordres; ce n'est même qu'en les suivant que tu serais regretté de Lisette. Arlequin. - Elle me regrettera! Eh! Monsieur, que ne parlez-vous? Dorante. - Retire-toi; j'aperçois la Marquise. Arlequin. - J'obéis, à condition qu'on me regrettera, au moins. Dorante. - A propos, garde le secret sur la défense que je te fais de voir Lisette comme c'était de mon consentement que tu l'épousais, ce serait avoir un procédé trop choquant pour la Comtesse, que de paraÃtre m'y opposer; je te permets seulement de dire que tu aimes mieux Marton, que la Marquise te destine. Arlequin. - Ne craignez rien, il n'y aura là -dedans que la Marquise et moi de malhonnêtes c'est elle qui me fait présent de Marton, c'est moi qui la prends; c'est vous qui nous laissez faire. Dorante. - Fort bien; va-t-en. Arlequin, revient. - Mais on me regrettera. Il sort. Scène II La Marquise, Dorante La Marquise. - Avez-vous instruit votre valet, Dorante? Dorante. - Oui, Madame. La Marquise. - Cela pourra n'être pas inutile; ce petit article-là touchera la Comtesse, si elle l'apprend. Dorante. - Ma foi, Madame, je commence à croire que nous réussirons; je la vois déjà très étonnée de ma façon d'agir avec elle elle qui s'attend à des reproches, je l'ai vue prête à me demander pourquoi je ne lui en faisais pas. La Marquise. - Je vous dis que, si vous tenez bon, vous la verrez pleurer de douleur. Dorante. - Je l'attends aux larmes êtes-vous contente? La Marquise. - Je ne réponds de rien, si vous n'allez jusque-là . Dorante. - Et votre Chevalier, comment en agit-il? La Marquise. - Ne m'en parlez point; tâchons de le perdre, et qu'il devienne ce qu'il voudra mais j'ai chargé un des gens de la Comtesse de savoir si je pouvais la voir, et je crois qu'on vient me rendre réponse. A un laquais qui paraÃt. Eh bien! parlerai-je à ta maÃtresse? Le Laquais. - Oui, Madame, la voilà qui arrive. La Marquise, à Dorante. - Quittez-moi il ne faut pas dans ce moment-ci qu'elle nous voie ensemble, cela paraÃtrait affecté. Dorante. - Et moi, j'ai un petit dessein, quand vous l'aurez quittée. La Marquise. - N'allez rien gâter. Dorante. - Fiez-vous à moi. Il s'en va. Scène III La Marquise, La Comtesse La Comtesse. - Je viens vous trouver moi-même, Marquise comme vous me demandez un entretien particulier, il s'agit apparemment de quelque chose de conséquence. La Marquise. - Je n'ai pourtant qu'une question à vous faire, et comme vous êtes naturellement vraie, que vous êtes la franchise, la sincérité même, nous aurons bientôt terminé. La Comtesse. - Je vous entends vous ne me croyez pas trop sincère; mais votre éloge m'exhorte à l'être, n'est-ce pas? La Marquise. - A cela près, le serez-vous? La Comtesse. - Pour commencer à l'être, je vous dirai que je n'en sais rien. La Marquise. - Si je vous demandais Le Chevalier vous aime-t-il? me diriez-vous ce qui en est? La Comtesse. - Non, Marquise, je ne veux pas me brouiller avec vous, et vous me haïriez si je vous disais la vérité. La Marquise. - Je vous donne ma parole que non. La Comtesse. - Vous ne pourriez pas me la tenir, je vous en dispenserais moi-même il y a des mouvements qui sont plus forts que nous. La Marquise. - Mais pourquoi vous haïrais-je? La Comtesse. - N'a-t-on pas prétendu que le Chevalier vous aimait? La Marquise. - On a eu raison de le prétendre. La Comtesse. - Nous y voilà ; et peut-être l'avez-vous pensé vous-même? La Marquise. - Je l'avoue. La Comtesse. - Et après cela, j'irais vous dire qu'il m'aime! Vous ne me le conseilleriez pas. La Marquise. - N'est-ce que cela? Eh! je voudrais l'avoir perdu je souhaite de tout mon coeur qu'il vous aime. La Comtesse. - Oh! sur ce pied-là , vous n'avez donc qu'à rendre grâce au ciel; vos souhaits ne sauraient être plus exaucés qu'ils le sont. La Marquise. - Je vous certifie que j'en suis charmée. La Comtesse. - Vous me rassurez; ce n'est pas qu'il n'ait tort; vous êtes si aimable qu'il ne devait plus avoir des yeux pour personne mais peut-être vous était-il moins attaché qu'on ne l'a cru. La Marquise. - Non, il me l'était beaucoup; mais je l'excuse quand je serais aimable, vous l'êtes encore plus que moi, et vous savez l'être plus qu'une autre. La Comtesse. - Plus qu'une autre! Ah! vous n'êtes point si charmée, Marquise; je vous disais bien que vous me manqueriez de parole vos éloges baissent. Je m'accommode pourtant de celui-ci, j'y sens une petite pointe de dépit qui a son mérite c'est la jalousie qui me loue. La Marquise. - Moi, de la jalousie? La Comtesse. - A votre avis, un compliment qui finit par m'appeler coquette ne viendrait pas d'elle? Oh! que si, Marquise; on l'y reconnaÃt. La Marquise. - Je ne songeais pas à vous appeler coquette. La Comtesse. - Ce sont de ces choses qui se trouvent dites avant qu'on y rêve. La Marquise. - Mais, de bonne foi, ne l'êtes-vous pas un peu? La Comtesse. - Oui-da; mais ce n'est pas assez qu'un peu ne vous refusez pas le plaisir de me dire que je la suis beaucoup, cela n'empêchera pas que vous ne la soyez autant que moi. La Marquise. - Je n'en donne pas tout à fait les mêmes preuves. La Comtesse. - C'est qu'on ne prouve que quand on réussit; le manque de succès met bien des coquetteries à couvert on se retire sans bruit, un peu humiliée, mais inconnue, c'est l'avantage qu'on a. La Marquise. - Je réussirai quand je voudrai, Comtesse; vous le verrez, cela n'est pas difficile; et le Chevalier ne vous serait peut-être pas resté, sans le peu de cas que j'ai fait de son coeur. La Comtesse. - Je ne chicanerai pas ce dédain-là mais quand l'amour-propre se sauve, voilà comme il parle. La Marquise. - Voulez-vous gager que cette aventure-ci n'humiliera point le mien, si je veux? La Comtesse. - Espérez-vous regagner le Chevalier? Si vous le pouvez, je vous le donne. La Marquise. - Vous l'aimez, sans doute? La Comtesse. - Pas mal; mais je vais l'aimer davantage, afin qu'il vous résiste mieux. On a besoin de toutes ses forces avec vous. La Marquise. - Oh! ne craignez rien, je vous le laisse. Adieu. La Comtesse. - Eh! pourquoi? Disputons-nous sa conquête, mais pardonnons à celle qui l'emportera. Je ne combats qu'à cette condition-là , afin que vous n'ayez rien à me dire. La Marquise. - Rien à vous dire! Vous comptez donc l'emporter? La Comtesse. - Ecoutez, je jouerais à plus beau jeu que vous. La Marquise. - J'avais aussi beau jeu que vous, quand vous me l'avez ôté; je pourrais donc vous l'enlever de même. La Comtesse. - Tenez donc d'avoir votre revanche. La Marquise. - Non; j'ai quelque chose de mieux à faire. La Comtesse. - Oui! et peut-on vous demander ce que c'est? La Marquise. - Dorante vaut son prix, Comtesse. Adieu. Elle sort. Scène IV La Comtesse, seule. La Comtesse. - Dorante! Vouloir m'enlever Dorante! Cette femme-là perd la tête; sa jalousie l'égare; elle est à plaindre! Scène V Dorante, La Comtesse Dorante, arrivant vite, feignant de prendre la Comtesse pour la Marquise. - Eh bien! Marquise, m'opposerez-vous encore des scrupules?... Apercevant la Comtesse. Ah! Madame, je vous demande pardon, je me trompe; j'ai cru de loin voir tout à l'heure la Marquise ici, et dans ma préoccupation je vous ai prise pour elle. La Comtesse. - Il n'y a pas grand mal, Dorante mais quel est donc ce scrupule qu'on vous oppose? Qu'est-ce que cela signifie? Dorante. - Madame, c'est une suite de conversation que nous avons eu ensemble, et que je lui rappelais. La Comtesse. - Mais dans cette suite de conversation, sur quoi tombait ce scrupule dont vous vous plaigniez? Je veux que vous me le disiez. Dorante. - Je vous dis, Madame, que ce n'est qu'une bagatelle dont j'ai peine à me ressouvenir moi-même. C'est, je pense, qu'elle avait la curiosité de savoir comment j'étais dans votre coeur. La Comtesse. - Je m'attends que vous avez eu la discrétion de ne le lui avoir pas dit, peut-être? Dorante. - Je n'ai pas le défaut d'être vain. La Comtesse. - Non, mais on a quelquefois celui d'être vrai. Et que voulait-elle faire de ce qu'elle vous demandait? Dorante. - Curiosité pure, vous dis-je... La Comtesse. - Et cette curiosité parlait de scrupule! Je n'y entends rien. Dorante. - C'est moi, qui par hasard, en croyant l'aborder, me suis servi de ce terme-là , sans savoir pourquoi. La Comtesse. - Par hasard! Pour un homme d'esprit, vous vous tirez mal d'affaire, Dorante; car il y a quelque mystère là -dessous. Dorante. - Je vois bien que je ne réussirais pas à vous persuader le contraire, Madame; parlons d'autre chose. A propos de curiosité, y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu de lettres de Paris? La Marquise en attend; elle aime les nouvelles, et je suis sûr que ses amis ne les lui épargneront pas, s'il y en a. La Comtesse. - Votre embarras me fait pitié. Dorante. - Quoi! Madame, vous revenez encore à cette bagatelle-là ? La Comtesse. - Je m'imaginais pourtant avoir plus de pouvoir sur vous. Dorante. - Vous en aurez toujours beaucoup, Madame; et si celui que vous y aviez est un peu diminué, ce n'est pas ma faute. Je me sauve pourtant, dans la crainte de céder à celui qui vous reste. Il sort. La Comtesse. - Je ne reconnais point Dorante à cette sortie-là . Scène VI La Comtesse, rêvant; Le Chevalier Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué ma Comtesse rêve, qu'ellé tombé dans lé récueillément. La Comtesse. - Oui, je vois la Marquise et Dorante dans une affliction qui me chagrine; nous parlions tantôt de mariage, il faut absolument différer le nôtre. Le Chevalier. - Différer lé nôtre! La Comtesse. - Oui, d'une quinzaine de jours. Le Chevalier. - Cadédis, vous mé parlez dé la fin du siècle! En vertu dé quoi la rémise? La Comtesse. - Vous n'avez pas remarqué leurs mouvements comme moi? Le Chevalier. - Qu'ai-jé bésoin dé rémarque? La Comtesse. - Je vous dis que ces gens-là sont outrés; voulez-vous les pousser à bout? Nous ne sommes pas si pressés. Le Chevalier. - Si pressé qué j'en meurs, sandis! Si lé cas réquiert uné victime, pourquoi mé donner la préférence? La Comtesse. - Je ne saurais me résoudre à les désespérer, Chevalier. Faisons-nous justice; notre commerce a un peu l'air d'une infidélité, au moins. Ces gens-là ont pu se flatter que nous les aimions, il faut les ménager; je n'aime à faire de mal à personne ni vous non plus, apparemment? Vous n'avez pas le coeur dur, je pense? Ce sont vos amis comme les miens accoutumons-les du moins à se douter de notre mariage. Le Chevalier. - Mais, pour les accoutumer, il faut qué jé vive; et jé vous défie dé mé garder vivant, vous né mé conduirez pas au terme. Tâchons dé les accoutumer à moins dé frais la modé dé mourir pour la consolation dé ses amis n'est pas venue, et dé plus, qué nous importe qué ces deux affligés nous disent Partez? Savez-vous qu'on dit qu'ils s'arrangent? La Comtesse. - S'arranger! De quel arrangement parlez-vous? Le Chevalier. - J'entends que leurs coeurs s'accommodent. La Comtesse. - Vous avez quelquefois des tournures si gasconnes, que je n'y comprends rien. Voulez-vous dire qu'ils s'aiment? Exprimez-vous comme un autre. Le Chevalier, baissant de ton. - On né parle pas tout à fait d'amour, mais d'uné pétite douceur à sé voir. La Comtesse. - D'une douceur à se voir! Quelle chimère! Où a-t-on pris cette idée-là ? Eh bien! Monsieur, si vous me prouvez que ces gens-là s'aiment, qu'ils sentent de la douceur à se voir; si vous me le prouvez, je vous épouse demain, je vous épouse ce soir. Voyez l'intérêt que je vous donne à la preuve. Le Chevalier. - Dé leur amour jé né m'en rends pas caution. La Comtesse. - Je le crois. Prouvez-moi seulement qu'ils se consolent; je ne demande que cela. Le Chevalier. - En cé cas, irez-vous en avant? La Comtesse. - Oui, si j'étais sûre qu'ils sont tranquilles mais qui nous le dira? Le Chevalier. - Jé vous tiens, et jé vous informe qué la Marquise a donné charge à Frontin dé nous examiner, dé lui apporter un état dé nos coeurs; et j'avais oublié dé vous lé dire. La Comtesse. - Voilà d'abord une commission qui ne vous donne pas gain de cause s'ils nous oubliaient, ils ne s'embarrasseraient guère de nous. Le Chevalier. - Frontin aura peut-être déjà parlé; jé né l'ai pas vu dépuis. Qué son rapport nous règle. La Comtesse. - Je le veux bien. Scène VII Le Chevalier, Frontin, la Comtesse Le Chevalier. - Arrive, Frontin, as-tu vu la Marquise? Frontin. - Oui, Monsieur, et même avec Dorante; il n'y a pas longtemps que je les quitte. Le Chevalier. - Raconte-nous comment ils sé comportent. Par bonté d'âme, Madame a peur dé les désespérer moi jé dis qu'ils sé consolent. Qu'en est-il des deux? Rien qué cette bonté né l'arrête, té dis-je; tu m'entends bien? Frontin. - A merveille. Madame peut vous épouser en toute sûreté de désespoir, je n'en vois pas l'ombre. Le Chevalier. - Jé vous gagne dé marché fait cé soir vous êtes mienne. La Comtesse. - Hum! votre gain est peu sûr Frontin n'a pas l'air d'avoir bien observé. Frontin. - Vous m'excuserez, Madame, le désespoir est connaissable. Si c'étaient de ces petits mouvements minces et fluets, qui se dérobent, on peut s'y tromper; mais le désespoir est un objet, c'est un mouvement qui tient de la place. Les désespérés s'agitent, se trémoussent, ils font du bruit, ils gesticulent; et il n'y a rien de tout cela. Le Il vous dit vrai. J'ai tantôt rencontré Dorante, jé lui ai dit J'aime la Comtessé, j'ai passion pour elle. Eh bien! garde-la, m'a-t-il dit tranquillement. La Comtesse. - Eh! vous êtes son rival, Monsieur; voulez-vous qu'il aille vous faire confidence de sa douleur? Le Chevalier. - Jé vous assure qu'il était riant, et qué la paix régnait dans son coeur. La La paix dans le coeur d'un homme qui m'aimait de la passion la plus vive qui fut jamais! Le Chevalier. - Otez la mienne. La Comtesse. - A la bonne heure. Je lui crois pourtant l'âme plus tendre que vous, soit dit en passant. Ce n'est pas votre faute chacun aime autant qu'il peut, et personne n'aime autant que lui. Voilà pourquoi je le plains. Mais sur quoi Frontin décide-t-il qu'il est tranquille? Voyons; n'est-il pas vrai que tu es aux gages de la Marquise, et peut-être à ceux de Dorante, pour nous observer tous deux? Paie-t-on des espions pour être instruit de choses dont on ne se soucie point? Frontin. - Oui; mais je suis mal payé de la Marquise, elle est en arrière. La Comtesse. - Et parce qu'elle n'est pas libérale, elle est indifférente? Quel raisonnement! Frontin. - Et Dorante m'a révoqué, il me doit mes appointements. La Comtesse. - Laisse là tes appointements. Qu'as-tu vu? Que sais-tu? Le Chevalier, bas à Frontin. - Mitigé ton récit. Frontin. - Eh bien! Frontin, m'ont-ils dit tantôt en parlant de vous deux, s'aiment-ils un peu? Oh! beaucoup, Monsieur; extrêmement, Madame, extrêmement, ai-je dit en tranchant. La Comtesse. - Eh bien?... Frontin. - Rien ne remue; la Marquise bâille en m'écoutant, Dorante ouvre nonchalamment sa tabatière, c'est tout ce que j'en tire. La Comtesse. - Va, va, mon enfant, laisse-nous, tu es un maladroit. Votre valet n'est qu'un sot, ses observations sont pitoyables, il n'a vu que la superficie des choses cela ne se peut pas. Frontin. - Morbleu! Madame, je m'y ferais hacher. En voulez-vous davantage? Sachez qu'ils s'aiment, et qu'ils m'ont dit eux-mêmes de vous l'apprendre. La Comtesse, riant. - Eux-mêmes! Eh! que n'as-tu commencé par nous dire cela, ignorant que tu es? Vous voyez bien ce qui en est, Chevalier; ils se consolent tant, qu'ils veulent nous rendre jaloux; et ils s'y prennent avec une maladresse bien digne du dépit qui les gouverne. Ne vous l'avais-je pas dit? Le Chevalier. - La passion sé montre, j'en conviens. La Comtesse. - Grossièrement même. Frontin. - Ah! par ma foi, j'y suis c'est qu'ils ont envie de vous mettre en peine. Je ne m'étonne pas si Dorante, en regardant sa montre, ne la regardait pas fixement, et faisait une demi-grimace. La Comtesse. - C'est que la paix ne régnait pas dans son coeur. Le Chevalier. - Cette grimace est importante. Frontin. - Item, c'est qu'en ouvrant sa tabatière, il n'a pris son tabac qu'avec deux doigts tremblants. Il est vrai aussi que sa bouche a ri, mais de mauvaise grâce; le reste du visage n'en était pas, il allait à part. La Comtesse. - C'est que le coeur ne riait pas. Le Chevalier. - Jé mé rends. Il soupire, il régardé dé travers, et ma noce récule. Pesté du faquin, qui réjetté Madamé dans uné compassion qui sera funeste à mon bonheur! La Comtesse. - Point du tout ne vous alarmez point; Dorante s'est trop mal conduit pour mériter des égards... Mais ne vois-je pas la Marquise qui vient ici? Frontin. - Elle-même. La Comtesse. - Je la connais; je gagerais qu'elle vient finement, à son ordinaire, m'insinuer qu'ils s'aiment, Dorante et elle. Ecoutons. Scène VIII La Comtesse, la Marquise, Frontin, le Chevalier La Marquise. - Pardon, Comtesse, si j'interromps un entretien sans doute intéressant; mais je ne fais que passer. Il m'est revenu que vous retardiez votre mariage avec le Chevalier, par ménagement pour moi. Je vous suis obligée de l'attention, mais je n'en ai pas besoin. Concluez, Comtesse, plutôt aujourd'hui que demain; c'est moi qui vous en sollicite. Adieu. La Comtesse. - Attendez donc, Marquise; dites-moi s'il est vrai que vous vous aimiez, Dorante et vous, afin que je m'en réjouisse. La Marquise. - Réjouissez-vous hardiment; la nouvelle est bonne. La Comtesse, riant. - En vérité? La Marquise. - Oui, Comtesse; hâtez-vous de finir. Adieu. Elle sort. Scène IX Le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse, riant. - Ah! ah! Elle se sauve la raillerie est un peu trop forte pour elle. Que la vanité fait jouer de plaisants rôles à de certaines femmes! car celle-ci meurt de dépit. Le Chevalier. - Elle en a lé coeur palpitant, sandis! Frontin. - La grimace que Dorante faisait tantôt, je viens de la retrouver sur sa physionomie. Au Chevalier. Mais, Monsieur, parlez un peu de Lisette pour moi. La Comtesse. - Que dit-il de Lisette? Frontin. - C'est une petite requête que je vous présente, et qui tend à vous prier qu'il vous plaise d'ôter Lisette à Arlequin, et d'en faire un transport à mon profit. Le Chevalier. - Voilà cé qué c'est. La Comtesse. - Et Lisette y consent-elle? Frontin. - Oh! le transport est tout à fait de son goût. La Comtesse. - Ce qu'il me dit là me fait venir une idée les petites finesses de la Marquise méritent d'être punies. Voyons si Dorante, qui l'aime tant, sera insensible à ce que je vais faire. Il doit l'être, si elle dit vrai, et je le souhaite mais voici un moyen infaillible de savoir ce qui en est. Je n'ai qu'à dire à Lisette d'épouser Frontin; elle était destinée au valet de Dorante, nous en étions convenus. Si Dorante ne se plaint point, la Marquise a raison, il m'oublie, et je n'en serai que plus à mon aise. A Frontin. Toi, va-t'en chercher Lisette et son père, que je leur parle à tous deux. Frontin. - Il ne sera pas difficile de les trouver, car ils entrent. Scène X Blaise, Lisette, le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse. - Approchez, Lisette; et vous aussi, maÃtre Blaise. Votre fille devait épouser Arlequin; mais si vous la mariez, et que vous soyez bien aise d'en disposer à mon gré, vous la donnerez à Frontin; entendez-vous, maÃtre Blaise? Blaise. - J'entends bian, Madame. Mais il y a, morgué! bian une autre histoire qui trotte par le monde, et qui nous chagraine. Il s'agit que je venons vous crier marci. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est? D'où vient que Lisette pleure? Lisette. - Mon père vous le dira, Madame. Blaise. - C'est, ne vous déplaise, Madame, qu'Arlequin est un mal-appris; mais que les pus mal-appris de tout ça, c'est Monsieur Dorante et Madame la Marquise, qui ont eu la finesse de manigancer la volonté d'Arlequin, à celle fin qu'il ne voulÃt pus d'elle; maugré qu'alle en veuille bian, comme je me doute qu'il en voudrait peut-être bian itou, si an le laissait vouloir ce qu'il veut, et qu'an n'y boutÃt pas empêchement. La Comtesse. - Et quel empêchement? Blaise. - Oui, Madame; par le mouyen d'une fille qu'ils appelont Marton, que Madame la Marquise a eu l'avisement d'inventer par malice, pour la promettre à Arlequin. La Comtesse. - Ceci est curieux! Blaise. - En disant, comme ça, que faut qu'ils s'épousient à Paris, a mijaurée et li, dans l'intention de porter dommage à noute enfant, qui va choir en confusion de cette malice, qui n'est rien qu'un micmac pour affronter noute bonne renommée et la vôtre, Madame, se gobarger de nous trois; et c'est touchant ça que je venons vous demander justice. La Comtesse. - Il faudra bien tâcher de vous la faire. Chevalier, ceci change les choses il ne faut plus que Frontin y songe. Allez, Lisette, ne vous affligez pas laissez la Marquise proposer tant qu'elle voudra ses Martons; je vous en rendrai bon compte, car c'est cette femme-là , que je ménageais tant, qui m'attaque là -dedans. Dorante n'y a d'autre part que sa complaisance mais peut-être me reste-t-il encore plus de crédit sur lui qu'elle ne se l'imagine. Ne vous embarrassez pas. Lisette. - Arlequin vient de me traiter avec une indifférence insupportable; il semble qu'il ne m'ait jamais vue voyez de quoi la Marquise se mêle! Blaise. - Empêcher qu'une fille ne soit la femme du monde! La Comtesse. - On y remédiera, vous dis-je. Frontin. - Oui; mais le remède ne me vaudra rien. Le Chevalier. - Comtesse, je vous écoute, l'oreille vous entend, l'esprit né vous saisit point; jé né vous conçois pas. Venez çà , Lisette; tirez-nous cetté bizarre aventure au clair. N'êtes-vous pas éprise dé Frontin? Lisette. - Non, Monsieur; je le croyais, tandis qu'Arlequin m'aimait mais je vois que je me suis trompée, depuis qu'il me refuse. Le Chevalier. - Qué répondre à cé coeur dé femme? La Comtesse. - Et moi, je trouve que ce coeur de femme a raison, et ne mérite pas votre réflexion satirique; c'est un homme qui l'aimait, et qui lui dit qu'il ne l'aime plus; cela n'est pas agréable, elle en est touchée je reconnais notre coeur au sien; ce serait le vôtre, ce serait le mien en pareil cas. Allez, vous autres, retirez-vous, et laissez-moi faire. Blaise. - J'en avons charché querelle à Monsieur Dorante et à sa Marquise de cette affaire. La Comtesse. - Reposez-vous sur moi. Voici Dorante; je vais lui en parler tout à l'heure. Scène XI Dorante, la Comtesse, le Chevalier La Comtesse. - Venez, Dorante, et avant toute autre chose, parlons un peu de la Marquise. Dorante. - De tout mon coeur, Madame. La Comtesse. - Dites-moi donc de tout votre coeur de quoi elle s'avise aujourd'hui? Dorante. - Qu'a-t-elle fait? J'ai de la peine à croire qu'il y ait quelque chose à redire à ses procédés. La Comtesse. - Oh! je vais vous faciliter le moyen de croire, moi. Dorante. - Vous connaissez sa prudence... La Comtesse. - Vous êtes un opiniâtre louangeur! Eh bien! Monsieur, cette femme que vous louez tant, jalouse de moi parce que le Chevalier la quitte, comme si c'était ma faute, va, pour m'attaquer pourtant, chercher de petits détails qui ne sont pas en vérité dignes d'une incomparable telle que vous la faites, et ne croit pas au-dessous d'elle de détourner un valet d'aimer une suivante. Parce qu'elle sait que nous voulons les marier, et que je m'intéresse à leur mariage, elle imagine, dans sa colère, une Marton qu'elle jette à la traverse; et ce que j'admire le plus dans tout ceci, c'est de vous voir vous-même prêter les mains à un projet de cette espèce! Vous-même, Monsieur! Dorante. - Eh! pensez-vous que la Marquise ait cru vous offenser? qu'il me soit venu dans l'esprit, à moi, que vous vous y intéressez encore? Non, Comtesse. Arlequin se plaignait d'une infidélité que lui faisait Lisette; il perdait, disait-il, sa fortune on prend quelquefois part aux chagrins de ces gens-là ; et la Marquise, pour le dédommager, lui a, par bonté, proposé le mariage de Marton qui est à elle; il l'a acceptée, l'en a remerciée voilà tout ce que c'est. Le Chevalier. - La réponse mé persuade, jé les crois sans malice. Qué sur cé point la paix sé fasse entre les puissances, et qué les subalternes sé débattent. La Comtesse. - Laissez-nous, Monsieur le Chevalier, vous direz votre sentiment quand on vous le demandera. Dorante, qu'il ne soit plus question de cette petite intrigue-là , je vous prie; car elle me déplaÃt. Je me flatte que c'est assez vous dire. Dorante. - Attendez, Madame, appelons quelqu'un; mon valet est peut-être là ... Arlequin!... La Comtesse. - Quel est votre dessein? Dorante. - La Marquise n'est pas loin, il n'y a qu'à la prier de votre part de venir ici, vous lui en parlerez. La Comtesse. - La Marquise! Eh! qu'ai-je besoin d'elle? Est-il nécessaire que vous la consultiez là -dessus? Qu'elle approuve ou non, c'est à vous à qui je parle, à vous à qui je dis que je veux qu'il n'en soit rien, que je le veux, Dorante, sans m'embarrasser de ce qu'elle en pense. Dorante. - Oui, mais, Madame, observez qu'il faut que je m'en embarrasse, moi; je ne saurais en décider sans elle. Y aurait-il rien de plus malhonnête que d'obliger mon valet à refuser une grâce qu'elle lui fait et qu'il a acceptée? Je suis bien éloigné de ce procédé-là avec elle. La Comtesse. - Quoi! Monsieur, vous hésitez entre elle et moi! Songez-vous à ce que vous faites? Dorante. - C'est en y songeant que je m'arrête. Le Chevalier. - Eh! cadédis, laissons cé trio dé valets et dé soubrettes. La Comtesse, outrée. - C'est à moi, sur ce pied-là , à vous prier d'excuser le ton dont je l'ai pris, il ne me convenait point. Dorante. - Il m'honorera toujours, et j'y obéirais avec plaisir, si je pouvais. La Comtesse rit. - Nous n'avons plus rien à nous dire, je pense donnez-moi la main, Chevalier. Le Chevalier, lui donnant la main. - Prénez et né rendez pas, Comtesse. Dorante. - J'étais pourtant venu pour savoir une chose; voudriez-vous bien m'en instruire, Madame? La Comtesse, se retournant. - Ah! Monsieur, je ne sais rien. Dorante. - Vous savez celle-ci, Madame. Vous destinez-vous bientôt au Chevalier? Quand aurons-nous la joie de vous voir unis ensemble? La Comtesse. - Cette joie-là , vous l'aurez peut-être ce soir, Monsieur. Le Chevalier. - Doucément, diviné Comtesse, jé tombe en délire! jé perds haleine dé ravissément! Dorante. - Parbleu! Chevalier, j'en suis charmé, et je t'en félicite. La Comtesse, à part. - Ah! l'indigne homme! Dorante, à part. - Elle rougit! La Comtesse. - Est-ce là tout, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse, au Chevalier. - Partons. Scène XII la Comtesse, la Marquise, le Chevalier, Dorante, Arlequin La Marquise. - Comtesse, votre jardiner m'apprend que vous êtes fâchée contre moi je viens vous demander pardon de la faute que j'ai faite sans le savoir; et c'est pour la réparer que je vous amène ce garçon-ci. Arlequin, quand je vous ai promis Marton, j'ignorais que Madame pourrait s'en choquer, et je vous annonce que vous ne devez plus y compter. Arlequin. - Eh bien! je vous donne quittance; mais on dit que Blaise est venu vous demander justice contre moi, Madame je ne refuse pas de la faire bonne et prompte; il n'y a qu'à appeler le notaire; et s'il n'y est pas, qu'on prenne son clerc, je m'en contenterai. La Comtesse, à Dorante. - Renvoyez votre valet, Monsieur; et vous, Madame, je vous invite à lui tenir parole je me charge même des frais de leur noce; n'en parlons plus. Dorante, à Arlequin. - Va-t'en. Arlequin, en s'en allant. - Il n'y a donc pas moyen d'esquiver Marton! C'est vous, Monsieur le Chevalier, qui êtes cause de tout ce tapage-là ; vous avez mis tous nos amours sens dessus dessous. Si vous n'étiez pas ici, moi et mon maÃtre, nous aurions bravement tous deux épousé notre Comtesse et notre Lisette, et nous n'aurions pas votre Marquise et sa Marton sur les bras. Hi! hi! hi! La Marquise et le Chevalier rient. - Eh! eh! eh! La Comtesse, riant aussi. - Eh! eh! Si ses extravagances vous amusent, dites-lui qu'il approche; il parle de trop loin. La jolie scène! Le Chevalier. - C'est démencé d'amour. Dorante. - Retire-toi, faquin. La Marquise. - Ah çà ! Comtesse, sommes-nous bonnes amies à présent? La Comtesse. - Ah! les meilleures du monde, assurément, et vous êtes trop bonne. Dorante. - Marquise, je vous apprends une chose, c'est que la Comtesse et le Chevalier se marient peut-être ce soir. La Marquise. - En vérité? Le Chevalier. - Cé soir est loin encore. Dorante. - L'impatience sied fort bien mais si près d'une si douce aventure, on a bien des choses à se dire. Laissons-leur ces moments-ci, et allons, de notre côté, songer à ce qui nous regarde. La Marquise. - Allons, Comtesse, que je vous embrasse avant de partir. Adieu, Chevalier, je vous fais mes compliments; à tantôt. Scène XIII Le Chevalier, la Comtesse La Comtesse. - Vous êtes fort regretté, à ce que je vois, on faisait grand cas de vous. Le Chevalier. - Jé l'en dispense, surtout cé soir. La Comtesse. - Ah! c'en est trop. Le Chevalier. - Comment! Changez-vous d'avis? La Comtesse. - Un peu. Le Chevalier. - Qué pensez-vous? La Comtesse. - J'ai un dessein... il faudra que vous m'y serviez... Je vous le dirai tantôt. Ne vous inquiétez point, je vais y rêver. Adieu; ne me suivez pas... Elle s'en va et revient. Il est même nécessaire que vous ne me voyiez pas si tôt. Quand j'aurai besoin de vous, je vous en informerai. Le Chevalier. - Jé démeure muet jé sens qué jé périclite. Cette femme est plus femme qu'une autre. Acte III Scène première Le Chevalier, Lisette, Frontin Le Chevalier. - Mais dé grâce, Lisette, priez-la dé ma part que jé la voie un moment. Lisette. - Je ne saurais lui parler, Monsieur, elle repose. Le Chevalier. - Ellé répose! Ellé répose donc débout? Frontin. - Oui, car moi sors de la terrasse, je viens de l'apercevoir se promenant dans la galerie. Lisette. - Qu'importe? Chacun a sa façon de reposer. Quelle est votre méthode à vous, Monsieur? Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué tu mé railles, Lisette. Frontin. - C'est ce qui me semble. Lisette. - Non, Monsieur; c'est une question qui vient à propos, et que je vous fais tout en devisant. Le Chevalier. - J'ai même un petit soupçon qué tu né m'aimes pas. Frontin. - Je l'avais aussi, ce petit soupçon-là , mais je l'ai changé contre une grande certitude. Lisette. - Votre pénétration n'a point perdu au change. Le Chevalier. - Né lé disais-je pas? Eh! pourquoi, sandis! té veux-jé du bien, pendant qué tu mé veux du mal? D'où mé vient ma disposition amicale, et qué ton coeur mé réfuse lé réciproque? D'où vient qué nous différons dé sentiments? Lisette. - Je n'en sais rien; c'est qu'apparemment il faut de la variété dans la vie. Frontin. - Je crois que nous sommes aussi très variés tous deux. Lisette. - Oui, si vous m'aimez encore; sinon, nous sommes uniformes. Le Chevalier. - Dis-moi lé vrai tu né mé récommandes pas à ta maÃtresse? Lisette. - Jamais qu'à son indifférence. Frontin. - Le service est touchant! Le Chevalier. - Tu mé fais donc préjudice auprès d'elle? Lisette. - Oh! tant que je peux mais pas autrement qu'en lui parlant contre vous; car je voudrais qu'elle ne vous aimât pas; je vous l'avoue, je ne trompe personne. Frontin. - C'est du moins parler cordialement. Le Chevalier. - Ah çà ! Lisette, dévénons amis. Lisette. - Non; faites plutôt comme moi, Monsieur, ne m'aimez pas. Le Chevalier. - Jé veux qué tu m'aimes, et tu m'aimeras, cadédis! tu m'aimeras; jé l'entréprends, jé mé lé promets. Lisette. - Vous ne vous tiendrez pas parole. Frontin. - Ne savez-vous pas, Monsieur, qu'il y a des haines qui ne s'en vont point qu'on ne les paie? Pour cela... Le Chevalier. - Combien mé coûtera lé départ dé la tienne? Lisette. - Rien; elle n'est pas à vendre. Le Chevalier lui présente sa bourse. - Tiens, prends, et la garde, si tu veux. Lisette. - Non, Monsieur; je vous volerais votre argent. Le Chevalier. - Prends, té dis-je, et mé dis seulement cé qué ta maÃtresse projette. Lisette. - Non; mais je vous dirai bien ce que je voudrais qu'elle projetât, c'est tout ce que je sais. En êtes-vous curieux? Frontin. - Vous nous l'avez déjà dit en plus de dix façons, ma belle. Le Chevalier. - N'a-t-ellé pas quelqué dessein? Lisette. - Eh! qui est-ce qui n'en a pas? Personne n'est sans dessein; on a toujours quelque vue. Par exemple, j'ai le dessein de vous quitter, si vous n'avez pas celui de me quitter vous-même. Le Chevalier. - Rétirons-nous, Frontin; jé sens qué jé m'indigne. Nous réviendrons tantôt la recommander à sa maÃtresse. Frontin. - Adieu donc, soubrette ennemie; adieu, mon petit coeur fantasque; adieu, la plus aimable de toutes les girouettes. Lisette. - Adieu, le plus *disgracié de tous les hommes. Ils s'en vont. Scène II Lisette, Arlequin Arlequin. - M'amie, j'ai beau faire signe à mon maÃtre; il se moque de cela, il ne veut pas venir savoir ce que je lui demande. Lisette. - Il faut donc lui parler devant la Marquise, Arlequin. Arlequin. - Marquise malencontreuse! Hélas! ma fille, la bonté que j'ai eue de te rendre mon coeur ne nous profitera ni à l'un ni à l'autre. Il me sera inutile d'avoir oublié tes impertinences; le diable a entrepris de me faire épouser Marton; il n'en démordra pas; il me la garde. Lisette. - Retourne à ton maÃtre, et dis-lui que je l'attends ici. Arlequin. - Il ne se souciera pas de ton attente. Lisette. - Il n'y a point de temps à perdre cependant va donc. Arlequin. - Je suis tout engourdi de tristesse. Lisette. - Allons, allons, dégourdis-toi, puisque tu m'aimes. Tiens, voilà ton maÃtre et la Marquise qui s'approchent tire-le à quartier, lui, pendant que je m'éloigne. Elle sort. Scène III Dorante, Arlequin, la Marquise Arlequin, à Dorante. - Monsieur, venez que je vous parle. Dorante. - Dis ce que tu me veux. Arlequin. - Il ne faut pas que Madame y soit. Dorante. - Je n'ai point de secret pour elle. Arlequin. - J'en ai un qui ne veut pas qu'elle le connaisse. La Marquise. - C'est donc un grand mystère? Arlequin. - Oui c'est Lisette qui demande Monsieur, et il n'est pas à propos que vous le sachiez, Madame. La Marquise. - Ta discrétion est admirable! Voyez ce que c'est, Dorante; mais que je vous dise un mot auparavant. Et toi, va chercher Lisette. Scène IV Dorante, la Marquise La Marquise. - C'est apparemment de la part de la Comtesse? Dorante. - Sans doute, et vous voyez combien elle est agitée. La Marquise. - Et vous brûlez d'envie de vous rendre! Dorante. - Me siérait-il de faire le cruel? La Marquise. - Nous touchons au terme, et nous manquons notre coup, si vous allez si vite. Ne vous y trompez point, les mouvements qu'on se donne sont encore équivoques; il n'est pas sûr que ce soit de l'amour; j'ai peur qu'on ne soit plus jalouse de moi que de votre coeur; qu'on ne médite de triompher de vous et de moi, pour se moquer de nous deux. Toutes nos mesures sont prises; allons jusqu'au contrat, comme nous l'avons résolu; ce moment seul décidera si on vous aime. L'amour a ses expressions, l'orgueil a les siennes; l'amour soupire de ce qu'il perd, l'orgueil méprise ce qu'on lui refuse attendons le soupir ou le mépris; tenez bon jusqu'à cette épreuve, pour l'intérêt de votre amour même. Abrégez avec Lisette, et revenez me trouver. Dorante. - Ah! votre épreuve me fait trembler! Elle est pourtant raisonnable et je m'y exposerai, je vous le promets. La Marquise. - Je soutiens moi-même un personnage qui n'est pas fort agréable, et qui le sera encore moins sur ces fins-ci, car il faudra que je supplée au peu de courage que vous me montrez; mais que ne fait-on pas pour se venger? Adieu. Elle sort. Scène V Dorante, Arlequin, Lisette Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Je n'ai qu'un moment à te donner. Tu vois bien que je quitte Madame la Marquise, et notre conversation pourrait être suspecte dans la conjoncture où je me trouve. Lisette. - Hélas! Monsieur, quelle est donc cette conjoncture où vous êtes avec elle? Dorante. - C'est que je vais l'épouser rien que cela. Arlequin. - Oh! Monsieur, point du tout. Lisette. - Vous, l'épouser! Arlequin. - Jamais. Dorante. - Tais-toi... Ne me retiens point, Lisette que me veux-tu? Lisette. - Eh, doucement! donnez-vous le temps de respirer. Ah! que vous êtes changé! Arlequin. - C'est cette perfide qui le fâche; mais ce ne sera rien. Lisette. - Vous ressouvenez-vous que j'appartiens à Madame la Comtesse, Monsieur? L'avez-vous oubliée elle-même? Dorante. - Non, je l'honore, je la respecte toujours mais je pars, si tu n'achèves. Lisette. - Eh bien! Monsieur, je finis. Qu'est-ce que c'est que les hommes! Dorante, s'en allant. - Adieu. Arlequin. - Cours après. Lisette. - Attendez donc, Monsieur. Dorante. - C'est que tes exclamations sur les hommes sont si mal placées, que j'en rougis pour ta maÃtresse. Arlequin. - Véritablement l'exclamation est effrontée avec nous; supprime-la. Lisette. - C'est pourtant de sa part que je viens vous dire qu'elle souhaite vous parler. Dorante. - Quoi! tout à l'heure? Lisette. - Oui, Monsieur. Arlequin. - Le plus tôt c'est le mieux. Dorante. - Te tairas-tu, toi? Est-ce que tu es raccommodé avec Lisette? Arlequin. - Hélas! Monsieur, l'amour l'a voulu, et il est le maÃtre; car je ne le voulais pas, moi. Dorante. - Ce sont tes affaires. Quant à moi, Lisette, dites à Madame la Comtesse que je la conjure de vouloir bien remettre notre entretien; que j'ai, pour le différer, des raisons que je lui dirai; que je lui en demande mille pardons; mais qu'elle m'approuvera elle-même. Lisette. - Monsieur, il faut qu'elle vous parle; elle le veut. Arlequin, se mettant à genoux. - Et voici moi qui vous en supplie à deux genoux. Allez, Monsieur, cette bonne dame est amendée; je suis persuadé qu'elle vous dira d'excellentes choses pour le renouvellement de votre amour. Dorante. - Je crois que tu as perdu l'esprit. En un mot, Lisette, je ne saurais, tu le vois bien; c'est une entrevue qui inquiéterait la Marquise; et Madame la Comtesse est trop raisonnable pour ne pas entrer dans ce que je dis là d'ailleurs, je suis sûr qu'elle n'a rien de fort pressé à me dire. Lisette. - Rien, sinon que je crois qu'elle vous aime toujours. Arlequin. - Et bien tendrement malgré la petite parenthèse! Dorante. - Qu'elle m'aime toujours, Lisette! Ah! c'en serait trop, si vous parliez d'après elle; et l'envie qu'elle aurait de me voir en ce cas-là , serait en vérité trop maligne. Que Madame la Comtesse m'ait abandonné, qu'elle ait cessé de m'aimer, comme vous me l'avez dit vous-même, passe je n'étais pas digne d'elle; mais qu'elle cherche de gaieté de coeur à m'engager dans une démarche qui me brouillerait peut-être avec la Marquise, ah! c'en est trop, vous dis-je; et je ne la verrai qu'avec la personne que je vais rejoindre. Il s'en va. Arlequin, le suivant. - Eh! non, Monsieur, mon cher maÃtre, tournez à droite, ne prenez pas à gauche. Venez donc je crierai toujours jusqu'à ce qu'il m'entende. Scène VI Lisette, un moment seule; la Comtesse Lisette. - Allons, il faut l'avouer, ma maÃtresse le mérite bien. La Comtesse. - Eh bien! Lisette, viendra-t-il? Lisette. - Non, Madame. La Comtesse. - Non! Lisette. - Non; il vous prie de l'excuser, parce qu'il dit que cet entretien fâcherait la Marquise, qu'il va épouser. La Comtesse. - Comment? Que dites-vous? Epouser la Marquise! lui? Lisette. - Oui, Madame, et il est persuadé que vous entrerez dans cette bonne raison qu'il apporte. La Comtesse. - Mais ce que tu me dis là est inouï, Lisette. Ce n'est point là Dorante! Est-ce de lui dont tu me parles? Lisette. - De lui-même; mais de Dorante qui ne vous aime plus. La Comtesse. - Cela n'est pas vrai; je ne saurais m'accoutumer à cette idée-là , on ne me la persuadera pas; mon coeur et ma raison la rejettent, me disent qu'elle est fausse, absolument fausse. Lisette. - Votre coeur et votre raison se trompent. Imaginez-vous même que Dorante soupçonne que vous ne voulez le voir que pour inquiéter la Marquise et le brouiller avec elle. La Comtesse. - Eh! laisse là cette Marquise éternelle! Ne m'en parle non plus que si elle n'était pas au monde! Il ne s'agit pas d'elle. En vérité, cette femme-là n'est pas faite pour m'effacer de son coeur, et je ne m'y attends pas. Lisette. - Eh! Madame, elle n'est que trop aimable. La Comtesse. - Que trop! Etes-vous folle? Lisette. - Du moins peut-elle plaire ajoutez à cela votre infidélité, c'en est assez pour guérir Dorante. La Comtesse. - Mais, mon infidélité, où est-elle? Je veux mourir, si je l'ai jamais sentie! Lisette. - Je la sais de vous-même. D'abord vous avez nié que c'en fût une, parce que vous n'aimiez pas Dorante, disiez-vous; ensuite vous m'avez prouvé qu'elle était innocente; enfin, vous m'en avez fait l'éloge, et si bien l'éloge, que je me suis mise à vous imiter, ce dont je me suis bien repentie depuis. La Comtesse. - Eh bien! mon enfant, je me trompais; je parlais d'infidélité sans la connaÃtre. Lisette. - Pourquoi donc n'avez-vous rien épargné de cruel pour vous ôter Dorante? La Comtesse. - Je n'en sais rien; mais je l'aime, et tu m'accables, tu me pénètres de douleur! Je l'ai maltraité, j'en conviens; j'ai tort, un tort affreux! Un tort que je ne me pardonnerai jamais, et qui ne mérite pas que l'on l'oublie! Que veux-tu que je te dise de plus? Je me condamne, je me suis mal conduite, il est vrai. Lisette. - Je vous le disais bien, avant que vous m'eussiez gagnée. La Comtesse. - Misérable amour-propre de femme! Misérable vanité d'être aimée! Voilà ce que vous me coûtez! J'ai voulu plaire au Chevalier, comme s'il en eût valu la peine; j'ai voulu me donner cette preuve-là de mon mérite; il manquait cet honneur à mes charmes; les voilà bien glorieux! J'ai fait la conquête du Chevalier, et j'ai perdu Dorante! Lisette. - Quelle différence! La Comtesse. - Bien plus; c'est que c'est un homme que je hais naturellement quand je m'écoute un homme que j'ai toujours trouvé ridicule, que j'ai cent fois raillé moi-même, et qui me reste à la place du plus aimable homme du monde. Ah! que je suis belle à présent! Lisette. - Ne perdez point le temps à vous affliger, Madame. Dorante ne sait pas que vous l'aimez encore. Le laissez-vous à la Marquise? Voulez-vous tâcher de le ravoir? Essayez, faites quelques démarches, puisqu'il a droit d'être fâché, et que vous êtes dans votre tort. La Comtesse. - Eh! que veux-tu que je fasse pour un ingrat qui refuse de me parler, Lisette? Il faut bien que j'y renonce! Est-ce là un procédé? Toi qui dis qu'il a droit d'être fâché, voyons, Lisette, est-ce que j'ai cru le perdre? Ai-je imaginé qu'il m'abandonnerait? L'ai-je soupçonné de cette lâcheté-là ? A-t-on jamais compté sur un coeur autant que j'ai compté sur le sien? Estime infinie, confiance aveugle; et tu dis que j'ai tort? et tout homme qu'on honore de ces sentiments-là n'est pas un perfide quand il les trompe? Car je les avais, Lisette. Lisette. - Je n'y comprends rien. La Comtesse. - Oui, je les avais; je ne m'embarrassais ni de ses plaintes ni de ses jalousies; je riais de ses reproches; je défiais son coeur de me manquer jamais; je me plaisais à l'inquiéter impunément; c'était là mon idée; je ne le ménageais point. Jamais on ne vécut dans une sécurité plus obligeante; je m'en applaudissais, elle faisait son éloge et cet homme, après cela, me laisse! Est-il excusable? Lisette. - Calmez-vous donc, Madame; vous êtes dans une désolation qui m'afflige. Travaillons à le ramener, et ne crions point inutilement contre lui. Commencez par rompre avec le Chevalier; voilà déjà deux fois qu'il se présente pour vous voir, et que je le renvoie. La Comtesse. - J'avais pourtant dit à cet importun-là de ne point venir, que je ne le fisse avertir. Lisette - Qu'en voulez-vous faire? La Comtesse. - Oh! le haïr autant qu'il est haïssable; c'est à quoi je le destine, je t'assure mais il faut pourtant que je le voie, Lisette; j'ai besoin de lui dans tout ceci; laisse-le venir; va même le chercher. Lisette. - Voici mon père; sachons auparavant ce qu'il veut. Scène VII Blaise, La Comtesse, Lisette. Blaise. - Morgué! Madame, savez-vous bian ce qui se passe ici? Vous avise-t-on d'un tabellion qui se promène là -bas dans le jardin avec Monsieur Dorante et cette Marquise, et qui dit comme ça qu'il leur apporte un chiffon de contrat qu'ils li ont commandé, pour à celle fin qu'ils y boutent leur seing par-devant sa parsonne? Qu'est-ce que vous dites de ça, Madame? car noute fille dit que voute affection a repoussé pour Dorante; et ce tabellion est un impartinent. La Comtesse. - Un notaire chez moi, Lisette! Ils veulent donc se marier ici? Blaise. - Eh! morgué! sans doute. Ils disont itou qu'il fera le contrat pour quatre; ceti-là de voute ancien amoureux avec la Marquise; ceti-là de vous et du Chevalier, voute nouviau galant. Velà comme ils se gobargeont de ça; et jarnigoi! ça me fâche. Et vous, Madame? La Comtesse. - Je m'y perds! C'est comme une fable! Lisette. - Cette fable me révolte. Blaise. - Jarnigué! cette Marquise, maugré le marquisat qu'alle a, n'en agit pas en droiture; an ne friponne pas les amoureux d'une parsonne de voute sorte et dans tout ça il n'y a qu'un mot qui sarve; Madame n'a qu'à dire, mon râtiau est tout prêt, et, jarnigué! j'allons vous ratisser ce biau notaire et sa paperasse ni pus ni moins que mauvaise harbe. La Comtesse. - Lisette, parle donc! Tu ne me conseilles rien. Je suis accablée! Ils vont s'épouser ici, si je n'y mets ordre. Il n'est plus question de Dorante; tu sens bien que je le déteste mais on m'insulte. Lisette. - Ma foi, Madame, ce que j'entends là m'indigne à mon tour; et à votre place, je me soucierais si peu de lui, que je le laisserais faire. La Comtesse. - Tu le laisserais faire! Mais si tu l'aimais, Lisette? Lisette. - Vous dites que vous le haïssez! La Comtesse. - Cela n'empêche pas que je ne l'aime. Et dans le fond, pourquoi le haïr? Il croit que j'ai tort, tu me l'as dit toi-même, et tu avais raison; je l'ai abandonné la première il faut que je le cherche et que je le désabuse. Blaise. - Morgué! Madame, j'ons vu le temps qu'il me chérissait estimez-vous que je sois bon pour li parler? La Comtesse. - Je suis d'avis de lui écrire un mot, Lisette, et que ton père aille lui rendre ma lettre à l'insu de la Marquise. Lisette. - Faites, Madame. La Comtesse. - A propos de lettre, je ne songeais pas que j'en ai une sur moi que je lui écrivais tantôt, et que tout ceci me faisait oublier. Tiens, Blaise, va, tâche de la lui rendre sans que la Marquise s'en aperçoive. Blaise. - N'y aura pas d'aparcevance stapendant qu'il lira voute lettre je la renforcerons de queuque remontration. Il s'en va. Scène VIII Frontin, Le Chevalier, Lisette, La Comtesse Le Chevalier. - Eh! donc, ma Comtessé, qué devient l'amour? A quoi pensé lé coeur? Est-ce ainsi qué vous m'avertissez dé venir? Quel est lé motif dé l'absence qué vous m'avez ordonnée? Vous né mé mandez pas, vous mé laissez en langueur; jé mé mande moi-même. La Comtesse. - J'allais vous envoyer chercher, Monsieur. Le Chevalier. - Lé messager m'a paru tardif. Qué déterminez-vous? Nos gens vont sé marier, le contrat sé passe actuellement. N'userons-nous pas de la commodité du notaire? Ils mé délèguent pour vous y inviter. Ratifiez mon impatience; songez qué l'amour gémit d'attendre, qué les besoins du coeur sont pressés, qué les instants sont précieux, qué vous m'en dérobez d'irréparables, et qué jé meurs. Expédions. La Comtesse. - Non, Monsieur le Chevalier, ce n'est pas mon dessein. Le Chevalier. - Nous n'épouserons pas? La Comtesse. - Non. Le Chevalier. - Qu'est-ce à dire "non"? La Comtesse. - Non signifie non je veux vous raccommoder avec la Marquise. Le Chevalier. - Avec la Marquise! Mais c'est vous qué j'aime, Madame! La Comtesse. - Mais c'est moi qui ne vous aime point, Monsieur; je suis fâchée de vous le dire si brusquement; mais il faut bien que vous le sachiez. Le Chevalier. - Vous mé raillez, sandis! La Comtesse. - Je vous parle très sérieusement. Le Chevalier. - Ma Comtessé, finissons; point dé badinage avec un coeur qui va périr d'épouvante. La Comtesse. - Vous devez vous être aperçu de mes sentiments. J'ai toujours différé le mariage dont vous parlez, vous le savez bien. Comment n'avez-vous pas senti que je n'avais pas envie de conclure? Le Chevalier. - Lé comble dé mon bonheur, vous l'avez rémis à cé soir. La Comtesse. - Aussi le comble de votre bonheur peut-il ce soir arriver de la part de la Marquise. L'avez-vous vue, comme je vous l'ai recommandé tantôt? Le Chevalier. - Récommandé! Il n'en a pas été question, cadédis! La Comtesse. - Vous vous trompez; Monsieur, je crois vous l'avoir dit. Le Chevalier. - Mais, la Marquise et lé Chevalier, qu'ont-ils à démêler ensemble? La Comtesse. - Ils ont à s'aimer tous deux, de même qu'ils s'aimaient, Monsieur. Je n'ai point d'autre parti à vous offrir que de retourner à elle, et je me charge de vous réconcilier. Le Chevalier. - C'est une vapeur qui passe. La Comtesse. - C'est un sentiment qui durera toujours. Lisette. - Je vous le garantis éternel. Le Chevalier. - Frontin, où en sommes-nous? Frontin. - Mais, à vue de pays, nous en sommes à rien. Ce chemin-là n'a pas l'air de nous mener au gÃte. Lisette. - Si fait, par ce chemin-là vous pouvez vous en retournez chez vous. Le Chevalier. - Partirai-jé, Comtessé? Séra-ce lé résultat? La Comtesse. - J'attends réponse d'une lettre; vous saurez le reste quand je l'aurai reçue différez votre départ jusque-là . Scène IX Arlequin, et les acteurs précédents. Arlequin. - Madame, mon maÃtre et Madame la Marquise envoient savoir s'ils ne vous importuneront pas ils viennent vous prononcer votre arrêt et le mien; car je n'épouserai point Lisette, puisque mon maÃtre ne veut pas de vous. La Comtesse. - Je les attends... A Lisette. Il faut qu'il n'ait pas reçu ma lettre, Lisette. Arlequin. - Ils vont entrer, car ils sont à la porte. La Comtesse. - Ce que je vais leur dire va vous mettre au fait, Chevalier; ce ne sera point ma faute, si vous n'êtes pas content. Le Chevalier. - Allons, jé suis dupe; c'est être au fait. Scène X La Marquise, Dorante, La Comtesse, Le Chevalier, Frontin, Arlequin, Lisette La Marquise. - Eh bien, Madame! je ne vois rien encore qui nous annonce un mariage avec le Chevalier quand vous proposez-vous donc d'achever son bonheur? La Comtesse. - Quand il vous plaira, Madame; c'est à vous à qui je le demande; son bonheur est entre vos mains; vous en êtes l'arbitre. La Marquise. - Moi, Comtesse? Si je le suis, vous l'épouserez dès aujourd'hui, et vous nous permettrez de joindre notre mariage au vôtre. La Comtesse. - Le vôtre! avec qui donc, Madame? Arrive-t-il quelqu'un pour vous épouser? La Marquise, montrant Dorante. - Il n'arrive pas de bien loin, puisque le voilà . Dorante. - Oui, Comtesse, Madame me fait l'honneur de me donner sa main; et comme nous sommes chez vous, nous venons vous prier de permettre qu'on nous y unisse. La Comtesse. - Non, Monsieur, non l'honneur serait très grand, très flatteur; mais j'ai lieu de penser que le ciel vous réserve un autre sort. Le Chevalier. - Nous avons changé votre économie jé tombé dans lé lot dé Madame la Marquise, et Madame la Comtessé tombé dans lé tien. La Marquise. - Oh! nous resterons comme nous sommes. La Comtesse. - Laissez-moi parler, Madame, je demande audience écoutez-moi. Il est temps de vous désabuser, Chevalier vous avez cru que je vous aimais; l'accueil que je vous ai fait a pu même vous le persuader; mais cet accueil vous trompait, il n'en était rien je n'ai jamais cessé d'aimer Dorante, et ne vous ai souffert que pour éprouver son coeur. Il vous en a coûté des sentiments pour moi; vous m'aimez, et j'en suis fâchée mais votre amour servait à mes desseins. Vous avez à vous plaindre de lui, Marquise, j'en conviens son coeur s'est un peu distrait de la tendresse qu'il vous devait; mais il faut tout dire. La faute qu'il a faite est excusable, et je n'ai point à tirer vanité de vous l'avoir dérobé pour quelque temps; ce n'est point à mes charmes qu'il a cédé, c'est à mon adresse il ne me trouvait pas plus aimable que vous; mais il m'a cru plus prévenue, et c'est un grand appât. Quant à vous, Dorante, vous m'avez assez mal payée d'une épreuve aussi tendre la délicatesse de sentiments qui m'a persuadée de la faire, n'a pas lieu d'être trop satisfaite; mais peut-être le parti que vous avez pris vient-il plus de ressentiment que de médiocrité d'amour j'ai poussé les choses un peu loin; vous avez pu y être trompé; je ne veux point vous juger à la rigueur; je ferme les yeux sur votre conduite, et je vous pardonne. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! Je pense qu'il n'est plus temps, Madame, du moins je m'en flatte; ou bien, si vous m'en croyez, vous serez encore plus généreuse; vous irez jusqu'à lui pardonner les noeuds qui vont nous unir. La Comtesse. - Et moi, Dorante, vous me perdez pour jamais si vous hésitez un instant. Le Chevalier. - Jé démande audience jé perds Madame la Marquise, et j'aurais tort dé m'en plaindre; jé mé suis trouvé défaillant dé fidélité, jé né sais comment, car lé mérite dé Madame m'en fournissait abondance, et c'est un malheur qui mé passe! En un mot, jé suis infidèle, jé m'en accuse; mais jé suis vrai, jé m'en vante. Il né tient qu'à moi d'user dé réprésaille, et dé dire à Madame la Comtesse Vous mé trompiez, jé vous trompais. Mais jé né suis qu'un homme, et jé n'aspire pas à cé dégré dé finesse et d'industrie. Voici lé compte juste; vous avez contrefait dé l'amour, dites-vous, Madame; jé n'en valais pas davantage; mais votre estime a surpassé mon prix. Né rétranchez rien du fatal honneur qué vous m'avez fait jé vous aimais, vous mé lé rendiez cordialement. La Comtesse. - Du moins l'avez-vous cru. Le Chevalier. - J'achève jé vous aimais, un peu moins qué Madame. Jé m'explique elle avait dé mon coeur une possession plus complète, jé l'adorais; mais jé vous aimais, sandis! passablement, avec quelque réminiscence pour elle. Oui, Dorante, nous étions dans lé tendre. Laisse là l'histoire qu'on té fait, mon ami; il fâche Madame qué tu la désertes, qué ses appas restent inférieurs; sa gloire crie, té rédémande, fait la sirène; qué son chant té trouve sourd. Montrant la Marquise. Prends un regard dé ces beaux yeux pour té servir d'antidote; demeure avec cet objet qué l'amour venge dans mon coeur jé lé dis à régret, jé disputerais Madame dé tout mon sang, s'il m'appartenait d'entrer en dispute; possède-la, Dorante, bénis lé ciel du bonheur qu'il t'accorde. Dé toutes les épouses, la plus estimable, la plus digne dé respect et d'amour, c'est toi qui la tiens; dé toutes les pertes, la plus immense, c'est moi qui la fais; dé tous les hommes, lé plus ingrat, lé plus déloyal, en même temps lé plus imbécile, c'est lé malheureux qui té parle. La Marquise. - Je n'ajouterai rien à la définition; tout y est. La Comtesse. - Je ne daigne pas répondre à ce que vous dites sur mon comte, Chevalier c'est le dépit qui vous l'arrache, et je vous ai dit mes intentions, Dorante; qu'il n'en soit plus parlé, si vous ne les méritez pas. La Marquise. - Nous nous aimons de bonne foi il n'y a plus de remède, Comtesse, et deux personnes qu'on oublie ont bien droit de prendre parti ailleurs. Tâchez tous deux de nous oublier encore vous savez comment cela fait, et cela vous doit être plus aisé cette fois-ci que l'autre. Au notaire. Approchez, Monsieur. Voici le contrat qu'on nous apporte à signer. Dorante, priez Madame de vouloir bien l'honorer de sa signature. La Comtesse. - Quoi! si tôt? La Marquise. - Oui, Madame, si vous nous le permettez. La Comtesse. - C'est à Dorante à qui je parle, Madame. Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Votre contrat avec la Marquise? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Je ne l'aurais pas cru! La Marquise. - Nous espérons même que le vôtre accompagnera celui-ci. Et vous, Chevalier, ne signerez-vous pas? Le Chevalier. - Jé né sais plus écrire. La Marquise, au notaire. - Présentez la plume à Madame, Monsieur. La Comtesse, vite. - Donnez. Elle signe et jette la plume après. Ah! perfide! Elle tombe dans les bras de Lisette. Dorante, se jetant à ses genoux. - Ah! ma chère Comtesse! La Marquise. - Rendez-vous à présent; vous êtes aimé, Dorante. Arlequin. - Quel plaisir, Lisette! Lisette. - Je suis contente. La Comtesse. - Quoi! Dorante à mes genoux? Dorante. - Et plus pénétré d'amour qu'il ne le fut jamais. La Comtesse. - Levez-vous. Dorante m'aime donc encore? Dorante. - Et n'a jamais cessé de vous aimer. La Comtesse. - Et la Marquise? Dorante. - C'est elle à qui je devrai votre coeur, si vous me le rendez, Comtesse; elle a tout conduit. La Comtesse. - Ah! je respire! Que de chagrin vous m'avez donné! Comment avez-vous pu feindre si longtemps? Dorante. - Je ne l'ai pu qu'à force d'amour; j'espérais de regagner ce que j'aime. La Comtesse, avec force. - Eh! où est la Marquise, que je l'embrasse? La Marquise, s'approchant et l'embrassant. - La voilà , Comtesse. Sommes-nous bonnes amies? La Comtesse. - Je vous ai l'obligation d'être heureuse et raisonnable. Dorante baise la main de la Comtesse. La Marquise. - Quant à vous, Chevalier, je vous conseille de porter votre main ailleurs; il n'y a pas d'apparence que personne vous en défasse ici. La Comtesse. - Non, Marquise, j'obtiendrai sa grâce; elle manquerait à ma joie et au service que vous m'avez rendu. La Marquise. - Nous verrons dans six mois. Le Chevalier. - Jé né vous démandais qu'un termé; lé reste est mon affaire. Ils s'en vont. Scène XI Frontin, Lisette, Blaise, Arlequin Frontin. - Epousez-vous Arlequin, Lisette? Lisette. - Le coeur me dit que oui. Arlequin. - Le mien opine de même. Blaise. - Et ma volonté se met par-dessus ça. Frontin. - Eh bien! Lisette, je vous donne six mois pour revenir à moi. La Méprise Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la première fois le 16 août 1734 par les comédiens Italiens Acteurs Hortense Mlle Silvia Clarice, soeur d'Hortense Mlle Thomassin Lisette, suivante de Clarice Mlle Rolland Ergaste M. Romagnési Frontin, valet d'Ergaste M. Lélio Arlequin, valet d'Hortense M. Thomassin La scène est dans un jardin. Le théâtre représente un jardin. Scène première Frontin, Ergaste Frontin. - Je vous dis, Monsieur, que je l'attends ici, je vous dis qu'elle s'y rendra, que j'en suis sûr, et que j'y compte comme si elle y était déjà . Ergaste. - Et moi, je n'en crois rien. Frontin. - C'est que vous ne savez pas ce que je vaux, mais une fille ne s'y trompera pas j'ai vu la friponne jeter sur moi de certains regards, qui n'en demeureront pas là , qui auront des suites, vous le verrez. Ergaste. - Nous n'avons vu la maÃtresse et la suivante qu'une fois; encore, ce fut par un coup du hasard que nous les rencontrâmes hier dans cette promenade-ci; elles ne furent avec nous qu'un instant; nous ne les connaissons point; de ton propre aveu, la suivante ne te répondit rien quand tu lui parlas quelle apparence y a-t-il qu'elle ait fait la moindre attention à ce que tu lui dis? Frontin. - Mais, Monsieur, faut-il encore vous répéter que ses yeux me répondirent? N'est-ce rien que des yeux qui parlent? Ce qu'ils disent est encore plus sûr que des paroles. Mon maÃtre en tient pour votre maÃtresse, lui dis-je tout bas en me rapprochant d'elle; son coeur est pris, c'est autant de perdu; celui de votre maÃtresse me paraÃt bien aventuré, j'en crois la moitié de partie, et l'autre en l'air. Du mien, vous n'en avez pas fait à deux fois, vous me l'avez expédié d'un coup d'oeil; en un mot, ma charmante, je t'adore nous reviendrons demain ici, mon maÃtre et moi, à pareille heure, ne manque point d'y mener ta maÃtresse, afin qu'on donne la dernière main à cet amour-ci, qui n'a peut-être pas toutes ses façons; moi, je m'y rendrai une heure avant mon maÃtre, et tu entends bien que c'est t'inviter d'en faire autant; car il sera bon de nous parler sur tout ceci, n'est-ce pas? Nos coeurs ne seront pas fâchés de se connaÃtre un peu plus à fond, qu'en penses-tu, ma poule? Y viendras-tu? Ergaste. - A cela nulle réponse? Frontin. - Ah! vous m'excuserez. Ergaste. - Quoi! Elle parla donc? Frontin. - Non. Ergaste. - Que veux-tu donc dire? Frontin. - Comme il faut du temps pour dire des paroles et que nous étions très pressés, elle mit, ainsi que je vous l'ai dit, des regards à la place des mots, pour aller plus vite; et se tournant de mon côté avec une douceur infinie Oui, mon fils, me dit-elle, sans ouvrir la bouche, je m'y rendrai, je te le promets, tu peux compter là -dessus; viens-y en pleine confiance, et tu m'y trouveras. Voilà ce qu'elle me dit; et que je vous rends mot pour mot, comme je l'ai traduit d'après ses yeux. Ergaste. - Va, tu rêves. Frontin. - Enfin je l'attends; mais vous, Monsieur, pensez-vous que la maÃtresse veuille revenir? Ergaste. - Je n'ose m'en flatter, et cependant je l'espère un peu. Tu sais bien que notre conversation fut courte; je lui rendis le gant qu'elle avait laissé tomber; elle me remercia d'une manière très obligeante de la vitesse avec laquelle j'avais couru pour le ramasser, et se démasqua en me remerciant. Que je la trouvai charmante! Je croyais, lui dis-je, partir demain, et voici la première fois que je me promène ici; mais le plaisir d'y rencontrer ce qu'il y a de plus beau dans le monde m'y ramènera plus d'une fois. Frontin. - Le plaisir d'y rencontrer! Pourquoi ne pas dire l'espérance? Ç'aurait été indiquer adroitement un rendez-vous pour le lendemain. Ergaste. - Oui, mais ce rendez-vous indiqué l'aurait peut-être empêché d'y revenir par raison de fierté; au lieu qu'en ne parlant que du plaisir de la revoir, c'était simplement supposer qu'elle vient ici tous les jours, et lui dire que j'en profiterais, sans rien m'attribuer de la démarche qu'elle ferait en y venant. Frontin, regardant derrière lui. - Tenez, tenez, Monsieur, suis-je un bon traducteur du langage des oeillades? Eh! direz-vous que je rêve? Voyez-vous cette figure tendre et solitaire, qui se promène là -bas en attendant la mienne? Ergaste. - Je crois que tu as raison, et que c'est la suivante. Frontin. - Je l'aurais défié d'y manquer; je me connais. Retirez-vous, Monsieur; ne gênez point les intentions de ma belle. Promenez-vous d'un autre côté, je vais m'instruire de tout, et j'irai vous rejoindre. Scène II Lisette, Frontin Frontin, en riant. - Eh! eh! bonjour, chère enfant; reconnaissez-moi, me voilà , c'est le véritable. Lisette. - Que voulez-vous, Monsieur le Véritable? Je ne cherche personne ici, moi. Frontin. - Oh! que si; vous me cherchiez, je vous cherchais; vous me trouvez, je vous trouve; et je défie que nous trouvions mieux. Comment vous portez-vous? Lisette, faisant la révérence. - Fort bien. Et vous, Monsieur? Frontin. - A merveilles, voilà des appas dans la compagnie de qui il serait difficile de se porter mal. Lisette. - Vous êtes aussi galant que familier. Frontin. - Et vous, aussi ravissante qu'hypocrite; mettons bas les façons, vivons à notre aise. Tiens, je t'aime je te l'ai déjà dit, et je le répète; tu m'aimes, tu ne me l'as pas dit, mais je n'en doute pas; donne-toi donc le plaisir de me le dire, tu me le répéteras après, et nous serons tous deux aussi avancés l'un que l'autre. Lisette. - Tu ne doutes pas que je ne t'aime, dis-tu? Frontin. - Entre nous, ai-je tort d'en être sûr? Une fille comme toi manquerait-elle de goût? Là , voyons, regarde-moi pour vérifier la chose; tourne encore sur moi cette prunelle friande que tu avais hier, et qui m'a laissé pour toi le plus tendre appétit du monde. Tu n'oses, tu rougis. Allons, m'amour, point de quartier; finissons cet article-là . Lisette, d'un ton tendre. - Laisse-moi. Frontin. - Non, ta fierté se meurt, je ne la quitte pas que je ne l'aie achevée. Lisette. - Dès que tu as deviné que tu me plais, n'est-ce pas assez? Je ne t'en apprendrai pas davantage. Frontin. - Il est vrai, tu ne feras rien pour mon instruction, mais il manque à ma gloire le ragoût de te l'entendre dire. Lisette. - Tu veux donc que je la régale aux dépens de la mienne? Frontin. - La tienne! Eh! palsambleu, je t'aime, que lui faut-il de plus? Lisette. - Mais je ne te hais pas. Frontin. - Allons, allons, tu me voles, il n'y a pas là ce qui m'est dû, fais-moi mon compte. Lisette. - Tu me plais. Frontin. - Tu me retiens encore quelque chose, il n'y a pas là ma somme. Lisette. - Eh bien! donc... je t'aime. Frontin. - Me voilà payé avec un bis. Lisette. - Le bis viendra dans le cours de la conversation, fais-m'en crédit pour à présent; ce serait trop de dépense à la fois. Frontin. - Oh! ne crains pas la dépense, je mettrai ton coeur en fonds, va, ne t'embarrasse pas. Lisette. - Parlons de nos maÃtres. Premièrement, qui êtes-vous, vous autres? Frontin. - Nous sommes des gens de condition qui retournons à Paris, et de là à la cour, qui nous trouve à redire; nous revenons d'une terre que nous avons dans le Dauphiné; et en passant, un de nos amis nous a arrêté à Lyon, d'où il nous a mené à cette campagne-ci, où deux paires de beaux yeux nous raccrochèrent hier, pour autant de temps qu'il leur plaira. Lisette. - Où sont-ils, ces beaux yeux? Frontin. - En voilà deux ici, ta maÃtresse a les deux autres. Lisette. - Que fait ton maÃtre? Frontin. - La guerre, quand les ennemis du Roi nous raisonnent. Lisette. - C'est-à -dire qu'il est officier. Et son nom? Frontin. - Le marquis Ergaste, et moi, le chevalier Frontin, comme cadet de deux frères que nous sommes. Lisette. - Ergaste? ce nom-là est connu, et tout ce que tu me dis là nous convient assez. Frontin. - Quand les minois se conviennent, le reste s'ajuste. Mais voyons, mes enfants, qui êtes-vous à votre tour? Lisette. - En premier lieu, nous sommes belles. Frontin. - On le sent encore mieux qu'on ne le voit. Lisette. - Ah! le compliment vaut une révérence. Frontin. - Passons, passons, ne te pique point de payer mes compliments ce qu'ils valent, je te ruinerais en révérences, et je te cajole gratis. Continuons vous êtes belles, après? Lisette. - Nous sommes orphelines. Frontin. - Orphelines? Expliquons-nous; l'amour en fait quelquefois, des orphelins; êtes-vous de sa façon? Vous êtes assez aimables pour cela. Lisette. - Non, impertinent! Il n'y a que deux ans que nos parents sont morts, gens de condition aussi, qui nous ont laissées très riches. Frontin. - Voilà de fort bons procédés. Lisette. - Ils ont eu pour héritières deux filles qui vivent ensemble dans un accord qui va jusqu'à s'habiller l'une comme l'autre, ayant toutes deux presque le même son de voix, toutes deux blondes et charmantes, et qui se trouvent si bien de leur état, qu'elles ont fait serment de ne point se marier et de rester filles. Frontin. - Ne point se marier fait un article, rester filles en fait un autre. Lisette. - C'est la même chose. Frontin. - Oh que non! Quoi qu'il en soit, nous protestons contre l'un ou l'autre de ces deux serments-là ; celle que nous aimons n'a qu'à choisir, et voir celui qu'elle veut rompre; comment s'appelle-t-elle? Lisette. - Clarice, c'est l'aÃnée, et celle à qui je suis. Frontin. - Que dit-elle de mon maÃtre? Depuis qu'elle l'a vu, comment va son voeu de rester fille? Lisette. - Si ton maÃtre s'y prend bien, je ne crois pas qu'il se soutienne, le goût du mariage l'emportera. Frontin. - Voyez le grand malheur! Combien y a-t-il de ces voeux-là qui se rompent à meilleur marché! Eh! dis-moi, mon maÃtre l'attend ici, va-t-elle venir? Lisette. - Je n'en doute pas. Frontin. - Sera-t-elle encore masquée? Lisette. - Oui, en ce pays-ci c'est l'usage en été, quand on est à la campagne, à cause du hâle et de la chaleur. Mais n'est-ce pas là Ergaste que je vois là -bas? Frontin. - C'est lui-même. Lisette. - Je te quitte donc; informe-le de tout, encourage son amour. Si ma maÃtresse devient sa femme, je me charge de t'en fournir une. Frontin. - Eh! me la fourniras-tu en conscience? Lisette. - Impertinent! Je te conseille d'en douter! Frontin. - Oh! le doute est de bon sens; tu es si jolie! Scène III Ergaste, Frontin Ergaste. - Eh bien! que dit la suivante? Frontin. - Ce qu'elle dit? Ce que j'ai toujours prévu que nous triomphons, qu'on est rendu, et que, quand il nous plaira, le notaire nous dira le reste. Ergaste. - Comment? Est-ce que sa maÃtresse lui a parlé de moi? Frontin. - Si elle en a parlé! On ne tarit point, tous les échos du pays nous connaissent, on languit, on soupire, on demande quand nous finirons, peut-être qu'à la fin du jour on nous sommera d'épouser c'est ce que j'en puis juger sur les discours de Lisette, et la chose vaut la peine qu'on y pense. Clarice, fille de qualité, d'un côté, Lisette, fille de condition, de l'autre, cela est bon la race des Frontins et des Ergastes ne rougira point de leur devoir son entrée dans le monde, et de leur donner la préférence. Ergaste. - Il faut que l'amour t'ait tourné la tête, explique-toi donc mieux! Aurais-je le bonheur de ne pas déplaire à Clarice? Frontin. - Eh! Monsieur, comment vous expliquez-vous vous-même? Vous parlez du ton d'un suppliant, et c'est à nous à qui on présente requête. Je vous félicite, au reste, vous avez dans votre victoire un accident glorieux que je n'ai pas dans la mienne on avait juré de garder le célibat, vous triomphez du serment. Je n'ai point cet honneur-là , moi, je ne triomphe que d'une fille qui n'avait juré de rien. Ergaste. - Eh! dis-moi naturellement si l'on a du penchant pour moi. Frontin. - Oui, Monsieur, la vérité toute pure est que je suis adoré, parce qu'avec moi cela va un peu vite, et que vous êtes à la veille de l'être; et je vous le prouve, car voilà votre future idolâtre qui vous cherche. Ergaste. - Ecarte-toi. Scène IV Ergaste, Hortense, Frontin, éloigné. Hortense, quand elle entre sur le théâtre, tient son masque à la main pour être connue du spectateur, et puis le met sur son visage dès que Frontin tourne la tête et l'aperçoit. Elle est vêtue comme l'était ci-devant la dame de qui Ergaste a dit avoir ramassé le gant le jour d'auparavant, et c'est la soeur de cette dame. Hortense, traversant le théâtre. - N'est-ce pas là ce cavalier que je vis hier ramasser le gant de ma soeur? Je n'en ai guère vu de si bien fait. Il me regarde; j'étais hier démasquée avec cet habit-ci, et il me reconnaÃt, sans doute. Elle marche comme en se retirant. Ergaste l'aborde, la salue, et la prend pour l'autre, à cause de l'habit et du masque. - Puisque le hasard vous offre encore à mes yeux, Madame, permettez que je ne perde pas le bonheur qu'il me procure. Que mon action ne vous irrite point, ne la regardez pas comme un manque de respect pour vous, le mien est infini, j'en sui pénétré jamais on ne craignit tant de déplaire, mais jamais coeur, en même temps, ne fut forcé de céder à une passion ni si soumise, ni si tendre. Hortense. - Monsieur, je ne m'attendais pas à cet abord-là , et quoique vous m'ayez vue hier ici, comme en effet j'y étais, et démasquée, cette façon de se voir n'établit entre nous aucune connaissance, surtout avec les personnes de mon sexe; ainsi, vous voulez bien que l'entretien finisse. Ergaste. - Ah! Madame, arrêtez, de grâce, et ne me laissez point en proie à la douleur de croire que je vous ai offensée, la joie de vous retrouver ici m'a égaré, j'en conviens, je dois vous paraÃtre coupable d'une hardiesse que je n'ai pourtant point; car je n'ai su ce que je faisais, et je tremble devant vous à présent que je vous parle. Hortense. - Je ne puis vous écouter. Ergaste. - Voulez-vous ma vie en réparation de l'audace dont vous m'accusez? Je vous l'apporte, elle est à vous; mon sort est entre vos mains, je ne saurais plus vivre si vous me rebutez. Hortense. - Vous, Monsieur? Ergaste. - J'explique ce que je sens, Madame; je me donnai hier à vous; je vous consacrai mon coeur, je conçus le dessein d'obtenir grâce du vôtre, et je mourrai s'il me la refuse. Jugez si un manque de respect est compatible avec de pareils sentiments. Hortense. - Vos expressions sont vives et pressantes, assurément, il est difficile de rien dire de plus fort. Mais enfin, plus j'y pense, et plus je vois qu'il faut que je me retire, Monsieur; il n'y a pas moyen de se prêter plus longtemps à une conversation comme celle-ci, et je commence à avoir plus de tort que vous. Ergaste. - Eh! de grâce, Madame, encore un mot qui décide de ma destinée, et je finis me haïssez-vous? Hortense. - Je ne dis pas cela, je ne pousse point les choses jusque-là , elles ne le méritent pas. Sur quoi voudriez-vous que fût fondée ma haine? Vous m'êtes inconnu, Monsieur, attendez donc que je vous connaisse. Ergaste. - Me sera-t-il permis de chercher à vous être présenté, Madame? Hortense. - Vous n'aviez qu'un mot à me dire tout à l'heure, vous me l'avez dit, et vous continuez, Monsieur. Achevez donc, ou je m'en vais car il n'est pas dans l'ordre que je reste. Ergaste. - Ah! je suis au désespoir! Je vous entends vous ne voulez pas que je vous voie davantage! Hortense. - Mais en vérité, Monsieur, après m'avoir appris que vous m'aimez, me conseillerez-vous de vous dire que je veux bien que vous me voyiez? Je ne pense pas que cela m'arrive. Vous m'avez demandé si je vous haïssais; je vous ai répondu que non; en voilà bien assez, ce me semble; n'imaginez pas que j'aille plus loin. Quant aux mesures que vous pouvez prendre pour vous mettre en état de me voir avec un peu plus de décence qu'ici, ce sont vos affaires. Je ne m'opposerai point à vos desseins; car vous trouverez bon que je les ignore, et il faut que cela soit ainsi un homme comme vous a des amis, sans doute, et n'aura pas besoin d'être aidé pour se produire. Ergaste. - Hélas! Madame, je m'appelle Ergaste; je n'ai d'ami ici que le comte de Belfort, qui m'arrêta hier comme j'arrivais du Dauphiné, et qui me mena sur-le-champ dans cette campagne-ci. Hortense. - Le comte de Belfort, dites-vous? Je ne savais pas qu'il fût ici. Nos maisons sont voisines, apparemment qu'il nous viendra voir; et c'est donc chez lui que vous êtes actuellement, Monsieur? Ergaste. - Oui, Madame. Je le laissai hier donner quelques ordres après dÃner, et je vins me promener dans les allées de ce petit bois, où j'aperçus du monde, je vous y vis, vous vous y démasquâtes un instant, et dans cet instant vous devÃntes l'arbitre de mon sort. J'oubliai que je retournais à Paris; j'oubliai jusqu'à un mariage avantageux qu'on m'y ménageait, auquel je renonce, et que j'allais conclure avec une personne à qui rien ne me liait qu'un simple rapport de condition et de fortune. Hortense. - Dès que ce mariage vous est avantageux, la partie se renouera; la dame est aimable, sans doute, et vous ferez vos réflexions. Ergaste. - Non, Madame, mes réflexions sont faites, et je le répète encore, je ne vivrai que pour vous, ou je ne vivrai pour personne; trouver grâce à vos yeux, voilà à quoi j'ai mis toute ma fortune, et je ne veux plus rien dans le monde, si vous me défendez d'y aspirer. Hortense. - Moi, Monsieur, je ne vous défends rien, je n'ai pas ce droit-là , on est le maÃtre de ses sentiments; et si le comte de Belfort, dont vous parlez, allait vous mener chez moi, je le suppose parce que cela peut arriver, je serais même obligée de vous y bien recevoir. Ergaste. - Obligée, Madame! Vous ne m'y souffrirez donc que par politesse? Hortense. - A vous dire vrai, Monsieur, j'espère bien n'agir que par ce motif-là , du moins d'abord, car de l'avenir, qui est-ce qui en peut répondre? Ergaste. - Vous, Madame, si vous le voulez. Hortense. - Non, je ne sais encore rien là -dessus, puisqu'ici même j'ignore ce que c'est que l'amour; et je voudrais bien l'ignorer toute ma vie. Vous aspirez, dites-vous, à me rendre sensible? A la bonne heure; personne n'y a réussi; vous le tentez, nous verrons ce qu'il en sera; mais je vous saurai bien mauvais gré, si vous y réussissez mieux qu'un autre. Ergaste. - Non, Madame, je n'y vois pas d'apparence. Hortense. - Je souhaite que vous ne vous trompiez pas; cependant je crois qu'il sera bon, avec vous, de prendre garde à soi de plus près qu'avec un autre. Mais voici du monde, je serais fâchée qu'on nous vÃt ensemble éloignez-vous, je vous prie. Ergaste. - Il n'est point tard; continuez-vous votre promenade, Madame? Et pourrais-je espérer, si l'occasion s'en présente, de vous revoir encore ici quelques moments? Hortense. - Si vous me trouvez seule et éloignée des autres, dès que nous nous sommes parlé et que, grâce à votre précipitation, la faute en est faite, je crois que vous pourrez m'aborder sans conséquence. Ergaste. - Et cependant je pars, sans avoir eu la douceur de voir encore ces yeux et ces traits... Hortense. - Il est trop tard pour vous en plaindre mais vous m'avez vue, séparons-nous; car on approche. Quand il est parti. Je suis donc folle! Je lui donne une espèce de rendez-vous, et j'ai peur de le tenir, qui pis est. Scène V Hortense, Arlequin. Arlequin. - Madame, je viens vous demander votre avis sur une commission qu'on m'a donnée. Hortense. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Voulez-vous avoir compagnie? Hortense. - Non, quelle est-elle, cette compagnie? Arlequin. - C'est ce Monsieur Damis, qui est si amoureux de vous. Hortense. - Je n'ai que faire de lui ni de son amour. Est-ce qu'il me cherche? De quel côté vient-il? Arlequin. - Il ne vient par aucun côté, car il ne bouge, et c'est moi qui viens pour lui, afin de savoir où vous êtes. Lui dirai-je que vous êtes ici, ou bien ailleurs? Hortense. - Non, nulle part. Arlequin. - Cela ne se peut pas, il faut bien que vous soyez en quelque endroit, il n'y a qu'à dire où vous voulez être. Hortense. - Quel imbécile! Rapporte-lui que tu ne me trouves pas. Arlequin. - Je vous ai pourtant trouvée comment ferons-nous? Hortense. - Je t'ordonne de lui dire que je n'y suis pas, car je m'en vais. Elle s'écarte. Arlequin. - Eh bien! vous avez raison; quand on s'en va, on n'y est pas cela est clair. Il s'en va. Scène VI Hortense, Clarice Hortense, à part. - Ne voilà -t-il pas encore ma soeur! Clarice. - J'ai tourné mal à propos de ce côté-ci. M'a-t-elle vue? Hortense. - Je la trouve embarrassée qu'est-ce que cela signifie, Ergaste y aurait-il part? Clarice. - Il faut lui parler, je sais le moyen de la congédier. Ah! vous voilà , ma soeur? Hortense. - Oui, je me promenais; et vous, ma soeur? Clarice. - Moi, de même le plaisir de rêver m'a insensiblement amené ici. Hortense. - Et poursuivez-vous votre promenade? Clarice. - Encore une heure ou deux. Hortense. - Une heure ou deux! Clarice. - Oui, parce qu'il est de bonne heure. Hortense. - Je suis d'avis d'en faire autant. Clarice, à part. - De quoi s'avise-t-elle? Haut. Comme il vous plaira. Hortense. - Vous me paraissez rêveuse. Clarice. - Mais... oui, je rêvais, ces lieux-ci y invitent; mais nous aurons bientôt compagnie; Damis vous cherche, et vient par là . Hortense. - Damis! Oh! sur ce pied-là je vous quitte. Adieu. Vous savez combien il m'ennuie. Ne lui dites pas que vous m'avez vue. A part. Rappelons. Arlequin, afin qu'il observe. Clarice, riant. - Je savais bien que je la ferais partir. Scène VII Clarice, Lisette Lisette. - Quoi! toute seule, Madame? Clarice. - Oui, Lisette. Lisette, en riant, et lui marquant du bout du doigt. - Il est ici. Clarice. - Qui? Lisette. - Vous ne m'entendez pas? Clarice. - Non. Lisette. - Eh! cet aimable jeune homme qui vous rendit hier un petit service de si bonne grâce. Clarice. - Ce jeune officier? Lisette. - Eh oui. Clarice. - Eh bien! qu'il y soit, que veux-tu que j'y fasse? Lisette. - C'est qu'il vous cherche, et si vous voulez l'éviter, il ne faut pas rester ici. Clarice. - L'éviter! Est-ce que tu crois qu'il me parlera? Lisette. - Il n'y manquera pas, la petite aventure d'hier le lui permet de reste. Clarice. - Va, va, il ne me reconnaÃtra seulement pas. Lisette. - Hum! vous êtes pourtant bien reconnaissable; et de l'air dont il vous lorgna hier, je vais gager qu'il vous voit encore; ainsi prenons par là . Clarice. - Non, je suis trop lasse, il y a longtemps que je me promène. Lisette. - Oui-da, un bon quart d'heure à peu près. Clarice. - Mais pourquoi me fatiguerais-je à fuir un homme qui, j'en suis sûre, ne songe pas plus à moi que ne je songe à lui? Lisette. - Eh mais! c'est bien assez qu'il y songe autant. Clarice. - Que veux-tu dire? Lisette. - Vous ne m'avez encore parlé de lui que trois ou quatre fois. Clarice. - Ne te figurerais-tu pas que je ne suis venue seule ici que pour lui donner occasion de m'aborder? Lisette. - Oh! il n'y a pas de plaisir avec vous, vous devinez mot à mot ce qu'on pense. Clarice. - Que tu es folle! Lisette, riant. - Si vous n'y étiez pas venue de vous-même, je devais vous y mener, moi. Clarice. - M'y mener! Mais vous êtes bien hardie de me le dire! Lisette. - Bon! je suis encore bien plus hardie que cela, c'est que je crois que vous y seriez venue. Clarice. - Moi? Lisette. - Sans doute, et vous auriez raison, car il est fort aimable, n'est-il pas vrai? Clarice. - J'en conviens. Lisette. - Et ce n'est pas là tout, c'est qu'il vous aime. Clarice. - Autre idée! Lisette. - Oui-da, peut-être que je me trompe. Clarice. - Sans doute, à moins qu'on ne te l'ait dit, et je suis persuadée que non, qui est-ce qui t'en a parlé? Lisette. - Son valet m'en a touché quelque chose. Clarice. - Son valet? Lisette. - Oui. Clarice, quelque temps sans parler, et impatiente. - Et ce valet t'a demandé le secret, apparemment? Lisette. - Non. Clarice. - Cela revient pourtant au même, car je renonce à savoir ce qu'il vous a dit, s'il faut vous interroger pour l'apprendre. Lisette. - J'avoue qu'il y a un peu de malice dans mon fait, mais ne vous fâchez pas, Ergaste vous adore, Madame. Clarice. - Tu vois bien qu'il ne sera pas nécessaire que je l'évite, car il ne paraÃt pas. Lisette. - Non, mais voici son valet qui me fait signe d'aller lui parler. Irai-je savoir ce qu'il me veut? Scène VIII Frontin, Lisette, Clarice Clarice. - Oh! tu le peux je ne t'en empêche pas. Lisette. - Si vous ne vous en souciez guère, ni moi non plus. Clarice. - Ne vous embarrassez pas que je m'en soucie, et allez toujours voir ce qu'on vous veut. Lisette, à Clarice. - Eh! parlez donc. Et puis s'approchant de Frontin. Ton maÃtre est-il là ? Frontin. - Oui; il demande s'il peut reparaÃtre, puisqu'elle est seule. Lisette revient à sa maÃtresse. - Madame, c'est Monsieur le marquis Ergaste qui aurait grande envie de vous faire encore révérence, et qui, comme vous voyez, vous en sollicite par le plus révérencieux de tous les valets. Frontin salue à droite et à gauche. Clarice. - Si je l'avais prévu, je me serais retirée. Lisette. - Lui dirai-je que vous n'êtes pas de cet avis-là ? Clarice. - Mais je ne suis d'avis de rien, réponds ce que tu voudras, qu'il vienne. Lisette, à Frontin. - On n'est d'avis de rien, mais qu'il vienne. Frontin. - Le voilà tout venu. Lisette. - Toi, avertis-nous si quelqu'un approche. Frontin sort. Scène IX Clarice, Lisette, Ergaste Ergaste. - Que ce jour-ci est heureux pour moi, Madame! Avec quelle impatience n'attendais-je pas le moment de vous revoir encore! J'ai observé celui où vous étiez seule. Clarice, se démasquant un moment. - Vous avez fort bien fait d'avoir cette attention-là , car nous ne nous connaissons guère. Quoi qu'il en soit, vous avez souhaité me parler, Monsieur; j'ai cru pouvoir y consentir. Auriez-vous quelque chose à me dire? Ergaste. - Ce que mes yeux vous ont dit avant mes discours, ce que mon coeur sent mille fois mieux qu'ils ne le disent, ce que je voudrais vous répéter toujours que je vous aime, que je vous adore, que je ne vous verrai jamais qu'avec transport. Lisette, à part à sa maÃtresse. - Mon rapport est-il fidèle? Clarice. - Vous m'avouerez, Monsieur, que vous ne mettez guère d'intervalle entre me connaÃtre, m'aimer et me le dire; et qu'un pareil entretien aurait pu être précédé de certaines formalités de bienséance qui sont ordinairement nécessaires. Ergaste. - Je crois vous l'avoir déjà dit, Madame, je n'ai su ce que je faisais, oubliez une faute échappée à la violence d'une passion qui m'a troublé, et qui me trouble encore toutes les fois que je vous parle. Lisette, à Clarice. - Qu'il a le débit tendre! Clarice. - Avec tout cela, Monsieur, convenez pourtant qu'il en faudra revenir à quelqu'une de ces formalités dont il s'agit, si vous avez dessein de me revoir. Ergaste. - Si j'en ai dessein! Je ne respire que pour cela, Madame. Le comte de Belfort doit vous rendre visite ce soir. Clarice. - Est-ce qu'il est de vos amis? Ergaste. - C'est lui, Madame, chez qui il me semble vous avoir dit que j'étais. Clarice. - Je ne me le rappelais pas. Ergaste. - Je l'accompagnerai chez vous, Madame, il me l'a promis s'engage-t-il à quelque chose qui vous me déplaise? Consentez-vous que je lui aie cette obligation? Clarice. - Votre question m'embarrasse; dispensez-moi d'y répondre. Ergaste. - Est-ce que votre réponse me serait contraire? Clarice. - Point du tout. Lisette. - Et c'est ce qui fait qu'on n'y répond pas. Ergaste se jette à ses genoux, et lui baise la main. Clarice, remettant son masque. - Adieu, Monsieur; j'attendrai le comte de Belfort. Quelqu'un approche laissez-moi seule continuer ma promenade, nous pourrons nous y rencontrer encore. Scène X Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Frontin, à Lisette. - Je viens vous dire que je vois de loin une espèce de petit nègre qui accourt. Lisette. - Retirons-nous vite, Madame; c'est Arlequin qui vient. Clarice sort. Ergaste et elle se saluent. Scène XI Ergaste, Frontin Ergaste. - Je suis enchanté, Frontin; je suis transporté! Voilà deux fois que je lui parle aujourd'hui. Qu'elle est aimable! Que de grâces! Et qu'il est doux d'espérer de lui plaire! Frontin. - Bon! espérer! Si la belle vous donne cela pour de l'espérance, elle ne vous trompe pas. Ergaste. - Belfort m'y mènera ce soir. Frontin. - Cela fera une petite journée de tendresse assez complète. Au reste, j'avais oublié de vous dire le meilleur. Votre maÃtresse a bien des grâces; mais le plus beau de ses traits, vous ne le voyez point, il n'est point sur son visage, il est dans sa cassette. Savez-vous bien que le coeur de Clarice est une emplette de cent mille écus, Monsieur? Ergaste. - C'est bien là à quoi je pense! Mais, que nous veut ce garçon-ci? Frontin. - C'est le beau brun que j'ai vu venir. Scène XII Arlequin, Ergaste, Frontin Arlequin, à Ergaste. - Vous êtes mon homme; c'est vous que je cherche. Ergaste. - Parle que me veux-tu? Frontin. - Où est ton chapeau? Arlequin. - Sur ma tête. Frontin, le lui ôtant. - Il n'y est plus. Arlequin. - Il y était quand je l'ai dit il le remet, et il y retourne. Ergaste. - De quoi est-il question? Arlequin. - D'un discours malhonnête que j'ai ordre de vous tenir, et qui ne demande pas la cérémonie du chapeau. Ergaste. - Un discours malhonnête! A moi! Et de quelle part? Arlequin. - De la part d'une personne qui s'est moquée de vous. Ergaste. - Insolent! t'expliqueras-tu? Arlequin. - Dites vos injures à ma commission, c'est elle qui est insolente, et non pas moi. Frontin. - Voulez-vous que j'estropie le commissionnaire, Monsieur? Arlequin. - Cela n'est pas de l'ambassade je n'ai point ordre de revenir estropié. Ergaste. - Qui est-ce qui t'envoie? Arlequin. - Une dame qui ne fait point cas de vous. Ergaste. - Quelle est-elle? Arlequin. - Ma maÃtresse. Ergaste. - Est-ce que je la connais? Arlequin. - Vous lui avez parlé ici. Ergaste. - Quoi! c'est cette dame-là qui t'envoie dire qu'elle s'est moquée de moi? Arlequin. - Elle-même en original; je lui ai aussi entendu marmotter entre ses dents que vous étiez un grand fourbe; mais, comme elle ne m'a point commandé de vous le rapporter, je n'en parle qu'en passant. Ergaste. - Moi fourbe? Arlequin. - Oui; mais rien qu'entre les dents; un fourbe tout bas. Ergaste. - Frontin, après la manière dont nous nous sommes quittés tous deux, je t'ai dit que j'espérais y comprends-tu quelque chose? Frontin. - Oui-da, Monsieur; esprit de femme et caprice voilà tout ce que c'est; qui dit l'un, suppose l'autre; les avez-vous jamais vus séparés? Arlequin. - Ils sont unis comme les cinq doigts de la main. Ergaste, à Arlequin. - Mais ne te tromperais-tu pas? Ne me prends-tu point pour un autre? Arlequin. - Oh! que non. N'êtes-vous pas un homme d'hier? Ergaste. - Qu'appelles-tu un homme d'hier? Je ne t'entends point. Frontin. - Il parle de vous comme d'un enfant au maillot. Est-ce que les gens d'hier sont de cette taille-là ? Arlequin. - J'entends que vous êtes ici d'hier. Ergaste. - Oui. Arlequin. - Un officier de la Majesté du Roi. Ergaste. - Sais-tu mon nom? Je l'ai dit à cette dame. Arlequin. - Elle me l'a dit aussi un appelé Ergaste. Ergaste, outré. - C'est cela même! Arlequin. - Eh bien! c'est vous qu'on n'estime pas; vous voyez bien que le paquet est à votre adresse. Frontin. - Ma foi! il n'y a plus qu'à lui en payer le port, Monsieur. Arlequin. - Non, c'est port payé. Ergaste. - Je suis au désespoir! Arlequin. - On s'est un peu diverti de vous en passant, on vous a regardé comme une farce qui n'amuse plus. Adieu. Il fait quelques pas. Ergaste. - Je m'y perds! Arlequin, revenant. - Attendez... Il y a encore un petit reliquat, je ne vous ai donné que la moitié de votre affaire j'ai ordre de vous dire... J'ai oublié mon ordre... La moquerie, un; la farce, deux; il y a un troisième article. Frontin. - S'il ressemble au reste, nous ne perdons rien de curieux. Arlequin, tirant des tablettes. - Pardi! il est tout de son long dans ces tablettes-ci. Ergaste. - Eh! montre donc! Arlequin. - Non pas, s'il vous plaÃt; je ne dois pas vous les montrer cela m'est défendu, parce qu'on s'est repenti d'y avoir écrit, à cause de la bienséance et de votre peu de mérite; et on m'a crié de loin de les supprimer, et de vous expliquer le tout dans la conversation; mais laissez-moi voir ce que j'oublie... A propos, je ne sais pas lire; lisez donc vous-même. Il donne les tablettes à Ergaste. Frontin. - Eh! morbleu, Monsieur, laissez là ces tablettes, et n'y répondez que sur le dos du porteur. Arlequin. - Je n'ai jamais été le pupitre de personne. Ergaste lit. - Je viens de vous apercevoir aux genoux de ma soeur. Ergaste s'interrompant. Moi! Il continue. Vous jouez fort bien la comédie vous me l'avez donnée tantôt, mais je n'en veux plus. Je vous avais permis de m'aborder encore, et je vous le défends, j'oublie même que je vous ai vu. Arlequin. - Tout juste; voilà l'article qui nous manquait plus de fréquentation, c'est l'intention de la tablette. Bonsoir. Ergaste reste comme immobile. Frontin. - J'avoue que voilà le vertigo le mieux conditionné qui soit jamais sorti d'aucun cerveau femelle. Ergaste, recourant à Arlequin. - Arrête, où est-elle? Arlequin. - Je suis sourd. Ergaste. - Attends que j'aie fait, du moins, un mot de réponse; il est aisé de me justifier elle m'accuse d'avoir vu sa soeur, et je ne la connais pas. Arlequin. - Chanson! Ergaste, en lui donnant de l'argent. - Tiens, prends, et arrête. Arlequin. - Grand merci; quand je parle de chanson, c'est que j'en vais chanter une; faites à votre aise, mon cavalier; je n'ai jamais vu de fourbe si honnête homme que vous. Il chante. Ra la ra ra... Ergaste. - Amuse-le, Frontin; je n'ai qu'un pas à faire pour aller au logis, et je vais y écrire un mot. Scène XIII Arlequin, Frontin Arlequin. - Puisqu'il me paie des injures, voyez combien je gagnerais avec lui, si je lui apportais des compliments... Il chante. Ta la la ta ra ra la. Frontin. - Voilà de jolies paroles que tu chantes là . Arlequin. - Je n'en sais point d'autres. Allons, divertis-moi ton maÃtre t'a chargé de cela, fais-moi rire. Frontin. - Veux-tu que je chante aussi? Arlequin. - Je ne suis pas curieux de symphonie. Frontin. - De symphonie! Est-ce que tu prends ma voix pour un orchestre? Arlequin. - C'est qu'en fait de musique, il n'y a que le tambour qui me fasse plaisir. Frontin. - C'est-à -dire que tu es au concert, quand on bat la caisse. Arlequin. - Oh! je suis à l'Opéra. Frontin. - Tu as l'oreille martiale. Avec quoi te divertirai-je donc? Aimes-tu les contes des fées? Arlequin. - Non, je ne me soucie ni de comtes ni de marquis. Frontin. - Parlons donc de boire. Arlequin. - Montre-moi le sujet du discours. Frontin. - Le vin, n'est-ce pas? On l'a mis au frais. Arlequin. - Qu'on l'en retire, j'aime à boire chaud. Frontin. - Cela est malsain; parlons de ta maÃtresse. Arlequin, brusquement. - Expédions la bouteille. Frontin. - Doucement! je n'ai pas le sol, mon garçon. Arlequin. - Ce misérable! Et du crédit? Frontin. - Avec cette mine-là , où veux-tu que j'en trouve? Mets-toi à la place du marchand de vin. Arlequin. - Tu as raison, je te rends justice on ne saurait rien emprunter sur cette grimace-là . Frontin. - Il n'y a pas moyen, elle est trop sincère; mais il y a remède à tout paie, et je te le rendrai. Arlequin. - Tu me le rendras? Mets-toi à ma place aussi, le croirais-tu? Frontin. - Non, tu réponds juste; mais paie en pur don, par galanterie, sois généreux... Arlequin. - Je ne saurais, car je suis vilain je n'ai jamais bu à mes dépens. Frontin. - Morbleu! que ne sommes-nous à Paris, j'aurais crédit. Arlequin. - Eh! que fait-on à Paris? Parlons de cela, faute de mieux est-ce une grande ville? Frontin. - Qu'appelles-tu une ville? Paris, c'est le monde; le reste de la terre n'en est que les faubourgs. Arlequin. - Si je n'aimais pas Lisette, j'irais voir le monde. Frontin. - Lisette, dis-tu? Arlequin. - Oui, c'est ma maÃtresse. Frontin. - Dis donc que ce l'était, car je te l'ai soufflée hier. Arlequin. - Ah! maudit souffleur! Ah! scélérat! Ah! chenapan! Scène XIV Ergaste, Frontin, Arlequin Ergaste. - Tiens, mon ami, cours porter cette lettre à la dame qui t'envoie. Arlequin. - J'aimerais mieux être le postillon du diable, qui vous emporte tous deux, vous et ce coquin, qui est la copie d'un fripon! ce maraud, qui n'a ni argent, ni crédit, ni le mot pour rire! un sorcier qui souffle les filles! un escroc qui veut m'emprunter du vin! un gredin qui dit que je ne suis pas dans le monde, et que mon pays n'est qu'un faubourg! Cet insolent! un faubourg! Va, va, je t'apprendrai à connaÃtre les villes. Arlequin s'en va. Ergaste, à Frontin. - Qu'est-ce que cela signifie? Frontin. - C'est une bagatelle, une affaire de jalousie c'est que nous nous trouvons rivaux, et il en sent la conséquence. Ergaste. - De quoi aussi t'avises-tu de parler de Lisette? Frontin. - Mais, Monsieur, vous avez vu des amants devineriez-vous que cet homme-là en est un? Dites en conscience. Ergaste. - Va donc toi-même chercher cette dame-là , et lui remets mon billet le plus tôt que tu pourras. Frontin. - Soyez tranquille, je vous rendrai bon compte de tout ceci par le moyen de Lisette. Ergaste. - Hâte-toi, car je souffre. Frontin part. Scène XV Ergaste, seul. Vit-on jamais rien de plus étonnant que ce qui m'arrive? Il faut absolument qu'elle se soit méprise. Scène XVI Lisette, Ergaste Lisette. - N'avez-vous pas vu la soeur de Madame, Monsieur? Ergaste. - Eh non, Lisette, de qui me parles-tu? Je n'ai vu que ta maÃtresse, je ne me suis entretenu qu'avec elle; sa soeur m'est totalement inconnue, et je n'entends rien à ce qu'on me dit là . Lisette. - Pourquoi vous fâcher? Je ne vous dis pas que vous lui ayez parlé, je vous demande si vous ne l'avez pas aperçue? Ergaste. - Eh! non, te dis-je, non, encore une fois, non je n'ai vu de femme que ta maÃtresse, et quiconque lui a rapporté autre chose a fait une imposture, et si elle croit avoir vu le contraire, elle s'est trompée. Lisette. - Ma foi, Monsieur, si vous n'entendez rien à ce que je vous dis, je ne vois pas plus clair dans ce que vous me dites. Vous voilà dans un mouvement épouvantable à cause de la question du monde la plus simple que je vous fais. A qui en avez-vous? Est-ce distraction, méchante humeur, ou fantaisie? Ergaste. - D'où vient qu'on me parle de cette soeur? D'où vient qu'on m'accuse de m'être entretenu avec elle? Lisette. - Eh! qui est-ce qui vous en accuse? Où avez-vous pris qu'il s'agisse de cela? En ai-je ouvert la bouche? Ergaste. - Frontin est allé porter un billet à ta maÃtresse, où je lui jure que je ne sais ce que c'est. Lisette. - Le billet était fort inutile; et je ne vous parle ici de cette soeur que parce que nous l'avons vue se promener ici près. Ergaste. - Qu'elle s'y promène ou non, ce n'est pas ma faute, Lisette, et si quelqu'un s'est jeté à ses genoux, je te garantis que ce n'est pas moi. Lisette. - Oh! Monsieur, vous me fâchez aussi, et vous ne me ferez pas accroire qu'il me soit rien échappé sur cet article-là ; il faut écouter ce qu'on vous dit, et répondre raisonnablement aux gens, et non pas aux visions que vous avez dans la tête. Dites-moi seulement si vous n'avez pas vu la soeur de Madame, et puis c'est tout. Ergaste. - Non, Lisette, non, tu me désespères! Lisette. - Oh! ma foi, vous êtes sujet à des vapeurs, ou bien auriez-vous, par hasard, de l'antipathie pour le mot de soeur? Ergaste. - Fort bien. Lisette. - Fort mal. Ecoutez-moi, si vous le pouvez. Ma maÃtresse a un mot à vous dire sur le comte de Belfort; elle n'osait revenir à cause de cette soeur dont je vous parle, et qu'elle a aperçue se promener dans ces cantons-ci; or, vous m'assurez ne l'avoir point vue. Ergaste. - J'en ferai tous les serments imaginables. Lisette. - Oh! je vous crois. A part. Le plaisant écart! Quoi qu'il en soit, ma maÃtresse va revenir, attendez-la. Ergaste. - Elle va revenir, dis-tu? Lisette. - Oui, Clarice elle-même, et j'arrive exprès pour vous en avertir. A part, en s'en allant. C'est là qu'il en tient, quel dommage! Scène XVII Ergaste, seul. Puisque Clarice revient, apparemment qu'elle s'est désabusée, et qu'elle a reconnu son erreur. Scène XVIII Frontin, Ergaste Ergaste. - Eh bien! Frontin, on n'est plus fâchée; et le billet a été bien reçu, n'est-ce pas? Frontin, triste. - Qui est-ce qui vous fournit vos nouvelles, Monsieur? Ergaste. - Pourquoi? Frontin. - C'est que moi, qui sors de la mêlée, je vous en apporte d'un peu différentes. Ergaste. - Qu'est-il donc arrivé? Frontin. - Tirez sur ma figure l'horoscope de notre fortune. Ergaste. - Et mon billet? Frontin. - Hélas! c'est le plus maltraité. Ne voyez-vous pas bien que j'en porte le deuil d'avance? Ergaste. - Qu'est-ce que c'est que d'avance? Où est-il? Frontin. - Dans ma poche, en fort mauvais état. Il le tire. Tenez, jugez vous-même s'il peut en revenir. Ergaste. - Il est déchiré! Frontin. - Oh! cruellement! Et bien m'en a pris d'être d'une étoffe d'un peu plus de résistance que lui, car je ne reviendrais pas en meilleur ordre. Je ne dis rien des ignominies qui ont accompagné notre disgrâce, et dont j'ai risqué de vous rapporter un certificat sur ma joue. Ergaste. - Lisette, qui sort d'ici, m'a donc joué? Frontin. - Eh! que vous a-t-elle dit, cette double soubrette? Ergaste. - Que j'attendisse sa maÃtresse ici, qu'elle allait y venir pour me parler, et qu'elle ne songeait à rien. Frontin. - Ce que vous me dites là ne vaut pas le diable, ne vous fiez point à ce calme-là , vous en serez la dupe, Monsieur; nous revenons houspillés, votre billet et moi allez-vous-en, sauvez le corps de réserve. Ergaste. - Dis-moi donc ce qui s'est passé! Frontin. - En voici la courte et lamentable histoire. J'ai trouvé l'inhumaine à trente ou quarante pas d'ici; je vole à elle, et je l'aborde en courrier suppliant C'est de la part du marquis Ergaste, lui dis-je d'un ton de voix qui demandait la paix. Qu'est-ce, mon ami? Qui êtes-vous? Eh! que voulez-vous? Qu'est-ce que c'est que cet Ergaste? Allez, vous vous méprenez, retirez-vous, je ne connais point cela. Madame, que votre beauté ait pour agréable de m'entendre; je parle pour un homme à demi mort, et peut-être actuellement défunt, qu'un petit nègre est venu de votre part assassiner dans des tablettes et voici les mourantes lignes que vous adresse dans ce papier son douloureux amour. Je pleurais moi-même en lui tenant ces propos lugubres, on eût dit que vous étiez enterré, et que c'était votre testament que j'apportais. Ergaste. - Achève. Que t'a-t-elle répondu? Frontin, lui montrant le billet. - Sa réponse? la voilà mot pour mot; il ne faut pas grande mémoire pour en retenir les paroles. Ergaste. - L'ingrate! Frontin. - Quand j'ai vu cette action barbare, et le papier couché sur la poussière, je l'ai ramassé; ensuite, redoublant de zèle, j'ai pensé que mon esprit devait suppléer au vôtre, et vous n'avez rien perdu au change. On n'écrit pas mieux que j'ai parlé, et j'espérais déjà beaucoup de ma pièce d'éloquence, quand le vent d'un revers de main, qui m'a frisé la moustache, a forcé le harangueur d'arrêter aux deux tiers de sa harangue. Ergaste. - Non, je ne reviens point de l'étonnement où tout cela me jette, et je ne conçois rien aux motifs d'une aussi sanglante raillerie. Frontin, se frottant les yeux. - Monsieur, je la vois; la voilà qui arrive, et je me sauve; c'est peut-être le soufflet qui a manqué tantôt, qu'elle vient essayer de faire réussir. Il s'écarte sans sortir. Scène XIX Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Clarice, démasquée en l'abordant, et puis remettant son masque. - Je prends l'instant où ma soeur, qui se promène là -bas, est un peu éloignée, pour vous dire un mot, Monsieur. Vous devez, dites-vous, accompagner ce soir, au logis, le comte de Belfort silence, s'il vous plaÃt, sur nos entretiens dans ce lieu-ci; vous sentez bien qu'il faut que ma soeur et lui les ignorent. Adieu. Ergaste. - Quel étrange procédé que le vôtre, Madame! Vous reste-t-il encore quelque nouvelle injure à faire à ma tendresse? Clarice. - Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous m'étonnez! Lisette. - Ne vous l'ai-je pas dit? c'est que vous lui parlez de votre soeur il ne saurait entendre prononcer ce mot-là sans en être furieux; je n'en ai pas tiré plus de raison tantôt. Frontin. - La bonne âme! Vous verrez que nous aurons encore tort. N'approchez pas, Monsieur, plaidez de loin; Madame a la main légère, elle me doit un soufflet, vous dis-je, et elle vous le paierait peut-être. En tout cas, je vous le donne. Clarice. - Un soufflet! Que veut-il dire? Lisette. - Ma foi, Madame, je n'en sais rien; il y a des fous qu'on appelle visionnaires, n'en serait-ce pas là ? Clarice. - Expliquez donc cette énigme, Monsieur; quelle injure vous a-t-on faite? De quoi se plaint-il? Ergaste. - Eh! Madame, qu'appelez-vous énigme? A quoi puis-je attribuer cette contradiction dans vos manières, qu'au dessein formel de vous moquer de moi? Où ai-je vu cette soeur, à qui vous voulez que j'aie parlé ici? Lisette. - Toujours cette soeur! ce mot-là lui tourne la tête. Frontin. - Et ces agréables tablettes où nos soupirs sont traités de farce, et qui sont chargées d'un congé à notre adresse. Clarice, à Lisette. - Lisette, sais-tu ce que c'est? Lisette, comme à part. - Bon! ne voyez-vous pas bien que le mal est au timbre? Ergaste. - Comment avez-vous reçu mon billet, Madame? Frontin, le montrant. - Dans l'état où vous l'avez mis, je vous demande à présent ce qu'on en peut faire. Ergaste. - Porter le mépris jusqu'à refuser de le lire! Frontin. - Violer le droit des gens en ma personne, attaquer la joue d'un orateur, la forcer d'esquiver une impolitesse! Où en serait-elle, si elle avait été maladroite? Ergaste. - Méritais-je que ce papier fût déchiré? Frontin. - Ce soufflet était-il à sa place? Lisette. - Madame, sommes-nous en sûreté avec eux? Ils ont les yeux bien égarés. Clarice. - Ergaste, je ne vous crois pas un insensé; mais tout ce que vous me dites là ne peut être que l'effet d'un rêve ou de quelque erreur dont je ne sais pas la cause. Voyons. Lisette. - Je vous avertis qu'Hortense approche, Madame. Clarice. - Je ne m'écarte que pour un moment, Ergaste, car je veux éclaircir cette aventure-là . Elles s'en vont. Scène XX Ergaste, Frontin Ergaste. - Mais en effet, Frontin, te serais-tu trompé? N'aurais-tu pas porté mon billet à une autre? Frontin. - Bon! oubliez-vous les tablettes? Sont-elles tombées des nues? Ergaste. - Cela est vrai. Scène XXI Hortense, Ergaste, Frontin Hortense, masquée, qu'Ergaste prend pour Clarice à qui il vient de parler. - Vous venez de m'envoyer un billet, Monsieur, qui me fait craindre que vous ne tentiez de me parler, ou qu'il ne m'arrive encore quelque nouveau message de votre part, et je viens vous prier moi-même qu'il ne soit plus question de rien; que vous ne vous ressouveniez pas de m'avoir vue, et surtout que vous le cachiez à ma soeur, comme je vous promets de le lui cacher à mon tour; c'est tout ce que j'avais à vous dire, et je passe. Ergaste, étonné. - Entends-tu, Frontin? Frontin. - Mais où diable est donc cette soeur? Scène XXII et dernière Hortense, Clarice, Lisette, Ergaste, Frontin, Arlequin Clarice, à Ergaste et à Hortense. - Quoi! ensemble! vous vous connaissez donc? Frontin, voyant Clarice. - Monsieur, voilà une friponne, sur ma parole. Hortense, à Ergaste. - Etes-vous confondu? Ergaste. - Si je la connais, Madame, je veux que la foudre m'écrase! Lisette. - Ah! le petit traÃtre! Clarice. - Vous ne me connaissez point? Ergaste. - Non, Madame, je ne vous vis jamais, j'en suis sûr, et je vous crois même une personne apostée pour vous divertir à mes dépens, ou pour me nuire. Et se tournant du côté d'Hortense. Et je vous jure, Madame, par tout ce que j'ai d'honneur... Hortense, se démasquant. - Ne jurez pas, ce n'est pas la peine, je ne me soucie ni de vous ni de vos serments. Ergaste, qui la regarde. - Que vois-je? Je ne vous connais point non plus. Frontin. - C'est pourtant le même habit à qui j'ai parlé, mais ce n'est pas la même tête. Clarice, en se démasquant. - Retournons-nous-en, ma soeur, et soyons discrètes. Ergaste, se jetant aux genoux de Clarice. - Ah! Madame, je vous reconnais, c'est vous que j'adore. Clarice. - Sur ce pied-là , tout est éclairci. Lisette. - Oui, je suis au fait. A Hortense. Monsieur vous a sans doute abordée, Madame; vos habits se ressemblent, et il vous aura pris pour Madame, à qui il parla hier. Ergaste. - C'est cela même, c'est l'habit qui m'a jeté dans l'erreur. Frontin. - Ah! nous en tirerons pourtant quelque chose. A Hortense. Le soufflet et les tablettes sont sans doute sur votre compte, Madame. Hortense. - Il ne s'agit plus de cela, c'est un détail inutile. Ergaste, à Hortense. - Je vous demande mille pardons de ma méprise, Madame; je ne suis pas capable de changer, mais personne ne rendrait l'infidélité plus pardonnable que vous. Hortense. - Point de compliments, Monsieur le Marquis reconduisez-nous au logis, sans attendre que le comte de Belfort s'en mêle. Lisette, à Ergaste. - L'aventure a bien fait de finir, j'allais vous croire échappés des Petites-Maisons. Frontin. - Va, va, puisque je t'aime, je ne me vante pas d'être trop sage. Arlequin, à Lisette. - Et toi, l'aimes-tu? Comment va le coeur? Lisette. - Demande-lui-en des nouvelles, c'est lui qui me le garde. Le Petit-MaÃtre corrigé Acteurs Comédie en trois actes, en prose, représentée pour la première fois le 6 novembre 1734 par les comédiens Français Acteurs Le Comte, père d'Hortense. La Marquise. Hortense, fille du Comte. Rosimond, fils de la Marquise. Dorimène. Dorante, ami de Rosimond. Marton, suivante d'Hortense. Frontin, valet de Rosimond. La scène est à la campagne dans la maison du comte. Acte premier Scène première Hortense, Marton Marton. - Eh bien, Madame, quand sortirez-vous de la rêverie où vous êtes? Vous m'avez appelé, me voilà , et vous ne me dites mot. Hortense. - J'ai l'esprit inquiet. Marton. - De quoi s'agit-il donc? Hortense. - N'ai-je pas de quoi rêver? on va me marier, Marton. Marton. - Eh vraiment, je le sais bien, on n'attend plus que votre oncle pour terminer ce mariage; d'ailleurs, Rosimond, votre futur, n'est arrivé que d'hier, et il faut vous donner patience. Hortense. - Patience, est-ce que tu me crois pressée? Marton. - Pourquoi non? on l'est ordinairement à votre place; le mariage est une nouveauté curieuse, et la curiosité n'aime pas à attendre. Hortense. - Je différerai tant qu'on voudra. Marton. - Ah! heureusement qu'on veut expédier! Hortense. - Eh! laisse-là tes idées. Marton. - Est-ce que Rosimond n'est pas de votre goût? Hortense. - C'est de lui dont je veux te parler. Marton, tu es fille d'esprit, comment le trouves-tu? Marton. - Mais il est d'une jolie figure. Hortense. - Cela est vrai. Marton. - Sa physionomie est aimable. Hortense. - Tu as raison. Marton. - Il me paraÃt avoir de l'esprit. Hortense. - Je lui en crois beaucoup. Marton. - Dans le fond, même, on lui sent un caractère d'honnête homme. Hortense. - Je le pense comme toi. Marton. - Et, à vue de pays, tout son défaut, c'est d'être ridicule. Hortense. - Et c'est ce qui me désespère, car cela gâte tout. Je lui trouve de si sottes façons avec moi, on dirait qu'il dédaigne de me plaire, et qu'il croit qu'il ne serait pas du bon air de se soucier de moi parce qu'il m'épouse... Marton. - Ah! Madame, vous en parlez bien à votre aise. Hortense. - Que veux-tu dire? Est-ce que la raison même n'exige pas un autre procédé que le sien? Marton. - Eh oui, la raison mais c'est que parmi les jeunes gens du bel air, il n'y a rien de si bourgeois que d'être raisonnable. Hortense. - Peut-être, aussi, ne suis-je pas de son goût. Marton. - Je ne suis pas de ce sentiment-là , ni vous non plus; non, tel que vous le voyez il vous aime; ne l'ai-je pas fait rougir hier, moi, parce que je le surpris comme il vous regardait à la dérobée attentivement? voilà déjà deux ou trois fois que je le prends sur le fait. Hortense. - Je voudrais être bien sûre de ce que tu me dis là . Marton. - Oh! je m'y connais cet homme-là vous aime, vous dis-je, et il n'a garde de s'en vanter, parce que vous n'allez être que sa femme; mais je soutiens qu'il étouffe ce qu'il sent, et que son air de petit-maÃtre n'est qu'une gasconnade avec vous. Hortense. - Eh bien, je t'avouerai que cette pensée m'est venue comme à toi. Marton. - Eh! par hasard, n'auriez-vous pas eu la pensée que vous l'aimez aussi? Hortense. - Moi, Marton? Marton. - Oui, c'est qu'elle m'est encore venue, voyez. Hortense. - Franchement c'est grand dommage que ses façons nuisent au mérite qu'il aurait. Marton. - Si on pouvait le corriger? Hortense. - Et c'est à quoi je voudrais tâcher; car, s'il m'aime, il faudra bien qu'il me le dise bien franchement, et qu'il se défasse d'une extravagance dont je pourrais être la victime quand nous serons mariés, sans quoi je ne l'épouserai point; commençons par nous assurer qu'il n'aime point ailleurs, et que je lui plais; car s'il m'aime, j'aurai beau jeu contre lui, et je le tiens pour à moitié corrigé; la peur de me perdre fera le reste. Je t'ouvre mon coeur, il me sera cher s'il devient raisonnable; je n'ai pas trop le temps de réussir, mais il en arrivera ce qui pourra; essayons, j'ai besoin de toi, tu es adroite, interroge son valet, qui me paraÃt assez familier avec son maÃtre. Marton. - C'est à quoi je songeais mais il y a une petite difficulté à cette commission-là ; c'est que le maÃtre a gâté le valet, et Frontin est le singe de Rosimond; ce faquin croit apparemment m'épouser aussi, et se donne, à cause de cela, les airs d'en agir cavalièrement, et de soupirer tout bas; car de son côté il m'aime. Hortense. - Mais il te parle quelquefois? Marton. - Oui, comme à une soubrette de campagne mais n'importe, le voici qui vient à nous, laissez-nous ensemble, je travaillerai à le faire causer. Hortense. - Surtout conduis-toi si adroitement, qu'il ne puisse soupçonner nos intentions. Marton. - Ne craignez rien, ce sera tout en causant que je m'y prendrai; il m'instruira sans qu'il le sache. Scène II Hortense, Marton, Frontin Hortense s'en va, Frontin l'arrête. Frontin. - Mon maÃtre m'envoie savoir comment vous vous portez, Madame, et s'il peut ce matin avoir l'honneur de vous voir bientôt? Marton. - Qu'est-ce que c'est que bientôt? Frontin. - Comme qui dirait dans une heure; il n'est pas habillé. Hortense. - Tu lui diras que je n'en sais rien. Frontin. - Que vous n'en savez rien, Madame? Marton. - Non, Madame a raison, qui est-ce qui sait ce qui peut arriver dans l'intervalle d'une heure? Frontin. - Mais, Madame, j'ai peur qu'il ne comprenne rien à ce discours. Hortense. - Il est pourtant très clair; je te dis que je n'en sais rien. Scène III Marton, Frontin Frontin. - Ma belle enfant, expliquez-moi la réponse de votre maÃtresse, elle est d'un goût nouveau. Marton. - Toute simple. Frontin. - Elle est même fantasque. Marton. - Toute unie. Frontin. - Mais à propos de fantaisie, savez-vous bien que votre minois en est une, et des plus piquantes? Marton. - Oh, il est très commun, aussi bien que la réponse de ma maÃtresse. Frontin. - Point du tout, point du tout. Avez-vous des amants? Marton. - Eh!... on a toujours quelque petite fleurette en passant. Frontin. - Elle est d'une ingénuité charmante; écoutez, nos maÃtres vont se marier; vous allez venir à Paris, je suis d'avis de vous épouser aussi; qu'en dites-vous? Marton. - Je ne suis pas assez aimable pour vous. Frontin. - Pas mal, pas mal, je suis assez content. Marton. - Je crains le nombre de vos maÃtresses, car je vais gager que vous en avez autant que votre maÃtre qui doit en avoir beaucoup; nous avons entendu dire que c'était un homme fort couru, et vous aussi sans doute? Frontin. - Oh! très courus; c'est à qui nous attrapera tous deux, il a pensé même m'en venir quelqu'une des siennes. Les conditions se confondent un peu à Paris, on n'y est pas scrupuleux sur les rangs. Marton. - Et votre maÃtre et vous, continuerez-vous d'avoir des maÃtresses quand vous serez nos maris? Frontin. - Tenez, il est bon de vous mettre là -dessus au fait. Ecoutez, il n'en est pas de Paris comme de la province, les coutumes y sont différentes. Marton. - Ah! différentes? Frontin. - Oui, en province, par exemple, un mari promet fidélité à sa femme, n'est-ce pas? Marton. - Sans doute. Frontin. - A Paris c'est de même; mais la fidélité de Paris n'est point sauvage, c'est une fidélité galante, badine, qui entend raillerie, et qui se permet toutes les petites commodités du savoir-vivre; vous comprenez bien? Marton. - Oh! de reste. Frontin. - Je trouve sur mon chemin une personne aimable; je suis poli, elle me goûte; je lui dis des douceurs, elle m'en rend; je folâtre, elle le veut bien, pratique de politesse, commodité de savoir-vivre, pure amourette que tout cela dans le mari; la fidélité conjugale n'y est point offensée; celle de province n'est pas de même, elle est sotte, revêche et tout d'une pièce, n'est-il pas vrai? Marton. - Oh! oui, mais ma maÃtresse fixera peut-être votre maÃtre, car il me semble qu'il l'aimera assez volontiers, si je ne me trompe. Frontin. - Vous avez raison, je lui trouve effectivement comme une vapeur d'amour pour elle. Marton. - Croyez-vous? Frontin. - Il y a dans son coeur un étonnement qui pourrait devenir très sérieux; au surplus, ne vous inquiétez pas, dans les amourettes on n'aime qu'en passant, par curiosité de goût, pour voir un peu comment cela fera; de ces inclinations-là , on en peut fort bien avoir une demi-douzaine sans que le coeur en soit plus chargé, tant elles sont légères. Marton. - Une demi-douzaine! cela est pourtant fort, et pas une sérieuse... Frontin. - Bon, quelquefois tout cela est expédié dans la semaine; à Paris, ma chère enfant, les coeurs, on ne se les donne pas, on se les prête, on ne fait que des essais. Marton. - Quoi, là -bas, votre maÃtre et vous, vous n'avez encore donné votre coeur à personne? Frontin. - A qui que ce soit; on nous aime beaucoup, mais nous n'aimons point c'est notre usage. Marton. - J'ai peur que ma maÃtresse ne prenne cette coutume-là de travers. Frontin. - Oh! que non, les agréments l'y accoutumeront; les amourettes en passant sont amusantes; mon maÃtre passera, votre maÃtresse de même, je passerai, vous passerez, nous passerons tous. Marton, en riant. - Ah! ah! ah! j'entre si bien dans ce que vous dites, que mon coeur a déjà passé avec vous. Frontin. - Comment donc? Marton. - Doucement, voilà la Marquise, la mère de Rosimond qui vient. Scène IV La Marquise, Frontin, Marton La Marquise. - Je suis charmée de vous trouver là , Marton, je vous cherchais; que disiez-vous à Frontin? Parliez-vous de mon fils? Marton. - Oui, Madame. La Marquise. - Eh bien, que pense de lui Hortense? Ne lui déplaÃt-il point? Je voulais vous demander ses sentiments, dites-les-moi, vous les savez sans doute, et vous me les apprendrez plus librement qu'elle; sa politesse me les cacherait, peut-être, s'ils n'étaient pas favorables. Marton. - C'est à peu près de quoi nous nous entretenions, Frontin et moi, Madame; nous disions que Monsieur votre fils est très aimable, et ma maÃtresse le voit tel qu'il est; mais je demandais s'il l'aimerait. La Marquise. - Quand on est faite comme Hortense, je crois que cela n'est pas douteux, et ce n'est pas de lui dont je m'embarrasse. Frontin. - C'est ce que je répondais. Marton. - Oui, vous m'avez parlé d'une vapeur de tendresse, qu'il lui a pris pour elle; mais une vapeur se dissipe. La Marquise. - Que veut dire une vapeur? Marton. - Frontin vient de me l'expliquer, Madame; c'est comme un étonnement de coeur, et un étonnement ne dure pas; sans compter que les commodités de la fidélité conjugale sont un grand article. La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que ce langage-là , Marton? Je veux savoir ce que cela signifie. D'après qui répétez-vous tant d'extravagances? car vous n'êtes pas folle, et vous ne les imaginez pas sur-le-champ. Marton. - Non, Madame, il n'y a qu'un moment que je sais ce que je vous dis là , c'est une instruction que vient de me donner Frontin sur le coeur de son maÃtre, et sur l'agréable économie des mariages de Paris. La Marquise. - Cet impertinent? Frontin. - Ma foi, Madame, si j'ai tort, c'est la faute du beau monde que j'ai copié; j'ai rapporté la mode, je lui ai donné l'état des choses et le plan de la vie ordinaire. La Marquise. - Vous êtes un sot, taisez-vous; vous pensez bien, Marton, que mon fils n'a nulle part à de pareilles extravagances; il a de l'esprit, il a des moeurs, il aimera Hortense, et connaÃtra ce qu'elle vaut; pour toi, je te recommanderai à ton maÃtre, et lui dirai qu'il te corrige. Elle s'en va. Scène V Marton, Frontin Marton, éclatant de rire. - Ah! ah! ah! ah! Frontin. - Ah! ah! ah! ah! Marton. - Ah! Mon ingénuité te charme-t-elle encore? Frontin. - Non, mon admiration s'était méprise; c'est ta malice qui est admirable. Marton. - Ah! ah! pas mal, pas mal. Frontin, lui présente la main. - Allons, touche-là , Marton. Marton. - Pourquoi donc? ce n'est pas la peine. Frontin. - Touche-là , te dis-je, c'est de bon coeur. Marton, lui donnant la main. - Eh bien, que veux-tu dire? Frontin. - Marton, ma foi tu as raison, j'ai fait l'impertinent tout à l'heure. Marton. - Le vrai faquin! Frontin. - Le sot, le fat. Marton. - Oh, mais tu tombes à présent dans un excès de raison, tu vas me réduire à te louer. Frontin. - J'en veux à ton coeur, et non pas à tes éloges. Marton. - Tu es encore trop convalescent, j'ai peur des rechutes. Frontin. - Il faut pourtant que tu m'aimes. Marton. - Doucement, vous redevenez fat. Frontin. - Paix, voici mon original qui arrive. Scène VI Rosimond, Frontin, Marton Rosimond, à Frontin. - Ah, tu es ici toi, et avec Marton? je ne te plains pas Que te disait-il, Marton? Il te parlait d'amour, je gage; hé! n'est-ce pas? Souvent ces coquins-là sont plus heureux que d'honnêtes gens. Je n'ai rien vu de si joli que vous, Marton; il n'y a point de femme à la cour qui ne s'accommodât de cette figure-là . Frontin. - Je m'en accommoderais encore mieux qu'elle. Rosimond. - Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci? Y a-t-il du jeu? de la chasse? des amours? Ah, le sot pays, ce me semble. A propos, ce bon homme qu'on attend de sa terre pour finir notre mariage, cet oncle arrive-t-il bientôt? Que ne se passe-t-on de lui? Ne peut-on se marier sans que ce parent assiste à la cérémonie? Marton. - Que voulez-vous? Ces messieurs-là , sous prétexte qu'on est leur nièce et leur héritière, s'imaginent qu'on doit faire quelque attention à eux. Mais je ne songe pas que ma maÃtresse m'attend. Rosimond. - Tu t'en vas, Marton? Tu es bien pressée. A propos de ta maÃtresse, tu ne m'en parles pas; j'avais dit à Frontin de demander si on pouvait la voir. Frontin. - Je l'ai vue aussi, Monsieur, Marton était présente, et j'allais vous rendre réponse. Marton. - Et moi je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, Marton, j'aime à te voir; tu es la fille du monde la plus amusante. Marton. - Je vous trouve très curieux à voir aussi, Monsieur, mais je n'ai pas le temps de rester. Rosimond. - Très curieux! Comment donc! mais elle a des expressions ta maÃtresse a-t-elle autant d'esprit que toi, Marton? De quelle humeur est-elle? Marton. - Oh! d'une humeur peu piquante, assez insipide, elle n'est que raisonnable. Rosimond. - Insipide et raisonnable, il est parbleu plaisant tu n'es pas faite pour la province. Quand la verrai-je, Frontin? Frontin. - Monsieur, comme je demandais si vous pouviez la voir dans une heure, elle m'a dit qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Le butor! Frontin. - Point du tout, je vous rends fidèlement la réponse. Rosimond. - Tu rêves! il n'y a pas de sens à cela. Marton, tu y étais, il ne sait ce qu'il dit qu'a-t-elle répondu? Marton. - Précisément ce qu'il vous rapporte, Monsieur, qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Ma foi, ni moi non plus. Marton. - Je n'en suis pas mieux instruite que vous. Adieu, Monsieur. Rosimond. - Un moment, Marton, j'avais quelque chose à te dire et je m'en ressouviendrai; Frontin, m'est-il venu des lettres? Frontin. - A propos de lettres, oui, Monsieur, en voilà une qui est arrivée de quatre lieues d'ici par un exprès. Rosimond ouvre, et rit à part en lisant. - Donne... Ha, ha, ha... C'est de ma folle de comtesse... Hum... Hum... Marton. - Monsieur, ne vous trompez-vous pas? Auriez-vous quelque chose à me dire? Voyez, car il faut que je m'en aille. Rosimond, toujours lisant. - Hum!... hum!... Je suis à toi, Marton, laisse-moi achever. Marton, à part à Frontin. - C'est apparemment là une lettre de commerce. Frontin. - Oui, quelque missive de passage. Rosimond, après avoir lu. - Vous êtes une étourdie, comtesse. Que dites-vous là , vous autres? Marton. - Nous disons, Monsieur, que c'est quelque jolie femme qui vous écrit par amourette. Rosimond. - Doucement, Marton, il ne faut pas dire cela en ce pays-ci, tout serait perdu. Marton. - Adieu, Monsieur, je crois que ma maÃtresse m'appelle. Rosimond. - Ah! c'est d'elle dont je voulais te parler. Marton. - Oui, mais la mémoire vous revient quand je pars. Tout ce que je puis pour votre service, c'est de régaler Hortense de l'honneur que vous lui faites de vous ressouvenir d'elle. Rosimond. - Adieu donc, Marton. Elle a de la gaieté, du badinage dans l'esprit. Scène VII Rosimond, Frontin Frontin. - Oh, que non, Monsieur, malpeste vous ne la connaissez pas; c'est qu'elle se moque. Rosimond. - De qui? Frontin. - De qui? Mais ce n'est pas à moi qu'elle parlait. Rosimond. - Hem? Frontin. - Monsieur, je ne dis pas que je l'approuve; elle a tort; mais c'est une maligne soubrette; elle m'a décoché un trait aussi bien entendu. Rosimond. - Eh, dis-moi, ne t'a-t-on pas déjà interrogé sur mon compte? Frontin. - Oui, Monsieur; Marton, dans la conversation, m'a par hasard fait quelques questions sur votre chapitre. Rosimond. - Je les avais prévues Eh bien, ces questions de hasard, quelles sont-elles? Frontin. - Elle m'a demandé si vous aviez des maÃtresses. Et moi qui ai voulu faire votre cour... Rosimond. - Ma cour à moi! ma cour! Frontin. - Oui, Monsieur, et j'ai dit que non, que vous étiez un garçon sage, réglé. Rosimond. - Le sot avec sa règle et sa sagesse; le plaisant éloge! vous ne peignez pas en beau, à ce que je vois? Heureusement qu'on ne me connaÃtra pas à vos portraits. Frontin. - Consolez-vous, je vous ai peint à votre goût, c'est-à -dire, en laid. Rosimond. - Comment! Frontin. - Oui, en petit aimable; j'ai mis une troupe de folles qui courent après vos bonnes grâces; je vous en ai donné une demi-douzaine qui partageaient votre coeur. Rosimond. - Fort bien. Frontin. - Combien en voulez-vous donc? Rosimond. - Qui partageaient mon coeur! Mon coeur avait bien à faire là passe pour dire qu'on me trouve aimable, ce n'est pas ma faute; mais me donner de l'amour, à moi! c'est un article qu'il fallait épargner à la petite personne qu'on me destine; la demi-douzaine de maÃtresses est même un peu trop; on pouvait en supprimer quelques-unes; il y a des occasions où il ne faut pas dire la vérité. Frontin. - Bon! si je n'avais dit que la vérité, il aurait peut-être fallu les supprimer toutes. Rosimond. - Non, vous ne vous trompiez point, ce n'est pas de quoi je me plains; mais c'est que ce n'est pas par hasard qu'on vous a fait ces questions-là . C'est Hortense qui vous les a fait faire, et il aurait été plus prudent de la tranquilliser sur pareille matière, et de songer que c'est une fille de province que je vais épouser, et qui en conclut que je ne dois aimer qu'elle, parce qu'apparemment elle en use de même. Frontin. - Eh! peut-être qu'elle ne vous aime pas. Rosimond. - Oh peut-être? il fallait le soupçonner, c'était le plus sûr; mais passons est-ce là tout ce qu'elle vous a dit? Frontin. - Elle m'a encore demandé si vous aimiez Hortense. Rosimond. - C'est bien des affaires. Frontin. - Et j'ai cru poliment devoir répondre qu'oui. Rosimond. - Poliment répondre qu'oui? Frontin. - Oui, Monsieur. Rosimond. - Eh! de quoi te mêles-tu? De quoi t'avises-tu de m'honorer d'une figure de soupirant? Quelle platitude! Frontin. - Eh parbleu! c'est qu'il m'a semblé que vous l'aimiez. Rosimond. - Paix, de la discrétion! Il est vrai, entre nous, que je lui trouve quelques grâces naïves; elle a des traits; elle ne déplaÃt pas. Frontin. - Ah! que vous aurez grand besoin d'une leçon de Marton! Mais ne parlons pas si haut, je vois Hortense qui s'avance. Rosimond. - Vient-elle? Je me retire. Frontin. - Ah! Monsieur, je crois qu'elle vous voit. Rosimond. - N'importe; comme elle a dit qu'elle ne savait pas quand elle pourrait me voir, ce n'est pas à moi à juger qu'elle le peut à présent, et je me retire par respect en attendant qu'elle en décide. C'est ce que tu lui diras si elle te parle. Frontin. - Ma foi, Monsieur, si vous me consultez, ce respect-là ne vaut pas le diable. Rosimond, en s'en allant. - Ce qu'il y a de commode à vos conseils, c'est qu'il est permis de s'en moquer. Scène VIII Hortense, Marton, Frontin Hortense. - Il me semble avoir vu ton maÃtre ici? Frontin. - Oui, Madame, il vient de sortir par respect pour vos volontés. Hortense. - Comment!... Marton. - C'est sans doute à cause de votre réponse de tantôt; vous ne saviez pas quand vous pourriez le voir. Frontin. - Et il ne veut pas prendre sur lui de décider la chose. Hortense. - Eh bien, je la décide, moi, va lui dire que je le prie de revenir, que j'ai à lui parler. Frontin. - J'y cours, Madame, et je lui ferai grand plaisir, car il vous aime de tout son coeur. Il ne vous en dira peut-être rien, à cause de sa dignité de joli homme. Il y a des règles là -dessus; c'est une faiblesse excusez-la, Madame, je sais son secret, je vous le confie pour son bien; et dès qu'il vous l'aura dit lui-même, oh! ce sera bien le plus aimable homme du monde. Pardon, Madame, de la liberté que je prends; mais Marton, avec qui je voudrais bien faire une fin, sera aussi mon excuse. Marton, prends nos intérêts en main; empêche Madame de nos haïr, car, dans le fond, ce serait dommage, à une bagatelle près, en vérité nous méritons son estime. Hortense, en riant. - Frontin aime son maÃtre, et cela est louable. Marton. - C'est de moi qu'il tient tout le bon sens qu'il vous montre. Scène IX Hortense, Marton Hortense. - Il t'a donc paru que ma réponse a piqué Rosimond? Marton. - Je l'en ai vu déconcerté, quoiqu'il ait feint d'en badiner, et vous voyez bien que c'est de pur dépit qu'il se retire. Hortense. - Je le renvoie chercher, et cette démarche-là le flattera peut-être; mais elle ne le flattera pas longtemps. Ce que j'ai à lui dire rabattra de sa présomption. Cependant, Marton, il y a des moments où je suis toute prête de laisser là Rosimond avec ses ridiculités, et d'abandonner le projet de le corriger. Je sens que je m'y intéresse trop; que le coeur s'en mêle, et y prend trop de part je ne le corrigerai peut-être pas, et j'ai peur d'en être fâchée. Marton. - Eh! courage, Madame, vous réussirez, vous dis-je; voilà déjà d'assez bons petits mouvements qui lui prennent; je crois qu'il est bien embarrassé. J'ai mis le valet à la raison, je l'ai réduit vous réduirez le maÃtre. Il fera un peu plus de façon; il disputera le terrain; il faudra le pousser à bout. Mais c'est à vos genoux que je l'attends; je l'y vois d'avance; il faudra qu'il y vienne. Continuez; ce n'est pas avec des yeux comme les vôtres qu'on manque son coup; vous le verrez. Hortense. - Je le souhaite. Mais tu as parlé au valet, Rosimond n'a-t-il point quelque inclination à Paris? Marton. - Nulle; il n'y a encore été amoureux que de la réputation d'être aimable. Hortense. - Et moi, Marton, dois-je en croire Frontin? Serait-il vrai que son maÃtre eût de la disposition à m'aimer? Marton. - Nous le tenons, Madame, et mes observations sont justes. Hortense. - Cependant, Marton, il ne vient point. Marton. - Oh! mais prétendez-vous qu'il soit tout d'un coup comme un autre? Le bel air ne veut pas qu'il accoure il vient, mais négligemment, et à son aise. Hortense. - Il serait bien impertinent qu'il y manquât! Marton. - Voilà toujours votre père à sa place; il a peut-être à vous parler, et je vous laisse. Hortense. - S'il va me demander ce que je pense de Rosimond, il m'embarrassera beaucoup, car je ne veux pas lui dire qu'il me déplaÃt, et je n'ai jamais eu tant d'envie de le dire. Scène X Hortense, Chrisante Chrisante. - Ma fille, je désespère de voir ici mon frère, je n'en reçois point de nouvelles, et s'il n'en vient point aujourd'hui ou demain au plus tard, je suis d'avis de terminer votre mariage. Hortense. - Pourquoi, mon père, il n'y a pas de nécessité d'aller si vite. Vous savez combien il m'aime, et les égards qu'on lui doit; laissons-le achever les affaires qui le retiennent; différons de quelques jours pour lui en donner le temps. Chrisante. - C'est que la Marquise me presse, et ce mariage-ci me paraÃt si avantageux, que je voudrais qu'il fût déjà conclu. Hortense. - Née ce que je suis, et avec la fortune que j'ai, il serait difficile que j'en fisse un mauvais; vous pouvez choisir. Chrisante. - Eh! comment choisir mieux! Biens, naissance, rang, crédit à la cour vous trouvez tout ici avec une figure aimable, assurément. Hortense. - J'en conviens, mais avec bien de la jeunesse dans l'esprit. Chrisante. - Et à quel âge voulez-vous qu'on l'ait jeune? Hortense. - Le voici. Scène XI Chrisante, Hortense, Rosimond Chrisante. - Marquis, je disais à Hortense que mon frère tarde beaucoup, et que nous nous impatienterons à la fin, qu'en dites-vous? Rosimond. - Sans doute, je serai toujours du parti de l'impatience. Chrisante. - Et moi aussi. Adieu, je vais rejoindre la Marquise. Scène XII Rosimond, Hortense Rosimond. - Je me rends à vos ordres, Madame; on m'a dit que vous me demandiez. Hortense. - Moi! Monsieur... Ah! vous avez raison, oui, j'ai chargé Frontin de vous prier, de ma part, de revenir ici; mais comme vous n'êtes pas revenu sur-le-champ, parce qu'apparemment on ne vous a pas trouvé, je ne m'en ressouvenais plus. Rosimond, riant. - Voilà une distraction dont j'aurais envie de me plaindre. Mais à propos de distraction, pouvez-vous me voir à présent, Madame? Y êtes-vous bien déterminée? Hortense. - D'où vient donc ce discours, Monsieur? Rosimond. - Tantôt vous ne saviez pas si vous le pouviez, m'a-t-on dit; et peut-être est-ce encore de même? Hortense. - Vous ne demandiez à me voir qu'une heure après, et c'est une espèce d'avenir dont je ne répondais pas. Rosimond. - Ah! cela est vrai; il n'y a rien de si exact. Je me rappelle ma commission, c'est moi qui ai tort, et je vous en demande pardon. Si vous saviez combien le séjour de Paris et de la cour nous gâtent sur les formalités, en vérité, Madame, vous m'excuseriez; c'est une certaine habitude de vivre avec trop de liberté, une aisance de façons que je condamne, puisqu'elle vous déplaÃt, mais à laquelle on s'accoutume, et qui vous jette ailleurs dans les impolitesses que vous voyez. Hortense. - Je n'ai pas remarqué qu'il y en ait dans ce que vous avez fait, Monsieur, et sans avoir vu Paris ni la cour, personne au monde n'aime plus les façons unies que moi parlons de ce que je voulais vous dire. Rosimond. - Quoi! vous, Madame, quoi! de la beauté, des grâces, avec ce caractère d'esprit-là , et cela dans l'âge où vous êtes? vous me surprenez; avouez-moi la vérité, combien ai-je de rivaux? Tout ce qui vous voit, tout ce qui vous approche, soupire ah! je m'en doute bien, et je n'en serai pas quitte à moins. La province me le pardonnera-t-elle? Je viens vous enlever convenons qu'elle y fait une perte irréparable. Hortense. - Il peut y avoir ici quelques personnes qui ont de l'amitié pour moi, et qui pourraient m'y regretter; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Rosimond. - Eh! quel secret ceux qui vous voyent ont-ils, pour n'être que vos amis, avec ces yeux-là ? Hortense. - Si parmi ces amis il en est qui soient autre chose, du moins sont-ils discrets, et je ne les connais pas. Ne m'interrompez plus, je vous prie. Rosimond. - Vraiment, je m'imagine bien qu'ils soupirent tout bas, et que le respect les fait taire. Mais à propos de respect, n'y manquerais-je pas un peu, moi qui ai pensé dire que je vous aime? Il y a bien quelque petite chose à redire à mes discours, n'est-ce pas, mais ce n'est pas ma faute. Il veut lui prendre une main. Hortense. - Doucement, Monsieur, je renonce à vous parler. Rosimond. - C'est que sérieusement vous êtes belle avec excès; vous l'êtes trop, le regard le plus vif, le plus beau teint; ah! remerciez-moi, vous êtes charmante, et je n'en dis presque rien; la parure la mieux entendue; vous avez là de la dentelle d'un goût exquis, ce me semble. Passez-moi l'éloge de la dentelle; quand nous marie-t-on? Hortense. - A laquelle des deux questions voulez-vous que je réponde d'abord? A la dentelle, ou au mariage? Rosimond. - Comme il vous plaira. Que faisons-nous cet après-midi? Hortense. - Attendez, la dentelle est passable; de cet après-midi le hasard en décidera; de notre mariage, je ne puis rien en dire, et c'est de quoi j'ai à vous entretenir, si vous voulez bien me laisser parler. Voilà tout ce que vous me demandez, je pense? Venons au mariage. Rosimond. - Il devrait être fait; les parents ne finissent point! Hortense. - Je voulais vous dire au contraire qu'il serait bon de le différer, Monsieur. Rosimond. - Ah! le différer, Madame? Hortense. - Oui, Monsieur, qu'en pensez-vous? Rosimond. - Moi, ma foi, Madame, je ne pense point, je vous épouse. Ces choses-là surtout, quand elles sont aimables, veulent être expédiées, on y pense après. Hortense. - Je crois que je n'irai pas si vite il faut s'aimer un peu quand on s'épouse. Rosimond. - Mais je l'entends bien de même. Hortense. - Et nous ne nous aimons point. Rosimond. - Ah! c'est une autre affaire; la difficulté ne me regarderait point il est vrai que j'espérais, Madame, j'espérais, je vous l'avoue. Serait-ce quelque partie de coeur déjà liée? Hortense. - Non, Monsieur, je ne suis, jusqu'ici, prévenue pour personne. Rosimond. - En tout cas, je vous demande la préférence. Quant au retardement de notre mariage, dont je ne vois pas les raisons, je ne m'en mêlerai point, je n'aurais garde, on me mène, et je suivrai. Hortense. - Quelqu'un vient; faites réflexion à ce que je vous dit, Monsieur. Scène XIII Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond Rosimond, allant à Dorimène. - Eh! vous voilà , Comtesse. Comment! avec Dorante? La Comtesse, embrassant Hortense. - Eh! bonjour, ma chère enfant! Comment se porte-t-on ici? Nous sommes alliés, au moins, Marquis. Rosimond. - Je le sais. La Comtesse. - Mais nous nous voyons peu. Il y a trois ans que je ne suis venue ici. Hortense. - On ne quitte pas volontiers Paris pour la province. Dorimène. - On y a tant d'affaires, de dissipations! les moments s'y passent avec tant de rapidité! Rosimond. - Eh! où avez-vous pris ce garçon-là , Comtesse? Dorimène, à Hortense. - Nous nous sommes rencontrés. Vous voulez bien que je vous le présente? Rosimond. - Qu'en dis-tu, Dorante? ai-je à me louer du choix qu'on a fait pour moi? Dorante. - Tu es trop heureux. Rosimond, à Hortense. - Tel que vous le voyez, je vous le donne pour une espèce de sage qui fait peu de cas de l'amour de l'air dont il vous regarde pourtant, je ne le crois pas trop en sûreté ici. Dorante. - Je n'ai vu nulle part de plus grand danger, j'en conviens. Dorimène, riant. - Sur ce pied-là , sauvez-vous, Dorante, sauvez-vous. Hortense. - Trêve de plaisanterie, Messieurs. Rosimond. - Non, sérieusement, je ne plaisante point; je vous dis qu'il est frappé, je vois cela dans ses yeux; remarquez-vous comme il rougit? Parbleu, je voudrais bien qu'il soupirât, et je vous le recommande. Dorimène. - Ah! doucement, il m'appartient; c'est une espèce d'infidélité qu'il me ferait; car je l'ai amené, à moins que vous ne teniez sa place, Marquis. Rosimond. - Assurément j'en trouve l'idée tout à fait plaisante, et c'est de quoi nous amuser ici. A Hortense. N'est-ce pas, Madame? Allons, Dorante, rendez vos premiers hommages à votre vainqueur. Dorante. - Je n'en suis plus aux premiers. Scène XIV Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond, Marton Marton. - Madame, Monsieur le Comte m'envoie savoir qui vient d'arriver. Dorimène. - Nous allons l'en instruire nous-mêmes. Venez, Marquis, donnez-moi la main, vous êtes mon chevalier. A Hortense. Et vous, Madame, voilà le vôtre. Dorante présente la main à Hortense. Marton fait signe à Hortense. Hortense. - Je vous suis, Messieurs. Je n'ai qu'un mot à dire. Scène XV Marton, Hortense Hortense. - Que me veux-tu, Marton? Je n'ai pas le temps de rester, comme tu vois. Marton. - C'est une lettre que je viens de trouver, lettre d'amour écrite à Rosimond, mais d'un amour qui me paraÃt sans conséquence. La dame qui vient d'arriver pourrait bien l'avoir écrite; le billet est d'un style qui ressemble à son air. Hortense. - Y a-t-il bien des tendresses? Marton. - Non, vous dis-je, point d'amour et beaucoup de folies; mais puisque vous êtes pressée, nous en parlerons tantôt. Rosimond devient-il un peu plus supportable? Hortense. - Toujours aussi impertinent qu'il est aimable. Je te quitte. Marton. - Monsieur l'impertinent, vous avez beau faire, vous deviendrez charmant sur ma parole, je l'ai entrepris. Acte II Scène première La Marquise, Dorante La Marquise. - Avançons encore quelques pas, Monsieur, pour être plus à l'écart, j'aurais un mot à vous dire; vous êtes l'ami de mon fils, et autant que j'en puis juger, il ne saurait avoir fait un meilleur choix. Dorante. - Madame, son amitié me fait honneur. La Marquise. - Il n'est pas aussi raisonnable que vous me paraissez l'être, et je voudrais bien que vous m'aidassiez à le rendre plus sensé dans les circonstances où il se trouve; vous savez qu'il doit épouser Hortense; nous n'attendons que l'instant pour terminer ce mariage; d'où vient, Monsieur, le peu d'attention qu'il a pour elle? Dorante. - Je l'ignore, et n'y ai pris garde, Madame. La Marquise. - Je viens de le voir avec Dorimène, il ne la quitte point depuis qu'elle est ici; et vous, Monsieur, vous ne quittez point Hortense. Dorante. - Je lui fais ma cour, parce que je suis chez elle. La Marquise. - Sans doute, et je ne vous désapprouve pas; mais ce n'est pas à Dorimène à qui il faut que mon fils fasse aujourd'hui la sienne; et personne ici ne doit montrer plus d'empressement que lui pour Hortense. Dorante. - Il est vrai, Madame. La Marquise. - Sa conduite est ridicule, elle peut choquer Hortense, et je vous conjure, Monsieur, de l'avertir qu'il en change; les avis d'un ami comme vous lui feront peut-être plus d'impression que les miens; vous êtes venu avec Dorimène, je la connais fort peu; vous êtes de ses amis, et je souhaiterais qu'elle ne souffrÃt pas que mon fils fût toujours auprès d'elle; en vérité, la bienséance en souffre un peu; elle est alliée de la maison où nous sommes, mais elle est venue ici sans qu'on l'y appelât; y reste-t-elle? Part-elle aujourd'hui? Dorante. - Elle ne m'a pas instruit de ses desseins. La Marquise. - Si elle partait, je n'en serais pas fâchée, et je lui en aurais obligation; pourriez-vous le lui faire entendre? Dorante. - Je n'ai pas beaucoup de pouvoir sur elle; mais je verrai, Madame, et tâcherai de répondre à l'honneur de votre confiance. La Marquise. - Je vous le demande en grâce, Monsieur, et je vous recommande les intérêts de mon fils et de votre ami. Dorante, pendant qu'elle s'en va. - Elle a ma foi beau dire, puisque son fils néglige Hortense, il ne tiendra pas à moi que je n'en profite auprès d'elle. Scène II Dorante, Dorimène Dorimène. - Où est allé le Marquis, Dorante? Je me sauve de cette cohue de province ah! les ennuyants personnages! Je me meurs de l'extravagance des compliments qu'on m'a fait, et que j'ai rendus. Il y a deux heures que je n'ai pas le sens commun, Dorante, pas le sens commun; deux heures que je m'entretiens avec une Marquise qui se tient d'un droit, qui a des gravités, qui prend des mines d'une dignité; avec une petite Baronne si folichonne, si remuante, si méthodiquement étourdie; avec une Comtesse si franche, qui m'estime tant, qui m'estime tant, qui est de si bonne amitié; avec une autre qui est si mignonne, qui a de si jolis tours de tête, qui accompagne ce qu'elle dit avec des mains si pleines de grâces; une autre qui glapit si spirituellement, qui traÃne si bien les mots, qui dit si souvent, mais Madame, cependant Madame, il me paraÃt pourtant; et puis un bel esprit si diffus, si éloquent, une jalouse si difficile en mérite, si peu touchée du mien, si intriguée de ce qu'on m'en trouvait. Enfin, un agréable qui m'a fait des phrases, mais des phrases! d'une perfection! qui m'a déclaré des sentiments qu'il n'osait me dire; mais des sentiments d'une délicatesse assaisonnée d'un respect que j'ai trouvé d'une fadeur! d'une fadeur! Dorante. - Oh! on respecte beaucoup ici, c'est le ton de la province. Mais vous cherchez Rosimond, Madame? Dorimène. - Oui, c'est un étourdi à qui j'ai à parler tête à tête; et grâce à tous ces originaux qui m'ont obsédée, je n'en ai pas encore eu le temps il nous a quitté. Où est-il? Dorante. - Je pense qu'il écrit à Paris, et je sors d'un entretien avec sa mère. Dorimène. - Tant pis, cela n'est pas amusant, il vous en reste encore un air froid et raisonnable, qui me gagnerait si nous restions ensemble; je vais faire un tour sur la terrasse allez, Dorante, allez dire à Rosimond que je l'y attends. Dorante. - Un moment, Madame, je suis chargé d'une petite commission pour vous; c'est que je vous avertis que la Marquise ne trouve pas bon que vous entreteniez le Marquis. Dorimène. - Elle ne le trouve pas bon! Eh bien, vous verrez que je l'en trouverai meilleur. Dorante. - Je n'en ai pas douté mais ce n'est pas là tout; je suis encore prié de vous inspirer l'envie de partir. Dorimène. - Je n'ai jamais eu tant d'envie de rester. Dorante. - Je n'en suis pas surpris; cela doit faire cet effet-là . Dorimène. - Je commençais à m'ennuyer ici, je ne m'y ennuie plus; je m'y plais, je l'avoue; sans ce discours de la Marquise, j'aurais pu me contenter de défendre à Rosimond de se marier, comme je l'avais résolu en venant ici mais on ne veut pas que je le voie? on souhaite que je parte? il m'épousera. Dorante. - Cela serait très plaisant. Dorimène. - Oh! il m'épousera. Je pense qu'il n'y perdra pas et vous, je veux aussi que vous nous aidiez à le débarrasser de cette petite fille; je me propose un plaisir infini de ce qui va arriver; j'aime à déranger les projets, c'est ma folie; surtout, quand je les dérange d'une manière avantageuse. Adieu; je prétends que vous épousiez Hortense, vous. Voilà ce que j'imagine; réglez-vous là -dessus, entendez-vous? Je vais trouver le Marquis. Dorante, pendant qu'elle part. - Puisse la folle me dire vrai! Scène III Rosimond, Dorante, Frontin Rosimond, à Frontin en entrant. - Cherche, vois partout; et sans dire qu'elle est à moi, demande-la à tout le monde; c'est à peu près dans ces endroits-ci que je l'ai perdue. Frontin. - Je ferai ce que je pourrai, Monsieur. Rosimond, à Dorante. - Ah! c'est toi, Dorante; dis-moi, par hasard, n'aurais-tu point trouvé une lettre à terre? Dorante. - Non. Rosimond. - Cela m'inquiète. Dorante. - Eh! de qui est-elle? Rosimond. - De Dorimène; et malheureusement elle est d'un style un peu familier sur Hortense; elle l'y traite de petite provinciale qu'elle ne veut pas que j'épouse, et ces bonnes gens-ci seraient un peu scandalisés de l'épithète. Dorante. - Peut-être personne ne l'aura-t-il encore ramassé et d'ailleurs, cela te chagrine-t-il tant? Rosimond. - Ah! très doucement; je ne m'en désespère pas. Dorante. - Ce qui en doit arriver doit être fort indifférent à un homme comme toi. Rosimond. - Aussi me l'est-il. Parlons de Dorimène; c'est elle qui m'embarrasse. Je t'avouerai confidemment que je ne sais qu'en faire. T'a-t-elle dit qu'elle n'est venue ici que pour m'empêcher d'épouser? Elle a quelque alliance avec ces gens-ci. Dès qu'elle a su que ma mère m'avait brusquement amené de Paris chez eux pour me marier, qu'a-t-elle fait? Elle a une terre à quelques lieues de la leur, elle y est venue, et à peine arrivée, m'a écrit, par un exprès, qu'elle venait ici, et que je la verrais une heure après sa lettre, qui est celle que j'ai perdue. Dorante. - Oui, j'étais chez elle alors, et j'ai vu partir l'exprès qui nous a précédé mais enfin c'est une très aimable femme, et qui t'aime beaucoup. Rosimond. - J'en conviens. Il faut pourtant que tu m'aides à lui faire entendre raison. Dorante. - Pourquoi donc? Tu l'aimes aussi, apparemment, et cela n'est pas étonnant. Rosimond. - J'ai encore quelque goût pour elle, elle est vive, emportée, étourdie, bruyante. Nous avons lié une petite affaire de coeur ensemble; et il y a deux mois que cela dure deux mois, le terme est honnête; cependant aujourd'hui, elle s'avise de se piquer d'une belle passion pour moi. Ce mariage-ci lui déplaÃt, elle ne veut pas que je l'achève, et de vingt galanteries qu'elle a eues en sa vie, il faut que la nôtre soit la seule qu'elle honore de cette opiniâtreté d'amour il n'y a que moi à qui cela arrive. Dorante. - Te voilà donc bien agité? Quoi! tu crains les conséquences de l'amour d'une jolie femme, parce que tu te maries! Tu as de ces sentiments bourgeois, toi Marquis? Je ne te reconnais pas! Je te croyais plus dégagé que cela; j'osais quelquefois entretenir Hortense mais je vois bien qu'il faut que je parte, et je n'y manquerai pas. Adieu. Rosimond. - Venez, venez ici. Qu'est-ce que c'est que cette fantaisie-là ? Dorante. - Elle est sage. Il me semble que la Marquise ne me voit pas volontiers ici, et qu'elle n'aime pas à me trouver en conversation avec Hortense; et je te demande pardon de ce que je vais te dire, mais il m'a passé dans l'esprit que tu avais pu l'indisposer contre moi, et te servir de sa méchante humeur pour m'insinuer de m'en aller. Rosimond. - Mais, oui-da, je suis peut-être jaloux. Ma façon de vivre, jusqu'ici, m'a rendu fort suspect de cette petitesse. Débitez-la, Monsieur, débitez-la dans le monde. En vérité vous me faites pitié! Avec cette opinion-là sur mon compte, valez-vous la peine qu'on vous désabuse? Dorante. - Je puis en avoir mal jugé; mais ne se trompe-t-on jamais? Rosimond. - Moi qui vous parle, suis-je plus à l'abri de la méchante humeur de ma mère? Ne devrais-je pas, si je l'en crois, être aux genoux d'Hortense, et lui débiter mes langueurs? J'ai tort de n'aller pas, une houlette à la main, l'entretenir de ma passion pastorale elle vient de me quereller tout à l'heure, me reprocher mon indifférence; elle m'a dit des injures, Monsieur, des injures m'a traité de fat, d'impertinent, rien que cela, et puis je m'entends avec elle! Dorante. - Ah! voilà qui est fini, Marquis, je désavoue mon idée, et je t'en fais réparation. Rosimond. - Dites-vous vrai? Etes-vous bien sûr au moins que je pense comme il faut? Dorante. - Si sûr à présent, que si tu allais te prendre d'amour pour cette petite Hortense dont on veut faire ta femme, tu me le dirais, que je n'en croirais rien. Rosimond. - Que sait-on? Il y a à craindre, à cause que je l'épouse, que mon coeur ne s'enflamme et ne prenne la chose à la lettre! Dorante. - Je suis persuadé que tu n'es point fâché que je lui en conte. Rosimond. - Ah! si fait; très fâché. J'en boude, et si vous continuez, j'en serai au désespoir. Dorante. - Tu te moques de moi, et je le mérite. Rosimond, riant. - Ha, ha, ha. Comment es-tu avec elle? Dorante. - Ni bien ni mal. Comment la trouves-tu toi? Rosimond. - Moi, ma foi, je n'en sais rien, je ne l'ai pas encore trop vue; cependant, il m'a paru qu'elle était assez gentille, l'air naïf, droit et guindé mais jolie, comme je te dis. Ce visage-là pourrait devenir quelque chose s'il appartenait à une femme du monde, et notre provinciale n'en fait rien; mais cela est bon pour une femme, on la prend comme elle vient. Dorante. - Elle ne te convient guère. De bonne foi, l'épouseras-tu? Rosimond. - Il faudra bien, puisqu'on le veut nous l'épouserons ma mère et moi, si vous ne nous l'enlevez pas. Dorante. - Je pense que tu ne t'en soucierais guère, et que tu me le pardonnerais. Rosimond. - Oh! là -dessus, toutes les permissions du monde au suppliant, si elles pouvaient lui être bonnes à quelque chose. T'amuse-t-elle? Dorante. - Je ne la hais pas. Rosimond. - Tout de bon? Dorante. - Oui comme elle ne m'est pas destinée, je l'aime assez. Rosimond. - Assez? Je vous le conseille! De la passion, Monsieur, des mouvements pour me divertir, s'il vous plaÃt. En sens-tu déjà un peu? Dorante. - Quelquefois. Je n'ai pas ton expérience en galanterie; je ne suis là -dessus qu'un écolier qui n'a rien vu. Rosimond, riant. - Ah! vous l'aimez, Monsieur l'écolier ceci est sérieux, je vous défends de lui plaire. Dorante. - Je n'oublie cependant rien pour cela, ainsi laisse-moi partir; la peur de te fâcher me reprend. Rosimond, riant. - Ah! ah! ah! que tu es réjouissant! Scène IV Marton, Dorante, Rosimond Dorante, riant aussi. - Ah! ah! ah! Où est votre maÃtresse, Marton? Marton. - Dans la grande allée, où elle se promène, Monsieur, elle vous demandait tout à l'heure. Rosimond. - Rien que lui, Marton? Marton. - Non, que je sache. Dorante. - Je te laisse, Marquis, je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, nous irons ensemble. Marton. - Monsieur, j'aurais un mot à vous dire. Rosimond. - A moi, Marton? Marton. - Oui, Monsieur. Dorante. - Je vais donc toujours devant. Rosimond, à part. - Rien que lui? C'est qu'elle est piquée. Scène V Marton, Rosimond Rosimond. - De quoi s'agit-il, Marton? Marton. - D'une lettre que j'ai trouvée, Monsieur, et qui est apparemment celle que vous avez tantôt reçue de Frontin. Rosimond. - Donne, j'en étais inquiet. Marton. - La voilà . Rosimond. - Tu ne l'as montrée à personne, apparemment? Marton. - Il n'y a qu'Hortense et son père qui l'ont vue, et je ne la leur ai montrée que pour savoir à qui elle appartenait. Rosimond. - Eh! ne pouviez-vous pas le voir vous-même? Marton. - Non, Monsieur, je ne sais pas lire, et d'ailleurs, vous en aviez gardé l'enveloppe. Rosimond. - Et ce sont eux qui vous ont dit que la lettre m'appartenait? Ils l'ont donc lue? Marton. - Vraiment oui, Monsieur, ils n'ont pu juger qu'elle était à vous que sur la lecture qu'ils en ont fait. Rosimond. - Hortense présente? Marton. - Sans doute. Est-ce que cette lettre est de quelque conséquence? Y a-t-il quelque chose qui les concerne? Rosimond. - Il vaudrait mieux qu'ils ne l'eussent point vue. Marton. - J'en suis fâchée. Rosimond. - Cela est désagréable. Et qu'en a dit Hortense? Marton. - Rien, Monsieur, elle n'a pas paru y faire attention mais comme on m'a chargé de vous la rendre, voulez-vous que je dise que vous ne l'avez pas reconnue? Rosimond. - L'offre est obligeante et je l'accepte; j'allais vous en prier. Marton. - Oh! de tout mon coeur, je vous le promets, quoique ce soit une précaution assez inutile, comme je vous dis, car ma maÃtresse ne vous en parlera seulement pas. Rosimond. - Tant mieux, tant mieux, je ne m'attendais pas à tant de modération; serait-ce que notre mariage lui déplaÃt? Marton. - Non, cela ne va pas jusque-là ; mais elle ne s'y intéresse pas extrêmement non plus. Rosimond. - Vous l'a-t-elle dit, Marton? Marton. - Oh! plus de dix fois, Monsieur, et vous le savez bien, elle vous l'a dit à vous-même. Rosimond. - Point du tout, elle a, ce me semble, parlé de différer et non pas de rompre mais que ne s'est-elle expliquée? je ne me serais pas avisé de soupçonner son éloignement pour moi, il faut être fait à se douter de pareille chose! Marton. - Il est vrai qu'on est presque sûr d'être aimé quand on vous ressemble, aussi ma maÃtresse vous aurait-elle épousé d'abord assez volontiers mais je ne sais, il y a eu du malheur, vos façons l'ont choquée. Rosimond. - Je ne les ai pas prises en province, à la vérité. Marton. - Eh! Monsieur, à qui le dites-vous? Je suis persuadée qu'elles sont toutes des meilleures mais, tenez, malgré cela je vous avoue moi-même que je ne pourrais pas m'empêcher d'en rire si je ne me retenais pas, tant elles nous paraissent plaisantes à nous autres provinciales; c'est que nous sommes des ignorantes. Adieu, Monsieur, je vous salue. Rosimond. - Doucement, confiez-moi ce que votre maÃtresse y trouve à redire. Marton. - Eh! Monsieur, ne prenez pas garde à ce que nous en pensons je vous dis que tout nous y paraÃt comique. Vous savez bien que vous avez peur de faire l'amoureux de ma maÃtresse, parce qu'apparemment cela ne serait pas de bonne grâce dans un joli homme comme vous; mais comme Hortense est aimable et qu'il s'agit de l'épouser, nous trouvons cette peur-là si burlesque! si bouffonne! qu'il n'y a point de comédie qui nous divertisse tant; car il est sûr que vous auriez plu à Hortense si vous ne l'aviez pas fait rire mais ce qui fait rire n'attendrit plus, et je vous dis cela pour vous divertir vous-même. Rosimond. - C'est aussi tout l'usage que j'en fais. Marton. - Vous avez raison, Monsieur, je suis votre servante. Elle revient. Seriez-vous encore curieux d'une de nos folies? Dès que Dorante et Dorimène sont arrivés ici, vous avez dit qu'il fallait que Dorante aimât ma maÃtresse, pendant que vous feriez l'amour à Dorimène, et cela à la veille d'épouser Hortense; Monsieur, nous en avons pensé mourir de rire, ma maÃtresse et moi! Je lui ai pourtant dit qu'il fallait bien que vos airs fussent dans les règles du bon savoir-vivre. Rien ne l'a persuadée; les gens de ce pays-ci ne sentent point le mérite de ces manières-là ; c'est autant de perdu. Mais je m'amuse trop. Ne dites mot, je vous prie. Rosimond. - Eh bien, Marton, il faudra se corriger j'ai vu quelques benêts de la province, et je les copierai. Marton. - Oh! Monsieur, n'en prenez pas la peine; ce ne serait pas en contrefaisant le benêt que vous feriez revenir les bonnes dispositions où ma maÃtresse était pour vous; ce que je vous dis sous le secret, au moins; mais vous ne réussiriez, ni comme benêt ni comme comique. Adieu, Monsieur. Scène VI Rosimond, Dorimène Rosimond, un moment seul. - Eh bien, cela me guérit d'Hortense; cette fille qui m'aime et qui se résout à me perdre, parce que je ne donne pas dans la fadeur de languir pour elle! Voilà une sotte enfant! Allons pourtant la trouver. Dorimène. - Que devenez-vous donc, Marquis? on ne sait où vous prendre? Est-ce votre future qui vous occupe? Rosimond. - Oui, je m'occupais des reproches qu'on me faisait de mon indifférence pour elle, et je vais tâcher d'y mettre ordre; elle est là -bas avec Dorante, y venez-vous? Dorimène. - Arrêtez, arrêtez; il s'agit de mettre ordre à quelque chose de plus important. Quand est-ce donc que cette indifférence qu'on vous reproche pour elle lui fera prendre son parti? Il me semble que cela demeure bien longtemps à se déterminer. A qui est-ce la faute? Rosimond. - Ah! vous me querellez aussi! Dites-moi, que voulez-vous qu'on fasse? Ne sont-ce pas nos parents qui décident de cela? Dorimène. - Qu'est-ce que c'est que des parents, Monsieur? C'est l'amour que vous avez pour moi, c'est le vôtre, c'est le mien qui en décideront, s'il vous plaÃt. Vous ne mettrez pas des volontés de parents en parallèle avec des raisons de cette force-là , sans doute, et je veux demain que tout cela finisse. Rosimond. - Le terme est court, on aurait de la peine à faire ce que vous dites là ; je désespère d'en venir à bout, moi, et vous en parlez bien à votre aise. Dorimène. - Ah! je vous trouve admirable! Nous sommes à Paris, je vous perds deux jours de vue; et dans cet intervalle, j'apprends que vous êtes parti avec votre mère pour aller vous marier, pendant que vous m'aimez, pendant qu'on vous aime, et qu'on vient tout récemment, comme vous le savez, de congédier là -bas le Chevalier, pour n'avoir de liaison de coeur qu'avec vous? Non, Monsieur, vous ne vous marierez point n'y songez pas, car il n'en sera rien, cela est décidé; votre mariage me déplaÃt. Je le passerais à un autre; mais avec vous! Je ne suis pas de cette humeur-là , je ne saurais; vous êtes un étourdi, pourquoi vous jetez-vous dans cet inconvénient? Rosimond. - Faites-moi donc la grâce d'observer que je suis la victime des arrangements de ma mère. Dorimène. - La victime! Vous m'édifiez beaucoup, vous êtes un petit garçon bien obéissant. Rosimond. - Je n'aime pas à la fâcher, j'ai cette faiblesse-là , par exemple. Dorimène. - Le poltron! Eh bien, gardez votre faiblesse j'y suppléerai, je parlerai à votre prétendue. Rosimond. - Ah! que je vous reconnais bien à ces tendres inconsidérations-là ! Je les adore. Ayons pourtant un peu plus de flegme ici; car que lui direz-vous? que vous m'aimez? Dorimène. - Que nous nous aimons. Rosimond. - Voilà qui va fort bien; mais vous ressouvenez-vous que vous êtes en province, où il y a des règles, des maximes de décence qu'il ne faut point choquer? Dorimène. - Plaisantes maximes! Est-il défendu de s'aimer, quand on est aimable? Ah! il y a des puérilités qui ne doivent pas arrêter. Je vous épouserai, Monsieur, j'ai du bien, de la naissance, qu'on nous marie; c'est peut-être le vrai moyen de me guérir d'un amour que vous ne méritez pas que je conserve. Rosimond. - Nous marier! Des gens qui s'aiment! Y songez-vous? Que vous a fait l'amour pour le pousser à bout? Allons trouver la compagnie. Dorimène. - Nous verrons. Surtout, point de mariage ici, commençons par là . Mais que vous veut Frontin? Scène VII Rosimond, Dorimène, Frontin Frontin, tout essoufflé. - Monsieur, j'ai un mot à vous dire. Rosimond. - Parle. Frontin. - Il faut que nous soyons seuls, Monsieur. Dorimène. - Et moi je reste parce que je suis curieuse. Frontin. - Monsieur, Madame est de trop; la moitié de ce que j'ai à vous dire est contre elle. Dorimène. - Marquis, faites parler ce faquin-là . Rosimond. - Parleras-tu, maraud? Frontin. - J'enrage; mais n'importe. Eh bien, Monsieur, ce que j'ai à vous dire, c'est que Madame ici nous portera malheur à tous deux. Dorimène. - Le sot! Rosimond. - Comment? Frontin. - Oui, Monsieur, si vous ne changez pas de façon, nous ne tenons plus rien. Pendant que Madame vous amuse, Dorante nous égorge. Rosimond. - Que fait-il donc? Frontin. - L'amour, Monsieur, l'amour, à votre belle Hortense! Dorimène. - Votre belle voilà une épithète bien placée! Frontin. - Je défie qu'on la place mieux; si vous entendiez là -bas comme il se démène, comme les déclarations vont dru, comme il entasse les soupirs, j'en ai déjà compté plus de trente de la dernière conséquence, sans parler des génuflexions, des exclamations Madame, par-ci, Madame, par-là ! Ah, les beaux yeux! ah! les belles mains! Et ces mains-là , Monsieur, il ne les marchande pas, il en attrape toujours quelqu'une, qu'on retire... couci, couci, et qu'il baise avec un appétit qui me désespère; je l'ai laissé comme il en retenait une sur qui il s'était déjà jeté plus de dix fois, malgré qu'on en eût, ou qu'on n'en eût pas, et j'ai peur qu'à la fin elle ne lui reste. Rosimond et Dorimène, riant. - Hé, hé, hé... Rosimond. - Cela est pourtant vif! Frontin. - Vous riez? Rosimond, riant, parlant de Dorimène. - Oui, cette main-ci voudra peut-être bien me dédommager du tort qu'on me fait sur l'autre. Dorimène, lui donnant la main. - Il y a de l'équité. Rosimond, lui baisant la main. - Qu'en dis-tu, Frontin, suis-je si à plaindre? Frontin. - Monsieur, on sait bien que Madame a des mains; mais je vous trouve toujours en arrière. Dorimène. - Renvoyez cet homme-là , Monsieur; j'admire votre sang-froid. Rosimond. - Va-t'en. C'est Marton qui lui a tourné la cervelle! Frontin. - Non, Monsieur, elle m'a corrigé, j'étais petit-maÃtre aussi bien qu'un autre; je ne voulais pas aimer Marton que je dois épouser, parce que je croyais qu'il était malhonnête d'aimer sa future; mais cela n'est pas vrai, Monsieur, fiez-vous à ce que je dis, je n'étais qu'un sot, je l'ai bien compris. Faites comme moi, j'aime à présent de tout mon coeur, et je le dis tant qu'on veut suivez mon exemple; Hortense vous plaÃt, je l'ai remarqué, ce n'est que pour être joli homme, que vous la laissez là , et vous ne serez point joli, Monsieur. Dorimène. - Marquis, que veut-il donc dire avec son Hortense, qui vous plaÃt? Qu'est-ce que cela signifie? Quel travers vous donne-t-il là ? Rosimond. - Qu'en sais-je? Que voulez-vous qu'il ait vu? On veut que je l'épouse, et je l'épouserai; d'empressement, on ne m'en a pas vu beaucoup jusqu'ici, je ne pourrai pourtant me dispenser d'en avoir, et j'en aurai parce qu'il le faut voilà tout ce que j'y sache; vous allez bien vite. A Frontin. Retire-toi. Frontin. - Quel dommage de négliger un coeur tout neuf! cela est si rare! Dorimène. - Partira-t-il? Rosimond. - Va-t'en donc! Faut-il que je te chasse? Frontin. - Je n'ai pas tout dit, la lettre est retrouvée, Hortense et Monsieur le Comte l'ont lue d'un bout à l'autre, mettez-y ordre; ce maudit papier est encore de Madame. Dorimène. - Quoi! parle-t-il du billet que je vous ai envoyé ici de chez moi? Rosimond. - C'est du même que j'avais perdu. Dorimène. - Eh bien, le hasard est heureux, cela les met au fait. Rosimond. - Oh, j'ai pris mon parti là -dessus, je m'en démêlerai bien Frontin nous tirera d'affaire. Frontin. - Moi, Monsieur? Rosimond. - Oui, toi-même. Dorimène. - On n'a pas besoin de lui là -dedans, il n'y a qu'à laisser aller les choses. Rosimond. - Ne vous embarrassez pas, voici Hortense et Dorante qui s'avancent, et qui paraissent s'entretenir avec assez de vivacité. Frontin. - Eh bien! Monsieur, si vous ne m'en croyez pas, cachez-vous un moment derrière cette petite palissade, pour entendre ce qu'ils disent, vous aurez le temps, ils ne vous voient point. Frontin s'en va. Rosimond. - Il n'y aurait pas grand mal, le voulez-vous, Madame? C'est une petite plaisanterie de campagne. Dorimène. - Oui-da, cela nous divertira. Scène VIII Rosimond, Dorimène, au bout du théâtre, Dorante, Hortense, à l'autre bout. Hortense. - Je vous crois sincère, Dorante; mais quels que soient vos sentiments, je n'ai rien à y répondre jusqu'ici; on me destine à un autre. A part. Je crois que je vois Rosimond. Dorante. - Il sera donc votre époux, Madame? Hortense. - Il ne l'est pas encore. A part. C'est lui avec Dorimène. Dorante. - Je n'oserais vous demander s'il est aimé. Hortense. - Ah! doucement, je n'hésite point à vous dire que non. Dorimène, à Rosimond. - Cela vous afflige-t-il? Rosimond. - Il faut qu'elle m'ait vu. Hortense. - Ce n'est pas que j'aie de l'éloignement pour lui, mais si j'aime jamais, il en coûtera un peu davantage pour me rendre sensible! Je n'accorderai mon coeur qu'aux soins les plus tendres, qu'à tout ce que l'amour aura de plus respectueux, de plus soumis il faudra qu'on me dise mille fois je vous aime, avant que je le croie, et que je m'en soucie; qu'on se fasse une affaire de la dernière importance de me le persuader; qu'on ait la modestie de craindre d'aimer en vain, et qu'on me demande enfin mon coeur comme une grâce qu'on sera trop heureux d'obtenir. Voilà à quel prix j'aimerai, Dorante, et je n'en rabattrai rien; il est vrai qu'à ces conditions-là , je cours risque de rester insensible, surtout de la part d'un homme comme le Marquis, qui n'en est pas réduit à ne soupirer que pour une provinciale, et qui, au pis-aller, a touché le coeur de Dorimène. Dorimène, après avoir écouté. - Au pis-aller! dit-elle, au pis-aller! avançons, Marquis! Rosimond. - Quel est donc votre dessein? Dorimène. - Laissez-moi faire, je ne gâterai rien. Hortense. - Quoi! vous êtes là , Madame? Dorimène. - Eh oui, Madame, j'ai eu le plaisir de vous entendre; vous peignez si bien! Qui est-ce qui me prendrait pour un pis-aller? cela me ressemble tout à fait pourtant. Je vous apprends en revanche que vous nous tirez d'un grand embarras; Rosimond vous est indifférent, et c'est fort bien fait; il n'osait vous le dire, mais je parle pour lui; son pis-aller lui est cher, et tout cela vient à merveille. Rosimond, riant. - Comment donc, vous parlez pour moi? Mais point du tout, Comtesse! Finissons, je vous prie; je ne reconnais point là mes sentiments. Dorimène. - Taisez-vous, Marquis; votre politesse ici consiste à garder le silence; imaginez-vous que vous n'y êtes point. Rosimond. - Je vous dis qu'il n'est pas question de politesse, et que ce n'est pas là ce que je pense. Dorimène. - Il bat la campagne. Ne faut-il pas en venir à dire ce qui est vrai? Votre coeur et le mien sont engagés, vous m'aimez. Rosimond, en riant. - Eh! qui est-ce qui ne vous aimerait pas? Dorimène. - L'occasion se présente de le dire et je le dis; il faut bien que Madame le sache. Rosimond. - Oui, ceci est sérieux. Dorimène. - Elle s'en doutait; je ne lui apprends presque rien. Rosimond. - Ah, très peu de chose! Dorimène. - Vous avez beau m'interrompre, on ne vous écoute pas. Voudriez-vous l'épouser, Hortense, prévenu d'une autre passion? Non, Madame. Il faut qu'un mari vous aime, votre coeur ne s'en passerait pas; ce sont vos usages, ils sont fort bons; n'en sortez point, et travaillons de concert à rompre votre mariage. Rosimond. - Parbleu, Mesdames, je vous traverserai donc, car je vais travailler à le conclure! Hortense. - Eh! non, Monsieur, vous ne vous ferez point ce tort-là , ni à moi non plus. Dorante. - En effet, Marquis, à quoi bon feindre? Je sais ce que tu penses, tu me l'as confié; d'ailleurs, quand je t'ai dit mes sentiments pour Madame, tu ne les as pas désapprouvés. Rosimond. - Je ne me souviens point de cela, et vous êtes un étourdi, qui me ferez des affaires avec Hortense. Hortense. - Eh! Monsieur, point de mystère! Vous n'ignorez pas mes dispositions, et il ne s'agit point ici de compliments. Rosimond. - Eh! Madame, faites-vous quelque attention à ce qu'on dit là ? Ils se divertissent. Dorante. - Mais, parlons français. Est-ce que tu aimes Madame? Rosimond. - Ah! je suis ravi de vous voir curieux; c'est bien à vous à qui j'en dois rendre compte. A Hortense. Je ne suis pas embarrassé de ma réponse mais approuvez, je vous prie, que je mortifie sa curiosité. Dorimène, riant. - Ah! ah! ah! ah!... il me prend envie aussi de lui demander s'il m'aime? voulez-vous gager qu'il n'osera me l'avouer? m'aimez-vous, Marquis? Rosimond. - Courage, je suis en butte aux questions. Dorimène. - Ne l'ai-je pas dit? Rosimond, à Hortense. - Et vous, Madame, serez-vous la seule qui ne m'en ferez point? Hortense. - Je n'ai rien à savoir. Scène IX Frontin, Rosimond, Dorimène, Dorante, Hortense Frontin. - Monsieur, je vous avertis que voilà votre mère avec Monsieur le Comte, qui vous cherchent, et qui viennent vous parler. Rosimond, à Frontin. - Reste ici. Dorante. - Je te laisse donc, Marquis. Dorimène. - Adieu, je reviendrai savoir ce qu'ils vous auront dit. Hortense. - Et moi je vous laisse penser à ce que vous leur direz. Rosimond. - Un moment, Madame; que tout ce qui vient de se passer ne vous fasse aucune impression vous voyez ce que c'est que Dorimène; vous avez dû démêler son esprit et la trouver singulière. C'est une manière de petit-maÃtre en femme qui tire sur le coquet, sur le cavalier même, n'y faisant pas grande façon pour dire ses sentiments, et qui s'avise d'en avoir pour moi, que je ne saurais brusquer comme vous voyez; mais vous croyez bien qu'on sait faire la différence des personnes; on distingue, Madame, on distingue. Hâtons-nous de conclure pour finir tout cela, je vous en supplie. Hortense. - Monsieur, je n'ai pas le temps de vous répondre; on approche. Nous nous verrons tantôt. Rosimond, quand elle part. - La voilà , je crois, radoucie. Scène X Frontin, Rosimond Frontin. - Je n'ai que faire ici, Monsieur? Rosimond. - Reste, il va peut-être question de ce billet perdu, et il faut que tu le prennes sur ton compte. Frontin. - Vous n'y songez pas, Monsieur! Le diable, qui a bien des secrets, n'aurait pas celui de persuader les gens, s'il était à ma place; d'ailleurs Marton sait qu'il est à vous. Rosimond. - Je le veux, Frontin, je le veux, je suis convenu avec Marton qu'elle dirait que je n'ai su ce que c'était; ainsi, imaginez, faites comme il vous plaira, mais tirez-moi d'intrigue. Scène XI Rosimond, Frontin, La Marquise, Le Comte La Marquise. - Mon fils, Monsieur le Comte a besoin d'un éclaircissement, sur certaine lettre sans adresse, qu'on a trouvée et qu'on croit s'adresser à vous? Dans la conjoncture où vous êtes, il est juste qu'on soit instruit là -dessus; parlez-nous naturellement, le style en est un peu libre sur Hortense; mais on ne s'en prend point à vous. Rosimond. - Tout ce que je puis dire à cela, Madame, c'est que je n'ai point perdu de lettre. Le Comte. - Ce n'est pourtant qu'à vous qu'on peut avoir écrit celle dont nous parlons, Monsieur le Marquis; et j'ai dit même à Marton de vous la rendre. Vous l'a-t-elle rapportée? Rosimond. - Oui, elle m'en a montré une qui ne m'appartenait point. A Frontin. A propos, ne m'as-tu pas dit, toi, que tu en avais perdu une? C'est peut-être la tienne. Frontin. - Monsieur, oui, je ne m'en ressouvenais plus; mais cela se pourrait bien. Le Comte. - Non, non, on vous y parle à vous positivement, le nom de Marquis y est répété deux fois, et on y signe la Comtesse pour tout nom, ce qui pourrait convenir à Dorimène. Rosimond, à Frontin. - Eh bien, qu'en dis-tu? Nous rendras-tu raison de ce que cela veut dire? Frontin. - Mais, oui, je me rappelle du Marquis dans cette lettre; elle est, dites-vous, signée la Comtesse? Oui, Monsieur, c'est cela même, Comtesse et Marquis, voilà l'histoire. Le Comte, riant. - Hé, hé, hé! Je ne savais pas que Frontin fût un Marquis déguisé, ni qu'il fût en commerce de lettres avec des Comtesses. La Marquise. - Mon fils, cela ne paraÃt pas naturel. Rosimond, à Frontin. - Mais, te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Frontin. - Eh vraiment oui, il n'y a rien de si aisé; on m'y appelle Marquis, n'est-il pas vrai? Le Comte. - Sans doute. Frontin. - Ah la folle! On y signe Comtesse? La Marquise. - Eh bien! Frontin. - Ah! ah! ah! l'extravagante. Rosimond. - De qui parles-tu? Frontin. - D'une étourdie que vous connaissez, Monsieur; de Lisette. La Marquise. - De la mienne? de celle que j'ai laissée à Paris? Frontin. - D'elle-même. Le Comte, riant. - Et le nom de Marquis, d'où te vient-il? Frontin. - De sa grâce, je suis un Marquis de la promotion de Lisette, comme elle est Comtesse de la promotion de Frontin, et cela est ordinaire. Au Comte. Tenez Monsieur, je connais un garçon qui avait l'honneur d'être à vous pendant votre séjour à Paris, et qu'on appelait familièrement Monsieur le Comte. Vous étiez le premier, il était le second. Cela ne se pratique pas autrement; voilà l'usage parmi nous autres subalternes de qualité, pour établir quelque subordination entre la livrée bourgeoise et nous; c'est ce qui nous distingue. Rosimond. - Ce qu'il vous dit est vrai. Le Comte, riant. - Je le veux bien; tout ce qui m'inquiète, c'est que ma fille a vu cette lettre, elle ne m'en a pourtant pas paru moins tranquille mais elle est réservée, et j'aurais peur qu'elle ne crût pas l'histoire des promotions de Frontin si aisément. Rosimond. - Mais aussi, de quoi s'avisent ces marauds-là ? Frontin. - Monsieur, chaque nation a ses coutumes; voilà les coutumes de la nôtre. Le Comte. - Il y pourrait, pourtant, rester une petite difficulté; c'est que dans cette lettre on y parle d'une provinciale, et d'un mariage avec elle qu'on veut empêcher en venant ici, cela ressemblerait assez à notre projet. La Marquise. - J'en conviens. Rosimond. - Parle! Frontin. - Oh! bagatelle. Vous allez être au fait. Je vous ai dit que nous prenions vos titres. Le Comte. - Oui, vous prenez le nom de vos maÃtres. Mais voilà tout apparemment. Frontin. - Oui, Monsieur, mais quand nos maÃtres passent par le mariage, nous autres, nous quittons le célibat; le maÃtre épouse la maÃtresse, et nous la suivante, c'est encore la règle; et par cette règle que j'observerai, vous voyez bien que Marton me revient. Lisette, qui est là -bas, le sait, Lisette est jalouse, et Marton est tout de suite une provinciale, et tout de suite on menace de venir empêcher le mariage; il est vrai qu'on n'est pas venu, mais on voulait venir. La Marquise. - Tout cela se peut, Monsieur le Comte, et d'ailleurs il n'est pas possible de penser que mon fils préférât Dorimène à Hortense, il faudrait qu'il fût aveugle. Rosimond. - Monsieur est-il bien convaincu? Le Comte. - N'en parlons plus, ce n'est pas même votre amour pour Dorimène qui m'inquiéterait; je sais ce que c'est que ces amours-là entre vous autre gens du bel air, souffrez que je vous dise que vous ne vous aimez guère, et Dorimène notre alliée est un peu sur ce ton-là . Pour vous, Marquis, croyez-moi, ne donnez plus dans ces façons, elles ne sont pas dignes de vous; je vous parle déjà comme à mon gendre; vous avez de l'esprit et de la raison, et vous êtes né avec tant d'avantages, que vous n'avez pas besoin de vous distinguer par de faux airs; restez ce que vous êtes, vous en vaudrez mieux; mon âge, mon estime pour vous, et ce que je vais vous devenir me permettent de vous parler ainsi. Rosimond. - Je n'y trouve point à redire. La Marquise. - Et je vous prie, mon fils, d'y faire attention. Le Comte. - Changeons de discours; Marton est-elle là ? Regarde, Frontin. Frontin. - Oui, Monsieur, je l'aperçois qui passe avec ces dames. Il l'appelle. Marton! Marton paraÃt. - Qu'est-ce qui me demande? Le Comte. - Dites à ma fille de venir. Marton. - La voilà qui s'avance, Monsieur. Scène XII Hortense, Dorimène, Dorante, Rosimond, La Marquise, Le Comte, Marton, Frontin Le Comte. - Approchez, Hortense, il n'est plus nécessaire d'attendre mon frère; il me l'écrit lui-même, et me mande de conclure, ainsi nous signons le contrat ce soir, et nous vous marions demain. Hortense, se mettant à genoux. - Signer le contrat ce soir, et demain me marier! Ah! mon père, souffrez que je me jette à vos genoux pour vous conjurer qu'il n'en soit rien; je ne croyais pas qu'on irait si vite, et je devais vous parler tantôt. Le Comte, relevant sa fille et se tournant du côté de la Marquise. - J'ai prévu ce que je vois là . Ma fille, je sens les motifs de votre refus; c'est ce billet qu'on a perdu qui vous alarme; mais Rosimond dit qu'il ne sait ce que c'est. Et Frontin... Hortense. - Rosimond est trop honnête homme pour le nier sérieusement, mon père; les vues qu'on avait pour nous ont peut-être pu l'engager d'abord à le nier; mais j'ai si bonne opinion de lui, que je suis persuadée qu'il ne le désavouera plus. A Rosimond. Ne justifierez-vous pas ce que je dis là , Monsieur? Rosimond. - En vérité, Madame, je suis dans une si grande surprise... Hortense. - Marton vous l'a vu recevoir, Monsieur. Frontin. - Eh non! celui-là était à moi, Madame je viens d'expliquer cela; demandez. Hortense. - Marton! on vous a dit de le rendre à Rosimond, l'avez-vous fait? dites la vérité? Marton. - Ma foi, Monsieur, le cas devient trop grave, il faut que je parle! Oui, Madame, je l'ai rendu à Monsieur qui l'a remis dans sa poche; je lui avais promis de dire qu'il ne l'avait pas repris, sous prétexte qu'il ne lui appartenait pas, et j'aurais glissé cela tout doucement si les choses avaient glissé de même mais j'avais promis un petit mensonge, et non pas un faux serment, et c'en serait un que de badiner avec des interrogations de cette force-là ; ainsi donc, Madame, j'ai rendu le billet, Monsieur l'a repris; et si Frontin dit qu'il est à lui, je suis obligée en conscience de déclarer que Frontin est un fripon. Frontin. - Je ne l'étais que pour le bien de la chose, moi, c'était un service d'ami que je rendais. Marton. - Je me rappelle même que Monsieur, en ouvrant le billet que Frontin lui donnait, s'est écrié c'est de ma folle de comtesse! Je ne sais de qui il parlait. Le Comte, à Dorimène. - Je n'ose vous dire que j'en ai reconnu l'écriture; j'ai reçu de vos lettres, Madame. Dorimène. - Vous jugez bien que je n'attendrai pas les explications; qu'il les fasse. Elle sort. La Marquise, sortant aussi. - Il peut épouser qui il voudra, mais je ne veux plus le voir, et je le déshérite. Le Comte, qui la suit. - Nous ne vous laisserons pas dans ce dessein-là , Marquise. Hortense les suit. Dorante, à Rosimond en s'en allant. - Ne t'inquiète pas, nous apaiserons la Marquise, et heureusement te voilà libre. Frontin. - Et cassé. Scène XIII Frontin, Rosimond Rosimond regarde Frontin, puis rit. - Ah! ah! ah! Frontin. - J'ai vu qu'on pleurait de ses pertes, mais je n'en ai jamais vu rire; il n'y a pourtant plus d'Hortense. Rosimond. - Je la regrette, dans le fond. Frontin. - Elle ne vous regrette guère, elle. Rosimond. - Plus que tu ne crois, peut-être. Frontin. - Elle en donne de belles marques! Rosimond. - Ce qui m'en fâche, c'est que me voilà pourtant obligé d'épouser cette folle de comtesse; il n'y a point d'autre parti à prendre; car, à propos de quoi Hortense me refuserait-elle, si ce n'est à cause de Dorimène? Il faut qu'on le sache, et qu'on n'en doute pas Je suis outré; allons, tout n'est pas désespéré, je parlerai à Hortense, et je la ramènerai. Qu'en dis-tu? Frontin. - Rien. Quand je suis affligé; je ne pense plus. Rosimond. - Oh! que veux-tu que j'y fasse? Acte III Scène première Marton, Hortense, Frontin Hortense. - Je ne sais plus quel parti prendre. Marton. - Il est, dit-on, dans une extrême agitation, il se fâche, il fait l'indifférent, à ce que dit Frontin; il va trouver Dorimène, il la quitte; quelquefois il soupire; ainsi, ne vous rebutez pas, Madame; voyez ce qu'il vous veut, et ce que produira le désordre d'esprit où il est; allons jusqu'au bout. Hortense. - Oui, Marton, je le crois touché, et c'est là ce qui m'en rebute le plus; car qu'est-ce que c'est que la ridiculté d'un homme qui m'aime, et qui, par vaine gloire, n'a pu encore se résoudre à me le dire aussi franchement, aussi naïvement qu'il le sent? Marton. - Eh! Madame, plus il se débat, et plus il s'affaiblit; il faut bien que son impertinence s'épuise; achevez de l'en guérir. Quel reproche ne vous feriez-vous pas un jour s'il s'en retournait ridicule? Je lui avais donné de l'amour, vous diriez-vous, et ce n'est pas là un présent si rare; mais il n'avait point de raison, je pouvais lui en donner, il n'y avait peut-être que moi qui en fût capable; et j'ai laissé partir cet honnête homme sans lui rendre ce service-là qui nous aurait tant accommodé tous deux. Cela est bien dur; je ne méritais pas les beaux yeux que j'ai. Hortense. - Tu badines, et je ne ris point, car si je ne réussis pas, je serai désolée, je te l'avoue; achevons pourtant. Marton. - Ne l'épargnez point désespérez-le pour le vaincre; Frontin là -bas attend votre réponse pour la porter à son maÃtre. Lui dira-t-il qu'il vienne? Hortense. - Dis-lui d'approcher. Marton, à Frontin. - Avance. Hortense. - Sais-tu ce que me veut ton maÃtre? Frontin. - Hélas, Madame, il ne le sait pas lui-même, mais je crois le savoir. Hortense. - Apparemment qu'il a quelque motif, puisqu'il demande à me voir. Frontin. - Non, Madame, il n'y a encore rien de réglé là -dessus; et en attendant, c'est par force qu'il demande à vous voir; il ne saurait faire autrement Il n'y a pas moyen qu'il s'en passe; il faut qu'il vienne. Hortense. - Je ne t'entends point. Frontin. - Je ne m'entends pas trop non plus, mais je sais bien ce que je veux dire. Marton. - C'est son coeur qui le mène en dépit qu'il en ait, voilà ce que c'est. Frontin. - Tu l'as dit c'est son coeur qui a besoin du vôtre, Madame; qui voudrait l'avoir à bon marché; qui vient savoir à quel prix vous le mettez, le marchander du mieux qu'il pourra, et finir par en donner tout ce que vous voudrez, tout ménager qu'il est; c'est ma pensée. Hortense. - A tout hasard, va le chercher . Scène II Hortense, Marton Hortense. - Marton, je ne veux pas lui parler d'abord, je suis d'avis de l'impatienter; dis-lui que dans le cas présent je n'ai pas jugé qu'il fût nécessaire de nous voir, et que je le prie de vouloir bien s'expliquer avec toi sur ce qu'il a à me dire; s'il insiste, je ne m'écarte point, et tu m'en avertiras. Marton. - C'est bien dit Hâtez-vous de vous retirer, car je crois qu'il avance. Scène III Marton, Rosimond Rosimond, agité. - Où est donc votre maÃtresse? Marton. - Monsieur, ne pouvez-vous pas me confier ce que vous lui voulez? après tout ce qui s'est passé, il ne sied pas beaucoup, dit-elle, que vous ayez un entretien ensemble, elle souhaiterait se l'épargner; d'ailleurs, je m'imagine qu'elle ne veut pas inquiéter Dorante qui ne la quitte guère, et vous n'avez qu'à me dire de quoi il s'agit. Rosimond. - Quoi! c'est la peur d'inquiéter Dorante qui l'empêche de venir? Marton. - Peut-être bien. Rosimond. - Ah! celui-là me paraÃt neuf. A part. On a de plaisants goûts en province; Dorante... de sorte donc qu'elle a cru que je voulais lui parler d'amour. Ah! Marton, je suis bien aise de la désabuser; allez lui dire qu'il n'en est pas question, que je n'y songe point, qu'elle peut venir avec Dorante même, si elle veut, pour plus de sûreté; dites-lui qu'il ne s'agit que de Dorimène, et que c'est une grâce que j'ai à lui demander pour elle, rien que cela; allez, ah! ah! ah! Marton. - Vous l'attendrez ici, Monsieur. Rosimond. - Sans doute. Marton. - Souhaitez-vous qu'elle amène Dorante? ou viendra-t-elle seule? Rosimond. - Comme il lui plaira; quant à moi, je n'ai que faire de lui. Rosimond un moment seul riant. Dorante l'emporte sur moi! Je n'aurais pas parié pour lui; sans cet avis-là j'allais faire une belle tentative! Mais que me veut cette femme-ci? Scène IV Dorimène, Rosimond Dorimène. - Marquis, je viens vous avertir que je pars; vous sentez bien qu'il ne me convient plus de rester, et je n'ai plus qu'à dire adieu à ces gens-ci. Je retourne à ma terre; de là à Paris où je vous attends pour notre mariage; car il est devenu nécessaire depuis l'éclat qu'on a fait; vous ne pouvez me venger du dédain de votre mère que par là ; il faut absolument que je vous épouse. Rosimond. - Eh oui, Madame, on vous épousera mais j'ai pour nous, à présent, quelques mesures à prendre, qui ne demandent pas que vous soyez présente, et que je manquerais si vous ne me laissez pas. Dorimène. - Qu'est-ce que c'est que ces mesures? Dites-les-moi en deux mots. Rosimond. - Je ne saurais; je n'en ai pas le temps. Dorimène. - Donnez-m'en la moindre idée, ne faites rien sans conseil vous avez quelquefois besoin qu'on vous conduise, Marquis; voyons le parti que vous prenez. Rosimond. - Vous me chagrinez. A part. Que lui dirai-je? Haut. C'est que je veux ménager un raccommodement entre vous et ma mère. Dorimène. - Cela ne vaut rien; je n'en suis pas encore d'avis écoutez-moi. Rosimond. - Eh, morbleu! Ne vous embarrassez pas, c'est un mouvement qu'il faut que je me donne. Dorimène. - D'où vient le faut-il? Rosimond. - C'est qu'on croirait peut-être que je regrette Hortense, et je veux qu'on sache qu'elle ne me refuse que parce que j'aime ailleurs. Dorimène. - Eh bien, il n'en sera que mieux que je sois présente, la preuve de votre amour en sera encore plus forte, quoique, à vrai dire, elle soit inutile; ne sait-on pas que vous m'aimez? Cela est si bien établi et si croyable! Rosimond. - Eh! de grâce, Madame, allez-vous-en. A part. Ne pourrai-je l'écarter? Dorimène. - Attendez donc; ne pouvez-vous m'épouser qu'avec l'agrément de votre mère? Il serait plus flatteur pour moi qu'on s'en passât, si cela se peut, et d'ailleurs c'est que je ne me raccommoderai point je suis piquée. Rosimond. - Restez piquée, soit; ne vous raccommodez point, ne m'épousez pas mais retirez-vous pour un moment. Dorimène. - Que vous êtes entêté! Rosimond, à part. - L'incommode femme! Dorimène. - Parlons raison. A qui vous adressez-vous? Rosimond. - Puisque vous voulez le savoir, c'est Hortense que j'attends, et qui arrive, je pense. Dorimène. - Je vous laisse donc, à condition que je reviendrai savoir ce que vous aurez conclu avec elle entendez-vous? Rosimond. - Eh! non, tenez-vous en repos; j'irai vous le dire. Scène V Rosimond, Hortense, Marton Marton, en entrant, à Hortense. - Madame, n'hésitez point à entretenir Monsieur le Marquis, il m'a assuré qu'il ne serait point question d'amour entre vous, et que ce qu'il a à vous dire ne concerne uniquement que Dorimène; il m'en a donné sa parole. Rosimond, à part. - Le préambule est fort nécessaire. Hortense. - Vous n'avez qu'à rester, Marton. Rosimond, à part. - Autre précaution. Marton, à part. - Voyons comme il s'y prendra. Hortense. - Que puis-je faire pour obliger Dorimène, Monsieur? Rosimond, à part. - Je me sens ému... Haut. Il ne s'agit plus de rien, Madame; elle m'avait prié de vous engager à disposer l'esprit de ma mère en sa faveur, mais ce n'est pas la peine, cette démarche-là ne réussirait pas. Hortense. - J'en ai meilleur augure; essayons toujours mon père y songeait, et moi aussi, Monsieur, ainsi, compter tous deux sur nous. Est-ce là tout? Rosimond. - J'avais à vous parler de son billet qu'on a trouvé, et je venais vous protester que je n'y ai point de part; que j'en ai senti tout le manque de raison, et qu'il m'a touché plus que je ne puis le dire. Marton, en riant. - Hélas! Hortense. - Pure bagatelle qu'on pardonne à l'amour. Rosimond. - C'est qu'assurément vous ne méritez pas la façon de penser qu'elle y a eu; vous ne la méritez pas. Marton, à part. - Vous ne la méritez pas? Hortense. - Je vous jure, Monsieur, que je n'y ai point pris garde, et que je n'en agirai pas moins vivement dans cette occasion-ci. Vous n'avez plus rien à me dire, je pense? Rosimond. - Notre entretien vous est si à charge que j'hésite de le continuer. Hortense. - Parlez, Monsieur. Marton, à part. - Ecoutons. Rosimond. - Je ne saurais revenir de mon étonnement j'admire le malentendu qui nous sépare; car enfin, pourquoi rompons-nous? Marton, riant à part. - Voyez quelle aisance! Rosimond. - Un mariage arrêté, convenable, que nos parents souhaitaient, dont je faisais tout le cas qu'il fallait, par quelle tracasserie arrive-t-il qu'il ne s'achève pas? Cela me passe. Hortense. - Ne devez-vous pas être charmé, Monsieur, qu'on vous débarrasse d'un mariage où vous ne vous engagiez que par complaisance? Rosimond. - Par complaisance? Marton. - Par complaisance! Ah! Madame, où se récriera-t-on, si ce n'est ici? Malheur à tout homme qui pourrait écouter cela de sang-froid. Rosimond. - Elle a raison. Quand on n'examine pas les gens, voilà comme on les explique. Marton, à part. - Voilà comme on est un sot. Rosimond. - J'avais cru pourtant vous avoir donné quelque preuve de délicatesse de sentiment. Hortense rit. Rosimond continue. Oui, Madame, de délicatesse. Marton, toujours à part. - Cet homme-là est incurable. Rosimond. - Il n'y a qu'à suivre ma conduite; toutes vos attentions ont été pour Dorante, songez-y; à peine m'avez-vous regardé là -dessus, je me suis piqué, cela est dans l'ordre. J'ai paru manquer d'empressement, j'en conviens, j'ai fait l'indifférent, même le fier, si vous voulez; j'étais fâché cela est-il si désobligeant? Est-ce là de la complaisance? Voilà mes torts. Auriez-vous mieux aimé qu'on ne prÃt garde à rien? Qu'on ne sentÃt rien? Qu'on eût été content sans devoir l'être? Et fit-on jamais aux gens les reproches que vous me faites, Madame? Hortense. - Vous vous plaignez si joliment, que je ne me lasserais point de vous entendre; mais il et temps que je me retire. Adieu, Monsieur. Marton. - Encore un instant, Monsieur me charme; on ne trouve pas toujours des amants d'un espèce aussi rare. Rosimond. - Mais, restez donc, Madame, vous ne me dites mot; convenons de quelque chose. Y a-t-il matière de rupture entre nous? Où allez-vous? Presser ma mère de se raccommoder avec Dorimène? Oh! vous me permettrez de vous retenir! Vous n'irez pas. Qu'elles restent brouillées, je ne veux point de Dorimène; je n'en veux qu'à vous. Vous laisserez là Dorante, et il n'y a point ici, s'il vous plaÃt, d'autre raccommodement à faire que le mien avec vous; il n'y en a point de plus pressé. Ah çà , voyons; vous rendez-vous justice? Me la rendez-vous? Croyez-vous qu'on sente ce que vous valez? Sommes-nous enfin d'accord? En est-ce fait? Vous-ne me répondez rien. Marton. - Tenez, Madame, vous croyez peut-être que Monsieur le Marquis ne vous aime point, parce qu'il ne vous le dit pas bien bourgeoisement, et en termes précis; mais faut-il réduire un homme comme lui à cette extrémité-là ? Ne doit-on pas l'aimer gratis? A votre place, pourtant, Monsieur, je m'y résoudrais. Qui est-ce qui le saura? Je vous garderai le secret. Je m'en vais, car j'ai de la peine à voir qu'on vous maltraite. Rosimond. - Qu'est-ce que c'est que ce discours? Hortense. - C'est une étourdie qui parle mais il faut qu'à mon tour la vérité m'échappe, Monsieur, je n'y saurais résister. C'est que votre petit jargon de galanterie me choque, me révolte, il soulève la raison C'est pourtant dommage. Voici Dorimène qui approche, et à qui je vais confirmer tout ce que je vous ai promis; et pour vous, et pour elle. Scène VI Dorimène, Hortense, Rosimond Dorimène. - Je ne suis point de trop, Madame, je sais le sujet de votre entretien, il me l'a dit. Hortense. - Oui, Madame, et je l'assurais que mon père et moi n'oublierons rien pour réussir à ce que vous souhaitez. Dorimène. - Ce n'est pas pour moi qu'il souhaite, Madame, et c'est bien malgré moi qu'il vous en a parlé. Hortense. - Malgré vous? Il m'a pourtant dit que vous l'en aviez prié. Dorimène. - Eh! point du tout, nous avons pensé nous quereller là -dessus à cause de la répugnance que j'y avais il n'a pas même voulu que je fusse présente à votre entretien. Il est vrai que le motif de son obstination est si tendre, que je me serais rendue; mais j'accours pour vous prier de laisser tout là . Je viens de rencontrer la Marquise qui m'a saluée d'un air si glacé, si dédaigneux, que voilà qui est fait, abandonnons ce projet; il y a des moyens de se passer d'une cérémonie si désagréable elle me rebuterait de notre mariage. Rosimond. - Il ne se fera jamais, Madame. Dorimène. - Vous êtes un petit emporté. Hortense. - Vous voyez, Madame, jusqu'où le dépit porte un coeur tendre. Dorimène. - C'est que c'est une démarche si dure, si humiliante. Hortense. - Elle est nécessaire; il ne serait pas séant de vous marier sans l'aveu de Madame la Marquise, et nous allons agir mon père et moi, s'il ne l'a déjà fait. Rosimond. - Non, Madame, je vous prie très sérieusement qu'il ne s'en mêle point, ni vous non plus. Dorimène. - Et moi, je vous prie qu'il s'en mêle, et vous aussi, Hortense. Le voici qui vient, je vais lui en parler moi-même. Etes-vous content, petit ingrat? Quelle complaisance il faut avoir! Scène VII Le Comte, Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond Le Comte, à Dorimène. - Venez, Madame, hâtez-vous de grâce, nous avons laissé la Marquise avec quelques amis qui tâchent de la gagner. Le moment m'a paru favorable; présentez-vous, Madame, et venez par vos politesses achever de la déterminer; ce sont des pas que la bienséance exige que vous fassiez. Suivez-nous aussi, ma fille; et vous, Marquis, attendez ici, on vous dira quand il sera temps de paraÃtre. Rosimond, à part. - Ceci est trop fort. Dorimène. - Je vous rends mille grâces de vos soins, Monsieur le Comte. Adieu, Marquis, tranquillisez-vous donc. Dorante, à Rosimond. - Point d'inquiétude, nous te rapporterons de bonnes nouvelles. Hortense. - Je me charge de vous les venir dire. Scène VIII Rosimond, abattu et rêveur, Frontin Frontin, bas. - Son air rêveur est de mauvais présage... Haut. Monsieur. Rosimond. - Que me veux-tu? Frontin. - Epousons-nous Hortense? Rosimond. - Non, je n'épouse personne. Frontin. - Et cet entretien que vous avez eu avec elle, il a donc mal fini? Rosimond. - Très mal. Frontin. - Pourquoi cela? Rosimond. - C'est que je lui ai déplu. Frontin. - Je vous crois. Rosimond. - Elle dit que je la choque. Frontin. - Je n'en doute pas; j'ai prévu son indignation. Rosimond. - Quoi! Frontin, tu trouves qu'elle a raison? Frontin. - Je trouve que vous seriez charmant, si vous ne faisiez pas le petit agréable ce sont vos agréments qui vous perdent. Rosimond. - Mais, Frontin, je sors du monde; y étais-je si étrange? Frontin. - On s'y moquait de nous la plupart du temps; je l'ai fort bien remarqué, Monsieur; les gens raisonnables ne pouvaient pas nous souffrir; en vérité, vous ne plaisiez qu'aux Dorimènes, et moi aussi; et nos camarades n'étaient que des étourdis; je le sens bien à présent, et si vous l'aviez senti aussi tôt que moi, l'adorable Hortense vous aurait autant chéri que me chérit sa gentille suivante, qui m'a défait de toute mon impertinence. Rosimond. - Est-ce qu'en effet il y aurait de ma faute? Frontin. - Regardez-moi Est-ce que vous me reconnaissez, par exemple? Voyez comme je parle naturellement à cette heure, en comparaison d'autrefois que je prenais des tons si sots Bonjour, la belle enfant, qu'est-ce? Eh! comment vous portez-vous? Voilà comme vous m'aviez appris à faire, et cela me fatiguait; au lieu qu'à présent je suis si à mon aise Bonjour, Marton, comment te portes-tu? Cela coule de source, et on est gracieux avec toute la commodité possible. Rosimond. - Laisse-moi, il n'y a plus de ressource Et tu me chagrines. Scène IX Marton, Frontin, Rosimond Frontin, à part à Marton. - Encore une petite façon, et nous le tenons, Marton. Marton, à part les premiers mots. - Je vais l'achever. Monsieur, ma maÃtresse que j'ai rencontrée en passant, comme elle vous quittait, m'a chargé de vous prier d'une chose qu'elle a oublié de vous dire tantôt, et dont elle n'aurait peut-être pas le temps de vous avertir assez tôt C'est que Monsieur le Comte pourra vous parler de Dorante, vous faire quelques questions sur son caractère; et elle souhaiterait que vous en dissiez du bien; non pas qu'elle l'aime encore, mais comme il s'y prend d'une manière à lui plaire, il sera bon, à tout hasard, que Monsieur le Comte soit prévenu en sa faveur. Rosimond. - Oh! Parbleu! c'en est trop; ce trait me pousse à bout Allez, Marton, dites à votre maÃtresse que son procédé est injurieux, et que Dorante, pour qui elle veut que je parle, me répondra de l'affront qu'on me fait aujourd'hui. Marton. - Eh, Monsieur! A qui en avez-vous? Quel mal vous fait-on? Par quel intérêt refusez-vous d'obliger ma maÃtresse, qui vous sert actuellement vous-même, et qui, en revanche, vous demande en grâce de servir votre propre ami? Je ne vous conçois pas! Frontin, quelle fantaisie lui prend-il donc? Pourquoi se fâche-t-il contre Hortense? Sais-tu ce que c'est? Frontin. - Eh! mon enfant, c'est qu'il l'aime. Marton. - Bon! Tu rêves. Cela ne se peut pas. Dit-il vrai, Monsieur? Rosimond. - Marton, je suis au désespoir! Marton. - Quoi! Vous? Rosimond. - Ne me trahis pas; je rougirais que l'ingrate le sût mais, je te l'avoue, Marton oui, je l'aime, je l'adore, et je ne saurai supporter sa perte. Marton. - Ah! C'est parler que cela; voilà ce qu'on appelle des expressions. Rosimond. - Garde-toi surtout de les répéter. Marton. - Voilà qui ne vaut rien, vous retombez. Frontin. - Oui, Monsieur, dites toujours je l'adore; ce mot-là vous portera bonheur. Rosimond. - L'ingrate! Marton. - Vous avez tort; car il faut que je me fâche à mon tour. Est-ce que ma maÃtresse se doute seulement que vous l'aimez? jamais le mot d'amour est-il sorti de votre bouche pour elle? Il semblait que vous auriez eu peur de compromettre votre importance; ce n'était pas la peine que votre coeur se développât sérieusement pour ma maÃtresse, ni qu'il se mÃt en frais de sentiment pour elle. Trop heureuse de vous épouser, vous lui faisiez la grâce d'y consentir je ne vous parle si franchement, que pour vous mettre au fait de vos torts; il faut que vous les sentiez c'est de vos façons dont vous devez rougir, et non pas d'un amour qui ne vous fait qu'honneur. Frontin. - Si vous saviez le chagrin que nous en avions, Marton et moi; nous en étions si pénétrés... Rosimond. - Je me suis mal conduit, j'en conviens. Marton. - Avec tout ce qui peut rendre un homme aimable, vous n'avez rien oublié pour vous empêcher de l'être. Souvenez-vous des discours de tantôt j'en étais dans une fureur... Frontin. - Oui, elle m'a dit que vous l'aviez scandalisée; car elle est notre amie. Marton. - C'est un malentendu qui nous sépare; et puis, concluons quelque chose, un mariage arrêté, convenable, dont je faisais cas voilà de votre style; et avec qui? Avec la plus charmante et la plus raisonnable fille du monde, et je dirai même, la plus disposée d'abord à vous vouloir du bien. Rosimond. - Ah! Marton, n'en dis pas davantage. J'ouvre les yeux; je me déteste, et il n'est plus temps! Marton. - Je ne dis pas cela, Monsieur le Marquis, votre état me touche, et peut-être touchera-t-il ma maÃtresse. Frontin. - Cette belle dame a l'air si clément! Marton. - Me promettez-vous de rester comme vous êtes? Continuerez-vous d'être aussi aimable que vous l'êtes actuellement? En est-ce fait? N'y a-t-il plus de petit-maÃtre? Rosimond. - Je suis confus de l'avoir été, Marton. Frontin. - Je pleure de joie. Marton. - Eh bien, portez-lui donc ce coeur tendre et repentant; jetez-vous à ses genoux, et n'en sortez point qu'elle ne vous ait fait grâce. Rosimond. - Je m'y jetterai, Marton, mais sans espérance, puisqu'elle aime Dorante. Marton. - Doucement; Dorante ne lui a plu qu'en s'efforçant de lui plaire, et vous lui avez plu d'abord. Cela est différent c'est reconnaissance pour lui, c'était inclination pour vous, et l'inclination reprendra ses droits. Je la vois qui s'avance; nous vous laissons avec elle. Scène X Rosimond, Hortense Hortense. - Bonnes nouvelles, Monsieur le Marquis, tout est pacifié. Rosimond, se jetant à ses genoux. - Et moi je meurs de douleur, et je renonce à tout, puisque je vous perds, Madame. Hortense. - Ah! Ciel! Levez-vous, Rosimond; ne vous troublez pas, et dites-moi ce que cela signifie. Rosimond. - Je ne mérite pas, Hortense, la bonté que vous avez de m'entendre; et ce n'est pas en me flattant de vous fléchir, que je viens d'embrasser vos genoux. Non, je me fais justice; je ne suis pas même digne de votre haine, et vous ne me devez que du mépris; mais mon coeur vous a manqué de respect; il vous a refusé l'aveu de tout l'amour dont vous l'aviez pénétré, et je veux, pour l'en punir, vous déclarer les motifs ridicules du mystère qu'il vous en a fait. Oui, belle Hortense, cet amour que je ne méritais pas de sentir, je ne vous l'ai caché que par le plus misérable, par le plus incroyable orgueil qui fût jamais. Triomphez donc d'un malheureux qui vous adorait, qui a pourtant négligé de vous le dire, et qui a porté la présomption, jusqu'à croire que vous l'aimeriez sans cela voilà ce que j'étais devenu par de faux airs; refusez-m'en le pardon que je vous en demande; prenez en réparation de mes folies l'humiliation que j'ai voulu subir en vous les apprenant; si ce n'est pas assez, riez-en vous-même, et soyez sûre d'en être toujours vengée par la douleur éternelle que j'en emporte. Scène XI Dorimène, Dorante, Hortense, Rosimond Dorimène. - Enfin, Marquis, vous ne vous plaindrez plus, je suis à vous, il vous est permis de m'épouser; il est vrai qu'il m'en coûte le sacrifice de ma fierté mais, que ne fait-on pas pour ce qu'on aime? Rosimond. - Un moment, de grâce, Madame. Dorante. - Votre père consent à mon bonheur, si vous y consentez vous-même, Madame. Hortense. - Dans un instant, Dorante. Rosimond, à Hortense. - Vous ne me dites rien, Hortense? Je n'aurai pas même, en partant, la triste consolation d'espérer que vous me plaindrez. Dorimène. - Que veut-il dire avec sa consolation? De quoi demande-t-il donc qu'on le plaigne? Rosimond. - Ayez la bonté de ne pas m'interrompre. Hortense. - Quoi, Rosimond, vous m'aimez? Rosimond. - Et mon amour ne finira qu'avec ma vie. Dorimène. - Mais, parlez donc? Répétez-vous une scène de comédie? Rosimond. - Eh! de grâce. Dorante. - Que dois-je penser, Madame? Hortense. - Tout à l'heure. A Rosimond. Et vous n'aimez pas Dorimène? Rosimond. - Elle est présente; et je dis que je vous adore; et je le dis sans être infidèle approuvez que je n'en dise pas davantage. Dorimène. - Comment donc, vous l'adorez! Vous ne m'aimez pas? A-t-il perdu l'esprit? Je ne plaisante plus, moi. Dorante. - Tirez-moi de l'inquiétude où je suis, Madame? Rosimond. - Adieu, belle Hortense; ma présence doit vous être à charge. Puisse Dorante, à qui vous accordez votre coeur, sentir toute l'étendue du bonheur que je perds. A Dorante. Tu me donnes la mort, Dorante; mais je ne mérite pas de vivre, et je te pardonne. Dorimène. - Voilà qui est bien particulier! Hortense. - Arrêtez, Rosimond; ma main peut-elle effacer le ressouvenir de la peine que je vous ai faite? Je vous la donne. Rosimond. - Je devrais expirer d'amour, de transport et de reconnaissance. Dorimène. - C'est un rêve! Voyons. A quoi cela aboutira-t-il? Hortense, à Rosimond. - Ne me sachez pas mauvais gré de ce qui s'est passé; je vous ai refusé ma main, j'ai montré de l'éloignement pour vous; rien de tout cela n'était sincère c'était mon coeur qui éprouvait le vôtre. Vous devez tout à mon penchant; je voulais pouvoir m'y livrer, je voulais que ma raison fût contente, et vous comblez mes souhaits; jugez à présent du cas que j'ai fait de votre coeur par tout ce que j'ai tenté pour en obtenir la tendresse entière. Rosimond se jette à genoux. Dorimène, en s'en allant. - Adieu. Je vous annonce qu'il faudra l'enfermer au premier jour. Scène XII Le Comte, La Marquise, Marton, Frontin Le Comte. - Rosimond à vos pieds, ma fille! Qu'est-ce que cela veut dire? Hortense. - Mon père, c'est Rosimond qui m'aime, et que j'épouserai si vous le souhaitez. Rosimond. - Oui, Monsieur, c'est Rosimond devenu raisonnable, et qui ne voit rien d'égal au bonheur de son sort. Le Comte, à Dorante. - Nous les destinions l'un à l'autre, Monsieur; vous m'aviez demandé ma fille mais vous voyez bien qu'il n'est plus question d'y songer. La Marquise. - Ah! mon fils! Que cet événement me charme! Dorante, à Hortense. - Je ne me plains point, Madame; mais votre procédé est cruel. Hortense. - Vous n'avez rien à me reprocher, Dorante; vous vouliez profiter des fautes de votre ami, et ce dénouement-ci vous rend justice. Frontin. - Ah, Monsieur! Ah, Madame! Mon incomparable Marton. Marton. - Aime-moi à présent tant que tu voudras, il n'y aura rien de perdu. Fin La Mère confidente Acteurs Comédie en trois actes et en prose représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 9 mai 1735 Acteurs Madame Argante. Angélique, sa fille. Lisette, sa suivante. Dorante, amant d'Angélique. Ergaste, son oncle. Lubin, paysan valet de Madame Argante. La scène se passe à la campagne, chez Madame Argante. Acte premier Scène première Dorante, Lisette Dorante. - Quoi! vous venez sans Angélique, Lisette? Lisette. - Elle arrivera bientôt, elle est avec sa mère, je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me suis hâtée que pour avoir avec vous un moment d'entretien, sans qu'elle le sache. Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Lisette. - Ah ça, Monsieur, nous ne vous connaissons, Angélique et moi, que par une aventure de promenade dans cette campagne. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Vous êtes tous deux aimables, l'amour s'est mis de la partie, cela est naturel; voilà sept ou huit entrevues que nous avons avec vous, à l'insu de tout le monde; la mère, à qui vous êtes inconnu, pourrait à la fin en apprendre quelque chose, toute l'intrigue retomberait sur moi terminons; Angélique est riche, vous êtes tous deux d'une égale condition, à ce que vous dites; engagez vos parents à la demander pour vous en mariage; il n'y a pas même de temps à perdre. Dorante. - C'est ici où gÃt la difficulté. Lisette. - Vous auriez de la peine à trouver un meilleur parti, au moins. Dorante. - Eh! il n'est que trop bon. Lisette. - Je ne vous entends pas. Dorante. - Ma famille vaut la sienne, sans contredit, mais je n'ai pas de bien, Lisette. Lisette, étonnée. - Comment? Dorante. - Je dis les choses comme elles sont; je n'ai qu'une très petite légitime. Lisette, brusquement. - Vous? Tant pis; je ne suis point contente de cela, qui est-ce qui le devinerait à votre air? Quand on n'a rien, faut-il être de si bonne mine? Vous m'avez trompée, Monsieur. Dorante. - Ce n'était pas mon dessein. Lisette. - Cela ne se fait pas, vous dis-je, que diantre voulez-vous qu'on fasse de vous? Vraiment Angélique vous épouserait volontiers, mais nous avons une mère qui ne sera pas tentée de votre légitime, et votre amour ne nous donnerait que du chagrin. Dorante. - Eh! Lisette, laisse aller les choses, je t'en conjure; il peut arriver tant d'accidents! Si je l'épouse, je te jure d'honneur que je te ferai ta fortune; tu n'en peux espérer autant de personne, et je tiendrai parole. Lisette. - Ma fortune? Dorante. - Oui, je te le promets. Ce n'est pas le bien d'Angélique qui me fait envie si je ne l'avais pas rencontrée ici, j'allais, à mon retour à Paris, épouser une veuve très riche et peut-être plus riche qu'elle, tout le monde le sait, mais il n'y a plus moyen j'aime Angélique; et si jamais tes soins m'unissaient à elle, je me charge de ton établissement. Lisette, rêvant un peu. - Vous êtes séduisant; voilà une façon d'aimer qui commence à m'intéresser, je me persuade qu'Angélique serait bien avec vous. Dorante. - Je n'aimerai jamais qu'elle. Lisette. - Vous lui ferez donc sa fortune aussi bien qu'à moi, mais, Monsieur, vous n'avez rien, dites-vous? cela est dur, n'héritez-vous de personne, tous vos parents sont-ils ruinés? Dorante. - Je suis le neveu d'un homme qui a de très grands biens, qui m'aime beaucoup, et qui me traite comme un fils. Lisette. - Eh! que ne parlez-vous donc? d'où vient me faire peur avec vos tristes récits, pendant que vous en avez de si consolants à faire? Un oncle riche, voilà qui est excellent; et il est vieux, sans doute, car ces Messieurs-là ont coutume de l'être. Dorante. - Oui, mais le mien ne suit pas la coutume, il est jeune. Lisette. - Jeune! et de quelle jeunesse encore? Dorante. - Il n'a que trente-cinq ans. Lisette. - Miséricorde! trente-cinq ans! Cet homme-là n'est bon qu'à être le neveu d'un autre. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Mais du moins, est-il un peu infirme? Dorante. - Point du tout, il se porte à merveille, il est, grâce au ciel, de la meilleure santé du monde, car il m'est cher. Lisette. - Trente-cinq ans et de la santé, avec un degré de parenté comme celui-là ! Le joli parent! Et quelle est l'humeur de ce galant homme? Dorante. - Il est froid, sérieux et philosophe. Lisette. - Encore passe, voilà une humeur qui peut nous dédommager de la vieillesse et des infirmités qu'il n'a pas il n'a qu'à nous assurer son bien. Dorante. - Il ne faut pas s'y attendre; on parle de quelque mariage en campagne pour lui. Lisette, s'écriant. - Pour ce philosophe! Il veut donc avoir des héritiers en propre personne? Dorante. - Le bruit en court. Lisette. - Oh! Monsieur, vous m'impatientez avec votre situation; en vérité, vous êtes insupportable, tout est désolant avec vous, de quelque côté qu'on se tourne. Dorante. - Te voilà donc dégoûtée de me servir? Lisette, vivement. - Non, vous avez un malheur qui me pique et que je veux vaincre; mais retirez-vous, voici Angélique qui arrive, je ne lui ai pas dit que vous viendriez ici, quoiqu'elle s'attende bien de vous y voir; vous reparaÃtrez dans un instant et ferez comme si vous arriviez, donnez-moi le temps de l'instruire de tout, j'ai à lui rendre compte de votre personne, elle m'a chargée de savoir un peu de vos nouvelles, laissez-moi faire. Dorante sort. Scène II Angélique, Lisette Lisette. - Je désespérais que vous vinssiez, Madame. Angélique. - C'est qu'il est arrivé du monde à qui j'ai tenu compagnie. Eh bien! Lisette, as-tu quelque chose à me dire de Dorante? as-tu parlé de lui à la concierge du château où il est? Lisette. - Oui, je suis parfaitement informée. Dorante est un homme charmant, un homme aimé, estimé de tout le monde, en un mot, le plus honnête homme qu'on puisse connaÃtre. Angélique. - Hélas! Lisette, je n'en doutais pas, cela ne m'apprend rien, je l'avais deviné. Lisette. - Oui; il n'y a qu'à le voir pour avoir bonne opinion de lui. Il faut pourtant le quitter, car il ne vous convient pas. Angélique. - Le quitter! Quoi! après cet éloge! Lisette. - Oui, Madame, il n'est pas votre fait. Angélique. - Ou vous plaisantez, ou la tête vous tourne. Lisette. - Ni l'un ni l'autre. Il a un défaut terrible. Angélique. - Tu m'effrayes. Lisette. - Il est sans bien. Angélique. - Ah! je respire! N'est-ce que cela? Explique-toi donc mieux, Lisette ce n'est pas un défaut, c'est un malheur, je le regarde comme une bagatelle, moi. Lisette. - Vous parlez juste; mais nous avons une mère, allez la consulter sur cette bagatelle-là , pour voir un peu ce qu'elle vous répondra; demandez-lui si elle sera d'avis de vous donner Dorante. Angélique. - Et quel est le tien là -dessus, Lisette? Lisette. - Oh! le mien, c'est une autre affaire; sans vanité, je penserais un peu plus noblement que cela, ce serait une fort belle action que d'épouser Dorante. Angélique. - Va, va, ne ménage pas mon coeur, il n'est pas au-dessous du tien, conseille-moi hardiment une belle action. Lisette. - Non pas, s'il vous plaÃt. Dorante est un cadet et l'usage veut qu'on le laisse là . Angélique. - Je l'enrichirais donc? Quel plaisir! Lisette. - Oh! vous en direz tant que vous me tenterez. Angélique. - Plus il me devrait, et plus il me serait cher. Lisette. - Vous êtes tous deux les plus aimables enfants du monde, car il refuse aussi, à cause de vous, une veuve très riche, à ce qu'on dit. Angélique. - Lui? eh bien! il a eu la modestie de s'en taire, c'est toujours de nouvelles qualités que je lui découvre. Lisette. - Allons, Madame, il faut que vous épousiez cet homme-là , le ciel vous destine l'un à l'autre, cela est visible. Rappelez-vous votre aventure nous nous promenons toutes deux dans les allées de ce bois. Il y a mille autres endroits pour se promener; point du tout, cet homme, qui nous est inconnu, ne vient qu'à celui-ci, parce qu'il faut qu'il nous rencontre. Qu'y faisiez-vous? Vous lisiez. Qu'y faisait-il? Il lisait. Y a-t-il rien de plus marqué? Angélique. - Effectivement. Lisette. - Il vous salue, nous le saluons, le lendemain, même promenade, mêmes allées, même rencontre, même inclination des deux côtés, et plus de livres de part et d'autre; cela est admirable! Angélique. - Ajoute que j'ai voulu m'empêcher de l'aimer, et que je n'ai pu en venir à bout. Lisette. - Je vous en défierais. Angélique. - Il n'y a plus que ma mère qui m'inquiète, cette mère qui m'idolâtre, qui ne m'a jamais fait sentir que son amour, qui ne veut jamais que ce que je veux. Lisette. - Bon! c'est que vous ne voulez jamais que ce qui lui plaÃt. Angélique. - Mais si elle fait si bien que ce qui lui plaÃt me plaise aussi, n'est-ce pas comme si je faisais toujours mes volontés? Lisette. - Est-ce que vous tremblez déjà ? Angélique. - Non, tu m'encourages, mais c'est ce misérable bien que j'ai et qui me nuira ah! que je suis fâchée d'être si riche! Lisette. - Ah! le plaisant chagrin! Eh! ne l'êtes-vous pas pour vous deux? Angélique. - Il est vrai. Ne le verrons-nous pas aujourd'hui? Quand reviendra-t-il? Lisette regarde sa montre. - Attendez, je vais vous le dire. Angélique. - Comment! est-ce que tu lui as donné rendez-vous? Lisette. - Oui, il va venir, il ne tardera pas deux minutes, il est exact. Angélique. - Vous n'y songez pas, Lisette; il croira que c'est moi qui le lui ai fait donner. Lisette. - Non, non, c'est toujours avec moi qu'il les prend, et c'est vous qui les tenez sans le savoir. Angélique. - Il a fort bien fait de ne m'en rien dire, car je n'en aurais pas tenu un seul; et comme vous m'avertissez de celui-ci, je ne sais pas trop si je puis rester avec bienséance, j'ai presque envie de m'en aller. Lisette. - Je crois que vous avez raison. Allons, partons, Madame. Angélique. - Une autre fois, quand vous lui direz de venir, du moins ne m'avertissez pas, voilà tout ce que je vous demande. Lisette. - Ne nous fâchons pas, le voici. Scène III Dorante, Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Angélique. - Je ne vous attendais pas, au moins, Dorante. Dorante. - Je ne sais que trop que c'est à Lisette que j'ai l'obligation de vous voir ici, Madame. Lisette, sans regarder. - Je lui ai pourtant dit que vous viendriez. Angélique. - Oui, elle vient de me l'apprendre tout à l'heure. Lisette. - Pas tant tout à l'heure. Angélique. - Taisez-vous, Lisette. Dorante. - Me voyez-vous à regret, Madame? Angélique. - Non, Dorante, si j'étais fâchée de vous voir, je fuirais les lieux où je vous trouve, et où je pourrais soupçonner de vous rencontrer. Lisette. - Oh! pour cela, Monsieur, ne vous plaignez pas; il faut rendre justice à Madame il n'y a rien de si obligeant que les discours qu'elle vient de me tenir sur votre compte. Angélique. - Mais, en vérité, Lisette!... Dorante. - Eh! Madame, ne m'enviez pas la joie qu'elle me donne. Lisette. - Où est l'inconvénient de répéter des choses qui ne sont que louables? Pourquoi ne saurait-il pas que vous êtes charmée que tout le monde l'aime et l'estime? Y a-t-il du mal à lui dire le plaisir que vous vous proposez à le venger de la fortune, à lui apprendre que la sienne vous le rend encore plus cher? Il n'y a point à rougir d'une pareille façon de penser, elle fait l'éloge de votre coeur. Dorante. - Quoi! charmante Angélique, mon bonheur irait-il jusque-là ? Oserais-je ajouter foi à ce qu'elle me dit? Angélique. - Je vous avoue qu'elle est bien étourdie. Dorante. - Je n'ai que mon coeur à vous offrir, il est vrai, mais du moins n'en fut-il jamais de plus pénétré ni de plus tendre. Lubin paraÃt dans l'éloignement. Lisette. - Doucement, ne parlez pas si haut, il me semble que je vois le neveu de notre fermier qui nous observe; ce grand benêt-là , que fait-il ici? Angélique. - C'est lui-même. Ah! que je suis inquiète! Il dira tout à ma mère. Adieu, Dorante, nous nous reverrons, je me sauve, retirez-vous aussi. Elle sort. Dorante veut s'en aller. Lisette, l'arrêtant. - Non, Monsieur, arrêtez, il me vient une idée il faut tâcher de le mettre dans nos intérêts, il ne me hait pas. Dorante. - Puisqu'il nous a vus, c'est le meilleur parti. Scène IV Dorante, Lisette, Lubi Lisette, à Dorante. - Laissez-moi faire. Ah! te voilà , Lubin? à quoi t'amuses-tu là ? Lubin. - Moi? D'abord je faisais une promenade, à présent je regarde. Lisette. - Et que regardes-tu? Lubin. - Des oisiaux, deux qui restont, et un qui viant de prenre sa volée, et qui est le plus joli de tous. Regardant Dorante. En velà un qui est bian joli itou, et jarnigué! ils profiteront bian avec vous, car vous les sifflez comme un charme, Mademoiselle Lisette. Lisette. - C'est-à -dire que tu nous as vu, Angélique et moi, parler à Monsieur? Lubin. - Oh! oui, j'ons tout vu à mon aise, j'ons mêmement entendu leur petit ramage. Lisette. - C'est le hasard qui nous a fait rencontrer Monsieur, et voilà la première fois que nous le voyons. Lubin. - Morgué! qu'alle a bonne meine cette première fois-là , alle ressemble à la vingtième! Dorante. - On ne saurait se dispenser de saluer une dame quand on la rencontre, je pense. Lubin, riant. - Ah! ah! ah! vous tirez donc voute révérence en paroles, vous convarsez depuis un quart d'heure, appelez-vous ça un coup de chapiau? Lisette. - Venons au fait, serais-tu d'humeur d'entrer dans nos intérêts? Lubin. - Peut-être qu'oui, peut-être que non, ce sera suivant les magnières du monde; il gnia que ça qui règle, car j'aime les magnières, moi. Lisette. - Eh bien! Lubin, je te prie instamment de nous servir. Dorante lui donne de l'argent. - Et moi, je te paye pour cela. Lubin. - Je vous baille donc la parfarence; redites voute chance, alle sera pu bonne ce coup-ci que l'autre, d'abord c'est une rencontre, n'est-ce pas? ça se pratique, il n'y a pas de malhonnêteté à rencontrer les parsonnes. Lisette. - Et puis on se salue. Lubin. - Et pis queuque bredouille au bout de la révérence, c'est itou ma coutume; toujours je bredouille en saluant, et quand ça se passe avec des femmes, faut bian qu'alles répondent deux paroles pour une; les hommes parlent, les femmes babillent, allez voute chemin; velà qui est fort bon, fort raisonnable et fort civil. Oh çà ! la rencontre, la salutation, la demande, et la réponse, tout ça est payé! il n'y a pus qu'à nous accommoder pour le courant. Dorante. - Voilà pour le courant. Lubin. - Courez donc tant que vous pourrez, ce que vous attraperez, c'est pour vous; je n'y prétends rin, pourvu que j'attrape itou. Sarviteur, il n'y a, morgué! parsonne de si agriable à rencontrer que vous. Lisette. - Tu seras donc de nos amis à présent. Lubin. - Tatigué! oui, ne m'épargnez pas, toute mon amiquié est à voute sarvice au même prix. Lisette. - Puisque nous pouvons compter sur toi, veux-tu bien actuellement faire le guet pour nous avertir, en cas que quelqu'un vienne, et surtout Madame? Lubin. - Que vos parsonnes se tiennent en paix, je vous garantis des passants une lieue à la ronde. Il sort. Scène V Dorante, Lisette Lisette. - Puisque nous voici seuls un moment, parlons encore de votre amour, Monsieur. Vous m'avez fait de grandes promesses en cas que les choses réussissent; mais comment réussiront-elles? Angélique est une héritière, et je sais les intentions de la mère, quelque tendresse qu'elle ait pour sa fille, qui vous aime, ce ne sera pas à vous à qui elle la donnera, c'est de quoi vous devez être bien convaincu; or, cela supposé, que vous passe-t-il dans l'esprit là -dessus? Dorante. - Rien encore, Lisette. Je n'ai jusqu'ici songé qu'au plaisir d'aimer Angélique. Lisette. - Mais ne pourriez-vous pas en même temps songer à faire durer ce plaisir? Dorante. - C'est bien mon dessein; mais comment s'y prendre? Lisette. - Je vous le demande. Dorante. - J'y rêverai, Lisette. Lisette. - Ah! vous y rêverez! Il n'y a qu'un petit inconvénient à craindre, c'est qu'on ne marie votre maÃtresse pendant que vous rêverez à la conserver. Dorante. - Que me dis-tu, Lisette? J'en mourrais de douleur. Lisette. - Je vous tiens donc pour mort. Dorante, vivement. - Est-ce qu'on la veut marier? Lisette. - La partie est toute liée avec la mère, il y a déjà un époux d'arrêté, je le sais de bonne part. Dorante. - Eh! Lisette, tu me désespères, il faut absolument éviter ce malheur-là . Lisette. - Ah! ce ne sera pas en disant j'aime, et toujours j'aime... N'imaginez-vous rien? Dorante. - Tu m'accables. Scène VI Lubin, Lisette, Dorante Lubin, accourant. - Gagnez pays, mes bons amis, sauvez-vous, velà l'ennemi qui s'avance. Lisette. - Quel ennemi? Lubin. - Morgué! le plus méchant, c'est la mère d'Angélique. Lisette, à Dorante. - Eh! vite, cachez-vous dans le bois, je me retire. Elle sort. Lubin. - Et moi je ferai semblant d'être sans malice. Scène VII Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! c'est toi, Lubin, tu es tout seul? Il me semblait avoir entendu du monde. Lubin. - Non, noute maÃtresse; ce n'est que moi qui me parle et qui me repart, à celle fin de me tenir compagnie, ça amuse. Madame Argante. - Ne me trompes-tu point? Lubin. - Pargué! je serais donc un fripon? Madame Argante. - Je te crois, et je suis bien aise de te trouver, car je te cherchais; j'ai une commission à te donner, que je ne veux confier à aucun de mes gens; c'est d'observer Angélique dans ses promenades, et de me rendre compte de ce qui s'y passe; je remarque que depuis quelque temps elle sort souvent à la même heure avec Lisette, et j'en voudrais savoir la raison. Lubin. - Ca est fort raisonnable. Vous me baillez donc une charge d'espion? Madame Argante. - A peu près. Lubin. - Je savons bian ce que c'est; j'ons la pareille. Madame Argante. - Toi? Lubin. - Oui, ça est fort lucratif; mais c'est qu'ou venez un peu tard, noute maÃtresse, car je sis retenu pour vous espionner vous-même. Madame Argante, à part. - Qu'entends-je? Moi, Lubin? Lubin. - Vraiment oui. Quand Mademoiselle Angélique parle en cachette à son amoureux, c'est moi qui regarde si vous ne venez pas. Madame Argante. - Ceci est sérieux; mais vous êtes bien hardi, Lubin, de vous charger d'une pareille commission. Lubin. - Pardi, y a-t-il du mal à dire à cette jeunesse Velà Madame qui viant, la velà qui ne viant pas? Ca empêche-t-il que vous ne veniez, ou non? Je n'y entends pas de finesse. Madame Argante. - Je te pardonne, puisque tu n'as pas cru mal faire, à condition que tu m'instruiras de tout ce que tu verras et de tout ce que tu entendras. Lubin. - Faura donc que j'acoute et que je regarde? Ce sera moiquié plus de besogne avec vous qu'avec eux. Madame Argante. - Je consens même que tu les avertisses quand j'arriverai, pourvu que tu me rapportes tout fidèlement, et il ne te sera pas difficile de le faire, puisque tu ne t'éloignes pas beaucoup d'eux. Lubin. - Eh! sans doute, je serai tout porté pour les nouvelles, ça me sera commode, aussitôt pris, aussitôt rendu. Madame Argante. - Je te défends surtout de les informer de l'emploi que je te donne, comme tu m'as informé de celui qu'ils t'ont donné; garde-moi le secret. Lubin. - Drès qu'ou voulez qu'an le garde, an le gardera; s'ils me l'aviont commandé, j'aurions fait de même, ils n'aviont qu'à dire. Madame Argante. - N'y manque pas à mon égard, et puisqu'ils ne se soucient point que tu gardes le leur, achève de m'instruire, tu n'y perdras pas. Lubin. - Premièrement, au lieu de pardre avec eux, j'y gagne. Madame Argante. - C'est-à -dire qu'ils te payent? Lubin. - Tout juste. Madame Argante. - Je te promets de faire comme eux, quand je serai rentrée chez moi. Lubin. - Ce que j'en dis n'est pas pour porter exemple, mais ce qu'ou ferez sera toujours bian fait. Madame Argante. - Ma fille a donc un amant? Quel est-il? Lubin. - Un biau jeune homme fait comme une marveille, qui est libéral, qui a un air, une présentation, une philosomie! Dame! c'est ma meine à moi, ce sera la vôtre itou; il n'y a pas de garçon pu gracieux à contempler, et qui fait l'amour avec des paroles si douces! C'est un plaisir que de l'entendre débiter sa petite marchandise! Il ne dit pas un mot qu'il n'adore. Madame Argante. - Et ma fille, que lui répond-elle? Lubin. - Voute fille? mais je pense que bientôt ils s'adoreront tous deux. Madame Argante. - N'as-tu rien retenu de leurs discours? Lubin. - Non, qu'une petite miette. Je n'ai pas de moyen, ce li fait-il. Et moi, j'en ai trop, ce li fait-elle. Mais, li dit-il, j'ai le coeur si tendre! Mais, li dit-elle, qu'est-ce que ma mère s'en souciera? Et pis là -dessus ils se lamentont sur le plus, sur le moins, sur la pauvreté de l'un, sur la richesse de l'autre, ça fait des regrets bian touchants. Madame Argante. - Quel est ce jeune homme? Lubin. - Attendez, il m'est avis que c'est Dorante, et comme c'est un voisin, on peut l'appeler le voisin Dorante. Madame Argante. - Dorante! ce nom-là ne m'est pas inconnu, comment se sont-ils vus? Lubin. - Ils se sont vus en se rencontrant; mais ils ne se rencontrent pus, ils se treuvent. Madame Argante. - Et Lisette, est-elle de la partie? Lubin. - Morgué! oui, c'est leur capitaine, alle a le gouvarnement des rencontres, c'est un trésor pour des amoureux que cette fille-là . Madame Argante. - Voici, ce me semble, ma fille, qui feint de se promener et qui vient à nous; retire-toi, Lubin, continue d'observer et de m'instruire avec fidélité, je te récompenserai. Lubin. - Oh! que oui, Madame, ce sera au logis, il n'y a pas loin. Il sort. Scène VIII Madame Argante, Angélique Madame Argante. - Je vous demandais à Lubin, ma fille. Angélique. - Avez-vous à me parler, Madame? Madame Argante. - Oui; vous connaissez Ergaste, Angélique, vous l'avez vu souvent à Paris, il vous demande en mariage. Angélique. - Lui, ma mère, Ergaste, cet homme si sombre si sérieux, il n'est pas fait pour être un mari, ce me semble. Madame Argante. - Il n'y a rien à redire à sa figure. Angélique. - Pour sa figure, je la lui passe, c'est à quoi je ne regarde guère. Madame Argante. - Il est froid. Angélique. - Dites glacé, taciturne, mélancolique, rêveur et triste. Madame Argante. - Vous le verrez bientôt, il doit venir ici, et s'il ne vous accommode pas, vous ne l'épouserez pas malgré vous, ma chère enfant, vous savez bien comme nous vivons ensemble. Angélique. - Ah! ma mère, je ne crains point de violence de votre part, ce n'est pas là ce qui m'inquiète. Madame Argante. - Es-tu bien persuadée que je t'aime? Angélique. - Il n'y a point de jour qui ne m'en donne des preuves. Madame Argante. - Et toi, ma fille, m'aimes-tu autant? Angélique. - Je me flatte que vous n'en doutez pas, assurément. Madame Argante. - Non, mais pour m'en rendre encore plus sûre, il faut que tu m'accordes une grâce. Angélique. - Une grâce, ma mère! Voilà un mot qui ne me convient point, ordonnez, et je vous obéirai. Madame Argante. - Oh! si tu le prends sur ce ton-là , tu ne m'aimes pas tant que je croyais. Je n'ai point d'ordre à vous donner, ma fille; je suis votre amie, et vous êtes la mienne, et si vous me traitez autrement, je n'ai plus rien à vous dire. Angélique. - Allons, ma mère, je me rends, vous me charmez, j'en pleure de tendresse, voyons, quelle est cette grâce que vous me demandez? Je vous l'accorde d'avance. Madame Argante. - Viens donc que je t'embrasse te voici dans un âge raisonnable, mais où tu auras besoin de mes conseils et de mon expérience; te rappelles-tu l'entretien que nous eûmes l'autre jour; et cette douceur que nous nous figurions toutes deux à vivre ensemble dans la plus intime confiance, sans avoir de secrets l'une pour l'autre; t'en souviens-tu? Nous fûmes interrompues, mais cette idée-là te réjouit beaucoup, exécutons-la, parle-moi à coeur ouvert; fais-moi ta confidente. Angélique. - Vous, la confidente de votre fille? Madame Argante. - Oh! votre fille; et qui te parle d'elle? Ce n'est point ta mère qui veut être ta confidente, c'est ton amie, encore une fois. Angélique, riant. - D'accord, mais mon amie redira tout à ma mère, l'un est inséparable de l'autre. Madame Argante. - Eh bien! je les sépare, moi, je t'en fais serment; oui, mets-toi dans l'esprit que ce que tu me confieras sur ce pied-là , c'est comme si ta mère ne l'entendait pas; eh! mais cela se doit, il y aurait même de la mauvaise foi à faire autrement. Angélique. - Il est difficile d'espérer ce que vous dites là . Madame Argante. - Ah! que tu m'affliges; je ne mérite pas ta résistance. Angélique. - Eh bien! soit, vous l'exigez de trop bonne grâce, j'y consens, je vous dirai tout. Madame Argante. - Si tu veux, ne m'appelle pas ta mère, donne-moi un autre nom. Angélique. - Oh! ce n'est pas la peine, ce nom-là m'est cher, quand je le changerais, il n'en serait ni plus ni moins, ce ne serait qu'une finesse inutile, laissez-le-moi, il ne m'effraye plus. Madame Argante. - Comme tu voudras, ma chère Angélique. Ah çà ! je suis donc ta confidente, n'as-tu rien à me confier dès à présent? Angélique. - Non, que je sache, mais ce sera pour l'avenir. Madame Argante. - Comment va ton coeur? Personne ne l'a-t-il attaqué jusqu'ici? Angélique. - Pas encore. Madame Argante. - Hum! Tu ne te fies pas à moi, j'ai peur que ce ne soit encore à ta mère à qui tu réponds. Angélique. - C'est que vous commencez par une furieuse question. Madame Argante. - La question convient à ton âge. Angélique. - Ah! Madame Argante. - Tu soupires? Angélique. - Il est vrai. Madame Argante. - Que t'est-il arrivé? Je t'offre de la consolation et des conseils, parle. Angélique. - Vous ne me le pardonnerez pas. Madame Argante. - Tu rêves encore, avec tes pardons, tu me prends pour ta mère. Angélique. - Il est assez permis de s'y tromper, mais c'est du moins pour la plus digne de l'être, pour la plus tendre et la plus chérie de sa fille qu'il y ait au monde. Madame Argante. - Ces sentiments-là sont dignes de toi, et je les dirai; mais il ne s'agit pas d'elle, elle est absente revenons, qu'est-ce qui te chagrine? Angélique. - Vous m'avez demandé si on avait attaqué mon coeur? Que trop, puisque j'aime! Madame Argante, d'un air sérieux. - Vous aimez? Angélique, riant. - Eh bien! ne voilà -t-il pas cette mère qui est absente? C'est pourtant elle qui me répond; mais rassurez-vous, car je badine. Madame Argante. - Non, tu ne badines point, tu me dis la vérité, et il n'y a rien là qui me surprenne; de mon côté, je n'ai répondu sérieusement que parce que tu me parlais de même; ainsi point d'inquiétude, tu me confies donc que tu aimes. Angélique. - Je suis presque tentée de m'en dédire. Madame Argante. - Ah! ma chère Angélique, tu ne me rends pas tendresse pour tendresse. Angélique. - Vous m'excuserez, c'est l'air que vous avez pris qui m'a alarmée; mais je n'ai plus peur; oui, j'aime, c'est un penchant qui m'a surpris. Madame Argante. - Tu n'es pas la première, cela peut arriver à tout le monde et quel homme est-ce? est-il à Paris? Angélique. - Non, je ne le connais que d'ici? Madame Argante, riant. - D'ici, ma chère? Conte-moi donc cette histoire-là , je la trouve plus plaisante que sérieuse, ce ne peut être qu'une aventure de campagne, une rencontre? Angélique. - Justement. Madame Argante. - Quelque jeune homme galant, qui t'a salué, et qui a su adroitement engager une conversation? Angélique. - C'est cela même. Madame Argante. - Sa hardiesse m'étonne, car tu es d'une figure qui devait lui en imposer ne trouves-tu pas qu'il a un peu manqué de respect? Angélique. - Non, le hasard a tout fait, et c'est Lisette qui en est cause, quoique fort innocemment; elle tenait un livre, elle le laissa tomber, il le ramassa, et on se parla, cela est tout naturel. Madame Argante, riant. - Va, ma chère enfant, tu es folle de t'imaginer que tu aimes cet homme-là , c'est Lisette qui te le fait accroire, tu es si fort au-dessus de pareille chose! tu en riras toi-même au premier jour. Angélique. - Non, je n'en crois rien, je ne m'y attends pas, en vérité. Madame Argante. - Bagatelle, te dis-je, c'est qu'il y a là dedans un air de roman qui te gagne. Angélique. - Moi, je n'en lis jamais, et puis notre aventure est toute des plus simples. Madame Argante. - Tu verras; te dis-je; tu es raisonnable, et c'est assez; mais l'as-tu vu souvent? Angélique. - Dix ou douze fois. Madame Argante. - Le verras-tu encore? Angélique. - Franchement, j'aurais bien de la peine à m'en empêcher. Madame Argante. - Je t'offre, si tu le veux, de reprendre ma qualité de mère pour te le défendre. Angélique. - Non vraiment, ne reprenez rien, je vous prie, ceci doit être un secret pour vous en cette qualité-là , et je compte que vous ne savez rien, au moins, vous me l'avez promis. Madame Argante. - Oh! je te tiendrai parole, mais puisque cela est si sérieux, peu s'en faut que je ne verse des larmes sur le danger où je te vois, de perdre l'estime qu'on a pour toi dans le monde. Angélique. - Comment donc? l'estime qu'on a pour moi! Vous me faites trembler. Est-ce que vous me croyez capable de manquer de sagesse? Madame Argante. - Hélas! ma fille, vois ce que tu as fait, te serais-tu crue capable de tromper ta mère, de voir à son insu un jeune étourdi, de courir les risques de son indiscrétion et de sa vanité, de t'exposer à tout ce qu'il voudra dire, et de te livrer à l'indécence de tant d'entrevues secrètes, ménagées par une misérable suivante sans coeur, qui ne s'embarrasse guère des conséquences, pourvu qu'elle y trouve son intérêt, comme elle l'y trouve sans doute? qui t'aurait dit, il y a un mois, que tu t'égarerais jusque-là , l'aurais-tu cru? Angélique, triste. - Je pourrais bien avoir tort, voilà des réflexions que je n'ai jamais faites. Madame Argante. - Eh! ma chère enfant, qui est-ce qui te les ferait faire? Ce n'est pas un domestique payé pour te trahir, non plus qu'un amant qui met tout son bonheur à te séduire; tu ne consultes que tes ennemis; ton coeur même est de leur parti, tu n'as pour tout secours que ta vertu qui ne doit pas être contente, et qu'une véritable amie comme moi, dont tu te défies que ne risques-tu pas? Angélique. - Ah! ma chère mère, ma chère amie, vous avez raison, vous m'ouvrez les yeux, vous me couvrez de confusion; Lisette m'a trahie, et je romps avec le jeune homme; que je vous suis obligée de vos conseils! Lubin, à Madame Argante. - Madame, il vient d'arriver un homme qui demande à vous parler. Madame Argante, à Angélique. - En qualité de simple confidente, je te laisse libre; je te conseille pourtant de me suivre, car le jeune homme est peut-être ici. Angélique. - Permettez-moi de rêver un instant, et ne vous embarrassez point; s'il y est, et qu'il ose paraÃtre, je le congédierai, je vous assure. Madame Argante. - Soit, mais songe à ce que je t'ai dit. Elle sort. Scène IX Angélique, un moment seule, Lubin survient. Angélique. - Voilà qui est fait, je ne le verrai plus. Lubin, sans s'arrêter, lui remet une lettre dans la main. Arrêtez, de qui est-elle? Lubin, en s'en allant, de loin. - De ce cher poulet. C'est voute galant qui vous la mande. Angélique la rejette loin. - Je n'ai point de galant, rapportez-la. Lubin. - Elle est faite pour rester. Angélique. - Reprenez-la, encore une fois, et retirez-vous. Lubin. - Eh morgué! queu fantaisie! je vous dis qu'il faut qu'alle demeure, à celle fin que vous la lisiais, ça m'est enjoint, et à vous aussi; il y a dedans un entretien pour tantôt, à l'heure qui vous fera plaisir, et je sis enchargé d'apporter l'heure à Lisette, et non pas la lettre. Ramassez-la, car je n'ose, de peur qu'en ne me voie, et pis vous me crierez la réponse tout bas. Angélique. - Ramasse-la toi-même, et va-t'en, je te l'ordonne. Lubin. - Mais voyez ce rat qui lui prend! Non, morgué! je ne la ramasserai pas, il ne sera pas dit que j'aie fait ma commission tout de travars. Angélique, s'en allant. - Cet impertinent! Lubin la regarde s'en aller. - Faut qu'alle ai de l'avarsion pour l'écriture. Acte II Scène première Dorante, Lubin Lubin entre le premier et dit. - Parsonne ne viant. Dorante entre. Eh palsangué! arrivez donc, il y a pu d'une heure que je sis à l'affût de vous. Dorante. - Eh bien! qu'as-tu à me dire? Lubin. - Que vous ne bougiais d'ici, Lisette m'a dit de vous le commander. Dorante. - T'a-t-elle dit l'heure qu'Angélique a prise pour notre rendez-vous? Lubin. - Non, alle vous contera ça. Dorante. - Est-ce là tout? Lubin. - C'est tout par rapport à vous, mais il y a un restant par rapport à moi. Dorante. - De quoi est-il question? Lubin. - C'est que je me repens... Dorante. - Qu'appelles-tu te repentir? Lubin. - J'entends qu'il y a des scrupules qui me tourmentont sur vos rendez-vous que je protège, j'ons queuquefois la tentation de vous torner casaque sur tout ceci, et d'aller nous accuser tretous. Dorante. - Tu rêves, et où est le mal de ces rendez-vous? Que crains-tu? ne suis-je pas honnête homme? Lubin. - Morgué! moi itou, et tellement honnête, qu'il n'y aura pas moyen d'être un fripon, si on ne me soutient le coeur, par rapport à ce que j'ons toujours maille à partie avec ma conscience; il y a toujours queuque chose qui cloche dans mon courage; à chaque pas que je fais, j'ai le défaut de m'arrêter, à moins qu'on ne me pousse, et c'est à vous à pousser. Dorante, tirant une bague qu'il lui donne. - Eh! morbleu! prends encore cela, et continue. Lubin. - Ça me ravigote. Dorante. - Dis-moi, Angélique viendra-t-elle bientôt? Lubin. - Peut-être biantôt, peut-être bian tard, peut-être point du tout. Dorante. - Point du tout, qu'est-ce que tu veux dire? Comment a-t-elle reçu ma lettre? Lubin. - Ah! comment? Est-ce que vous me faites itou voute rapporteux auprès d'elle? Pargué! je serons donc l'espion à tout le monde? Dorante. - Toi? Eh! de qui l'es-tu encore? Lubin. - Eh! pardi! de la mère, qui m'a bian enchargé de n'en rian dire. Dorante. - Misérable! tu parles donc contre nous? Lubin. - Contre vous, Monsieur? Pas le mot, ni pour ni contre, je fais ma main, et velà tout, faut pas mêmement que vous sachiez ça. Dorante. - Explique-toi donc; c'est-à -dire que ce que tu en fais, n'est que pour obtenir quelque argent d'elle sans nous nuire? Lubin. - Velà cen que c'est, je tire d'ici, je tire d'ilà , et j'attrape. Dorante. - Achève, que t'a dit Angélique quand tu lui as porté ma lettre? Lubin. - Parlez-li toujours, mais ne li écrivez pas, voute griffonnage n'a pas fait forteune. Dorante. - Quoi! ma lettre l'a fâchée? Lubin. - Alle n'en a jamais voulu tâter, le papier la courrouce. Dorante. - Elle te l'a donc rendue? Lubin. - Alle me l'a rendue à tarre, car je l'ons ramassée; et Lisette la tient. Dorante. - Je n'y comprends rien, d'où cela peut-il provenir? Lubin. - Velà Lisette, intarrogez-la, je retorne à ma place pour vous garder. Il sort. Scène II Lisette, Dorante Dorante. - Que viens-je d'apprendre, Lisette? Angélique a rebuté ma lettre! Lisette. - Oui, la voici, Lubin me l'a rendue, j'ignore quelle fantaisie lui a pris, mais il est vrai qu'elle est de fort mauvaise humeur, je n'ai pu m'expliquer avec elle à cause du monde qu'il y avait au logis, mais elle est triste, elle m'a battu froid, et je l'ai trouvée toute changée; je viens pourtant de l'apercevoir là -bas, et j'arrive pour vous en avertir; attendons-la, sa rêverie pourrait bien tout doucement la conduire ici. Dorante. - Non, Lisette, ma vue ne ferait que l'irriter peut-être; il faut respecter ses dégoûts pour moi, je ne les soutiendrais pas, et je me retire. Lisette. - Que les amants sont quelquefois risibles! Qu'ils disent de fadeurs! Tenez, fuyez-la, Monsieur, car elle arrive, fuyez-la, pour la respecter. Scène III Angélique, Dorante, Lisette Angélique. - Quoi! Monsieur est ici! Je ne m'attendais pas à l'y trouver. Dorante. - J'allais me retirer, Madame, Lisette vous le dira je n'avais garde de me montrer; le mépris que vous avez fait de ma lettre m'apprend combien je vous suis odieux. Angélique. - Odieux! Ah! j'en suis quitte à moins; pour indifférent, passe, et très indifférent; quant à votre lettre, je l'ai reçue comme elle le méritait, et je ne croyais pas qu'on eût droit d'écrire aux gens qu'on a vus par hasard; j'ai trouvé cela fort singulier, surtout avec une personne de mon sexe m'écrire, à moi, Monsieur, d'où vous est venue cette idée, je n'ai pas donné lieu à votre hardiesse, ce me semble, de quoi s'agit-il entre vous et moi? Dorante. - De rien pour vous, Madame, mais de tout pour un malheureux que vous accablez. Angélique. - Voilà des expressions aussi déplacées qu'inutiles, et je vous avertis que je ne les écoute point. Dorante. - Eh! de grâce, Madame, n'ajoutez point la raillerie aux discours cruels que vous me tenez, méprisez ma douleur, mais ne vous en moquez pas, je ne vous exagère point ce que je souffre. Angélique. - Vous m'empêchez de parler à Lisette, Monsieur, ne m'interrompez point. Lisette. - Peut-on, sans être trop curieuse, vous demander à qui vous en avez? Angélique. - A vous, et je ne suis venue ici que parce que je vous cherchais, voilà ce qui m'amène. Dorante. - Voulez-vous que je me retire, Madame? Angélique. - Comme vous voudrez, Monsieur. Dorante. - Ciel! Angélique. - Attendez pourtant; puisque vous êtes là , je serai bien aise que vous sachiez ce que j'ai à vous dire vous m'avez écrit, vous avez lié conversation avec moi, vous pourriez vous en vanter, cela n'arrive que trop souvent, et je serais charmée que vous appreniez ce que j'en pense. Dorante. - Me vanter, moi, Madame, de quel affreux caractère me faites-vous là ? Je ne réponds rien pour ma défense, je n'en ai pas la force; si ma lettre vous a déplu, je vous en demande pardon, n'en présumez rien contre mon respect, celui que j'ai pour vous m'est plus cher que la vie, et je vous le prouverai en me condamnant à ne vous plus revoir, puisque je vous déplais. Angélique. - Je vous ai déjà dit que je m'en tenais à l'indifférence. Revenons à Lisette. Lisette. - Voyons, puisque c'est mon tour pour être grondée; je ne saurais me vanter de rien, moi, je ne vous ai écrit ni rencontré, quel est mon crime? Angélique. - Dites-moi, il n'a pas tenu à vous que je n'eusse des dispositions favorables pour Monsieur, c'est par vos soins qu'il a eu avec moi toutes les entrevues où vous m'avez amenée sans me le dire, car c'est sans me le dire, en avez-vous senti les conséquences? Lisette. - Non, je n'ai pas eu cet esprit-là . Angélique. - Si Monsieur, comme je l'ai déjà dit, et à l'exemple de presque tous les jeunes gens, était homme à faire trophée d'une aventure dont je suis tout à fait innocente, où en serais-je? Lisette, à Dorante. - Remerciez, Monsieur. Dorante. - Je ne saurais parler. Angélique. - Si, de votre côté, vous êtes de ces filles intéressées qui ne se soucient pas de faire tort à leurs maÃtresses pourvu qu'elles y trouvent leur avantage, que ne risquerais-je pas? Lisette. - Oh! je répondrai, moi, je n'ai pas perdu la parole si Monsieur est un homme d'honneur à qui vous faites injure, si je suis une fille généreuse, qui ne gagne à tout cela que le joli compliment dont vous m'honorez, où en est avec moi votre reconnaissance, hem? Angélique. - D'où vient donc que vous avez si bien servi Dorante, quel peut avoir été le motif d'un zèle si vif, quels moyens a-t-il employés pour vous faire agir? Lisette. - Je crois vous entendre vous gageriez, j'en suis sûre, que j'ai été séduite par des présents? Gagez, Madame, faites-moi cette galanterie-là , vous perdrez, et ce sera une manière de donner tout à fait noble. Dorante. - Des présents, Madame! Que pourrais-je lui donner qui fût digne de ce que je lui dois? Lisette. - Attendez, Monsieur, disons pourtant la vérité. Dans vos transports, vous m'avez promis d'être extrêmement reconnaissant, si jamais vous aviez le bonheur d'être à Madame, il faut convenir de cela. Angélique. - Eh! je serais la première à vous donner moi-même. Dorante. - Que je suis à plaindre d'avoir livré mon coeur à tant d'amour! Lisette. - J'entre dans votre douleur, Monsieur, mais faites comme moi, je n'avais que de bonnes intentions j'aime ma maÃtresse, tout injuste qu'elle est, je voulais unir son sort à celui d'un homme qui lui aurait rendu la vie heureuse et tranquille, mes motifs lui sont suspects, et j'y renonce; imitez-moi, privez-vous de votre côté du plaisir de voir Angélique, sacrifiez votre amour à ses inquiétudes, vous êtes capable de cet effort-là . Angélique. - Soit. Lisette, à Dorante, à part. - Retirez-vous pour un moment. Dorante. - Adieu, Madame; je vous quitte, puisque vous le voulez; dans l'état où vous me jetez, la vie m'est à charge, je pars pénétré d'une affliction mortelle, et je n'y résisterai point, jamais on n'eut tant d'amour, tant de respect que j'en ai pour vous, jamais on n'osa espérer moins de retour; ce n'est pas votre indifférence qui m'accable, elle me rend justice, j'en aurais soupiré toute ma vie sans m'en plaindre, et ce n'était point à moi, ce n'est peut-être à personne à prétendre à votre coeur; mais je pouvais espérer votre estime, je me croyais à l'abri du mépris, et ni ma passion ni mon caractère n'ont mérité les outrages que vous leur faites. Il sort. Scène IV Angélique, Lisette, Lubin survient. Angélique. - Il est parti? Lisette. - Oui, Madame. Angélique, un moment sans parler, et à part. - J'ai été trop vite, ma mère, avec toute son expérience, en a mal jugé; Dorante est un honnête homme. Lisette, à part. - Elle rêve, elle est triste cette querelle-ci ne nous fera point de tort. Lubin, à Angélique. - J'aperçois par là -bas un passant qui viant envars nous, voulez-vous qu'il vous regarde? Angélique. - Eh! que m'importe? Lisette. - Qu'il passe, qu'est-ce que cela nous fait? Lubin, à part. - Il y a du brit dans le ménage, je m'en retorne donc, je vas me mettre pus près par rapport à ce que je m'ennuie d'être si loin, j'aime à voir le monde, vous me sarvirez de récriation, n'est-ce pas? Lisette. - Comme tu voudras, reste à dix pas. Lubin. - Je les compterai en conscience. A part. Je sis pus fin qu'eux, j'allons faire ma forniture de nouvelles pour la bonne mère. Il s'éloigne. Scène V Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Lisette. - Vous avez furieusement maltraité Dorante! Angélique. - Oui, vous avez raison, j'en suis fâchée, mais laissez-moi, car je suis outrée contre vous. Lisette. - Vous savez si je le mérite. Angélique. - C'est vous qui êtes cause que je me suis accoutumée à le voir. Lisette. - Je n'avais pas dessein de vous rendre un mauvais service, et cette aventure-ci n'est triste que pour lui; avez-vous pris garde à l'état où il est? C'est un homme au désespoir. Angélique. - Je n'y saurais que faire, pourquoi s'en va-t-il? Lisette. - Cela est aisé à dire à qui ne se soucie pas de lui, mais vous savez avec quelle tendresse il vous aime. Angélique. - Et vous prétendez que je ne m'en soucie pas, moi? Que vous êtes méchante! Lisette. - Que voulez-vous que j'en croie? Je vous vois tranquille, et il versait des larmes en s'en allant. Lubin. - Comme alle l'enjole! Angélique. - Lui? Lisette. - Eh! sans doute! Angélique. - Et malgré cela, il part! Lisette. - Eh! vous l'avez congédié. Quelle perte vous faites! Angélique, après avoir rêvé. - Qu'il revienne donc, s'il y est encore, qu'on lui parle, puisqu'il est si affligé. Lisette. - Il ne peut être qu'à l'écart dans ce bois il n'a pu aller loin, accablé comme il l'était. Monsieur Dorante, Monsieur Dorante! Scène VI Dorante, Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Dorante. - Est-ce Angélique qui m'appelle? Lisette. - Oui, c'est moi qui parle, mais c'est elle qui vous demande. Angélique. - Voilà de ces faiblesses que je voudrais bien qu'on m'épargnât. Dorante. - A quoi dois-je m'attendre, Angélique? Que souhaitez-vous d'un homme dont vous ne pouvez plus supporter la vue? Angélique. - Il y a une grande apparence que vous vous trompez. Dorante. - Hélas! vous ne m'estimez plus. Angélique. - Plaignez-vous, je vous laisse dire, car je suis un peu dans mon tort. Dorante. - Angélique a pu douter de mon amour! Angélique. - Elle en a douté pour en être plus sûre, cela est-il si désobligeant? Dorante. - Quoi! j'aurais le bonheur de n'être point haï? Angélique. - J'ai bien peur que ce ne soit tout le contraire. Dorante. - Vous me rendez la vie. Angélique. - Où est cette lettre que j'ai refusé de recevoir? S'il ne tient qu'à la lire, on le veut bien. Dorante. - J'aime mieux vous entendre. Angélique. - Vous n'y perdez pas. Dorante. - Ne vous défiez donc jamais d'un coeur qui vous adore. Angélique. - Oui, Dorante, je vous le promets, voilà qui est fini; excusez tous deux l'embarras où se trouve une fille de mon âge, timide et vertueuse; il y a tant de pièges dans la vie! j'ai si peu d'expérience! serait-il difficile de me tromper si on voulait? Je n'ai que ma sagesse et mon innocence pour toute ressource, et quand on n'a que cela, on peut avoir peur; mais me voilà bien rassurée. Il ne me reste plus qu'un chagrin Que deviendra cet amour? Je n'y vois que des sujets d'affliction! Savez-vous bien que ma mère me propose un époux que je verrai peut-être dans un quart d'heure? Je ne vous disais pas tout ce qui m'agitait, il m'était bien permis d'être fâcheuse, comme vous voyez. Dorante. - Angélique, vous êtes toute mon espérance. Lisette. - Mais si vous avouiez votre amour à cette mère qui vous aime tant, serait-elle inexorable? Il n'y a qu'à supposer que vous avez connu Monsieur à Paris, et qu'il y est. Angélique. - Cela ne mènerait à rien, Lisette, à rien du tout, je sais bien ce que je dis. Dorante. - Vous consentirez donc d'être à un autre? Angélique. - Vous me faites trembler. Dorante. - Je m'égare à la seule idée de vous perdre, et il n'est point d'extrémité pardonnable que je ne sois tenté de vous proposer. Angélique. - D'extrémité pardonnable! Lisette. - J'entrevois ce qu'il veut dire. Angélique. - Quoi! me jeter à ses genoux? C'est bien mon dessein de lui résister, j'aurai bien de la peine, surtout avec une mère aussi tendre. Lisette. - Bon! tendre, si elle l'était tant, vous gênerait-elle là -dessus? Avec le bien que vous avez, vous n'avez besoin que d'un honnête homme, encore une fois. Angélique. - Tu as raison, c'est une tendresse fort mal entendue, j'en conviens. Dorante. - Ah! belle Angélique, si vous avez tout l'amour que j'ai, vous auriez bientôt pris votre parti, ne me demandez point ce que je pense, je me trouble, je ne sais où je suis. Angélique, à Lisette. - Que de peines! Tâche donc de lui remettre l'esprit; que veut-il dire? Lisette. - Eh bien! Monsieur, parlez, quelle est votre idée? Dorante, se jetant à ses genoux. - Angélique, voulez-vous que je meure? Angélique. - Non, levez-vous et parlez, je vous l'ordonne. Dorante. - J'obéis; votre mère sera inflexible, et dans le cas où nous sommes... Angélique. - Que faire? Dorante. - Si j'avais des trésors à vous offrir, je vous le dirais plus hardiment. Angélique. - Votre coeur en est un, achevez, je le veux. Dorante. - A notre place, on se fait son sort à soi-même. Angélique. - Et comment? Dorante. - On s'échappe... Lubin, de loin. - Au voleur! Angélique. - Après? Dorante. - Une mère s'emporte, à la fin elle consent, on se réconcilie avec elle, et on se trouve uni avec ce qu'on aime. Angélique. - Mais ou j'entends mal, ou cela ressemble à un enlèvement; en est-ce un, Dorante? Dorante. - Je n'ai plus rien à dire. Angélique, le regardant. - Je vous ai forcé de parler, et je n'ai que ce que je mérite; Lisette. - Pardonnez quelque chose au trouble où il est le moyen est dur, et il est fâcheux qu'il n'y en ait point d'autre. Angélique. - Est-ce là un moyen, est-ce un remède qu'une extravagance! Ah! je ne vous reconnais pas à cela, Dorante, je me passerai mieux de bonheur que de vertus, me proposer d'être insensée, d'être méprisable? Je ne vous aime plus. Dorante. - Vous ne m'aimez plus! Ce mot m'accable, il m'arrache le coeur. Lisette. - En vérité, son état me touche. Dorante. - Adieu, belle Angélique, je ne survivrai pas à la menace que vous m'avez faite. Angélique. - Mais, Dorante, êtes-vous raisonnable? Lisette. - Ce qu'il vous propose est hardi, mais ce n'est pas un crime. Angélique. - Un enlèvement, Lisette! Dorante. - Ma chère Angélique, je vous perds. Concevez-vous ce que c'est que vous perdre? et si vous m'aimez un peu, n'êtes-vous pas effrayée vous-même de l'idée de n'être jamais à moi? Et parce que vous êtes vertueuse, en avez-vous moins de droit d'éviter un malheur? Nous aurions le secours d'une dame qui n'est heureusement qu'à un quart de lieue d'ici, et chez qui je vous mènerais. Lubin, de loin. - Haye! Haye! Angélique. - Non, Dorante, laissons là votre dame, je parlerai à ma mère; elle est bonne, je la toucherai peut-être, je la toucherai, je l'espère. Ah! Scène VII Lubin, Lisette, Angélique, Dorante Lubin. - Et vite, et vite, qu'on s'éparpille; velà ce grand monsieur que j'ons vu une fois à Paris, cheux vous, et qui ne parle point. Il s'écarte. Angélique. - C'est peut-être celui à qui ma mère me destine, fuyez, Dorante, nous nous reverrons tantôt, ne vous inquiétez point. Dorante sort. Scène VIII Angélique, Lisette, Ergaste Angélique, en le voyant. - C'est lui-même. Ah! quel homme! Lisette. - Il n'a pas l'air éveillé. Ergaste, marchant lentement. - Je suis votre serviteur, Madame; je devance Madame votre mère, qui est embarrassée, elle m'a dit que vous vous promeniez. Angélique. - Vous le voyez, Monsieur. Ergaste. - Et je me suis hâté de venir vous faire la révérence. Lisette, à part. - Appelle-t-il cela se hâter? Ergaste. - Ne suis-je pas importun? Angélique. - Non, Monsieur. Lisette, à part. - Ah! cela vous plaÃt à dire. Ergaste. - Vous êtes plus belle que jamais. Angélique. - Je ne l'ai jamais été. Ergaste. - Vous êtes bien modeste. Lisette, à part. - Il parle comme il marche. Ergaste. - Ce pays-ci est fort beau. Angélique. - Il est passable. Lisette, à part. - Quand il a dit un mot, il est si fatigué qu'il faut qu'il se repose. Ergaste. - Et solitaire. Angélique. - On n'y voit pas grand monde. Lisette. - Quelque importun par-ci par-là . Ergaste. - Il y en a partout. On est du temps sans parler. Lisette, à part. - Voilà la conversation tombée, ce ne sera pas moi qui la relèverai. Ergaste. - Ah! bonjour, Lisette. Lisette. - Bonsoir, Monsieur; je vous dis bonsoir, parce que je m'endors, ne trouvez-vous pas qu'il fait un temps pesant? Ergaste. - Oui, ce me semble. Lisette. - Vous vous en retournez sans doute? Ergaste. - Rien que demain. Madame Argante m'a retenu. Angélique. - Et Monsieur se promène-t-il? Ergaste. - Je vais d'abord à ce château voisin, pour y porter une lettre qu'on m'a prié de rendre en main propre, et je reviens ensuite. Angélique. - Faites, Monsieur, ne vous gênez pas. Ergaste. - Vous me le permettez donc? Angélique. - Oui, Monsieur. Lisette. - Ne vous pressez point, quand on a des commissions, il faut y mettre tout le temps nécessaire, n'avez-vous que celle-là ? Ergaste. - Non, c'est l'unique. Lisette. - Quoi! pas le moindre petit compliment à faire ailleurs? Ergaste. - Non. Angélique. - Monsieur y soupera peut-être? Lisette. - Et à la campagne, on couche où l'on soupe. Ergaste. - Point du tout, je reviens incessamment, Madame. A part, en s'en allant. Je ne sais que dire aux femmes, même à celles qui me plaisent. Il sort. Scène IX Angélique, Lisette Lisette. - Ce garçon-là a de grands talents pour le silence; quelle abstinence de paroles! Il ne parlera bientôt plus que par signes. Angélique. - Il a dit que ma mère allait venir, et je m'éloigne je ne saurais lui parler dans le désordre d'esprit où je suis; j'ai pourtant dessein de l'attendrir sur le chapitre de Dorante. Lisette. - Et moi, je ne vous conseille pas de lui en parler, vous ne ferez que la révolter davantage, et elle se hâterait de conclure. Angélique. - Oh! doucement! je me révolterais à mon tour. Lisette, riant. - Vous, contre cette mère qui dit qu'elle vous aime tant? Angélique, s'en allant. - Eh bien! qu'elle aime donc mieux, car je ne suis point contente d'elle. Lisette. - Retirez-vous, je crois qu'elle vient. Angélique sort Scène X Madame Argante, Lisette, qui veut s'en aller. Madame Argante, l'arrêtant. - Voici cette fourbe de suivante. Un moment, où est ma fille? J'ai cru la trouver ici avec Monsieur Ergaste. Lisette. - Ils y étaient tous deux tout à l'heure, Madame, mais Monsieur Ergaste est allé à cette maison d'ici près, remettre une lettre à quelqu'un, et Mademoiselle est là -bas, je pense. Madame Argante. - Allez lui dire que je serais bien aise de la voir. Lisette, les premiers mots à part. - Elle me parle bien sèchement. J'y vais, Madame, mais vous me paraissez triste, j'ai eu peur que vous ne fussiez fâchée contre moi. Madame Argante. - Contre vous? Est-ce que vous le méritez, Lisette? Lisette. - Non, Madame. Madame Argante. - Il est vrai que j'ai l'air plus occupé qu'à l'ordinaire. Je veux marier ma fille à Ergaste, vous le savez, et je crains souvent qu'elle n'ait quelque chose dans le coeur; mais vous me le diriez, n'est-il pas vrai? Lisette. - Eh mais! je le saurais. Madame Argante. - Je n'en doute pas; allez, je connais votre fidélité, Lisette, je ne m'y trompe pas, et je compte bien vous en récompenser comme il faut; dites à ma fille que je l'attends. Lisette, à part. - Elle prend bien son temps pour me louer! Elle sort. Madame Argante. - Toute fourbe qu'elle est, je l'ai embarrassée. Scène XI Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! tu viens à propos. As-tu quelque chose à me dire? Lubin. - Jarnigoi! si jons queuque chose! J'avons vu des pardons, j'avons vu des offenses, des allées, des venues, et pis des moyens pour avoir un mari. Madame Argante. - Hâte-toi de m'instruire, parce que j'attends Angélique. Que sais-tu? Lubin. - Pisque vous êtes pressée, je mettrons tout en un tas. Madame Argante. - Parle donc. Lubin. - Je sais une accusation, je sais une innocence, et pis un autre grand stratagème, attendez, comment appelont-ils cela? Madame Argante. - Je ne t'entends pas mais va-t'en, Lubin, j'aperçois ma fille, tu me diras ce que c'est tantôt, il ne faut pas qu'elle nous voie ensemble. Lubin. - Je m'en retorne donc à la provision. Il sort. Scène XII Madame Argante, Angélique Madame Argante, à part. - Voyons de quoi il sera question. Angélique, les premiers mots à part. - Plus de confidence, Lisette a raison, c'est le plus sûr. Lisette m'a dit que vous me demandiez, ma mère. Madame Argante. - Oui, je sais que tu as vu Ergaste, ton éloignement pour lui dure-t-il toujours? Angélique, souriant. - Ergaste n'a pas changé. Madame Argante. - Te souvient-il qu'avant que nous vinssions ici, tu m'en disais du bien? Angélique. - Je vous en dirai volontiers encore, car je l'estime, mais je ne l'aime point, et l'estime et l'indifférence vont fort bien ensemble. Madame Argante. - Parlons d'autre chose, n'as-tu rien à dire à ta confidente? Angélique. - Non, il n'y a plus rien de nouveau. Madame Argante. - Tu n'as pas revu le jeune homme? Angélique. - Oui, je l'ai retrouvé, je lui ai dit ce qu'il fallait, et voilà qui est fini. Madame Argante, souriant. - Quoi! absolument fini? Angélique. - Oui, tout à fait. Madame Argante. - Tu me charmes, je ne saurais t'exprimer la satisfaction que tu me donnes; il n'y a rien de si estimable que toi, Angélique, ni rien aussi d'égal au plaisir que j'ai à te le dire, car je compte que tu me dis vrai, je me livre hardiment à ma joie, tu ne voudrais pas m'y abandonner, si elle était fausse ce serait une cruauté dont tu n'es pas capable. Angélique, d'un ton timide. - Assurément Madame Argante. - Va, tu n'as pas besoin de me rassurer, ma fille, tu me ferais injure, si tu croyais que j'en doute; non, ma chère Angélique, tu ne verras plus Dorante, tu l'as renvoyé, j'en suis sûre, ce n'est pas avec un caractère comme le tien qu'on est exposé à la douleur d'être trop crédule; n'ajoute donc rien à ce que tu m'as dit tu ne le verras plus, tu m'en assures, et cela suffit; parlons de la raison, du courage et de la vertu que tu viens de montrer. Angélique, d'un air interdit. - Que je suis confuse! Madame Argante. - Grâce au ciel, te voilà donc encore plus respectable, plus digne d'être aimée, plus digne que jamais de faire mes délices; que tu me rends glorieuse, Angélique! Angélique, pleurant. - Ah! ma mère, arrêtez, de grâce. Madame Argante. - Que vois-je? Tu pleures, ma fille, tu viens de triompher de toi-même, tu me vois enchantée, et tu pleures! Angélique, se jetant à ses genoux. - Non, ma mère, je ne triomphe point, votre joie et vos tendresses me confondent, je ne les mérite point. Madame Argante la relève. - Relève-toi, ma chère enfant, d'où te viennent ces mouvements où je te reconnais toujours? Que veulent-ils dire? Angélique. - Hélas! C'est que je vous trompe. Madame Argante. - Toi? Un moment sans rien dire. Non, tu ne me trompes point, puisque tu me l'avoues. Achève; voyons de quoi il est question. Angélique. - Vous allez frémir on m'a parlé d'enlèvement. Madame Argante. - Je n'en suis point surprise, je te l'ai dit il n'y a rien dont ces étourdis-là ne soient capables; et je suis persuadée que tu en as plus frémi que moi. Angélique. - J'en ai tremblé, il est vrai; j'ai pourtant eu la faiblesse de lui pardonner, pourvu qu'il ne m'en parle plus. Madame Argante. - N'importe, je m'en fie à tes réflexions, elles te donneront bien du mépris pour lui. Angélique. - Eh! voilà encore ce qui m'afflige dans l'aveu que je vous fais, c'est que vous allez le mépriser vous-même, il est perdu vous n'étiez déjà que trop prévenue contre lui, et cependant il n'est point si méprisable; permettez que je le justifie je suis peut-être prévenue moi-même; mais vous m'aimez, daignez m'entendre, portez vos bontés jusque-là . Vous croyez que c'est un jeune homme sans caractère, qui a plus de vanité que d'amour, qui ne cherche qu'à me séduire, et ce n'est point cela, je vous assure. Il a tort de m'avoir proposé ce que je vous ai dit; mais il faut regarder que c'est le tort d'un homme au désespoir, que j'ai vu fondre en larmes quand j'ai paru irritée, d'un homme à qui la crainte de me perdre a tourné la tête; il n'a point de bien, il ne s'en est point caché, il me l'a dit, il ne lui restait donc point d'autre ressource que celle dont je vous parle, ressource que je condamne comme vous, mais qu'il ne m'a proposée que dans la seule vue d'être à moi, c'est tout ce qu'il y a compris; car il m'adore, on n'en peut douter. Madame Argante. - Eh! ma fille! il y en aura tant d'autres qui t'aimeront encore plus que lui. Angélique. - Oui, mais je ne les aimerai pas, moi, m'aimassent-ils davantage, et cela n'est pas possible. Madame Argante. - D'ailleurs, il sait que tu es riche. Angélique. - Il l'ignorait quand il m'a vue, et c'est ce qui devrait l'empêcher de m'aimer, il sait bien que quand une fille est riche, on ne la donne qu'à un homme qui a d'autres richesses, toutes inutiles qu'elles sont; c'est, du moins, l'usage, le mérite n'est compté pour rien. Madame Argante. - Tu le défends d'une manière qui m'alarme. Que penses-tu donc de cet enlèvement, dis-moi? tu es la franchise même, ne serais-tu point en danger d'y consentir? Angélique. - Ah! je ne crois pas, ma mère. Madame Argante. - Ta mère! Ah! le ciel la préserve de savoir seulement qu'on te le propose! ne te sers plus de ce nom, elle ne saurait le soutenir dans cette occasion-ci. Mais pourrais-tu la fuir, te sentirais-tu la force de l'affliger jusque-là , de lui donner la mort, de lui porter le poignard dans le sein? Angélique. - J'aimerais mieux mourir moi-même. Madame Argante. - Survivrait-elle à l'affront que tu te ferais? Souffre à ton tour que mon amitié te parle pour elle; lequel aimes-tu le mieux, ou de cette mère qui t'a inspiré mille vertus, ou d'un amant qui veut te les ôter toutes? Angélique. - Vous m'accablez. Dites-lui qu'elle ne craigne rien de sa fille, dites-lui que rien ne m'est plus cher qu'elle, et que je ne verrai plus Dorante, si elle me condamne à le perdre. Madame Argante. - Eh! que perdras-tu dans un inconnu qui n'a rien? Angélique. - Tout le bonheur de ma vie; ayez la bonté de lui dire aussi que ce n'est point la quantité de biens qui rend heureuse, que j'en ai plus qu'il n'en faudrait avec Dorante, que je languirais avec un autre rapportez-lui ce que je vous dis là , et que je me soumets à ce qu'elle en décidera. Madame Argante. - Si tu pouvais seulement passer quelque temps sans le voir, le veux-tu bien? Tu ne me réponds pas, à quoi songes-tu? Angélique. - Vous le dirai-je? Je me repens d'avoir tout dit; mon amour m'est cher, je viens de m'ôter la liberté d'y céder, et peu s'en faut que je ne la regrette; je suis même fâchée d'être éclairée; je ne voyais rien de tout ce qui m'effraye, et me voilà plus triste que je ne l'étais. Madame Argante. - Dorante me connaÃt-il? Angélique. - Non, à ce qu'il m'a dit. Madame Argante. - Eh bien! laisse-moi le voir, je lui parlerai sous le nom d'une tante à qui tu auras tout confié, et qui veut te servir; viens, ma fille, et laisse à mon coeur le soin de conduire le tien. Angélique. - Je ne sais, mais ce que vous inspire votre tendresse m'est d'un bon augure. Acte III Scène première Madame Argante, Lubin Madame Argante. - Personne ne nous voit-il? Lubin. - On ne peut pas nous voir, drès que nous ne voyons parsonne. Madame Argante. - C'est qu'il me semble avoir aperçu là -bas Monsieur Ergaste qui se promène. Lubin. - Qui, ce nouviau venu? Il n'y a pas de danger avec li, ça ne regarde rin, ça dort en marchant. Madame Argante. - N'importe, il faut l'éviter. Voyons ce que tu avais à me dire tantôt et que tu n'as pas eu le temps de m'achever. Est-ce quelque chose de conséquence? Lubin. - Jarni, si c'est de conséquence! il s'agit tant seulement que cet amoureux veut détourner voute fille. Madame Argante. - Qu'appelles-tu la détourner? Lubin. - La loger ailleurs, la changer de chambre velà cen que c'est. Madame Argante. - Qu'a-t-elle répondu? Lubin. - Il n'y a encore rien de décidé; car voute fille a dit Comment, ventregué! un enlèvement, Monsieur, avec une mère qui m'aime tant! Bon! belle amiquié! a dit Lisette. Voute fille a reparti que c'était une honte, qu'alle vous parlerait, vous émouverait, vous embrasserait les jambes; et pis chacun a tiré de son côté, et moi du mian. Madame Argante. - Je saurai y mettre ordre. Dorante va-t-il se rendre ici? Lubin. - Tatigué, s'il viendra! Je li ons donné l'ordre de la part de noute damoiselle, il ne peut pas manquer d'être obéissant, et la chaise de poste est au bout de l'allée. Madame Argante. - La chaise! Lubin. - Eh voirement oui! avec une dame entre deux âges, qu'il a mêmement descendue dans l'hôtellerie du village. Madame Argante. - Et pourquoi l'a-t-il amenée? Lubin. - Pour à celle fin qu'alle fasse compagnie à noute damoiselle si alle veut faire un tour dans la chaise, et pis de là aller souper en ville, à ce qui m'est avis, selon queuques paroles que j'avons attrapées et qu'ils disiont tout bas. Madame Argante. - Voilà de furieux desseins; adieu, je m'éloigne; et surtout ne dis point à Lisette que je suis ici. Lubin. - Je vas donc courir après elle, mais faut que chacun soit content, je sis leur commissionnaire itou à ces enfants, quand vous arriverez, leur dirai-je que vous venez? Madame Argante. - Tu ne leur diras pas que c'est moi, à cause de Dorante qui ne m'attendrait pas, mais seulement que c'est quelqu'un qui approche. A part. Je ne veux pas le mettre entièrement au fait. Lubin. - Je vous entends, rien que queuqu'un, sans nommer parsonne, je ferai voute affaire, noute maÃtresse enfilez le taillis stanpendant que je reste pour la manigance. Scène II Lubin, Ergaste Lubin. - Morgué! je gaigne bien ma vie avec l'amour de cette jeunesse. Bon! à l'autre, qu'est-ce qu'il viant rôder ici, stila? Ergaste, rêveur. - Interrogeons ce paysan, il est de la maison. Lubin, chantant en se promenant. - La, la, la. Ergaste. - Bonjour, l'ami. Lubin. - Serviteur. La, la. Ergaste. - Y a-t-il longtemps que vous êtes ici? Lubin. - Il n'y a que l'horloge qui en sait le compte, moi, je n'y regarde pas. Ergaste. - Il est brusque. Lubin. - Les gens de Paris passont-ils leur chemin queuquefois? restez-vous là , Monsieur? Ergaste. - Peut-être. Lubin. - Oh! que nanni! la civilité ne vous le parmet pas. Ergaste. - Et d'où vient? Lubin. - C'est que vous me portez de l'incommodité, j'ons besoin de ce chemin-ci pour une confarence en cachette. Ergaste. - Je te laisserai libre, je n'aime à gêner personne; mais dis-moi, connais-tu un nommé Monsieur Dorante? Lubin. - Dorante? Oui-da. Ergaste. - Il vient quelquefois ici, je pense, et connaÃt Mademoiselle Angélique? Lubin. - Pourquoi non? Je la connais bian, moi. Ergaste. - N'est-ce pas lui que tu attends? Lubin. - C'est à moi à savoir ça tout seul, si je vous disais oui, nous le saurions tous deux. Ergaste. - C'est que j'ai vu de loin un homme qui lui ressemblait. Lubin. - Eh bien! cette ressemblance, ne faut pas que vous l'aperceviez de près, si vous êtes honnête. Ergaste. - Sans doute, mais j'ai compris d'abord qu'il était amoureux d'Angélique, et je ne me suis approché de toi que pour en être mieux instruit. Lubin. - Mieux! Eh! par la sambille, allez donc oublier ce que vous savez déjà , comment instruire un homme qui est aussi savant que moi? Ergaste. - Je ne te demande plus rien. Lubin. - Voyez qu'il a de peine! Gageons que vous savez itou qu'alle est amoureuse de li? Ergaste. - Non, mais je l'apprends. Lubin. - Oui, parce que vous le saviez; mais transportez-vous plus loin, faites-li place, et gardez le secret, Monsieur, ça est de conséquence. Ergaste. - Volontiers, je te laisse. Il sort. Lubin, le voyant partir. - Queu sorcier d'homme! Dame, s'il n'ignore de rin, ce n'est pas ma faute. Scène III Dorante, Lubin Lubin. - Bon, vous êtes homme de parole, mais dites-moi, avez-vous souvenance de connaÃtre un certain Monsieur Ergaste, qui a l'air d'être gelé, et qu'on dirait qu'il ne va ni ne grouille, quand il marche? Dorante. - Un homme sérieux? Lubin. - Oh! si sérieux que j'en sis tout triste. Dorante. - Vraiment oui! je le connais, s'il s'appelle Ergaste; est-ce qu'il est ici? Lubin. - Il y était tout présentement; mais je li avons finement persuadé d'aller être ailleurs. Dorante. - Explique-toi, Lubin, que fait-il ici? Lubin. - Oh! jarniguienne, ne m'amusez pas, je n'ons pas le temps de vous acouter dire, je sis pressé d'aller avartir Angélique, ne démarrez pas. Dorante. - Mais, dis-moi auparavant... Lubin, en colère. - Tantôt je ferai le récit de ça. Pargué, allez, j'ons bian le temps de lantarner de la manière. Il sort. Scène IV Dorante, Ergaste Dorante, un moment seul. - Ergaste, dit-il; connaÃt-il Angélique dans ce pays-ci? Ergaste, rêvant. - C'est Dorante lui-même. Dorante. - Le voici. Me trompé-je, est-ce vous, Monsieur? Ergaste. - Oui, mon neveu. Dorante. - Par quelle aventure vous trouvé-je dans ce pays-ci? Ergaste. - J'y ai quelques amis que j'y suis venu voir; mais qu'y venez-vous faire vous-même? Vous m'avez tout l'air d'y être en bonne fortune; je viens de vous y voir parler à un domestique qui vous apporte quelque réponse, ou qui vous y ménage quelque entrevue. Dorante. - Je ferais scrupule de vous rien déguiser, il y est question d'amour, Monsieur, j'en conviens. Ergaste. - Je m'en doutais, on parle ici d'une très aimable fille, qui s'appelle Angélique; est-ce à elle à qui s'adressent vos voeux? Dorante. - C'est à elle-même. Ergaste. - Vous avez donc accès chez la mère? Dorante. - Point du tout, je ne la connais pas, et c'est par hasard que j'ai vu sa fille. Ergaste. - Cet engagement-là ne vous réussira pas, Dorante, vous y perdez votre temps, car Angélique est extrêmement riche, on ne la donnera pas à un homme sans bien. Dorante. - Aussi la quitterais-je, s'il n'y avait que son bien qui m'arrêtât, mais je l'aime et j'ai le bonheur d'en être aimé. Ergaste. - Vous l'a-t-elle dit positivement? Dorante. - Oui, je suis sûr de son coeur. Ergaste. - C'est beaucoup, mais il vous reste encore un autre inconvénient c'est qu'on dit que sa mère a pour elle actuellement un riche parti en vue. Dorante. - Je ne le sais que trop, Angélique m'en a instruit. Ergaste. - Et dans quelle disposition est-elle là -dessus? Dorante. - Elle est au désespoir; et dit-on quel homme est ce rival? Ergaste. - Je le connais; c'est un honnête homme. Dorante. - Il faut du moins qu'il soit bien peu délicat s'il épouse une fille qui ne pourra le souffrir; et puisque vous le connaissez, Monsieur, ce serait en vérité lui rendre service, aussi bien qu'à moi, que de lui apprendre combien on le hait d'avance. Ergaste. - Mais on prétend qu'il s'en doute un peu. Dorante. - Il s'en doute et ne se retire pas! Ce n'est pas là un homme estimable. Ergaste. - Vous ne savez pas encore le parti qu'il prendra. Dorante. - Si Angélique veut m'en croire, je ne le craindrai plus; mais quoi qu'il arrive, il ne peut l'épouser qu'en m'ôtant la vie. Ergaste. - Du caractère dont je le connais, je ne crois pas qu'il voulût vous ôter la vôtre, ni que vous fussiez d'humeur à attaquer la sienne; et si vous lui disiez poliment vos raisons, je suis persuadé qu'il y aurait égard; voulez-vous le voir? Dorante. - C'est risquer beaucoup, peut-être avez-vous meilleure opinion de lui qu'il ne le mérite. S'il allait me trahir? Et d'ailleurs, où le trouver? Ergaste. - Oh! rien de plus aisé, car le voilà tout porté pour vous entendre. Dorante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Ergaste. - Vous l'avez dit, mon neveu. Dorante. - Je suis confus de ce qui m'est échappé, et vous avez raison, votre vie est bien en sûreté. Ergaste. - La vôtre ne court pas plus de hasard, comme vous voyez. Dorante. - Elle est plus à vous qu'à moi, je vous dois tout, et je ne dispute plus Angélique. Ergaste. - L'attendez-vous ici? Dorante. - Oui, Monsieur, elle doit y venir; mais je ne la verrai que pour lui apprendre l'impossibilité où je suis de la revoir davantage. Ergaste. - Point du tout, allez votre chemin, ma façon d'aimer est plus tranquille que la vôtre, j'en suis plus le maÃtre, et je me sens touché de ce que vous me dites. Dorante. - Quoi! vous me laissez la liberté de poursuivre? Ergaste. - Liberté tout entière, continuez, vous dis-je, faites comme si vous ne m'aviez pas vu, et ne dites ici à personne qui je suis, je vous le défends bien. Voici Angélique, elle ne m'aperçoit pas encore, je vais lui dire un mot en passant, ne vous alarmez point. Scène V Dorante, Ergaste, Angélique, qui s'est approchée, mais qui, apercevant Ergaste, veut se retirer. Ergaste. - Ce n'est pas la peine de vous retirer, Madame; je suis instruit, je sais que Monsieur vous aime, qu'il n'est qu'un cadet, Lubin m'a tout dit, et mon parti est pris. Adieu, Madame. Il sort. Scène VI Dorante, Angélique Dorante. - Voilà notre secret découvert, cet homme-là , pour se venger, va tout dire à votre mère. Angélique. - Et malheureusement il a du crédit sur son esprit. Dorante. - Il y a apparence que nous nous voyons ici pour la dernière fois, Angélique. Angélique. - Je n'en sais rien, pourquoi Ergaste se trouve-t-il ici? A part. Ma mère aurait-elle quelque dessein? Dorante. - Tout est désespéré, le temps nous presse. Je finis par un mot, m'aimez-vous? m'estimez-vous? Angélique. - Si je vous aime! Vous dites que le temps presse, et vous faites des questions inutiles! Dorante. - Achevez de m'en convaincre; j'ai une chaise au bout de la grande allée, la dame dont je vous ai parlé, et dont la maison est à un quart de lieue d'ici, nous attend dans le village, hâtons-nous de l'aller trouver, et vous rendre chez elle. Angélique. - Dorante, ne songez plus à cela, je vous le défends. Dorante. - Vous voulez donc me dire un éternel adieu? Angélique. - Encore une fois je vous le défends; mettez-vous dans l'esprit que, si vous aviez le malheur de me persuader, je serais inconsolable; je dis le malheur, car n'en serait-ce pas un pour vous de me voir dans cet état? Je crois qu'oui. Ainsi, qu'il n'en soit plus question; ne nous effrayons point, nous avons une ressource. Dorante. - Et quelle est-elle? Angélique. - Savez-vous à quoi je me suis engagée? A vous montrer à une dame de mes parentes. Dorante. - De vos parentes? Angélique. - Oui, je suis sa nièce, et elle va venir ici. Dorante. - Et vous lui avez confié notre amour? Angélique. - Oui. Dorante. - Et jusqu'où l'avez-vous instruite? Angélique. - Je lui ai tout conté pour avoir son avis. Dorante. - Quoi! la fuite même que je vous ai proposée? Angélique. - Quand on ouvre son coeur aux gens, leur cache-t-on quelque chose? Tout ce que j'ai mal fait, c'est que je ne lui ai pas paru effrayée de votre proposition autant qu'il le fallait; voilà ce qui m'inquiète. Dorante. - Et vous appelez cela une ressource? Angélique. - Pas trop, cela est équivoque, je ne sais plus que penser. Dorante. - Et vous hésitez encore de me suivre? Angélique. - Non seulement j'hésite, mais je ne le veux point. Dorante. - Non, je n'écoute plus rien. Venez, Angélique, au nom de notre amour; venez, ne nous quittons plus, sauvez-moi ce que j'aime, conservez-vous un homme qui vous adore. Angélique. - De grâce, laissez-moi, Dorante; épargnez-moi cette démarche, c'est abuser de ma tendresse en vérité, respectez ce que je vous dis. Dorante. - Vous nous avez trahis; il ne nous reste qu'un moment à nous voir, et ce moment décide de tout. Angélique, combattue. - Dorante, je ne saurais m'y résoudre. Dorante. - Il faut donc vous quitter pour jamais. Angélique. - Quelle persécution! Je n'ai point Lisette, et je suis sans conseil. Dorante. - Ah! vous ne m'aimez point. Angélique. - Pouvez-vous le dire? Scène VII Dorante, Angélique, Lubin Lubin, passant au milieu d'eux sans s'arrêter. - Prenez garde, reboutez le propos à une autre fois, voici queuqu'un. Dorante. - Et qui? Lubin. - Queuqu'un qui est fait comme une mère. Dorante, fuyant avec Lubin. - Votre mère! Adieu, Angélique, je l'avais prévu, il n'y a plus d'espérance. Angélique, voulant le retenir. - Non, je crois qu'il se trompe, c'est ma parente. Il ne m'écoute point, que ferai-je? Je ne sais où j'en suis. Scène VIII Madame Argante, Angélique Angélique, allant à sa mère. - Ah! ma mère. Madame Argante. - Qu'as-tu donc, ma fille? d'où vient que tu es si troublée? Angélique. - Ne me quittez point, secourez-moi, je ne me reconnais plus. Madame Argante. - Te secourir, et contre qui, ma chère fille? Angélique. - Hélas! contre moi, contre Dorante et contre vous, qui nous séparerez peut-être. Lubin est venu dire que c'était vous. Dorante s'est sauvé, il se meurt, et je vous conjure qu'on le rappelle, puisque vous voulez lui parler. Madame Argante. - Sa franchise me pénètre. Oui, je te l'ai promis, et j'y consens, qu'on le rappelle, je veux devant toi le forcer lui-même à convenir de l'indignité qu'il te proposait. Elle appelle Lubin. Lubin, cherche Dorante, et dis-lui que je l'attends ici avec ma nièce. Lubin. - Voute nièce! Est-ce que vous êtes itou la tante de voute fille? Il sort. Madame Argante. - Va, ne t'embarrasse point. Mais j'aperçois Lisette, c'est un inconvénient; renvoie-la comme tu pourras, avant que Dorante arrive, elle ne me reconnaÃtra pas sous cet habit, et je me cache avec ma coiffe. Scène IX Madame Argante, Angélique, Lisette Lisette, à Angélique. - Apparemment que Dorante attend plus loin. A Madame Argante. Que je ne vous sois point suspecte, Madame; je suis du secret, et vous allez tirer ma maÃtresse d'une dépendance bien dure et bien gênante, sa mère aurait infailliblement forcé son inclination. A Angélique. Pour vous, Madame, ne vous faites pas un monstre de votre fuite. Que peut-on vous reprocher, dès que vous fuyez avec Madame? Madame Argante, se découvrant. - Retirez-vous. Lisette, fuyant. - Oh! Madame Argante. - C'était le plus court pour nous en défaire. Angélique. - Voici Dorante, je frissonne. Ah! ma mère, songez que je me suis ôté tous les moyens de vous déplaire, et que cette pensée vous attendrisse un peu pour nous. Scène X Dorante, Madame Argante, Angélique, Lubin Angélique. - Approchez, Dorante, Madame n'a que de bonnes intentions, je vous ai dit que j'étais sa nièce. Dorante, saluant. - Je vous croyais avec Madame votre mère. Madame Argante. - C'est Lubin qui s'est mal expliqué d'abord. Dorante. - Mais ne viendra-t-elle pas? Madame Argante. - Lubin y prendra garde. Retire-toi, et nous avertis si Madame Argante arrive. Lubin, riant par intervalles. - Madame Argante? allez, allez, n'appréhendez rin pus, je la défie de vous surprendre; alle pourra arriver, si le guiable s'en mêle. Il sort en riant. Scène XI Madame Argante, Angélique, Dorante Madame Argante. - Eh bien! Monsieur, ma nièce m'a tout conté, rassurez-vous il me paraÃt que vous êtes inquiet. Dorante. - J'avoue, Madame, que votre présence m'a d'abord un peu troublé. Angélique, à part. - Comment le trouvez-vous, ma mère? Madame Argante, à part le premier mot. - Doucement. Je ne viens ici que pour écouter vos raisons sur l'enlèvement dont vous parlez à ma nièce. Dorante. - Un enlèvement est effrayant, Madame, mais le désespoir de perdre ce qu'on aime rend bien des choses pardonnables. Angélique. - Il n'a pas trop insisté, je suis obligée de le dire. Dorante. - Il est certain qu'on ne consentira pas à nous unir. Ma naissance est égale à celle d'Angélique, mais la différence de nos fortunes ne me laisse rien à espérer de sa mère. Madame Argante. - Prenez garde, Monsieur; votre désespoir de la perdre pourrait être suspect d'intérêt; et quand vous dites que non, faut-il vous en croire sur votre parole? Dorante. - Ah! Madame, qu'on retienne tout son bien, qu'on me mette hors d'état de l'avoir jamais; le ciel me punisse si j'y songe! Angélique. - Il m'a toujours parlé de même. Madame Argante. - Ne nous interrompez point, ma nièce. A Dorante. L'amour seul vous fait agir, soit; mais vous êtes, m'a-t-on dit, un honnête homme, et un honnête homme aime autrement qu'un autre; le plus violent amour ne lui conseille jamais rien qui puisse tourner à la honte de sa maÃtresse, vous voyez, reconnaissez-vous ce que je dis là , vous qui voulez engager Angélique à une démarche aussi déshonorante? Angélique, à part. - Ceci commence mal. Madame Argante. - Pouvez-vous être content de votre coeur; et supposons qu'elle vous aime, le méritez-vous? Je ne viens point ici pour me fâcher, et vous avez la liberté de me répondre, mais n'est-elle pas bien à plaindre d'aimer un homme aussi peu jaloux de sa gloire, aussi peu touché des intérêts de sa vertu, qui ne se sert de sa tendresse que pour égarer sa raison, que pour lui fermer les yeux sur tout ce qu'elle se doit à elle-même, que pour l'étourdir sur l'affront irréparable qu'elle va se faire? Appelez-vous cela de l'amour, et la puniriez-vous plus cruellement du sien, si vous étiez son ennemi mortel? Dorante. - Madame, permettez-moi de vous le dire, je ne vois rien dans mon coeur qui ressemble à ce que je viens d'entendre. Un amour infini, un respect qui m'est peut-être encore plus cher et plus précieux que cet amour même, voilà tout ce que je sens pour Angélique; je suis d'ailleurs incapable de manquer d'honneur, mais il y a des réflexions austères qu'on n'est point en état de faire quand on aime, un enlèvement n'est pas un crime, c'est une irrégularité que le mariage efface; nous nous serions donné notre foi mutuelle, et Angélique, en me suivant, n'aurait fui qu'avec son époux. Angélique, à part. - Elle ne se payera pas de ces raisons-là . Madame Argante. - Son époux, Monsieur, suffit-il d'en prendre le nom pour l'être? Et de quel poids, s'il vous plaÃt, serait cette foi mutuelle dont vous parlez? Vous vous croiriez donc mariés, parce que, dans l'étourderie d'un transport amoureux, il vous aurait plu de vous dire Nous le somme? Les passions seraient bien à leur aise, si leur emportement rendait tout légitime. Angélique. - Juste ciel! Madame Argante. - Songez-vous que de pareils engagements déshonorent une fille! que sa réputation en demeure ternie, qu'elle en perd l'estime publique, que son époux peut réfléchir un jour qu'elle a manqué de vertu, que la faiblesse honteuse où elle est tombée doit la flétrir à ses yeux mêmes, et la lui rendre méprisable? Angélique, vivement. - Ah! Dorante, que vous étiez coupable! Madame, je me livre à vous, à vos conseils, conduisez-moi, ordonnez, que faut-il que je devienne, vous êtes la maÃtresse, je fais moins cas de la vie que des lumières que vous venez de me donner; et vous, Dorante, tout ce que je puis à présent pour vous, c'est de vous pardonner une proposition qui doit vous paraÃtre affreuse. Dorante. - N'en doutez pas, chère Angélique; oui, je me rends, je la désavoue; ce n'est pas la crainte de voir diminuer mon estime pour vous qui me frappe, je suis sûr que cela n'est pas possible; c'est l'horreur de penser que les autres ne vous estimeraient plus, qui m'effraye; oui, je le comprends, le danger est sûr, Madame vient de m'éclairer à mon tour je vous perdrais, et qu'est-ce que c'est que mon amour et ses intérêts, auprès d'un malheur aussi terrible? Madame Argante. - Et d'un malheur qui aurait entraÃné la mort d'Angélique, parce que sa mère n'aurait pu le supporter. Angélique. - Hélas! jugez combien je dois l'aimer, cette mère, rien ne nous a gênés dans nos entrevues; eh bien! Dorante, apprenez qu'elle les savait toutes, que je l'ai instruite de votre amour, du mien, de vos desseins, de mes irrésolutions. Dorante. - Qu'entends-je? Angélique. - Oui, je l'avais instruite, ses bontés, ses tendresses m'y avaient obligée, elle a été ma confidente, mon amie, elle n'a jamais gardé que le droit de me conseiller, elle ne s'est reposée de ma conduite que sur ma tendresse pour elle, et m'a laissée la maÃtresse de tout, il n'a tenu qu'à moi de vous suivre, d'être une ingrate envers elle, de l'affliger impunément, parce qu'elle avait promis que je serais libre. Dorante. - Quel respectable portrait me faites-vous d'elle! Tout amant que je suis, vous me mettez dans ses intérêts même, je me range de son parti, et me regarderais comme le plus indigne des hommes, si j'avais pu détruire une aussi belle, aussi vertueuse union que la vôtre. Angélique, à part. - Ah! ma mère, lui dirai-je qui vous êtes? Dorante. - Oui, belle Angélique, vous avez raison. Abandonnez-vous toujours à ces mêmes bontés qui m'étonnent, et que j'admire; continuez de les mériter, je vous y exhorte, que mon amour y perde ou non, vous le devez, je serais au désespoir, si je l'avais emporté sur elle. Madame Argante, après avoir rêvé quelque temps. - Ma fille, je vous permets d'aimer Dorante. Dorante. - Vous, Madame, la mère d'Angélique! Angélique. - C'est elle-même; en connaissez-vous qui lui ressemble? Dorante. - Je suis si pénétré de respect... Madame Argante. - Arrêtez, voici Monsieur Ergaste. Scène XII Ergaste, acteurs susdits. Ergaste. - Madame, quelques affaires pressantes me rappellent à Paris. Mon mariage avec Angélique était comme arrêté, mais j'ai fait quelques réflexions, je craindrais qu'elle ne m'épousât par pure obéissance, et je vous remets votre parole. Ce n'est pas tout, j'ai un époux à vous proposer pour Angélique, un jeune homme riche et estimé elle peut avoir le coeur prévenu, mais n'importe. Angélique. - Je vous suis obligée, Monsieur; ma mère n'est pas pressée de me marier. Madame Argante. - Mon parti est pris, Monsieur, j'accorde ma fille à Dorante que vous voyez. Il n'est pas riche, mais il vient de me montrer un caractère qui me charme, et qui fera le bonheur d'Angélique; Dorante, je ne veux que le temps de savoir qui vous êtes. Dorante veut se jeter aux genoux de Madame Argante qui le relève. Ergaste. - Je vais vous le dire, Madame, c'est mon neveu, le jeune homme dont je vous parle, et à qui j'assure tout mon bien. Madame Argante. - Votre neveu! Angélique, à Dorante, à part. - Ah! que nous avons d'excuses à lui faire! Dorante. - Eh! Monsieur, comment payer vos bienfaits? Ergaste. - Point de remerciements. Ne vous avais-je pas promis qu'Angélique n'épouserait pas un homme sans bien? Je n'ai plus qu'une chose à dire j'intercède pour Lisette, et je demande sa grâce. Madame Argante. - Je lui pardonne; que nos jeunes gens la récompensent, mais qu'ils s'en défassent. Lubin. - Et moi, pour bian faire, faut qu'an me récompense, et qu'an me garde. Madame Argante. - Je t'accorde les deux. Le Legs Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois le 11 juin 1736 par les comédiens Français Acteurs La Comtesse. Le Marquis. Le Chevalier Lisette, suivante de la Comtesse. Lépine, valet de chambre du Marquis. La scène est à une maison de campagne de la Comtesse. Scène première Le Chevalier, Hortense Le Chevalier. - La démarche que vous allez faire auprès du Marquis m'alarme. Hortense. - Je ne risque rien, vous dis-je. Raisonnons. Défunt son parent et le mien lui laisse six cent mille francs, à la charge il est vrai de m'épouser, ou de m'en donner deux cent mille; cela est à son choix; mais le Marquis ne sent rien pour moi. Je suis sûre qu'il a de l'inclination pour la Comtesse; d'ailleurs, il est déjà assez riche par lui-même; voilà encore une succession de six cent mille francs qui lui vient, à laquelle il ne s'attendait pas; et vous croyez que, plutôt que d'en distraire deux cent mille, il aimera mieux m'épouser, moi qui lui suis indifférente, pendant qu'il a de l'amour pour la Comtesse, qui peut-être ne le hait pas, et qui a plus de bien que moi? Il n'y a pas d'apparence. Le Chevalier. - Mais à quoi jugez-vous que la Comtesse ne le hait pas? Hortense. - A mille petites remarques que je fais tous les jours; et je n'en suis pas surprise. Du caractère dont elle est, celui du Marquis doit être de son goût. La Comtesse est une femme brusque, qui aime à primer, à gouverner, à être la maÃtresse. Le Marquis est un homme doux, paisible, aisé à conduire; et voilà ce qu'il faut à la Comtesse. Aussi ne parle-t-elle de lui qu'avec éloge. Son air de naïveté lui plaÃt; c'est, dit-elle, le meilleur homme, le plus complaisant, le plus sociable. D'ailleurs, le Marquis est d'un âge qui lui convient; elle n'est plus de cette grande jeunesse il a trente-cinq ou quarante ans, et je vois bien qu'elle serait charmée de vivre avec lui. Le Chevalier. - J'ai peur que l'événement ne vous trompe. Ce n'est pas un petit objet que deux cent mille francs qu'il faudra qu'on vous donne si l'on ne vous épouse pas; et puis, quand le Marquis et la Comtesse s'aimeraient, de l'humeur dont ils sont tous deux, ils auront bien de la peine à se le dire. Hortense. - Oh! moyennant l'embarras où je vais jeter le Marquis, il faudra bien qu'il parle, et je veux savoir à quoi m'en tenir. Depuis le temps que nous sommes à cette campagne chez la Comtesse, il ne me dit rien. Il y a six semaines qu'il se tait; je veux qu'il s'explique. Je ne perdrai pas le legs qui me revient, si je n'épouse pas le Marquis. Le Chevalier. - Mais, s'il accepte votre main? Hortense. - Eh! non, vous dis-je. Laissez-moi faire. Je crois qu'il espère que ce sera moi qui le refuserai. Peut-être même feindra-t-il de consentir à notre union; mais que cela ne vous épouvante pas. Vous n'êtes point assez riche pour m'épouser avec deux cent mille francs de moins; je suis bien aise de vous les apporter en mariage. Je suis persuadée que la Comtesse et le Marquis ne se haïssent pas. Voyons ce que me diront là -dessus Lépine et Lisette, qui vont venir me parler. L'un est un Gascon froid, mais adroit; Lisette a de l'esprit. Je sais qu'ils ont tous deux la confiance de leurs maÃtres; je les intéresserai à m'instruire, et tout ira bien. Les voilà qui viennent. Retirez-vous. Scène II Lisette, Lépine, Hortense Hortense. - Venez, Lisette; approchez. Lisette. - Que souhaitez-vous de nous, Madame? Hortense. - Rien que vous ne puissiez me dire sans blesser la fidélité que vous devez, vous au Marquis, et vous à la Comtesse. Lisette. - Tant mieux, Madame. Lépine. - Ce début encourage. Nos services vous sont acquis. Hortense tire quelque argent de sa poche. - Tenez, Lisette; tout service mérite récompense. Lisette refusant d'abord. - Du moins, Madame, faudrait-il savoir auparavant de quoi il s'agit. Hortense. - Prenez; je vous le donne, quoi qu'il arrive. Voilà pour vous, Monsieur de Lépine. Lépine. - Madame, je serais volontiers de l'avis de Mademoiselle; mais je prends le respect défend que je raisonne. Hortense. - Je ne prétends vous engager à rien et voici de quoi il est question; le Marquis, votre maÃtre, vous estime, Lépine? Lépine, froidement. - Extrêmement, Madame; il me connaÃt. Hortense. - Je remarque qu'il vous confie aisément ce qu'il pense. Lépine. - Oui, Madame; de toutes ses pensées, incontinent j'en ai copie; il n'en sait pas le compte mieux que moi. Hortense. - Vous, Lisette, vous êtes sur le même ton avec la Comtesse? Lisette. - J'ai cet honneur-là , Madame. Hortense. - Dites-moi, Lépine, je me figure que le Marquis aime la Comtesse; me trompé-je? il n'y a point d'inconvénient à me dire ce qui en est. Lépine. - Je n'affirme rien; mais patience. Nous devons ce soir nous entretenir là -dessus. Hortense. - Et soupçonnez-vous qu'il l'aime? Lépine. - De soupçons, j'en ai de violents. Je m'en éclaircirai tantôt. Hortense. - Et vous, Lisette, quel est votre sentiment sur la Comtesse? Lisette. - Qu'elle ne songe point du tout au Marquis, Madame. Lépine. - Je diffère avec vous de pensée. Hortense. - Je crois aussi qu'ils s'aiment. Et supposons que je ne me trompe pas; du caractère dont ils sont, ils auront de la peine à s'en parler. Vous, Lépine, voudriez-vous exciter le Marquis à le déclarer à la Comtesse? et vous, Lisette, disposer la Comtesse à se l'entendre dire. Ce sera une industrie fort innocente. Lépine. - Et même louable. Lisette, rendant l'argent. - Madame, permettez que je vous rende votre argent. Hortense. - Gardez. D'où vient?... Lisette. - C'est qu'il me semble que voilà précisément le service que vous exigez de moi, et c'est précisément celui que je ne puis vous rendre. Ma maÃtresse est veuve; elle est tranquille; son état est heureux; ce serait dommage de l'en tirer; je prie le Ciel qu'elle y reste. Lépine, froidement. - Quant à moi, je garde mon lot; rien ne m'oblige à restitution. J'ai la volonté de vous être utile. Monsieur le Marquis vit dans le célibat; mais le mariage, il est bon, très bon, il a ses peines, chaque état a les siennes; quelquefois le mien me pèse; le tout est égal. Oui, je vous servirai, Madame, je vous servirai. Je n'y vois point de mal. On s'épouse de tout temps, on s'épousera toujours; on n'a que cette honnête ressource quand on aime. Hortense. - Vous me surprenez, Lisette, d'autant plus que je m'imaginais que vous pouviez vous aimer tous deux. Lisette. - C'est de quoi il n'est pas question de ma part. Lépine. - De la mienne, j'en suis demeuré à l'estime. Néanmoins Mademoiselle est aimable; mais j'ai passé mon chemin sans y prendre garde. Lisette. - J'espère que vous passerez toujours de même. Hortense. - Voilà ce que j'avais à vous dire. Adieu, Lisette; vous ferez ce qu'il vous plaira; je ne vous demande que le secret. J'accepte vos services, Lépine. Scène III Lépine, Lisette Lisette. - Nous n'avons rien à nous dire, Mons de Lépine. J'ai affaire, et je vous laisse. Lépine. - Doucement, Mademoiselle, retardez d'un moment; je trouve à propos de vous informer d'un petit accident qui m'arrive. Lisette. - Voyons. Lépine. - D'homme d'honneur, je n'avais pas envisagé vos grâces; je ne connaissais pas votre mine. Lisette. - Qu'importe? Je vous en offre autant; c'est tout au plus si je connais actuellement la vôtre. Lépine. - Cette dame se figurait que nous nous aimions. Lisette. - Eh bien! elle se figurait mal. Lépine. - Attendez; voici l'accident. Son discours a fait que mes yeux se sont arrêtés dessus vous plus attentivement que de coutume. Lisette. - Vos yeux ont pris bien de la peine. Lépine. - Et vous êtes jolie, sandis, oh! très jolie. Lisette. - Ma foi, Monsieur de Lépine, vous êtes galant, oh! très galant; mais l'ennui me prend dès qu'on me loue. Abrégeons. Est-ce là tout? Lépine. - A mon exemple, envisagez-moi, je vous prie; faites-en l'épreuve. Lisette. - Oui-da. Tenez, je vous regarde. Lépine. - Eh donc! est-ce là ce Lépine, que vous connaissiez? N'y voyez-vous rien de nouveau? Que vous dit le coeur? Lisette. - Pas le mot. Il n'y a rien là pour lui. Lépine. - Quelquefois pourtant nombre de gens ont estimé que j'étais un garçon assez revenant; mais nous y retournerons; c'est partie à remettre. Ecoutez le restant. Il est certain que mon maÃtre distingue tendrement votre maÃtresse. Aujourd'hui même il m'a confié qu'il méditait de vous communiquer ses sentiments. Lisette. - Comme il lui plaira. La réponse que j'aurai l'honneur de lui communiquer sera courte. Lépine. - Remarquons d'abondance que la Comtesse se plaÃt avec mon maÃtre, qu'elle a l'âme joyeuse en le voyant. Vous me direz que nos gens sont étranges personnes, et je vous l'accorde. Le Marquis, homme tout simple, peu hasardeux dans le discours, n'osera jamais aventurer la déclaration; et des déclarations, la Comtesse les épouvante; femme qui néglige les compliments, qui vous parle entre l'aigre et le doux, et dont l'entretien a je ne sais quoi de sec, de froid, de purement raisonnable. Le moyen que l'amour puisse être mis en avant avec cette femme. Il ne sera jamais à propos de lui dire "Je vous aime", à moins qu'on ne le lui dise à propos de rien. Cette matière, avec elle, ne peut tomber que des nues. On dit qu'elle traite l'amour de bagatelle d'enfant; moi, je prétends qu'elle a pris goût à cette enfance. Dans cette conjoncture, j'opine que nous encouragions ces deux personnages. Qu'en sera-t-il? qu'ils s'aimeront bonnement, en toute simplesse, et qu'ils s'épouseront de même. Qu'en sera-t-il? Qu'en me voyant votre camarade, vous me rendrez votre mari par la douce habitude de me voir. Eh donc! parlez, êtes-vous d'accord? Lisette. - Non. Lépine. - Mademoiselle, est-ce mon amour qui vous déplaÃt? Lisette. - Oui. Lépine. - En peu de mots vous dites beaucoup; mais considérez l'occurrence. Je vous prédis que nos maÃtres se marieront; que la commodité vous tente. Lisette. - Je vous prédis qu'ils ne se marieront point. Je ne veux pas, moi. Ma maÃtresse, comme vous dites fort habilement, tient l'amour au-dessous d'elle; et j'aurai soin de l'entretenir dans cette humeur, attendu qu'il n'est pas de mon petit intérêt qu'elle se marie. Ma condition n'en serait pas si bonne, entendez-vous? Il n'y a point d'apparence que la Comtesse y gagne, et moi j'y perdrais beaucoup. J'ai fait un petit calcul là -dessus, au moyen duquel je trouve que tous vos arrangements me dérangent et ne me valent rien. Ainsi, quelque jolie que je sois, continuez de n'en rien voir; laissez là la découverte que vous avez faite de mes grâces, et passez toujours sans y prendre garde. Lépine, froidement. - Je les ai vues, Mademoiselle; j'en suis frappé et n'ai de remède que votre coeur. Lisette. - Tenez-vous donc pour incurable. Lépine. - Me donnez-vous votre dernier mot? Lisette. - Je n'y changerai pas une syllabe. Elle veut s'en aller. Lépine, l'arrêtant. - Permettez que je reparte. Vous calculez; moi de même. Selon vous, il ne faut pas que nos gens se marient; il faut qu'ils s'épousent, selon moi, je le prétends. Lisette. - Mauvaise gasconnade! Lépine. - Patience. Je vous aime, et vous me refusez le réciproque. Je calcule qu'il me fait besoin, et je l'aurai, sandis! je le prétends. Lisette. - Vous ne l'aurez pas, sandis! Lépine. - J'ai tout dit. Laissez parler mon maÃtre qui nous arrive. Scène IV Le Marquis, Lépine, Lisette Le Marquis. - Ah! vous voici, Lisette! je suis bien aise de vous trouver. Lisette. - Je vous suis obligée, Monsieur; mais je m'en allais. Le Marquis. - Vous vous en alliez? J'avais pourtant quelque chose à vous dire. Etes-vous un peu de nos amis? Lépine. - Petitement. Lisette. - J'ai beaucoup d'estime et de respect pour Monsieur le Marquis. Le Marquis. - Tout de bon? Vous me faites plaisir, Lisette; je fais beaucoup de cas de vous aussi. Vous me paraissez une très bonne fille, et vous êtes à une maÃtresse qui a bien du mérite. Lisette. - Il y a longtemps que je le sais, Monsieur. Le Marquis. - Ne vous parle-t-elle jamais de moi? Que vous en dit-elle? Lisette. - Oh! rien. Le Marquis. - C'est que, entre nous, il n'y a point de femme que j'aime tant qu'elle. Lisette. - Qu'appelez-vous aimer, Monsieur le Marquis? Est-ce de l'amour que vous entendez? Le Marquis. - Eh! mais oui, de l'amour, de l'inclination, comme tu voudras; le nom n'y fait rien. Je l'aime mieux qu'un autre. Voilà tout. Lisette. - Cela se peut. Le Marquis. - Mais elle n'en sait rien; je n'ai pas osé le lui apprendre. Je n'ai pas trop le talent de parler d'amour. Lisette. - C'est ce qui me semble. Le Marquis. - Oui, cela m'embarrasse, et, comme ta maÃtresse est une femme fort raisonnable, j'ai peur qu'elle ne se moque de moi, et je ne saurais plus que lui dire; de sorte que j'ai rêvé qu'il serait bon que tu la prévinsses en ma faveur. Lisette. - Je vous demande pardon, Monsieur, mais il fallait rêver tout le contraire. Je ne puis rien pour vous, en vérité. Le Marquis. - Eh! d'où vient? Je t'aurai grande obligation. Je payerai bien tes peines; et si ce garçon-là montrant Lépine te convenait, je vous ferais un fort bon parti à tous les deux. Lépine, froidement, et sans regarder Lisette. - Derechef, recueillez-vous là -dessus, Mademoiselle. Lisette. - Il n'y a pas moyen, Monsieur le Marquis. Si je parlais de vos sentiments à ma maÃtresse, vous avez beau dire que le nom n'y fait rien, je me brouillerais avec elle, je vous y brouillerais vous-même. Ne la connaissez-vous pas? Le Marquis. - Tu crois donc qu'il n'y a rien à faire? Lisette. - Absolument rien. Le Marquis. - Tant pis, cela me chagrine. Elle me fait tant d'amitié, cette femme! Allons, il ne faut donc plus y penser. Lépine, froidement. - Monsieur, ne vous déconfortez pas. Du récit de Mademoiselle, n'en tenez compte, elle vous triche. Retirons-nous; venez me consulter à l'écart, je serai plus consolant. Partons. Le Marquis. - Viens; voyons ce que tu as à me dire. Adieu, Lisette; ne me nuis pas, voilà tout ce que j'exige. Scène V Lépine, Lisette Lépine. - N'exigez rien; ne gênons point Mademoiselle. Soyons galamment ennemis déclarés; faisons-nous du mal en toute franchise. Adieu, gentille personne, je vous chéris ni plus ni moins; gardez-moi votre coeur, c'est un dépôt que je vous laisse. Lisette. - Adieu, mon pauvre Lépine; vous êtes peut-être de tous les fous de la Garonne le plus effronté, mais aussi le plus divertissant. Scène VI La Comtesse, Lisette Lisette. - Voici ma maÃtresse. De l'humeur dont elle est, je crois que cet amour-ci ne la divertira guère. Gare que le Marquis ne soit bientôt congédié! La Comtesse, tenant une lettre. - Tenez, Lisette, dites qu'on porte cette lettre à la poste; en voilà dix que j'écris depuis trois semaines. La sotte chose qu'un procès! Que j'en suis lasse! Je ne m'étonne pas s'il y a tant de femmes qui se remarient. Lisette, riant. - Bon, votre procès, une affaire de mille francs, voilà quelque chose de bien considérable pour vous! Avez-vous envie de vous remarier? J'ai votre affaire. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est qu'envie de me remarier? Pourquoi me dites-vous cela? Lisette. - Ne vous fâchez pas; je ne veux que vous divertir. La Comtesse. - Ce pourrait être quelqu'un de Paris qui vous aurait fait une confidence; en tout cas, ne me le nommez pas. Lisette. - Oh! il faut pourtant que vous connaissiez celui dont je parle. La Comtesse. - Brisons là -dessus. Je rêve à une chose; le Marquis n'a ici qu'un valet de chambre dont il a peut-être besoin; et je voulais lui demander s'il n'a pas quelque paquet à porter à la poste, on le porterait avec le mien. Où est-il, le Marquis? L'as-tu vu ce matin? Lisette. - Oh! oui; malepeste, il a ses raisons pour être éveillé de bonne heure. Revenons au mari que j'ai à vous donner, celui qui brûle pour vous, et que vous avez enflammé de passion... La Comtesse. - Qui est ce benêt-là ? Lisette. - Vous le devinez. La Comtesse. - Celui qui brûle est un sot. Je ne veux rien savoir de Paris. Lisette. - Ce n'est point de Paris; votre conquête est dans le château. Vous l'appelez benêt; moi je vais le flatter; c'est un soupirant qui a l'air fort simple, un air de bon homme. Y êtes-vous? La Comtesse. - Nullement. Qui est-ce qui ressemble à cela ici? Lisette. - Eh! le Marquis. La Comtesse. - Celui qui est avec nous? Lisette. - Lui-même. La Comtesse. - Je n'avais garde d'y être. Où as-tu pris son air simple et de bon homme? Dis donc un air franc et ouvert, à la bonne heure; il sera reconnaissable. Lisette. - Ma foi, Madame, je vous le rends comme je le vois. La Comtesse. - Tu le vois très mal, on ne peut pas plus mal; en mille ans on ne le devinerait pas à ce portrait-là . Mais de qui tiens-tu ce que tu me contes de son amour? Lisette. - De lui qui me l'a dit; rien que cela. N'en riez-vous pas? Ne faites pas semblant de le savoir. Au reste, il n'y a qu'à vous en défaire tout doucement. La Comtesse. - Hélas! je ne lui en veux point de mal. C'est un fort honnête homme, un homme dont je fais cas, qui a d'excellentes qualités; et j'aime encore mieux que ce soit lui qu'un autre. Mais ne te trompes-tu pas aussi? Il ne t'aura peut-être parlé que d'estime; il en a beaucoup pour moi, beaucoup; il me l'a marquée en mille occasions d'une manière fort obligeante. Lisette. - Non, Madame, c'est de l'amour qui regarde vos appas; il en a prononcé le mot sans bredouiller comme à l'ordinaire. C'est de la flamme; il languit, il soupire. La Comtesse. - Est-il possible? Sur ce pied-là , je le plains; car ce n'est pas un étourdi; il faut qu'il le sente puisqu'il le dit, et ce n'est pas de ces gens-là qu'on se moque; jamais leur amour n'est ridicule. Mais il n'osera m'en parler, n'est-ce pas? Lisette. - Oh! ne craignez rien, j'y ai mis bon ordre; il ne s'y jouera pas. Je lui ai ôté toute espérance; n'ai-je pas bien fait? La Comtesse. - Mais... oui, sans doute, oui...; pourvu que vous ne l'ayez pas brusqué, pourtant; il fallait y prendre garde; c'est un ami que je veux conserver, et vous avez quelquefois le ton dur et revêche, Lisette; il valait mieux le laisser dire. Lisette. - Point du tout. Il voulait que je vous parlasse en sa faveur. La Comtesse. - Ce pauvre homme! Lisette. - Et je lui ai répondu que je ne pouvais pas m'en mêler, que je me brouillerais avec vous si je vous en parlais, que vous me donneriez mon congé, que vous lui donneriez le sien. La Comtesse. - Le sien? Quelle grossièreté?! Ah! que c'est mal parler! Son congé? Et même est-ce que je vous aurais donné le vôtre? Vous savez bien que non. D'où vient mentir, Lisette? c'est un ennemi que vous m'allez faire d'un des hommes du monde que je considère le plus, et qui le mérite le mieux. Quel sot langage de domestique! Eh! il était si simple de vous en tenir à lui dire "Monsieur, je ne saurais; ce ne sont pas là mes affaires; parlez-en vous-même." Je voudrais qu'il osât m'en parler, pour raccommoder un peu votre malhonnêteté. Son congé! son congé! Il va se croire insulté. Lisette. - Eh! non, Madame; il était impossible de vous en débarrasser à moins de frais. Faut-il que vous l'aimiez, de peur de le fâcher? Voulez-vous être sa femme par politesse, lui qui doit épouser Hortense? Je ne lui ai rien dit de trop, et vous en voilà quitte. Mais je l'aperçois qui vient en rêvant; évitez-le, vous avez le temps. La Comtesse. - L'éviter? lui qui me voit? Ah! je m'en garderai bien. Après les discours que vous lui avez tenus, il croirait que je les ai dictés. Non, non, je ne changerai rien à ma façon de vivre avec lui. Allez porter ma lettre. Lisette, à part. - Hum! il y a ici quelque chose. Haut. Madame, je suis d'avis de rester auprès de vous; cela m'arrive souvent, et vous en serez plus à abri d'une déclaration. La Comtesse. - Belle finesse! quand je lui échapperais aujourd'hui, ne me retrouvera-t-il pas demain? Il faudrait donc vous avoir toujours à mes côtés? Non, non, partez. S'il me parle, je sais répondre. Lisette. - Je suis à vous dans l'instant; je n'ai qu'à donner cette lettre à un laquais. La Comtesse. - Non, Lisette; c'est une lettre de conséquence, et vous me ferez plaisir de la porter vous-même, parce que, si le courrier est passé, vous me la rapporterez, et je l'enverrai par une autre voie. Je ne me fie point aux valets, ils ne sont point exacts. Lisette. - Le courrier ne passe que dans deux heures, Madame. La Comtesse. - Eh! allez, vous dis-je. Que sait-on? Lisette, à part. - Quel prétexte! Cette femme-là ne va pas droit avec moi. Scène VII La Comtesse, seule. Elle avait la fureur de rester. Les domestiques sont haïssables; il n'y a pas jusqu'à leur zèle qui ne vous désoblige. C'est toujours de travers qu'ils vous servent. Scène VIII La Comtesse, Lépine Lépine. - Madame, Monsieur le Marquis vous a vue de loin avec Lisette. Il demande s'il n'y a point de mal qu'il approche; il a le désir de vous consulter, mais il se fait le scrupule de vous êtes importun. La Comtesse. - Lui importun! Il ne saurait l'être. Dites-lui que je l'attends, Lépine; qu'il vienne. Lépine. - Je vais le réjouir de la nouvelle. Vous l'allez voir dans la minute. Scène IX La Comtesse, Lépine, Le Marquis Lépine, appelant le Marquis. - Monsieur, venez prendre audience; Madame l'accorde. Quand le Marquis est venu, il lui dit à part Courage, Monsieur; l'accueil est gracieux, presque tendre; c'est un coeur qui demande qu'on le prenne. Scène X La Comtesse, Le Marquis La Comtesse. - Eh! d'où vient donc la cérémonie que vous faites, Marquis? Vous n'y songez pas. Le Marquis. - Madame, vous avez bien de la bonté; c'est que j'ai bien des choses à vous dire. La Comtesse. - Effectivement, vous me paraissez rêveur, inquiet. Le Marquis. - Oui, j'ai l'esprit en peine. J'ai besoin de conseil, j'ai besoin de grâces, et le tout de votre part. La Comtesse. - Tant mieux. Vous avez encore moins besoin de tout cela, que je n'ai d'envie de vous être bonne à quelque chose. Le Marquis. - Oh! bonne? Il ne tient qu'à vous de m'être excellente, si vous voulez. La Comtesse. - Comment! si je veux? Manquez-vous de confiance? Ah! je vous prie, ne me ménagez point; vous pouvez tout sur moi, marquis; je suis bien aise de vous le dire. Le Marquis. - Cette assurance m'est bien agréable, et je serais tenté d'en abuser. La Comtesse. - J'ai grande peur que vous ne résistiez à la tentation. Vous ne comptez pas assez sur vos amis; car vous êtes si réservé, si retenu! Le Marquis. - Oui, j'ai beaucoup de timidité. La Comtesse. - Je fais de mon mieux pour vous l'ôter, comme vous voyez. Le Marquis. - Vous savez dans quelle situation je suis avec Hortense, que je dois l'épouser ou lui donner deux cent mille francs. La Comtesse. - Oui, et je me suis aperçue que vous n'aviez pas grand goût pour elle. Le Marquis. - Oh! on ne peut pas moins; je ne l'aime point du tout. La Comtesse. - Je n'en suis pas surprise. Son caractère est si différent du vôtre! elle a quelque chose de trop arrangé pour vous. Le Marquis. - Vous y êtes; elle songe trop à ses grâces. Il faudrait toujours l'entretenir de compliments, et moi, ce n'est pas là mon fort. La coquetterie me gêne; elle me rend muet. La Comtesse. - Ah! Ah! je conviens qu'elle en a un peu; mais presque toutes les femmes sont de même. Vous ne trouverez que cela partout, Marquis. Le Marquis. - Hors chez vous. Quelle différence, par exemple! vous plaisez sans y penser, ce n'est pas votre faute. Vous ne savez pas seulement que vous êtes aimable; mais d'autres le savent pour vous. La Comtesse. - Moi, Marquis? Je pense qu'à cet égard-là les autres songent aussi peu à moi que j'y songe moi-même. Le Marquis. - Oh! j'en connais qui ne vous disent pas tout ce qu'ils songent. La Comtesse. - Eh! qui sont-ils, Marquis? Quelques amis comme vous, sans doute? Le Marquis. - Bon, des amis! voilà bien de quoi; vous n'en aurez encore de longtemps. La Comtesse. - Je vous suis obligée du petit compliment que vous me faites en passant. Le Marquis. - Point du tout. Je ne passe jamais, moi; je dis toujours exprès. La Comtesse, riant. - Comment? vous qui ne voulez pas que j'aie encore des amis! est-ce que vous n'êtes pas le mien? Le Marquis. - Vous m'excuserez; mais quand je serais autre chose, il n'y aurait rien de surprenant. La Comtesse. - Eh bien! je ne laisserais pas d'en être surprise. Le Marquis. - Et encore plus fâchée? La Comtesse. - En vérité, surprise. Je veux pourtant croire que je suis aimable, puisque vous le dites. Le Marquis. - Oh! charmante, et je serais bien heureux si Hortense vous ressemblait; je l'épouserais d'un grand coeur; et j'ai bien de la peine à m'y résoudre. La Comtesse. - Je le crois; et ce serait encore pis si vous aviez de l'inclination pour une autre. Le Marquis. - Eh bien! c'est que justement le pis s'y trouve. La Comtesse, par exclamation. - Oui! vous aimez ailleurs? Le Marquis. - De toute mon âme. La Comtesse, en souriant. - Je m'en suis doutée, Marquis. Le Marquis. - Et vous êtes-vous doutée de la personne? La Comtesse. - Non; mais vous me la direz. Le Marquis. - Vous me feriez grand plaisir de la deviner. La Comtesse. - Pourquoi m'en donneriez-vous la peine, puisque vous voilà ? Le Marquis. - C'est que vous ne connaissez qu'elle; c'est la plus aimable femme, la plus franche... Vous parlez de gens sans façon? il n'y a personne comme elle; plus je la vois, plus je l'admire. La Comtesse. - Epousez-la, Marquis, épousez-la, et laissez là Hortense; il n'y a point à hésiter, vous n'avez point d'autre parti à prendre. Le Marquis. - Oui; mais je songe à une chose; n'y aurait-il pas moyen de me sauver le deux cent mille francs? Je vous parle à coeur ouvert. La Comtesse. - Regardez-moi dans cette occasion-ci comme une autre vous-même. Le Marquis. - Ah! que c'est bien dit, une autre moi-même! La Comtesse. - Ce qui me plaÃt en vous, c'est votre franchise, qui est une qualité admirable. Revenons. Comment vous sauver ces deux cent mille francs? Le Marquis. - C'est qu'Hortense aime le Chevalier. Mais, à propos, c'est votre parent? La Comtesse. - Oh! parent, ...de loin. Le Marquis. - Or, de cet amour qu'elle a pour lui, je conclus qu'elle ne se soucie pas de moi. Je n'ai donc qu'à faire semblant de vouloir l'épouser; elle me refusera, et je ne lui devrai plus rien; son refus me servira de quittance. La Comtesse. - Oui-da, vous pouvez le tenter. Ce n'est pas qu'il n'y ait du risque; elle a du discernement, Marquis. Vous supposez qu'elle vous refusera? Je n'en sais rien; vous n'êtes pas un homme à dédaigner. Le Marquis. - Est-il vrai? La Comtesse. - C'est mon sentiment. Le Marquis. - Vous me flattez, vous encouragez ma franchise. La Comtesse. - Je vous encourage! eh! mais en êtes-vous encore là ? Mettez-vous donc dans l'esprit que je ne demande qu'à vous obliger, qu'il n'y a que l'impossible qui m'arrêtera, et que vous devez compter sur tout ce qui dépendra de moi. Ne perdez point cela de vue, étrange homme que vous êtes, et achevez hardiment. Vous voulez des conseils, je vous en donne. Quand nous en serons à l'article des grâces, il n'y aura qu'à parler; elles ne feront pas plus de difficulté que le reste, entendez-vous? et que cela soit dit pour toujours. Le Marquis. - Vous me ravissez d'espérance. La Comtesse. - Allons par ordre. Si Hortense allait vous prendre au mot? Le Marquis. - J'espère que non. En tout cas, je lui payerais sa somme, pourvu qu'auparavant la personne qui a pris mon coeur ait la bonté de me dire qu'elle veut bien de moi. La Comtesse. - Hélas! elle serait donc bien difficile? Mais, Marquis, est-ce qu'elle ne sait pas que vous l'aimez? Le Marquis. - Non vraiment; je n'ai pas osé le lui dire. La Comtesse. - Et le tout par timidité. Oh! en vérité, c'est la pousser trop loin, et, toute amie des bienséances que je suis, je ne vous approuve pas; ce n'est pas se rendre justice. Le Marquis. - Elle est si sensée, que j'ai peur d'elle. Vous me conseillez donc de lui en parler? La Comtesse. - Eh! cela devrait être fait. Peut-être vous attend-elle. Vous dites qu'elle est sensée; que craignez-vous? Il est louable de penser modestement de soi; mais avec de la modestie, on parle, on se propose. Parlez, Marquis; parlez, tout ira bien. Le Marquis. - Hélas! si vous saviez qui c'est, vous ne m'exhorteriez pas tant. Que vous êtes heureuse de n'aimer rien, et de mépriser l'amour! La Comtesse. - Moi, mépriser ce qu'il y a au monde de plus naturel! cela ne serait pas raisonnable. Ce n'est pas l'amour, ce sont les amants, tels qu'ils sont la plupart, que je méprise, et non pas le sentiment qui fait qu'on aime, qui n'a rien en soi que de fort honnête, de fort permis, et de fort involontaire. C'est le plus doux sentiment de la vie; comment le haïrais-je? Non, certes, et il y a tel homme à qui je pardonnerais de m'aimer s'il me l'avouait avec cette simplicité de caractère que je louais tout à l'heure en vous. Le Marquis. - En effet, quand on le dit naïvement, comme on le sent... La Comtesse. - Il n'y a point de mal alors. On a toujours bonne grâce; voilà ce que pense. Je ne suis pas une âme sauvage. Le Marquis. - Ce serait bien dommage... Vous avez la plus belle santé! La Comtesse, à part. - Il est bien question de ma santé! Haut. C'est l'air de la campagne. Le Marquis. - L'air de la ville vous fait de même l'oeil le plus vif, le teint le plus frais! La Comtesse. - Je me porte assez bien. Mais savez-vous bien que vous me dites des douceurs sans y penser? Le Marquis. - Pourquoi sans y penser? Moi, j'y pense. La Comtesse. - Gardez-les pour la personne que vous aimez. Le Marquis. - Eh! si c'était vous, il n'y aurait que faire de les garder. La Comtesse. - Comment, si c'était moi! Est-ce de moi dont il s'agit? Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce une déclaration d'amour que vous me faites? Le Marquis. - Oh! Point du tout. La Comtesse. - Eh! de quoi vous avisez-vous donc de m'entretenir de ma santé? Qui est-ce qui ne s'y tromperait pas? Le Marquis. - Ce n'est que façon de parler je dis seulement qu'il est fâcheux que vous ne vouliez ni aimer, ni vous remarier, et que j'en suis mortifié, parce que je ne vois pas de femme qui peut convenir autant que vous. Mais je ne vous en dis mot, de peur de vous déplaire. La Comtesse. - Mais encore une fois, vous me parlez d'amour. Je ne me trompe pas c'est moi que vous aimez, vous me le dites en termes exprès. Le Marquis. - Hé bien, oui, quand ce serait vous, il n'est pas nécessaire de se fâcher. Ne dirait-on pas que tout est perdu? Calmez-vous; prenez que je n'aie rien dit. La Comtesse. - La belle chute! vous êtes bien singulier. Le Marquis. - Et vous de bien mauvaise humeur. Eh! tout à l'heure, à votre avis, on avait si bonne grâce à dire naïvement qu'on aime! Voyez comme cela réussit. Me voilà bien avancé! La Comtesse, à part. - Ne le voilà -t-il pas bien reculé? Haut. A qui en avez-vous? Je vous demande à qui vous parlez? Le Marquis. - A personne, Madame, à personne. Je ne dirai plus mot; êtes-vous contente? Si vous vous mettez en colère contre tous ceux qui me ressemblent, vous en querellerez bien d'autres. La Comtesse, à part. - Quel original! Haut. Et qui est-ce qui vous querelle? Le Marquis. - Ah! la manière dont vous me refusez n'est pas douce. La Comtesse. - Allez, vous rêvez. Le Marquis. - Courage! Avec la qualité d'original dont vous venez de m'honorer tout bas, il ne me manquait plus que celle de rêveur; au surplus, je ne m'en plains pas. Je ne vous conviens point; qu'y faire? il n'y a plus qu'à me taire, et je me tairai. Adieu, Comtesse; n'en soyons pas moins bons amis, et du moins ayez la bonté de m'aider à me tirer d'affaire avec Hortense. La Comtesse, seule un moment comme il s'en va. - Quel homme! Celui-ci ne m'ennuiera pas du récit de mes rigueurs. J'aime les gens simples et unis; mais en vérité celui-là l'est trop. Scène XI Hortense, La Comtesse, Le Marquis Hortense, arrêtant le Marquis. - Monsieur le Marquis, je vous prie, ne vous en allez pas; nous avons à nous parler, et Madame peut être présente. Le Marquis. - Comme vous voudrez, Madame. Hortense. - Vous savez ce dont il s'agit? Le Marquis. - Non, je ne sais pas ce que c'est; je ne m'en souviens plus. Hortense. - Vous me surprenez! Je me flattais que vous seriez le premier à rompre le silence. Il est humiliant pour moi d'être obligée de vous prévenir. Avez-vous oublié qu'il y a un testament qui nous regarde? Le Marquis. - Oh! oui, je me souviens du testament. Hortense. - Et qui dispose de ma main en votre faveur? Le Marquis. - Oui, Madame, oui; il faut que je vous épouse, cela est vrai. Hortense. - Eh bien, Monsieur, à quoi vous déterminez-vous? Il est temps de fixer mon état. Je ne vous cache point que vous avez un rival; c'est le Chevalier, qui est parent de Madame, que je ne vous préfère pas, mais que je préfère à tout autre, et que j'estime assez pour en faire mon époux si vous ne devenez pas le mien; c'est ce que je lui ai dit jusqu'ici; et comme il m'assure avoir des raisons pressantes de savoir aujourd'hui même à quoi s'en tenir, je n'ai pu lui refuser de vous parler. Monsieur, le congédierai-je, ou non? Que voulez-vous que je lui dise? Ma main est à vous, si vous la demandez. Le Marquis. - Vous me faites bien de la grâce; je la prends, Mademoiselle. Hortense. - Est-ce votre coeur qui me choisit, Monsieur le Marquis? Le Marquis. - N'êtes-vous pas assez aimable pour cela? Hortense. - Et vous m'aimez? Le Marquis. - Qui est-ce qui vous dit le contraire? Tout à l'heure j'en parlais à Madame. La Comtesse. - Il est vrai, c'était de vous dont il m'entretenait; il songeait à vous proposer ce mariage. Hortense. - Et vous disait-il aussi qu'il m'aimait? La Comtesse. - Il me semble que oui; du moins me parlait-il de penchant. Hortense. - D'où vient donc, Monsieur le Marquis, me l'avez-vous laissé ignorer depuis six semaines? Quand on aime, on en donne quelques marques, et dans le cas où nous sommes, vous aviez droit de vous déclarer. Le Marquis. - J'en conviens; mais le temps se passe; on est distrait; on ne sait pas si les gens sont de votre avis. Hortense. - Vous êtes bien modeste. Voilà qui est donc arrêté, et je vais l'annoncer au Chevalier qui entre. Scène XII Le Chevalier, Hortense, Le Marquis, La Comtesse Hortense, allant au-devant du Chevalier pour lui dire un mot à part. - Il accepte ma main, mais de mauvaise grâce; ce n'est qu'une ruse, ne vous effrayez pas. Le Chevalier, à part. - Vous m'inquiétez. Haut. Eh bien! Madame, il ne me reste plus d'espérance, sans doute? Je n'ai pas dû m'attendre que Monsieur le Marquis pût consentir à vous perdre. Hortense. - Oui, Chevalier, je l'épouse; la chose est conclue, et le ciel vous destine à une autre qu'à moi. Le Marquis m'aimait en secret, et c'était, dit-il, par distraction qu'il ne me le déclarait pas. Par distraction! Le Chevalier. - J'entends; il avait oublié de vous le dire. Hortense. - Oui, c'est cela même; mais il vient de me l'avouer, et il l'avait confié à Madame. Le Chevalier. - Eh! que ne m'avertissiez-vous, Comtesse? J'ai cru quelquefois qu'il vous aimait vous-même. La Comtesse. - Quelle imagination! A propos de quoi me citer ici? Hortense. - Il y a eu des instants où je le soupçonnais aussi. La Comtesse. - Encore! Où est donc la plaisanterie, Hortense? Le Marquis. - Pour moi, je ne dis mot. Le Chevalier. - Vous me désespérez, Marquis. Le Marquis. - J'en suis fâché, mais mettez-vous à ma place; il y a un testament, vous le savez bien; je ne peux pas faire autrement. Le Chevalier. - Sans le testament, vous n'aimeriez peut-être pas autant que moi. Le Marquis. - Oh! vous me pardonnerez, je n'aime que trop. Hortense. - Je tâcherai de le mériter, Monsieur. A part, au Chevalier. Demandez qu'on presse notre mariage. Le Chevalier, à part, à Hortense. - N'est-ce pas trop risquer? Haut. Dans l'état où je suis, Marquis, achevez de me prouver que mon malheur est sans remède. Le Marquis. - La preuve s'en verra quand je l'épouserai. Je ne peux pas l'épouser tout à l'heure. Le Chevalier, d'un air inquiet. - Vous avez raison. A part, à Hortense. Il vous épousera. Hortense, à part, au Chevalier. - Vous gâtez tout. Au Marquis. J'entends bien ce que le Chevalier veut dire; c'est qu'il espère toujours que nous ne nous marierons pas, Monsieur le Marquis; n'est-ce pas, Chevalier? Le Chevalier. - Non, Madame, je n'espère plus rien. Hortense. - Vous m'excuserez; vous n'êtes pas convaincu, vous ne l'êtes pas; et comme il faut, m'avez-vous dit, que vous alliez demain à Paris pour y prendre des mesures nécessaires en cette occasion-ci, vous voudriez, avant que de partir, savoir bien précisément s'il ne vous reste plus d'espoir? Voilà ce que c'est; vous avez besoin d'une entière certitude? A part, au Chevalier. Dites qu'oui. Le Chevalier. - Mais oui. Hortense. - Monsieur le Marquis, nous ne sommes qu'à une lieue de Paris; il est de bonne heure; envoyez Lépine chercher un notaire, et passons notre contrat aujourd'hui, pour donner au Chevalier la triste conviction qu'il demande. La Comtesse. - Mais il me paraÃt que vous lui faites accroire qu'il la demande; je suis persuadée qu'il ne s'en soucie pas. Hortense, à part, au Chevalier. - Soutenez donc. Le Chevalier. - Oui, Comtesse, un notaire me ferait plaisir. La Comtesse. - Voilà un sentiment bien bizarre! Hortense. - Point du tout. Ses affaires exigent qu'il sache à quoi s'en tenir; il n'y a rien de si simple, et il a raison; il n'osait le dire, et je le dis pour lui. Allez-vous envoyer Lépine, Monsieur le Marquis? Le Marquis. - Comme il vous plaira. Mais qui est-ce qui songeait à avoir un notaire aujourd'hui? Hortense, au Chevalier. - Insistez. Le Chevalier. - Je vous en prie, Marquis. La Comtesse. - Oh! vous aurez la bonté d'attendre à demain, Monsieur le Chevalier; vous n'êtes pas si pressé; votre fantaisie n'est pas d'une espèce à mériter qu'on se gêne tant pour elle; ce serait ce soir ici un embarras qui nous dérangerait. J'ai quelques affaires; demain, il sera temps. Hortense, à part, au Chevalier. - Pressez. Le Chevalier. - Eh! Comtesse, de grâce. La Comtesse. - De grâce! L'hétéroclite prière! Il est donc bien ragoûtant de voir sa maÃtresse mariée à son rival? Comme Monsieur voudra, au reste! Le Marquis. - Il serait impoli de gêner Madame; au surplus, je m'en rapporte à elle; demain serait bon. Hortense. - Dès qu'elle y consent, il n'y a qu'à envoyer Lépine. Scène XIII La Comtesse, Hortense, Le Chevalier, Le Marquis, Lisette Hortense. - Voici Lisette qui entre; je vais lui dire de nous l'aller chercher. Lisette, on doit passer ce soir un contrat de mariage entre Monsieur le Marquis et moi; il veut tout à l'heure faire partir Lépine pour amener son notaire de Paris; ayez la bonté de lui dire qu'il vienne recevoir ses ordres. Lisette. - J'y cours, Madame. La Comtesse, l'arrêtant. - Où allez-vous? En fait de mariage, je ne veux ni m'en mêler, ni que mes gens s'en mêlent. Lisette. - Moi, ce n'est que pour rendre service. Tenez, je n'ai que faire de sortir; je le vois sur la terrasse. Elle appelle. Monsieur de Lépine! La Comtesse, à part. - Cette sotte! Scène XIV Le Marquis, La Comtesse, Le Chevalier, Hortense, Lépine, Lisette Lépine. - Qui est-ce qui m'appelle? Lisette. - Vite, vite, à cheval. Il s'agit d'un contrat de mariage entre Madame et votre maÃtre, et il faut aller à Paris chercher le notaire de Monsieur le Marquis. Lépine, au Marquis. - Le notaire! Ce qu'elle conte est-il vrai, Monsieur? nous avons la partie de chasse pour tantôt; je me suis arrangé pour courir le lièvre, et non pas le notaire. Le Marquis. - C'est pourtant le dernier qu'on veut. Lépine. - Ce n'est pas la peine que je voyage pour avoir le vôtre; je le compte pour mort. Ne le savez-vous pas? La fièvre le travaillait quand nous partÃmes, avec le médecin par-dessus; il en avait le transport au cerveau. Le Marquis. - Vraiment, oui; à propos, il était très malade. Lépine. - Il agonisait, sandis!... Lisette, d'un air indifférent. - Il n'y a qu'à prendre celui de Madame. La Comtesse. - Il n'y a qu'à vous taire; car si celui de Monsieur est mort, le mien l'est aussi. Il y a quelque temps qu'il me dit qu'il était le sien. Lisette, indifféremment, d'un air modeste. - Il me semble qu'il n'y a pas longtemps que vous lui avez écrit, Madame. La Comtesse. - La belle conséquence! Ma lettre a-t-elle empêché qu'il ne mourût? Il est certain que je lui ai écrit; mais aussi ne m'a-t-il point fait de réponse. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Je commence à me rassurer. Hortense, lui souriant, à part. - Il y a plus d'un notaire à Paris. Lépine verra s'il se porte mieux. Depuis six semaines que nous sommes ici, il a eu le temps de revenir en bonne santé. Allez lui écrire un mot, Monsieur le Marquis, et priez-le, s'il ne peut venir, d'en indiquer un autre. Lépine ira se préparer pendant que vous écrirez. Lépine. - Non, Madame; si je monte à cheval, c'est autant de resté par les chemins. Je parlais de la partie de chasse; mais voici que je me sens mal, extrêmement mal; d'aujourd'hui je ne prendrai ni gibier, ni notaire. Lisette, en souriant négligemment. - Est-ce que vous êtes mort aussi? Lépine, en feignant la douleur. - Non, Mademoiselle; mais je vis souffrant et je ne pourrais fournir la course. Ahi! sans le respect de la compagnie, je ferais des cris perçants. Je me brisai hier d'une chute sur l'escalier; je roulai tout un étage, et je commençais d'en entamer un autre quand on me retint sur le penchant. Jugez de la douleur; je la sens qui m'enveloppe. Le Chevalier. - Eh bien! tu n'as qu'à prendre ma chaise. Dites-lui qu'il parte, Marquis. Le Marquis. - Ce garçon qui est tout froissé, qui a roulé un étage, je m'étonne qu'il ne soit pas au lit. Pars si tu peux, au reste. Hortense. - Allez, partez, Lépine; on n'est point fatigué dans une chaise. Lépine. - Vous dirai-je le vrai, Mademoiselle? obligez-moi de me dispenser de la commission. Monsieur traite avec vous de sa ruine; vous ne l'aimez point, Madame; j'en ai connaissance, et ce mariage ne peut être que fatal; je me ferais un reproche d'y avoir part. Je parle en conscience. Si mon scrupule déplaÃt, qu'on me dise Va-t'en; qu'on me casse, je m'y soumets; ma probité me console. La Comtesse. - Voilà ce qu'on appelle un excellent domestique! ils sont bien rares! Le Marquis, à Hortense. - Vous l'entendez. Comment voulez-vous que je m'y prenne avec cet opiniâtre? Quand je me fâcherais, il n'en sera ni plus ni moins. Il faut donc le chasser. A Lépine. Retire-toi. Hortense. - On se passera de lui. Allez toujours écrire; un de mes gens portera la lettre, ou quelqu'un du village. Scène XV Hortense, Le Marquis, La Comtesse, Le Chevalier Hortense. - Ah! çà , vous allez faire votre billet; j'en vais écrire un qu'on laissera chez moi en passant. Le Marquis. - Oui-da; mais consultez-vous; si par hasard vous ne m'aimiez pas, tant pis; car j'y vais de bon eu. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Vous le poussez trop. Hortense, à part. - Paix! Haut. Tout est consulté, Monsieur; adieu. Chevalier, vous voyez bien qu'il ne m'est plus permis de vous écouter. Le Chevalier. - Adieu, Mademoiselle; je vais me livrer à la douleur où vous me laissez. Scène XVI Le Marquis, consterné, La Comtesse Le Marquis. - Je n'en reviens point! C'est le diable qui m'en veut. Vous voulez que cette fille-là m'aime? La Comtesse. - Non; mais elle est assez mutine pour vous épouser. Croyez-moi, terminez avec elle. Le Marquis. - Si je lui offrais cent mille francs? Mais ils ne sont pas prêts; je ne les ai point. La Comtesse. - Que cela ne vous retienne pas; je vous les prêterai, moi; je les ai à Paris. Rappelez-les; votre situation me fait de la peine. Courez, je les vois encore tous deux. Le Marquis. - Je vous rends mille grâces. Il appelle. Madame! Monsieur le Chevalier! Scène XVII Le Chevalier, Hortense, Le Marquis, La Comtesse Le Marquis. - Voulez-vous bien revenir? J'ai un petit mot à vous communiquer. Hortense. - De quoi s'agit-il donc? Le Chevalier. - Vous me rappelez aussi; dois-je en tirer un bon augure? Hortense. - Je croyais que vous alliez écrire. Le Marquis. - Rien n'empêche. Mais c'est que j'ai une proposition à vous faire, et qui est tout à fait raisonnable. Hortense. - Une proposition, Monsieur le Marquis? Vous m'avez donc trompée? Votre amour n'est pas aussi vrai que vous me l'avez dit. Le Marquis. - Que diantre voulez-vous? On prétend aussi que vous ne m'aimez point; cela me chicane. Hortense. - Je ne vous aime pas encore, mais je vous aimerai. Et puis, Monsieur, avec de la vertu, on se passe d'amour pour un mari. Le Marquis. - Oh! je serais un mari qui ne s'en passerait pas, moi. Nous ne gagnerions, à nous marier, que le loisir de nous quereller à notre aise, et ce n'est pas là une partie de plaisir bien touchante; ainsi, tenez, accommodons-nous plutôt. Partageons le différend en deux; il y a deux cent mille francs sur le testament; prenez-en la moitié, quoique vous ne m'aimiez pas, et laissons là tous les notaires, tant vivants que morts. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Je ne crains plus rien. Hortense. - Vous n'y pensez pas, Monsieur; cent mille francs ne peuvent entrer en comparaison avec l'avantage de vous épouser, et vous ne vous évaluez pas ce que vous valez. Le Marquis. - Ma foi, je ne les vaux pas quand je suis de mauvaise humeur, et je vous annonce que j'y serai toujours. Hortense. - Ma douceur naturelle me rassure. Le Marquis. - Vous ne voulez donc pas? Allons notre chemin; vous serez mariée. Hortense. - C'est le plus court et je m'en retourne. Le Marquis. - Ne suis-je pas bien malheureux d'être obligé de donner la moitié d'une pareille somme à une personne qui ne se soucie pas de moi? Il n'y a qu'à plaider, Madame; nous verrons un peu si on me condamnera à épouser une fille qui ne m'aime pas. Hortense. - Et moi je dirai que je vous aime; qui est-ce qui me prouvera le contraire dès que je vous accepte? Je soutiendrai que c'est vous qui ne m'aimez pas, et qui même, dit-on, en aime une autre. Le Marquis. - Du moins, en tout cas, ne la connaÃt-on point comme on connaÃt le Chevalier? Hortense. - Tout de même, Monsieur; je la connais, moi. La Comtesse. - Eh! finissez, Monsieur, finissez. Ah! l'odieuse contestation! Hortense. - Oui, finissons. Je vous épouserai, Monsieur; il n'y a que cela à dire. Le Marquis. - Eh bien! et moi aussi, Madame, et moi aussi. Hortense. - Epousez donc. Le Marquis. - Oui, parbleu! j'en aurai le plaisir; il faudra bien que l'amour vous vienne; et, pour début de mariage, je prétends, s'il vous plaÃt, que Monsieur le Chevalier ait la bonté d'être notre ami de loin. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Ceci ne vaut rien; il se pique. Hortense, au Chevalier. - Taisez-vous. Au Marquis. Monsieur le Chevalier me connaÃt assez pour être persuadé qu'il ne me verra plus. Adieu, Monsieur; je vais écrire mon billet; tenez le vôtre prêt; ne perdons point de temps. La Comtesse. - Oh! pour votre contrat, je vous certifie que vous irez le signer où il vous plaira, mais que ce ne sera pas chez moi. C'est s'égorger que se marier comme vous faites, et je ne prêterai jamais ma maison pour une si funeste cérémonie; vos fureurs iront se passer ailleurs, si vous le trouvez bon. Hortense. - Eh bien! Comtesse, la Marquise est votre voisine; nous irons chez elle. Le Marquis. - Oui, si j'en suis d'avis; car, enfin, cela dépend de moi. Je ne connais point votre Marquise. Hortense, en s'en allant. - N'importe, vous y consentirez, Monsieur. Je vous quitte. Le Chevalier, en s'en allant. - A tout ce que je vois, mon espérance renaÃt un peu. Scène XVIII La Comtesse, Le Marquis, Le Chevalier La Comtesse, arrêtant le Chevalier. - Restez, Chevalier; parlons un peu de ceci. Y eut-il jamais rien de pareil? Qu'en pensez-vous, vous qui aimez Hortense, vous qu'elle aime? Le mariage ne vous fait-il pas trembler? Moi qui ne suis pas son amant, il m'effraie. Le Chevalier, avec un effroi hypocrite. - C'est une chose affreuse! il n'y a point d'exemple de cela. Le Marquis. - Je ne m'en soucie guère; elle sera ma femme, mais en revanche je serai son mari; c'est ce qui me console, et ce sont plus ses affaires que les miennes. Aujourd'hui le contrat, demain la noce, et ce soir confinée dans son appartement; pas plus de façon. Je suis piqué, je ne donnerais pas cela de plus. La Comtesse. - Pour moi, je serais d'avis qu'on les empêchât absolument de s'engager; et un notaire honnête homme, s'il était instruit, leur refuserait tout net son ministère. Je les enfermerais si j'étais la maÃtresse. Hortense peut-elle se sacrifier à un aussi vil intérêt? Vous qui êtes né généreux, Chevalier, et qui avez du pouvoir sur elle, retenez-la; faites-lui, par pitié, entendre raison, si ce n'est par amour. Je suis sûre qu'elle ne marchande si vilainement qu'à cause de vous. Le Chevalier, à part. - Il n'y a plus de risque à tenir bon. Haut. Que voulez-vous que j'y fasse, Comtesse? Je n'y vois point de remède. La Comtesse. - Comment? que dites-vous? Il faut que j'aie mal entendu; car je vous estime. Le Chevalier. - Je dis que je ne puis rien là -dedans, et que c'est ma tendresse qui me défend de la résoudre à ce que vous souhaitez. La Comtesse. - Et par quel trait d'esprit me prouverez-vous la justesse de ce petit raisonnement-là ? Le Chevalier. - Oui, Madame, je veux qu'elle soit heureuse. Si je l'épouse, elle ne le serait pas assez avec la fortune que j'ai; la douceur de notre union s'altérerait; je la verrais se repentir de m'avoir épousé, de n'avoir pas épousé Monsieur, et c'est à quoi je ne m'exposerai point. La Comtesse. - On ne peut vous répondre qu'en haussant les épaules. Est-ce vous qui me parlez, Chevalier? Le Chevalier. - Oui, Madame. La Comtesse. - Vous avez donc l'âme mercenaire aussi, mon petit cousin? je ne m'étonne plus de l'inclination que vous avez l'un pour l'autre. Oui, vous êtes digne d'elle; vos coeurs sont bien assortis. Ah! l'horrible façon d'aimer! Le Chevalier. - Madame, la vraie tendresse ne raisonne pas autrement que la mienne. La Comtesse. - Ah! Monsieur, ne prononcez pas seulement le mot de tendresse; vous le profanez. Le Chevalier. - Mais... La Comtesse. - Vous me scandalisez, vous dis-je. Vous êtes mon parent malheureusement, mais je ne m'en vanterai point. N'avez-vous pas de honte? Vous parlez de votre fortune, je la connais; elle vous met fort en état de supporter le retranchement d'une aussi misérable somme que celle dont il s'agit, et qui ne peut jamais être que mal acquise. Ah ciel! moi qui vous estimais! Quelle avarice sordide! Quel coeur sans sentiment! Et de pareils gens disent qu'ils aiment! Ah! le vilain amour! Vous pouvez vous retirer; je n'ai plus rien à vous dire. Le Marquis, brusquement. - Ni moi non plus rien à entendre. Le billet va partir; vous avez encore trois heures à entretenir Hortense, après quoi j'espère qu'on ne vous verra plus. Le Chevalier. - Monsieur, le contrat signé, je pars. Pour vous, Comtesse, quand vous y penserez bien sérieusement, vous excuserez votre parent et vous lui rendrez plus de justice. La Comtesse. - Ah! non; voilà qui est fini, je ne saurais le mépriser davantage. Scène XIX Le Marquis, La Comtesse Le Marquis. - Eh bien! suis-je assez à plaindre? La Comtesse. - Eh! Monsieur, délivrez-vous d'elle et donnez-lui les deux cent mille francs. Le Marquis. - Deux cent mille francs plutôt que de l'épouser! Non, parbleu! je n'irai pas m'incommoder jusque-là ; je ne pourrais pas les trouver sans me déranger. La Comtesse, négligemment. - Ne vous ai-je pas dit que j'ai justement la moitié de cette somme-là toute prête? A l'égard du reste, on tâchera de vous la faire. Le Marquis. - Eh! quand on emprunte, ne faut-il pas rendre? Si vous aviez voulu de moi, à la bonne heure; mais dès qu'il n'y a rien à faire, je retiens la demoiselle; elle serait trop chère à renvoyer. La Comtesse. - Trop chère! Prenez donc garde, vous parlez comme eux. Seriez-vous capable de sentiments si mesquins? Il vaudrait mieux qu'il vous en coûtât tout votre bien que de la retenir, puisque vous ne l'aimez pas, Monsieur. Le Marquis. - Eh! en aimerais-je une autre davantage? A l'exception de vous, toute femme m'est égale; brune, blonde, petite ou grande, tout cela revient au même, puisque je ne vous ai pas, que je ne puis vous avoir, et qu'il n'y a que vous que j'aimais. La Comtesse. - Voyez donc comment vous ferez; car enfin, est-ce une nécessité que je vous épouse à cause de la situation désagréable où vous êtes? En vérité, cela me paraÃt bien fort, Marquis. Le Marquis. - Oh! je ne dis pas que ce soit une nécessité; vous me faites plus ridicule que je ne le suis. Je sais bien que vous n'êtes obligée à rien. Ce n'est pas votre faute si je vous aime, et je ne prétends pas que vous m'aimiez; je ne vous en parle point non plus. La Comtesse, impatiente et d'un ton sérieux. - Vous faites fort bien, Monsieur; votre discrétion est tout à fait raisonnable; je m'y attendais, et vous avez tort de croire que je vous fais plus ridicule que vous ne l'êtes. Le Marquis. - Tout le mal qu'il y a, c'est que j'épouserai cette fille-ci avec un peu plus de peine que je n'en aurais eu sans vous. Voilà toute l'obligation que je vous ai. Adieu, Comtesse. La Comtesse. - Adieu, Marquis; vous vous en allez donc gaillardement comme cela, sans imaginer d'autre expédient que ce contrat extravagant! Le Marquis. - Eh! quel expédient? Je n'en savais qu'un qui n'a pas réussi, et je n'en sais plus. Je suis votre très humble serviteur. Il se retire en faisant plusieurs révérences. La Comtesse. - Bonsoir, Monsieur. Ne perdez point de temps en révérences, la chose presse. Scène XX La Comtesse La Comtesse, quand il est parti. - Qu'on me dise en vertu de quoi cet homme-là s'est mis dans la tête que je ne l'aime point! Je suis quelquefois, par impatience, tentée de lui dire que je l'aime, pour lui montrer qu'il n'est qu'un idiot. Il faut que je me satisfasse. Scène XXI Lépine, La Comtesse Lépine. - Puis-je prendre la licence de m'approcher de Madame la Comtesse? La Comtesse. - Qu'as-tu à me dire? Lépine. - De nous rendre réconciliés, Monsieur le Marquis et moi. La Comtesse. - Il est vrai qu'avec l'esprit tourné comme il l'a, il est homme à te punir de l'avoir bien servi. Lépine. - J'ai le contentement que vous avez approuvé mon refus de partir. Il vous a semblé que j'étais un serviteur excellent; Madame, ce sont les termes de la louange dont votre justice m'a gratifié. La Comtesse. - Oui, excellent, je le dis encore. Lépine. - C'est cependant mon excellence qui fait aujourd'hui que je chancelle dans mon poste. Tout estimé que je suis de la plus aimable Comtesse, elle verra qu'on me supprime. La Comtesse. - Non, non, il n'y a pas d'apparence. Je parlerai pour toi. Lépine. - Madame, enseignez à Monsieur le Marquis le mérite de mon procédé. Ce notaire me consternait dans l'excès de mon zèle, je l'ai fait malade, je l'ai fait mort; je l'aurais enterré, sandis, le tout par affection, et néanmoins on me gronde! S'approchant de la Comtesse d'un air mystérieux. Je sais au demeurant que Monsieur le Marquis vous aime; Lisette le sait; nous l'avions même priée de vous en toucher deux mots pour exciter votre compassion, mais elle a craint la diminution de ses petits profits. La Comtesse. - Je n'entends pas ce que cela veut dire. Lépine. - Le voici au net. Elle prétend que votre état de veuve lui rapporte davantage que ne ferait votre état de femme en puissance d'époux, que vous lui êtes plus profitable, autrement dit, plus lucrative. La Comtesse. - Plus lucrative! c'était donc là le motif de ses refus? Lisette est une jolie petite personne! Lépine. - Cette prudence ne vous rit pas, elle vous répugne; votre belle âme de comtesse s'en scandalise; mais tout le monde n'est pas comtesse; c'est une pensée de soubrette que je rapporte. Il faut excuser la servitude. Se fâche-t-on qu'une fourmi rampe? La médiocrité de l'état fait que les pensées sont médiocres. Lisette n'a point de bien, et c'est avec de petits sentiments qu'on en amasse. La Comtesse. - L'impertinente! La voici. Va, laisse-nous; je te raccommoderai avec ton maÃtre; dis-lui que je le prie de me venir parler. Scène XXII Lisette, La Comtesse, Lépine Lépine, à Lisette, en sortant. - Mademoiselle, vous allez trouver le temps orageux; mais ce n'est qu'une gentillesse de ma façon pour obtenir votre coeur. Lénine part. Scène XXIII Lisette, La Comtesse Lisette, en s'approchant. - Que veut-il dire? La Comtesse. - Ah! c'est donc vous? Lisette. - Oui, Madame; et la poste n'était point partie. Eh bien! que vous a dit le Marquis? La Comtesse. - Vous méritez bien que je l'épouse! Lisette. - Je ne sais pas en quoi je le mérite; mais ce qui est de certain, c'est que, toute réflexion faite, je venais pour vous le conseiller. A part. Il faut céder au torrent. La Comtesse. - Vous me surprenez. Et vos profits, que deviendront-ils? Lisette. - Qu'est-ce que c'est que mes profits? La Comtesse. - Oui, vous ne gagneriez plus tant avec moi si j'avais un mari, avez-vous dit à Lépine. Penserait-on que je serai peut-être obligée de me remarier, pour échapper à la fourberie et aux services intéressés de mes domestiques? Lisette. - Ah! le coquin! il m'a donc tenu parole. Vous ne savez pas qu'il m'aime, Madame; que par là il a intérêt que vous épousiez son maÃtre; et, comme j'ai refusé de vous parler en faveur du Marquis, Lépine a cru que je le desservais auprès de vous; il m'a dit que je m'en repentirais; et voilà comme il s'y prend! Mais, en bonne foi, me reconnaissez-vous au discours qu'il me fait tenir? Y a-t-il même du bon sens? M'en aimerez-vous moins quand vous serez mariée? En serez-vous moins bonne, moins généreuse? La Comtesse. - Je ne pense pas. Lisette. - Surtout avec le Marquis, qui, de son côté, est le meilleur homme du monde? Ainsi, qu'est-ce que j'y perdrais? Au contraire, si j'aime tant mes profits, avec vos bienfaits je pourrai encore espérer les siens. La Comtesse. - Sans difficulté. Lisette. - Et enfin, je pense si différemment, que je venais actuellement, comme je vous l'ai dit, tâcher de vous porter au mariage en question, parce que je le juge nécessaire. La Comtesse. - Voilà qui est bien, je vous crois. Je ne savais pas que Lépine vous aimait; et cela change tout, c'est un article qui vous justifie. Lisette. - Oui; mais on vous prévient bien aisément contre moi, Madame; vous ne rendez guère justice à mon attachement pour vous. La Comtesse. - Tu te trompes; je sais ce que tu vaux, et je n'étais pas si persuadée que tu te l'imagines. N'en parlons plus. Qu'est-ce que tu voulais me dire? Lisette. - Que je songeais que le Marquis est un homme estimable. La Comtesse. - Sans contredit, je n'ai jamais pensé autrement. Lisette. - Un homme avec qui vous aurez l'agrément d'avoir un ami sûr, sans avoir de maÃtre. La Comtesse. - Cela est encore vrai; ce n'est pas là ce que je dispute. Lisette. - Vos affaires vous fatiguent. La Comtesse. - Plus que je ne puis dire; je les entends mal, et je suis une paresseuse. Lisette. - Vous en avez des instants de mauvaise humeur qui nuisent à votre santé. La Comtesse. - Je n'ai connu mes migraines que depuis mon veuvage. Lisette. - Procureurs, avocats, fermiers, le Marquis vous délivrerait de tous ces gens-là . La Comtesse. - Je t'avoue que tu as réfléchi là -dessus plus sûrement que moi. Jusqu'ici je n'ai point de raisons qui combattent les tiennes. Lisette. - Savez-vous bien que c'est peut-être le seul homme qui vous convienne? La Comtesse. - Il faut donc que j'y rêve. Lisette. - Vous ne vous sentez point de l'éloignement pour lui? La Comtesse. - Non, aucun. Je ne dis pas que je l'aime de ce qu'on appelle passion; mais je n'ai rien dans le coeur qui lui soit contraire. Lisette. - Eh! n'est-ce pas assez, vraiment! De la passion! Si, pour vous marier, vous attendez qu'il vous en vienne, vous resterez toujours veuve; et à proprement parler, ce n'est pas lui que je vous propose d'épouser, c'est son caractère. La Comtesse. - Qui est admirable, j'en conviens. Lisette. - Et puis, voyez le service que vous lui rendrez chemin faisant, en rompant le triste mariage qu'il va conclure plus par désespoir que par intérêt! La Comtesse. - Oui, c'est une bonne action que je ferai, et il est louable d'en faire autant qu'on peut. Lisette. - Surtout quand il n'en coûte rien au coeur. La Comtesse. - D'accord. On peut dire assurément que tu plaides bien pour lui. Tu me disposes on ne peut pas mieux; mais il n'aura pas l'esprit d'en profiter, mon enfant. Lisette. - D'où vient donc? Ne vous a-t-il pas parlé de son amour? La Comtesse. - Oui, il m'a dit qu'il m'aimait, et mon premier mouvement a été d'en paraÃtre étonnée; c'était bien le moins. Sais-tu ce qui est arrivé? Qu'il a pris mon étonnement pour de la colère. Il a commencé par établir que je ne pouvais pas le souffrir. En un mot, je le déteste, je suis furieuse contre son amour; voilà d'où il part; moyennant quoi je ne saurais le désabuser sans lui dire Monsieur, vous ne savez ce que vous dites. Ce serait me jeter à sa tête; aussi n'en ferai-je rien. Lisette. - Oh! c'est une autre affaire vous avez raison; ce n'est point ce que je vous conseille non plus, et il n'y a qu'à le laisser là . La Comtesse. - Bon! tu veux que je l'épouse, tu veux que je le laisse là ; tu me promènes d'une extrémité à l'autre. Eh! peut-être n'a-t-il pas tant de tort, et que c'est ma faute. Je lui réponds quelquefois avec aigreur. Lisette. - J'y pensais c'est ce que j'allais vous dire. Voulez-vous que j'en parle à Lépine, et que je lui insinue de l'encourager? La Comtesse. - Non, je te le défends, Lisette, à moins que je n'y sois pour rien. Lisette. - Apparemment, ce n'est pas vous qui vous en avisez, c'est moi. La Comtesse. - En ce cas, je n'y prends point de part. Si je l'épouse, c'est à toi à qui il en aura l'obligation; et je prétends qu'il le sache, afin qu'il t'en récompense. Lisette. - Comme il vous plaira, Madame. La Comtesse. - A propos, cette robe brune qui me déplaÃt, l'as-tu prise? J'ai oublié de te dire que je te la donne. Lisette. - Voyez comme votre mariage diminuera mes profits. Je vous quitte pour chercher Lépine, mais ce n'est pas la peine; je vois le Marquis, et je vous laisse. Scène XXIV Le Marquis, La Comtesse Le Marquis, à part, sans voir la Comtesse. - Voici cette lettre que je viens de faire pour le notaire, mais je ne sais pas si elle partira; je ne suis pas d'accord avec moi-même. A la Comtesse. On dit que vous souhaitez me parler, Comtesse? La Comtesse. - Oui, c'est en faveur de Lépine. Il n'a voulu que vous rendre service; il craint que vous ne le congédiiez, et vous m'obligerez de le garder; c'est une grâce que vous ne me refuserez pas, puisque vous dites que vous m'aimez. Le Marquis. - Vraiment oui, je vous aime, et ne vous aimerai encore que trop longtemps. La Comtesse. - Je ne vous en empêche pas. Le Marquis. - Parbleu! je vous en défierais, puisque je ne saurais m'en empêcher moi-même. La Comtesse, riant. - Ah! ah! ah! Ce ton brusque me fait rire. Le Marquis. - Oh! oui, la chose est fort plaisante! La Comtesse. - Plus que vous ne pensez. Le Marquis. - Ma foi, je pense que je voudrais ne vous avoir jamais vue. La Comtesse. - Votre inclination s'explique avec des grâces infinies. Le Marquis. - Bon! des grâces! A quoi me serviraient-elles? N'a-t-il pas plu à votre coeur de me trouver haïssable? La Comtesse. - Que vous êtes impatientant avec votre haine! Eh! quelles preuves avez-vous de la mienne? Vous n'en avez que de ma patience à écouter la bizarrerie des discours que vous me tenez toujours. Vous ai-je jamais dit un mot de ce que vous m'avez fait dire, ni que vous me fâchiez, ni que je vous hais, ni que je vous raille? Toutes visions que vous prenez, je ne sais comment, dans votre tête, et que vous vous figurez venir de moi; visions que vous grossissez, que vous multipliez à chaque fois que vous me répondez ou que vous croyez me répondre; car vous êtes d'une maladresse! Ce n'est non plus à moi que vous répondez, qu'à qui ne vous parla jamais; et cependant Monsieur se plaint! Le Marquis. - C'est que Monsieur est un extravagant. La Comtesse. - C'est du moins le plus insupportable homme que je connaisse. Oui, vous pouvez être persuadé qu'il n'y a rien de si original que vos conversations avec moi, de si incroyable! Le Marquis. - Comme votre aversion m'accommode! La Comtesse. - Vous allez voir. Tenez; vous dites que vous m'aimez, n'est-ce pas? Et je vous crois. Mais voyons, que souhaiteriez-vous que je vous répondisse? Le Marquis. - Ce que je souhaiterais? Voilà qui est bien difficile à deviner. Parbleu, vous le savez de reste. La Comtesse. - Eh bien! ne l'ai-je pas dit? Est-ce là me répondre? Allez, Monsieur, je ne vous aimerai jamais, non, jamais. Le Marquis. - Tant pis, Madame, tant pis; je vous prie de trouver bon que j'en sois fâché. La Comtesse. - Apprenez donc, lorsqu'on dit aux gens qu'on les aime, qu'il faut du moins leur demander ce qu'ils en pensent. Le Marquis. - Quelle chicane vous me faites! La Comtesse. - Je n'y saurais tenir; adieu. Elle veut s'en aller. Le Marquis, la retenant. - Eh bien! Madame, je vous aime; qu'en pensez-vous? et encore une fois, qu'en pensez-vous? La Comtesse. - Ah! ce que j'en pense? Que je le veux bien, Monsieur; et encore une fois, que je le veux bien; car, si je ne m'y prenais pas de cette façon, nous ne finirions jamais. Le Marquis, charmé. - Ah! Vous le voulez bien? Ah! je respire, Comtesse, donnez-moi votre main, que je la baise. Il baise avec transport la main de la Comtesse. Scène XXV et dernière La Comtesse, Le Marquis, Hortense, Le Chevalier, Lisette, Lépine Hortense. - Votre billet est-il prêt, Marquis? Mais vous baisez la main de la Comtesse, ce me semble? Le Marquis. - Oui; c'est pour la remercier du peu de regret que j'ai aux deux cent mille francs que je vous donne. Hortense. - Et moi, sans compliment, je vous remercie de vouloir bien les perdre. Le Chevalier. - Nous voilà donc contents. Que je vous embrasse, Marquis. A la Comtesse. Comtesse, voilà le dénouement que nous attendions. La Comtesse, en s'en allant. - Eh bien! vous n'attendrez plus. Lisette, à Lépine. - Maraud! je crois en effet qu'il faudra que je t'épouse. Lépine. - Je l'avais entrepris. Fin Les Fausses confidences Acteurs Comédie en trois actes, en prose, représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 16 mars 1737 Acteurs Araminte, fille de Madame Argante. Dorante, neveu de Monsieur Remy. Monsieur Remy, procureur. Madame Argante. Arlequin, valet d'Araminte. Dubois, ancien valet de Dorante. Marton, suivante d'Araminte. Le Comte. Un domestique parlant. Un garçon joaillier. La scène est chez Madame Argante. Acte premier Scène première Dorante, Arlequin Arlequin, introduisant Dorante. - Ayez la bonté, Monsieur, de vous asseoir un moment dans cette salle; Mademoiselle Marton est chez Madame et ne tardera pas à descendre. Dorante. - Je vous suis obligé. Arlequin. - Si vous voulez, je vous tiendrai compagnie, de peur que l'ennui ne vous prenne; nous discourrons en attendant. Dorante. - Je vous remercie; ce n'est pas la peine, ne vous détournez point. Arlequin. - Voyez, Monsieur, n'en faites pas de façon nous avons ordre de Madame d'être honnête, et vous êtes témoin que je le suis. Dorante. - Non, vous dis-je, je serai bien aise d'être un moment seul. Arlequin. - Excusez, Monsieur, et restez à votre fantaisie. Scène II Dorante, Dubois, entrant avec un air de mystère. Dorante. - Ah! te voilà ? Dubois. - Oui, je vous guettais. Dorante. - J'ai cru que je ne pourrais me débarrasser d'un domestique qui m'a introduit ici et qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, Monsieur Remy n'est donc pas encore venu? Dubois. - Non mais voici l'heure à peu près qu'il vous a dit qu'il arriverait. Il cherche et regarde. N'y a-t-il là personne qui nous voie ensemble? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse. Dorante. - Je ne vois personne. Dubois. - Vous n'avez rien dit de notre projet à Monsieur Remy, votre parent? Dorante. - Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d'intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur; il ne sait point du tout que c'est toi qui m'as adressé à lui il la prévint hier; il m'a dit que je me rendisse ce matin ici, qu'il me présenterait à elle, qu'il y serait avant moi, ou que s'il n'y était pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton. Voilà tout, et je n'aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu'à personne, il me paraÃt extravagant, à moi qui m'y prête. Je n'en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois; tu m'as servi, je n'ai pu te garder, je n'ai pu même te bien récompenser de ton zèle; malgré cela, il t'est venu dans l'esprit de faire ma fortune! en vérité, il n'est point de reconnaissance que je ne te doive. Dubois. - Laissons cela, Monsieur; tenez, en un mot, je suis content de vous; vous m'avez toujours plu; vous êtes un excellent homme, un homme que j'aime; et si j'avais bien de l'argent, il serait encore à votre service. Dorante. - Quand pourrai-je reconnaÃtre tes sentiments pour moi? Ma fortune serait la tienne; mais je n'attends rien de notre entreprise, que la honte d'être renvoyé demain. Dubois. - Eh bien, vous vous en retournerez. Dorante. - Cette femme-ci a un rang dans le monde; elle est liée avec tout ce qu'il y a de mieux, veuve d'un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu'elle fera quelque attention à moi, que je l'épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien? Dubois. - Point de bien! votre bonne mine est un Pérou! Tournez-vous un peu, que je vous considère encore; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous à Paris voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de Madame. Dorante. - Quelle chimère! Dubois. - Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise. Dorante. - Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois. Dubois. - Ah! vous en avez bien soixante pour le moins. Dorante. - Et tu me dis qu'elle est extrêmement raisonnable? Dubois. - Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en épousant; vous m'en direz des nouvelles. Vous l'avez vue et vous l'aimez? Dorante. - Je l'aime avec passion, et c'est ce qui fait que je tremble! Dubois. - Oh! vous m'impatientez avec vos terreurs eh que diantre! un peu de confiance; vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions; toutes nos mesures sont prises; je connais l'humeur de ma maÃtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maÃtre, et il parlera adieu; je vous quitte; j'entends quelqu'un, c'est peut-être Monsieur Remy; nous voilà embarqués poursuivons. Il fait quelques pas, et revient. A propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L'amour et moi nous ferons le reste. Scène III Monsieur Remy, Dorante Monsieur Remy. - Bonjour, mon neveu; je suis bien aise de vous voir exact. Mademoiselle Marton va venir, on est allé l'avertir. La connaissez-vous? Dorante. - Non, monsieur, pourquoi me le demandez-vous? Monsieur Remy. - C'est qu'en venant ici, j'ai rêvé à une chose... Elle est jolie, au moins. Dorante. - Je le crois. Monsieur Remy. - Et de fort bonne famille c'est moi qui ai succédé à son père; il était fort ami du vôtre; homme un peu dérangé; sa fille est restée sans bien; la dame d'ici a voulu l'avoir; elle l'aime, la traite bien moins en suivante qu'en amie, lui a fait beaucoup de bien, lui en fera encore, et a offert même de la marier. Marton a d'ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle hérite, et qui est à son aise; vous allez être tous deux dans la même maison; je suis d'avis que vous l'épousiez qu'en dites-vous? Dorante. - Eh!... mais je ne pensais pas à elle. Monsieur Remy. - Eh bien, je vous avertis d'y penser; tâchez de lui plaire. Vous n'avez rien, mon neveu, je dis rien qu'un peu d'espérance. Vous êtes mon héritier; mais je me porte bien, et je ferai durer cela le plus longtemps que je pourrai, sans compter que je puis me marier je n'en ai point d'envie; mais cette envie-là vient tout d'un coup il y a tant de minois qui vous la donnent; avec une femme on a des enfants, c'est la coutume; auquel cas, serviteur au collatéral. Ainsi, mon neveu, prenez toujours vos petites précautions, et vous mettez en état de vous passer de mon bien, que je vous destine aujourd'hui, et que je vous ôterai demain peut-être. Dorante. - Vous avez raison, Monsieur, et c'est aussi à quoi je vais travailler. Monsieur Remy. - Je vous y exhorte. Voici Mademoiselle Marton éloignez-vous de deux pas pour me donner le temps de lui demander comment elle vous trouve. Dorante s'écarte un peu. Scène IV Monsieur Remy, Marton, Dorante Marton. - Je suis fâchée, Monsieur, de vous avoir fait attendre; mais j'avais affaire chez Madame. Monsieur Remy. - Il n'y a pas grand mal, Mademoiselle, j'arrive. Que pensez-vous de ce grand garçon-là ? Montrant Dorante. Marton, riant. - Eh! par quelle raison, Monsieur Remy, faut-il que je vous le dise? Monsieur Remy. - C'est qu'il est mon neveu. Marton. - Eh bien! ce neveu-là est bon à montrer; il ne dépare point la famille. Monsieur Remy. - Tout de bon? C'est de lui dont j'ai parlé à Madame pour intendant, et je suis charmé qu'il vous revienne il vous a déjà vue plus d'une fois chez moi quand vous y êtes venue; vous en souvenez-vous? Marton. - Non, je n'en ai point d'idée. Monsieur Remy. - On ne prend pas garde à tout. Savez-vous ce qu'il me dit la première fois qu'il vous vit? Quelle est cette jolie fille-là ? Marton sourit. Approchez, mon neveu. Mademoiselle, votre père et le sien s'aimaient beaucoup; pourquoi les enfants ne s'aimeraient-ils pas? En voilà un qui ne demande pas mieux; c'est un coeur qui se présente bien. Dorante, embarrassé. - Il n'y a rien là de difficile à croire. Monsieur Remy. - Voyez comme il vous regarde; vous ne feriez pas là une si mauvaise emplette. Marton. - J'en suis persuadée; Monsieur prévient en sa faveur, et il faudra voir. Monsieur Remy. - Bon, bon! il faudra! Je ne m'en irai point que cela ne soit vu. Marton, riant. - Je craindrais d'aller trop vite. Dorante. - Vous importunez Mademoiselle, Monsieur. Marton, riant. - Je n'ai pourtant pas l'air si indocile. Monsieur Remy, joyeux. - Ah! je suis content, vous voilà d'accord. Oh! ça, mes enfants il leur prend les mains à tous deux, je vous fiance, en attendant mieux. Je ne saurais rester; je reviendrai tantôt. Je vous laisse le soin de présenter votre futur à Madame. Adieu, ma nièce. Il sort. Marton, riant. - Adieu donc, mon oncle. Scène V Marton, Dorante Marton. - En vérité, tout ceci a l'air d'un songe. Comme Monsieur Remy expédie! Votre amour me paraÃt bien prompt, sera-t-il aussi durable? Dorante. - Autant l'un que l'autre, Mademoiselle. Marton. - Il s'est trop hâté de partir. J'entends Madame qui vient, et comme, grâce aux arrangements de Monsieur Remy, vos intérêts sont presque les miens, ayez la bonté d'aller un moment sur la terrasse, afin que je la prévienne. Dorante. - Volontiers, Mademoiselle. Marton, en le voyant sortir. - J'admire ce penchant dont on se prend tout d'un coup l'un pour l'autre. Scène VI Araminte, Marton Araminte. - Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse? Est-ce à vous à qui il en veut? Marton. - Non, Madame, c'est à vous-même. Araminte, d'un air assez vif. - Eh bien, qu'on le fasse venir; pourquoi s'en va-t-il? Marton. - C'est qu'il a souhaité que je vous parlasse auparavant. C'est le neveu de Monsieur Remy, celui qu'il vous a proposé pour homme d'affaires. Araminte. - Ah! c'est là lui! Il a vraiment très bonne façon. Marton. - Il est généralement estimé, je le sais. Araminte. - Je n'ai pas de peine à le croire il a tout l'air de le mériter. Mais, Marton, il a si bonne mine pour un intendant, que je me fais quelque scrupule de le prendre; n'en dira-t-on rien? Marton. - Et que voulez-vous qu'on dise? Est-on obligé de n'avoir que des intendants mal faits? Araminte. - Tu as raison. Dis-lui qu'il revienne. Il n'était pas nécessaire de me préparer à le recevoir dès que c'est Monsieur Remy qui me le donne, c'en est assez; je le prends. Marton, comme s'en allant. - Vous ne sauriez mieux choisir. Et puis revenant. Etes-vous convenue du parti que vous lui faites? Monsieur Remy m'a chargée de vous en parler. Araminte. - Cela est inutile. Il n'y aura point de dispute là -dessus. Dès que c'est un honnête homme, il aura lieu d'être content. Appelez-le. Marton, hésitant à partir. - On lui laissera ce petit appartement qui donne sur le jardin, n'est-ce pas? Araminte. - Oui, comme il voudra; qu'il vienne. Marton va dans la coulisse. Scène VII Dorante, Araminte, Marton Marton. - Monsieur Dorante, Madame vous attend. Araminte. - Venez, Monsieur; je suis obligée à Monsieur Remy d'avoir songé à moi. Puisqu'il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu'il me fasse. Un de mes amis me parla avant-hier d'un intendant qu'il doit m'envoyer aujourd'hui; mais je m'en tiens à vous. Dorante. - J'espère, Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m'honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m'affligerait tant à présent que de la perdre. Marton. - Madame n'a pas deux paroles. Araminte. - Non, Monsieur; c'est une affaire terminée, je renverrai tout. Vous êtes au fait des affaires apparemment; vous y avez travaillé? Dorante. - Oui, Madame; mon père était avocat, et je pourrais l'être moi-même. Araminte. - C'est-à -dire que vous êtes un homme de très bonne famille, et même au-dessus du parti que vous prenez? Dorante. - Je ne sens rien qui m'humilie dans le parti que je prends, Madame; l'honneur de servir une dame comme vous n'est au-dessous de qui que ce soit, et je n'envierai la condition de personne. Araminte. - Mes façons ne vous feront point changer de sentiment. Vous trouverez ici tous les égards que vous méritez; et si, dans les suites, il y avait occasion de vous rendre service, je ne la manquerai point. Marton. - Voilà Madame je la reconnais. Araminte. - Il est vrai que je suis toujours fâchée de voir d'honnêtes gens sans fortune, tandis qu'une infinité de gens de rien et sans mérite en ont une éclatante. C'est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes de son âge; car vous n'avez que trente ans tout au plus? Dorante. - Pas tout à fait encore, Madame. Araminte. - Ce qu'il y a de consolant pour vous, c'est que vous avez le temps de devenir heureux. Dorante. - Je commence à l'être aujourd'hui, Madame. Araminte. - On vous montrera l'appartement que je vous destine; s'il ne vous convient pas, il y en a d'autres, et vous choisirez. Il faut aussi quelqu'un qui vous serve et c'est à quoi je vais pourvoir. Qui lui donnerons-nous, Marton? Marton. - Il n'y a qu'à prendre Arlequin, Madame. Je le vois à l'entrée de la salle et je vais l'appeler. Arlequin, parlez à Madame. Scène VIII Araminte, Dorante, Marton, Arlequin, un domestique Arlequin. - Me voilà , Madame. Araminte. - Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur; vous le servirez; je vous donne à lui. Arlequin. - Comment, Madame, vous me donnez à lui! Est-ce que je ne serai plus à moi? Ma personne ne m'appartiendra donc plus? Marton. - Quel benêt! Araminte. - J'entends qu'au lieu de me servir, ce sera lui que tu serviras. Arlequin, comme pleurant. - Je ne sais pas pourquoi Madame me donne mon congé je n'ai pas mérité ce traitement; je l'ai toujours servie à faire plaisir. Araminte. - Je ne te donne point ton congé, je te payerai pour être à Monsieur. Arlequin. - Je représente à Madame que cela ne serait pas juste je ne donnerai pas ma peine d'un côté, pendant que l'argent me viendra d'un autre. Il faut que vous ayez mon service, puisque j'aurai vos gages; autrement je friponnerais, Madame. Araminte. - Je désespère de lui faire entendre raison. Marton. - Tu es bien sot! quand je t'envoie quelque part ou que je te dis fais telle ou telle chose, n'obéis-tu pas? Arlequin. - Toujours. Marton. - Eh bien! ce sera Monsieur qui te le dira comme moi, et ce sera à la place de Madame et par son ordre. Arlequin. - Ah! c'est une autre affaire. C'est Madame qui donnera ordre à Monsieur de souffrir mon service, que je lui prêterai par le commandement de Madame. Marton. - Voilà ce que c'est. Arlequin. - Vous voyez bien que cela méritait explication. Un domestique. - Voici votre marchande qui vous apporte des étoffes, Madame. Araminte. - Je vais les voir et je reviendrai. Monsieur, j'ai à vous parler d'une affaire; ne vous éloignez pas. Scène IX Dorante, Marton, Arlequin Arlequin. - Oh ça, Monsieur, nous sommes donc l'un à l'autre, et vous avez le pas sur moi? Je sera le valet qui sert, et vous le valet qui serez servi par ordre. Marton. - Ce faquin avec ses comparaisons! Va-t'en. Arlequin. - Un moment, avec votre permission. Monsieur, ne payerez-vous rien? Vous a-t-on donné ordre d'être servi gratis? Dorante rit. Marton. - Allons, laisse-nous. Madame te payera; n'est-ce pas assez? Arlequin. - Pardi, Monsieur, je ne vous coûterai donc guère? On ne saurait avoir un valet à meilleur marché. Dorante. - Arlequin a raison. Tiens, voilà d'avance ce que je te donne. Arlequin. - Ah! voilà une action de maÃtre. A votre aise le reste. Dorante. - Va boire à ma santé. Arlequin, s'en allant. - Oh! s'il ne faut que boire afin qu'elle soit bonne, tant que je vivrai, je vous la promets excellente. A part. Le gracieux camarade qui m'est venu là par hasard! Scène X Dorante, Marton, Madame Argante, qui arrive un instant après. Marton. - Vous avez lieu d'être satisfait de l'accueil de Madame; elle paraÃt faire cas de vous, et tant mieux, nous n'y perdons point. Mais voici Madame Argante; je vous avertis que c'est sa mère, et je devine à peu près ce qui l'amène. Madame Argante, femme brusque et vaine. - Eh bien, Marton, ma fille a un nouvel intendant que son procureur lui a donné, m'a-t-elle dit j'en suis fâchée; cela n'est point obligeant pour Monsieur le Comte, qui lui en avait retenu un. Du moins devait-elle attendre, et les voir tous deux. D'où vient préférer celui-ci? Quelle espèce d'homme est-ce? Marton. - C'est Monsieur, Madame. Madame Argante. - Hé! c'est Monsieur! Je ne m'en serais pas doutée; il est bien jeune. Marton. - A trente ans, on est en âge d'être intendant de maison, Madame. Madame Argante. - C'est selon. Etes-vous arrêté, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. Madame Argante. - Et de chez qui sortez-vous? Dorante. - De chez moi, Madame je n'ai encore été chez personne. Madame Argante. - De chez vous! Vous allez donc faire ici votre apprentissage? Marton. - Point du tout. Monsieur entend les affaires; il est fils d'un père extrêmement habile. Madame Argante, à Marton, à part. - Je n'ai pas grande opinion de cet homme-là . Est-ce là la figure d'un intendant? Il n'en a non plus l'air... Marton, à part aussi. - L'air n'y fait rien. Je vous réponds de lui; c'est l'homme qu'il nous faut. Madame Argante. - Pourvu que Monsieur ne s'écarte pas des intentions que nous avons, il me sera indifférent que ce soit lui ou un autre. Dorante. - Peut-on savoir ces intentions, Madame? Madame Argante. - Connaissez-vous Monsieur le comte Dorimont? C'est un homme d'un beau nom; ma fille et lui allaient avoir un procès ensemble au sujet d'une terre considérable, il ne s'agissait pas moins que de savoir à qui elle resterait, et on a songé à les marier, pour empêcher qu'ils ne plaident. Ma fille est veuve d'un homme qui était fort considéré dans le monde, et qui l'a laissée fort riche. Mais Madame la comtesse Dorimont aurait un rang si élevé, irait de pair avec des personnes d'une si grande distinction, qu'il me tarde de voir ce mariage conclu; et, je l'avoue, je serai charmée moi-même d'être la mère de Madame la comtesse Dorimont, et de plus que cela peut-être; car Monsieur le comte Dorimont est en passe d'aller à tout. Dorante. - Les paroles sont-elles données de part et d'autre? Madame Argante. - Pas tout à fait encore, mais à peu près; ma fille n'en est pas éloignée. Elle souhaiterait seulement, dit-elle, d'être bien instruite de l'état de l'affaire et savoir si elle n'a pas meilleur droit que Monsieur le Comte, afin que, si elle l'épouse, il lui en ait plus d'obligation. Mais j'ai quelquefois peur que ce ne soit une défaite. Ma fille n'a qu'un défaut; c'est que je ne lui trouve pas assez d'élévation. Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez; elle ne sent pas le désagrément qu'il y a de n'être qu'une bourgeoise. Elle s'endort dans cet état, malgré le bien qu'elle a. Dorante, doucement. - Peut-être n'en sera-t-elle pas plus heureuse, si elle en sort. Madame Argante, vivement. - Il ne s'agit pas de ce que vous en pensez. Gardez votre petite réflexion roturière, et servez-nous, si vous voulez être de nos amis. Marton. - C'est un petit trait de morale qui ne gâte rien à notre affaire. Madame Argante. - Morale subalterne qui me déplaÃt. Dorante. - De quoi est-il question, Madame? Madame Argante. - De dire à ma fille, quand vous aurez vu ses papiers, que son droit est le moins bon; que si elle plaidait, elle perdrait. Dorante. - Si effectivement son droit est le plus faible, je ne manquerai pas de l'en avertir, Madame. Madame Argante, à part, à Marton. - Hum! quel esprit borné! A Dorante. Vous n'y êtes point; ce n'est pas là ce qu'on vous dit; on vous charge de lui parler ainsi, indépendamment de son droit bien ou mal fondé. Dorante. - Mais, Madame, il n'y aurait point de probité à la tromper. Madame Argante. - De probité! J'en manque donc, moi? Quel raisonnement! C'est moi qui suis sa mère, et qui vous ordonne de la tromper à son avantage, entendez-vous? c'est moi, moi. Dorante. - Il y aura toujours de la mauvaise foi de ma part. Madame Argante, à part, à Marton. - C'est un ignorant que cela, qu'il faut renvoyer. Adieu, Monsieur l'homme d'affaires, qui n'avez fait celles de personne. Elle sort. Scène XI Dorante, Marton Dorante. - Cette mère-là ne ressemble guère à sa fille. Marton. - Oui, il y a quelque différence; et je suis fâchée de n'avoir pas eu le temps de vous prévenir sur son humeur brusque. Elle est extrêmement entêtée de ce mariage, comme vous voyez. Au surplus, que vous importe ce que vous direz à la fille, dès que la mère sera votre garant? Vous n'aurez rien à vous reprocher, ce me semble; ce ne sera pas là une tromperie. Dorante. - Eh! vous m'excuserez ce sera toujours l'engager à prendre un parti qu'elle ne prendrait peut-être pas sans cela. Puisque l'on veut que j'aide à l'y déterminer, elle y résiste donc? Marton. - C'est par indolence. Dorante. - Croyez-moi, disons la vérité. Marton. - Oh ça, il y a une petite raison à laquelle vous devez vous rendre; c'est que Monsieur le Comte me fait présent de mille écus le jour de la signature du contrat; et cet argent-là , suivant le projet de Monsieur Remy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous voyez. Dorante. - Tenez, Mademoiselle Marton, vous êtes la plus aimable fille du monde; mais ce n'est que faute de réflexion que ces mille écus vous tentent. Marton. - Au contraire, c'est par réflexion qu'ils me tentent plus j'y rêve, et plus je les trouve bons. Dorante. - Mais vous aimez votre maÃtresse et si elle n'était pas heureuse avec cet homme-là , ne vous reprocheriez-vous pas d'y avoir contribué pour une si misérable somme? Marton. - Ma foi, vous avez beau dire d'ailleurs, le Comte est un honnête homme, et je n'y entends point de finesse. Voilà Madame qui revient, elle a à vous parler. Je me retire; méditez sur cette somme, vous la goûterez aussi bien que moi. Elle sort. Dorante. - Je ne suis plus si fâché de la tromper. Scène XII Araminte, Dorante Araminte. - Vous avez donc vu ma mère? Dorante. - Oui, Madame, il n'y a qu'un moment. Araminte. - Elle me l'a dit, et voudrait bien que j'en eusse pris un autre que vous. Dorante. - Il me l'a paru. Araminte. - Oui, mais ne vous embarrassez point, vous me convenez. Dorante. - Je n'ai point d'autre ambition. Araminte. - Parlons de ce que j'ai à vous dire; mais que ceci soit secret entre nous, je vous prie. Dorante. - Je me trahirais plutôt moi-même. Araminte. - Je n'hésite point non plus à vous donner ma confiance. Voici ce que c'est on veut me marier avec Monsieur le comte Dorimont pour éviter un grand procès que nous aurions ensemble au sujet d'une terre que je possède. Dorante. - Je le sais, Madame, et j'ai le malheur d'avoir déplu tout à l'heure là -dessus à Madame Argante. Araminte. - Eh! d'où vient? Dorante. - C'est que si, dans votre procès, vous avez le bon droit de votre côté, on souhaite que je vous dise le contraire, afin de vous engager plus vite à ce mariage; et j'ai prié qu'on m'en dispensât. Araminte. - Que ma mère est frivole! Votre fidélité ne me surprend point; j'y comptais. Faites toujours de même, et ne vous choquez point de ce que ma mère vous a dit; je la désapprouve a-t-elle tenu quelque discours désagréable? Dorante. - Il n'importe, Madame, mon zèle et mon attachement en augmentent voilà tout. Araminte. - Et voilà pourquoi aussi je ne veux pas qu'on vous chagrine, et j'y mettrai bon ordre. Qu'est-ce que cela signifie? Je me fâcherai, si cela continue. Comment donc? vous ne seriez pas en repos! On aura de mauvais procédés avec vous, parce que vous en avez d'estimables; cela serait plaisant! Dorante. - Madame, par toute la reconnaissance que je vous dois, n'y prenez point garde je suis confus de vos bontés, et je suis trop heureux d'avoir été querellé. Araminte. - Je loue vos sentiments. Revenons à ce procès dont il est question si je n'épouse point Monsieur le Comte... Scène XIII Dorante, Araminte, Dubois Dubois. - Madame la Marquise se porte mieux, Madame il feint de voir Dorante avec surprise, et vous est fort obligée... fort obligée de votre attention. Dorante feint de détourner la tête, pour se cacher de Dubois. Araminte. - Voilà qui est bien. Dubois, regardant toujours Dorante. - Madame, on m'a chargé aussi de vous dire un mot qui presse. Araminte. - De quoi s'agit-il? Dubois. - Il m'est recommandé de ne vous parler qu'en particulier. Araminte, à Dorante. - Je n'ai point achevé ce que je voulais vous dire; laissez-moi, je vous prie, un moment, et revenez. Scène XIV Araminte, Dubois Araminte. - Qu'est-ce que c'est donc que cet air étonné que tu as marqué, ce me semble, en voyant Dorante? D'où vient cette attention à le regarder? Dubois. - Ce n'est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l'honneur de servir Madame, et qu'il faut que je lui demande mon congé. Araminte, surprise. - Quoi! seulement pour avoir vu Dorante ici? Dubois. - Savez-vous à qui vous avez affaire? Araminte. - Au neveu de Monsieur Remy, mon procureur. Dubois. - Eh! par quel tour d'adresse est-il connu de Madame? comment a-t-il fait pour arriver jusqu'ici? Araminte. - C'est Monsieur Remy qui me l'a envoyé pour intendant. Dubois. - Lui, votre intendant! Et c'est Monsieur Remy qui vous l'envoie hélas! le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne; c'est un démon que ce garçon-là . Araminte. - Mais que signifient tes exclamations? Explique-toi est-ce que tu le connais? Dubois. - Si je le connais, Madame! si je le connais! Ah vraiment oui; et il me connaÃt bien aussi. N'avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse? Araminte. - Il est vrai; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches? Est-ce que ce n'est pas un honnête homme? Dubois. - Lui! il n'y a point de plus brave homme dans toute la terre; il a, peut-être, plus d'honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh! c'est une probité merveilleuse; il n'a peut-être pas son pareil. Araminte. - Eh! de quoi peut-il donc être question? D'où vient que tu m'alarmes? En vérité, j'en suis toute émue. Dubois. - Son défaut, c'est là . Il se touche le front. C'est à la tête que le mal le tient. Araminte. - A la tête? Dubois. - Oui, il est timbré, mais timbré comme cent. Araminte. - Dorante! il m'a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie? Dubois. - Quelle preuve? Il y a six mois qu'il est tombé fou; il y a six mois qu'il extravague d'amour, qu'il en a la cervelle brûlée, qu'il en est comme un perdu; je dois bien le savoir, car j'étais à lui, je le servais; et c'est ce qui m'a obligé de le quitter, et c'est ce qui me force de m'en aller encore, ôtez cela, c'est un homme incomparable. Araminte, un peu boudant. - Oh bien! il fera ce qu'il voudra; mais je ne le garderai pas on a bien affaire d'un esprit renversé; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n'en vaut pas la peine; car les hommes ont des fantaisies... Dubois. - Ah! vous m'excuserez; pour ce qui est de l'objet, il n'y a rien à dire. Malepeste! sa folie est de bon goût. Araminte. - N'importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne? Dubois. - J'ai l'honneur de la voir tous les jours; c'est vous, Madame. Araminte. - Moi, dis-tu? Dubois. - Il vous adore; il y a six mois qu'il n'en vit point, qu'il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dû voir qu'il a l'air enchanté, quand il vous parle. Araminte. - Il y a bien en effet quelque petite chose qui m'a paru extraordinaire. Eh! juste ciel! le pauvre garçon, de quoi s'avise-t-il? Dubois. - Vous ne croiriez pas jusqu'où va sa démence; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien fait, d'une figure passable, bien élevé et de bonne famille; mais il n'est pas riche; et vous saurez qu'il n'a tenu qu'à lui d'épouser des femmes qui l'étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortune et qui auraient mérité qu'on la leur fÃt à elles-mêmes il y en a une qui n'en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours; je le sais, car je l'ai rencontrée. Araminte, avec négligence. - Actuellement? Dubois. - Oui, Madame, actuellement, une grande brune très piquante, et qu'il fuit. Il n'y a pas moyen; Monsieur refuse tout. Je les tromperais, me disait-il; je ne puis les aimer, mon coeur est parti. Ce qu'il disait quelquefois la larme à l'oeil; car il sent bien son tort. Araminte. - Cela est fâcheux; mais où m'a-t-il vue, avant que de venir chez moi, Dubois? Dubois. - Hélas! Madame, ce fut un jour que vous sortÃtes de l'Opéra, qu'il perdit la raison; c'était un vendredi, je m'en ressouviens; oui, un vendredi; il vous vit descendre l'escalier, à ce qu'il me raconta, et vous suivit jusqu'à votre carrosse; il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié; il ne remuait plus. Araminte. - Quelle aventure! Dubois. - J'eus beau lui crier Monsieur! Point de nouvelles, il n'y avait personne au logis. A la fin, pourtant, il revint à lui avec un air égaré; je le jetai dans une voiture, et nous retournâmes à la maison. J'espérais que cela se passerait, car je l'aimais c'est le meilleur maÃtre! Point du tout, il n'y avait plus de ressource ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expédié; et dès le lendemain nous ne fÃmes plus tous deux, lui, que rêver à vous, que vous aimer; moi, d'épier depuis le matin jusqu'au soir où vous alliez. Araminte. - Tu m'étonnes à un point!... Dubois. - Je me fis même ami d'un de vos gens qui n'y est plus, un garçon fort exact, et qui m'instruisait, et à qui je payais bouteille. C'est à la Comédie qu'on va, me disait-il; et je courais faire mon rapport, sur lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. C'est chez Madame celle-ci, c'est chez Madame celle-là ; et sur cet avis, nous allions toute la soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir Madame entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derrière, tous deux morfondus et gelés; car c'était dans l'hiver; lui, ne s'en souciant guère; moi, jurant par-ci par-là pour me soulager. Araminte. - Est-il possible? Dubois. - Oui, Madame. A la fin, ce train de vie m'ennuya; ma santé s'altérait, la sienne aussi. Je lui fis accroire que vous étiez à la campagne, il le crut, et j'eus quelque repos. Mais n'alla-t-il pas, deux jours après, vous rencontrer aux Tuileries, où il avait été s'attrister de votre absence. Au retour il était furieux, il voulut me battre, tout bon qu'il est; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m'a mis chez Madame, où, à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance, ce qu'il ne troquerait pas contre la place de l'empereur. Araminte. - Y a-t-il rien de si particulier? Je suis si lasse d'avoir des gens qui me trompent, que je me réjouissais de l'avoir, parce qu'il a de la probité; ce n'est pas que je sois fâchée, car je suis bien au-dessus de cela. Dubois. - Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit Madame, plus il s'achève. Araminte. - Vraiment, je le renverrais bien; mais ce n'est pas là ce qui le guérira. D'ailleurs, je ne sais que dire à Monsieur Remy, qui me l'a recommandé, et ceci m'embarrasse. Je ne vois pas trop comment m'en défaire, honnêtement. Dubois. - Oui; mais vous ferez un incurable, Madame. Araminte, vivement. - Oh! tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances où je ne saurais me passer d'un intendant; et puis, il n'y a pas tant de risque que tu le crois au contraire, s'il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme, c'est l'habitude de me voir plus qu'il n'a fait, ce serait même un service à lui rendre. Dubois. - Oui; c'est un remède bien innocent. Premièrement, il ne vous dira mot; jamais vous n'entendrez parler de son amour. Araminte. - En es-tu bien sûr? Dubois. - Oh! il ne faut pas en avoir peur; il mourrait plutôt. Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n'est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu'il songe à être aimé? Nullement. Il dit que dans l'univers il n'y a personne qui le mérite; il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille; et puis c'est tout il me l'a dit mille fois. Araminte, haussant les épaules. - Voilà qui est bien digne de compassion! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j'en aie un autre; au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi; je récompenserai ton zèle, et je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois. Dubois. - Madame, je vous suis dévoué pour la vie. Araminte. - J'aurai soin de toi; surtout qu'il ne sache pas que je suis instruite; garde un profond secret; et que tout le monde, jusqu'à Marton, ignore ce que tu m'as dit; ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer. Dubois. - Je n'en ai jamais parlé qu'à Madame. Araminte. - Le voici qui revient; va-t'en. Scène XV Dorante, Araminte Araminte, un moment seule. - La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même. Dorante. - Madame, je me rends à vos ordres. Araminte. - Oui, Monsieur; de quoi vous parlais-je? Je l'ai oublié. Dorante. - D'un procès avec Monsieur le comte Dorimont. Araminte. - Je me remets; je vous disais qu'on veut nous marier. Dorante. - Oui, Madame, et vous alliez, je crois, ajouter que vous n'étiez pas portée à ce mariage. Araminte. - Il est vrai. J'avais envie de vous charger d'examiner l'affaire, afin de savoir si je ne risquerais rien à plaider; mais je crois devoir vous dispenser de ce travail; je ne suis pas sûre de pouvoir vous garder. Dorante. - Ah! Madame, vous avez eu la bonté de me rassurer là -dessus. Araminte. - Oui; mais je ne faisais pas réflexion que j'ai promis à Monsieur le Comte de prendre un intendant de sa main; vous voyez bien qu'il ne serait pas honnête de lui manquer de parole; et du moins faut-il que je parle à celui qu'il m'amènera. Dorante. - Je ne suis pas heureux; rien ne me réussit, et j'aurai la douleur d'être renvoyé. Araminte, par faiblesse. - Je ne dis pas cela; il n'y a rien de résolu là -dessus. Dorante. - Ne me laissez point dans l'incertitude où je suis, Madame. Araminte. - Eh! mais, oui, je tâcherai que vous restiez; je tâcherai. Dorante. - Vous m'ordonnez donc de vous rendre compte de l'affaire en question? Araminte. - Attendons; si j'allais épouser le Comte, vous auriez pris une peine inutile. Dorante. - Je croyais avoir entendu dire à Madame qu'elle n'avait point de penchant pour lui. Araminte. - Pas encore. Dorante. - Et d'ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce. Araminte, à part. - Je n'ai pas le courage de l'affliger!... Eh bien, oui-da; examinez toujours, examinez. J'ai des papiers dans mon cabinet, je vais les chercher. Vous viendrez les prendre, et je vous les donnerai. En s'en allant. Je n'oserais presque le regarder. Scène XVI Dorante, Dubois, venant d'un air mystérieux et comme passant. Dubois. - Marton vous cherche pour vous montrer l'appartement qu'on vous destine. Arlequin est allé boire. J'ai dit que j'allais vous avertir. Comment vous traite-t-on? Dorante. - Qu'elle est aimable! Je suis enchanté! De quelle façon a-t-elle reçu ce que tu lui as dit? Dubois, comme en fuyant. - Elle opine tout doucement à vous garder par compassion elle espère vous guérir par l'habitude de la voir. Dorante, charmé. - Sincèrement? Dubois. - Elle n'en réchappera point; c'est autant de pris. Je m'en retourne. Dorante. - Reste, au contraire; je crois que voici Marton. Dis-lui que Madame m'attend pour me remettre des papiers, et que j'irai la trouver dès que je les aurai. Dubois. - Partez; aussi bien ai-je un petit avis à donner à Marton. Il est bon de jeter dans tous les esprits les soupçons dont nous avons besoin. Scène XVII Dubois, Marton Marton. - Où est donc Dorante? il me semble l'avoir vu avec toi. Dubois, brusquement. - Il dit que Madame l'attend pour des papiers, il reviendra ensuite. Au reste, qu'est-il nécessaire qu'il voie cet appartement? S'il n'en voulait pas, il serait bien délicat pardi, je lui conseillerais... Marton. - Ce ne sont pas là tes affaires je suis les ordres de Madame. Dubois. - Madame est bonne et sage; mais prenez garde, ne trouvez-vous pas que ce petit galant-là fait les yeux doux? Marton. - Il les fait comme il les a. Dubois. - Je me trompe fort, si je n'ai pas vu la mine de ce freluquet considérer, je ne sais où, celle de Madame. Marton. - Eh bien, est-ce qu'on te fâche quand on la trouve belle? Dubois. - Non. Mais je me figure quelquefois qu'il n'est venu ici que pour la voir de plus près. Marton, riant. - Ah! ah! quelle idée! Va, tu n'y entends rien; tu t'y connais mal. Dubois, riant. - Ah! ah! je suis donc bien sot. Marton, riant en s'en allant. - Ah! ah! l'original avec ses observations! Dubois, seul. - Allez, allez, prenez toujours. J'aurais soin de vous les faire trouver meilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries. Acte II Scène première Araminte, Dorante Dorante. - Non, Madame, vous ne risquez rien; vous pouvez plaider en toute sûreté. J'ai même consulté plusieurs personnes, l'affaire est excellente; et si vous n'avez que le motif dont vous parlez pour épouser Monsieur le Comte, rien ne vous oblige à ce mariage. Araminte. - Je l'affligerai beaucoup, et j'ai de la peine à m'y résoudre. Dorante. - Il ne serait pas juste de vous sacrifier à la crainte de l'affliger. Araminte. - Mais avez-vous bien examiné? Vous me disiez tantôt que mon état était doux et tranquille; n'aimeriez-vous pas mieux que j'y restasse? N'êtes-vous pas un peu trop prévenu contre le mariage, et par conséquent contre Monsieur le Comte? Dorante. - Madame, j'aime mieux vos intérêts que les siens, et que ceux de qui que ce soit au monde. Araminte. - Je ne saurais y trouver à redire. En tout cas, si je l'épouse, et qu'il veuille en mettre un autre ici à votre place, vous n'y perdrez point; je vous promets de vous en trouver une meilleure. Dorante, tristement. - Non, Madame, si j'ai le malheur de perdre celle-ci, je ne serai plus à personne; et apparemment que je la perdrai; je m'y attends. Araminte. - Je crois pourtant que je plaiderai nous verrons. Dorante. - J'avais encore une petite chose à vous dire, Madame. Je viens d'apprendre que le concierge d'une de vos terres est mort on pourrait y mettre un de vos gens; et j'ai songé à Dubois, que je remplacerai ici par un domestique dont je réponds. Araminte. - Non, envoyez plutôt votre homme au château, et laissez-moi Dubois c'est un garçon de confiance, qui me sert bien et que je veux garder. A propos, il m'a dit, ce me semble, qu'il avait été à vous quelque temps? Dorante, feignant un peu d'embarras. - Il est vrai, Madame; il est fidèle, mais peu exact. Rarement, au reste, ces gens-là parlent-ils bien de ceux qu'ils ont servis. Ne me nuirait-il point dans votre esprit? Araminte, négligemment. - Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voilà tout. Que me veut Monsieur Remy? Scène II Araminte, Dorante, Monsieur Remy Monsieur Remy. - Madame, je suis votre très humble serviteur. Je viens vous remercier de la bonté que vous avez eue de prendre mon neveu à ma recommandation. Araminte. - Je n'ai pas hésité, comme vous l'avez vu. Monsieur Remy. - Je vous rends mille grâces. Ne m'aviez-vous pas dit qu'on vous en offrait un autre? Araminte. - Oui, Monsieur. Monsieur Remy. - Tant mieux; car je viens vous demander celui-ci pour une affaire d'importance. Dorante, d'un air de refus. - Et d'où vient, Monsieur? Monsieur Remy. - Patience! Araminte. - Mais, Monsieur Remy, ceci est un peu vif; vous prenez assez mal votre temps, et j'ai refusé l'autre personne. Dorante. - Pour moi, je ne sortirai jamais de chez Madame, qu'elle ne me congédie. Monsieur Remy, brusquement. - Vous ne savez ce que vous dites. Il faut pourtant sortir; vous allez voir. Tenez, Madame, jugez-en vous-même; voici de quoi il est question c'est une dame de trente-cinq ans, qu'on dit jolie femme, estimable, et de quelque distinction; qui ne déclare pas son nom; qui dit que j'ai été son procureur; qui a quinze mille livres de rente pour le moins, ce qu'elle prouvera; qui a vu Monsieur chez moi, qui lui a parlé, qui sait qu'il n'a pas de bien, et qui offre de l'épouser sans délai. Et la personne qui est venue chez moi de sa part doit revenir tantôt pour savoir la réponse, et vous mener tout de suite chez elle. Cela est-il net? Y a-t-il à consulter là -dessus? Dans deux heures il faut être au logis. Ai-je tort, Madame? Araminte, froidement. - C'est à lui à répondre. Monsieur Remy. - Eh bien! à quoi pense-t-il donc? Viendrez-vous? Dorante. - Non, Monsieur, je ne suis pas dans cette disposition-là . Monsieur Remy. - Hum! Quoi? Entendez-vous ce que je vous dis, qu'elle a quinze mille livres de rente? entendez-vous? Dorante. - Oui, Monsieur; mais en eût-elle vingt fois davantage, je ne l'épouserais pas; nous ne serions heureux ni l'un ni l'autre j'ai le coeur pris; j'aime ailleurs. Monsieur Remy, d'un ton railleur, et traÃnant ses mots. - J'ai le coeur pris voilà qui est fâcheux! Ah, ah, le coeur est admirable! Je n'aurais jamais deviné la beauté des scrupules de ce coeur-là , qui veut qu'on reste intendant de la maison d'autrui pendant qu'on peut l'être de la sienne! Est-ce là votre dernier mot, berger fidèle? Dorante. - Je ne saurais changer de sentiment; Monsieur. Monsieur Remy. - Oh! le sot coeur, mon neveu; vous êtes un imbécile, un insensé; et je tiens celle que vous aimez pour une guenon, si elle n'est pas de mon sentiment, n'est-il pas vrai, Madame, et ne le trouvez-vous pas extravagant? Araminte, doucement. - Ne le querellez point. Il paraÃt avoir tort; j'en conviens. Monsieur Remy, vivement. - Comment, Madame! il pourrait... Araminte. - Dans sa façon de penser je l'excuse. Voyez pourtant, Dorante, tâchez de vaincre votre penchant, si vous le pouvez. Je sais bien que cela est difficile. Dorante. - Il n'y a pas moyen, Madame, mon amour m'est plus cher que ma vie. Monsieur Remy, d'un air étonné. - Ceux qui aiment les beaux sentiments doivent être contents; en voilà un des plus curieux qui se fassent. Vous trouvez donc cela raisonnable, Madame? Araminte. - Je vous laisse, parlez-lui vous-même. A part. Il me touche tant, qu'il faut que je m'en aille. Elle sort. Dorante, à part. - Il ne croit pas si bien me servir. Scène III Dorante, Monsieur Remy, Marton Monsieur Remy, regardant son neveu. - Dorante, sais-tu bien qu'il n'y a pas de fou aux Petites-Maisons de ta force? Marton arrive. Venez, Mademoiselle Marton. Marton. - Je viens d'apprendre que vous étiez ici. Monsieur Remy. - Dites-nous un peu votre sentiment; que pensez-vous de quelqu'un qui n'a point de bien, et qui refuse d'épouser une honnête et fort jolie femme, avec quinze mille livres de rente bien venants? Marton. - Votre question est bien aisée à décider. Ce quelqu'un rêve. Monsieur Remy, montrant Dorante. - Voilà le rêveur; et pour excuse, il allègue son coeur que vous avez pris; mais comme apparemment il n'a pas encore emporté le vôtre, et que je vous crois encore à peu près dans tout votre bon sens, vu le peu de temps qu'il y a que vous le connaissez, je vous prie de m'aider à le rendre plus sage. Assurément vous êtes fort jolie, mais vous ne le disputerez point à un pareil établissement; il n'y a point de beaux yeux qui vaillent ce prix-là . Marton. - Quoi! Monsieur Remy, c'est de Dorante que vous parlez? C'est pour se garder à moi qu'il refuse d'être riche? Monsieur Remy. - Tout juste, et vous êtes trop généreuse pour le souffrir. Marton, avec un air de passion. - Vous vous trompez, Monsieur, je l'aime trop moi-même pour l'en empêcher, et je suis enchantée oh! Dorante, que je vous estime! Je n'aurais pas cru que vous m'aimassiez tant. Monsieur Remy. - Courage! je ne fais que vous le montrer, et vous en êtes déjà coiffée! Pardi, le coeur d'une femme est bien étonnant! le feu y prend bien vite. Marton, comme chagrine. - Eh! Monsieur, faut-il tant de bien pour être heureux? Madame, qui a de la bonté pour moi, suppléera en partie par sa générosité à ce qu'il me sacrifie. Que je vous ai d'obligation, Dorante! Dorante. - Oh! non, Mademoiselle, aucune; vous n'avez point de gré à me savoir de ce que je fais; je me livre à mes sentiments, et ne regarde que moi là -dedans. Vous ne me devez rien; je ne pense pas à votre reconnaissance. Marton. - Vous me charmez que de délicatesse! Il n'y a encore rien de si tendre que ce que vous me dites. Monsieur Remy. - Par ma foi, je ne m'y connais donc guère; car je le trouve bien plat. A Marton. Adieu, la belle enfant; je ne vous aurais, ma foi, pas évaluée ce qu'il vous achète. Serviteur, idiot, garde ta tendresse, et moi ma succession. Il sort. Marton. - Il est en colère, mais nous l'apaiserons. Dorante. - Je l'espère. Quelqu'un vient. Marton. - C'est le Comte, celui dont je vous ai parlé, et qui doit épouser Madame. Dorante. - Je vous laisse donc; il pourrait me parler de son procès vous savez ce que je vous ai dit là -dessus, et il est inutile que je le voie. Scène IV Le Comte, Marton Le Comte. - Bonjour, Marton. Marton. - Vous voilà donc revenu, Monsieur? Le Comte. - Oui. On m'a dit qu'Araminte se promenait dans le jardin, et je viens d'apprendre de sa mère une chose qui me chagrine je lui avais retenu un intendant, qui devait aujourd'hui entrer chez elle, et cependant elle en a pris un autre, qui ne plaÃt point à la mère, et dont nous n'avons rien à espérer. Marton. - Nous n'en devons rien craindre non plus, Monsieur. Allez, ne vous inquiétez point, c'est un galant homme; et si la mère n'en est pas contente, c'est un peu de sa faute; elle a débuté tantôt par le brusquer d'une manière si outrée, l'a traité si mal, qu'il n'est pas étonnant qu'elle ne l'ait point gagné. Imaginez-vous qu'elle l'a querellé de ce qu'il est bien fait. Le Comte. - Ne serait-ce point lui que je viens de voir sortir d'avec vous? Marton. - Lui-même. Le Comte. - Il a bonne mine, en effet, et n'a pas trop l'air de ce qu'il est. Marton. - Pardonnez-moi, Monsieur; car il est honnête homme. Le Comte. - N'y aurait-il pas moyen de raccommoder cela? Araminte ne me hait pas, je pense, mais elle est lente à se déterminer; et pour achever de la résoudre, il ne s'agirait plus que de lui dire que le sujet de notre discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l'embarras d'un procès. Parlons à cet intendant; s'il ne faut que de l'argent pour le mettre dans nos intérêts, je ne l'épargnerai pas. Marton. - Oh! non, ce n'est point un homme à mener par là ; c'est le garçon de France le plus désintéressé. Le Comte. - Tant pis! ces gens-là ne sont bons à rien. Marton. - Laissez-moi faire. Scène V Le Comte, Arlequin, Marton Arlequin. - Mademoiselle, voilà un homme qui en demande un autre; savez-vous qui c'est? Marton, brusquement. - Et qui est cet autre? A quel homme en veut-il? Arlequin. - Ma foi, je n'en sais rien; c'est de quoi je m'informe à vous. Marton. - Fais-le entrer. Arlequin, le faisant sortir des coulisses. - Hé! le garçon venez ici dire votre affaire. Scène VI Le Comte, Marton, Le Garçon Marton. - Qui cherchez-vous? Le Garçon. - Mademoiselle, je cherche un certain Monsieur à qui j'ai à rendre un portrait avec une boÃte qu'il nous a fait faire. Il nous a dit qu'on ne la remÃt qu'à lui-même, et qu'il viendrait la prendre; mais comme mon père est obligé de partir demain pour un petit voyage, il m'a envoyé pour la lui rendre, et on m'a dit que je saurais de ses nouvelles ici. Je le connais de vue, mais je ne sais pas son nom. Marton. - N'est-ce pas vous, Monsieur le Comte? Le Comte. - Non, sûrement. Le Garçon. - Je n'ai point affaire à Monsieur, Mademoiselle; c'est une autre personne. Marton. - Et chez qui vous a-t-on dit que vous le trouveriez? Le Garçon. - Chez un procureur qui s'appelle Monsieur Remy. Le Comte. - Ah! n'est-ce pas le procureur de Madame? montrez-nous la boÃte. Le Garçon. - Monsieur, cela m'est défendu; je n'ai ordre de la donner qu'à celui à qui elle est le portrait de la dame est dedans. Le Comte. - Le portrait d'une dame? Qu'est-ce que cela signifie? Serait-ce celui d'Araminte? Je vais tout à l'heure savoir ce qu'il en est. Scène VII Marton, Le Garçon Marton. - Vous avez mal fait de parler de ce portrait devant lui. Je sais qui vous cherchez; c'est le neveu de Monsieur Remy, de chez qui vous venez. Le Garçon. - Je le crois aussi, Mademoiselle. Marton. - Un grand homme qui s'appelle Monsieur Dorante. Le Garçon. - Il me semble que c'est son nom. Marton. - Il me l'a dit; je suis dans sa confidence. Avez-vous remarqué le portrait? Le Garçon. - Non, je n'ai pas pris garde à qui il ressemble. Marton. - Eh bien, c'est de moi dont il s'agit. Monsieur Dorante n'est pas ici, et ne reviendra pas sitôt. Vous n'avez qu'à me remettre la boÃte; vous le pouvez en toute sûreté; vous lui ferez même plaisir. Vous voyez que je suis au fait. Le Garçon. - C'est ce qui me paraÃt. La voilà , Mademoiselle. Ayez donc, je vous prie, le soin de la lui rendre quand il sera venu. Marton. - Oh! je n'y manquerai pas. Le Garçon. - Il y a encore une bagatelle qu'il doit dessus, mais je tâcherai de repasser tantôt, et s'il n'y était pas, vous auriez la bonté d'achever de payer. Marton. - Sans difficulté. Allez. A part. Voici Dorante. Au Garçon. Retirez-vous vite. Scène VIII Marton, Dorante Marton, un moment seule et joyeuse. - Ce ne peut être que mon portrait. Le charmant homme! Monsieur Remy avait raison de dire qu'il y avait quelque temps qu'il me connaissait. Dorante. - Mademoiselle, n'avez-vous pas vu ici quelqu'un qui vient d'arriver? Arlequin croit que c'est moi qu'il demande. Marton, le regardant avec tendresse. - Que vous êtes aimable, Dorante! je serais bien injuste de ne pas vous aimer. Allez, soyez en repos; l'ouvrier est venu, je lui ai parlé, j'ai la boÃte, je la tiens. Dorante. - J'ignore... Marton. - Point de mystère; je la tiens, vous dis-je, et je ne m'en fâche pas. Je vous la rendrai quand je l'aurai vue. Retirez-vous, voici Madame avec sa mère et le Comte; c'est peut-être de cela qu'ils s'entretiennent. Laissez-moi les calmer là -dessus, et ne les attendez pas. Dorante, en s'en allant, et riant. - Tout a réussi, elle prend le change à merveille! Scène IX Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton Araminte. - Marton, qu'est-ce que c'est qu'un portrait dont Monsieur le Comte me parle, qu'on vient d'apporter ici à quelqu'un qu'on ne nomme pas, et qu'on soupçonne être le mien? Instruisez-moi de cette histoire-là . Marton, d'un air rêveur. - Ce n'est rien, Madame; je vous dirai ce que c'est je l'ai démêlé après que Monsieur le Comte est parti; il n'a que faire de s'alarmer. Il n'y a rien là qui vous intéresse. Le Comte. - Comment le savez-vous, Mademoiselle? vous n'avez point vu le portrait. Marton. - N'importe, c'est tout comme si je l'avais vu. Je sais qui il regarde; n'en soyez point en peine. Le Comte. - Ce qu'il y a de certain, c'est un portrait de femme, et c'est ici qu'on vient chercher la personne qui l'a fait faire, à qui on doit le rendre, et ce n'est pas moi. Marton. - D'accord. Mais quand je vous dis que Madame n'y est pour rien, ni vous non plus. Araminte. - Eh bien! si vous êtes instruite, dites-nous donc de quoi il est question; car je veux le savoir. On a des idées qui ne me plaisent point. Parlez. Madame Argante. - Oui; ceci a un air de mystère qui est désagréable. Il ne faut pourtant pas vous fâcher, ma fille. Monsieur le Comte vous aime, et un peu de jalousie, même injuste, ne messied pas à un amant. Le Comte. - Je ne suis jaloux que de l'inconnu qui ose se donner le plaisir d'avoir le portrait de Madame. Araminte, vivement. - Comme il vous plaira, Monsieur; mais j'ai entendu ce que vous vouliez dire, et je crains un peu ce caractère d'esprit-là . Eh bien, Marton? Marton. - Eh bien, Madame, voilà bien du bruit! c'est mon portrait. Le Comte. - Votre portrait? Marton. - Oui, le mien. Eh! pourquoi non, s'il vous plaÃt? il ne faut pas tant se récrier. Madame Argante. - Je suis assez comme Monsieur le Comte; la chose me paraÃt singulière. Marton. - Ma foi, Madame, sans vanité, on en peint tous les jours, et des plus huppées, qui ne me valent pas. Araminte. - Et qui est-ce qui a fait cette dépense-là pour vous? Marton. - Un très aimable homme qui m'aime, qui a de la délicatesse et des sentiments, et qui me recherche; et puisqu'il faut vous le nommer, c'est Dorante. Araminte. - Mon intendant? Marton. - Lui-même. Madame Argante. - Le fat, avec ses sentiments! Araminte, brusquement. - Eh! vous nous trompez; depuis qu'il est ici, a-t-il eu le temps de vous faire peindre? Marton. - Mais ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il me connaÃt. Araminte, vivement. - Donnez donc. Marton. - Je n'ai pas encore ouvert la boÃte, mais c'est moi que vous y allez voir. Araminte l'ouvre, tous regardent. Le Comte. - Eh! je m'en doutais bien; c'est Madame. Marton. - Madame!... Il est vrai, et me voilà bien loin de mon compte! A part. Dubois avait raison tantôt. Araminte, à part. - Et moi, je vois clair. A Marton. Par quel hasard avez-vous cru que c'était vous? Marton. - Ma foi, Madame, toute autre que moi s'y serait trompée. Monsieur Remy me dit que son neveu m'aime, qu'il veut nous marier ensemble; Dorante est présent, et ne dit point non; il refuse devant moi un très riche parti; l'oncle s'en prend à moi, me dit que j'en suis cause. Ensuite vient un homme qui apporte ce portrait, qui vient chercher ici celui à qui il appartient; je l'interroge à tout ce qu'il répond, je reconnais Dorante. C'est un petit portrait de femme, Dorante m'aime jusqu'à refuser sa fortune pour moi. Je conclus donc que c'est moi qu'il a fait peindre. Ai-je eu tort? J'ai pourtant mal conclu. J'y renonce; tant d'honneur ne m'appartient point. Je crois voir toute l'étendue de ma méprise, et je me tais. Araminte. - Ah! ce n'est pas là une chose bien difficile à deviner. Vous faites le fâché, l'étonné, Monsieur le Comte; il y a eu quelque malentendu dans les mesures que vous avez prises; mais vous ne m'abusez point; c'est à vous qu'on apportait le portrait. Un homme dont on ne sait pas le nom, qu'on vient chercher ici, c'est vous, Monsieur, c'est vous. Marton, d'un air sérieux. - Je ne crois pas. Madame Argante. - Oui, oui, c'est Monsieur à quoi bon vous en défendre? Dans les termes où vous en êtes avec ma fille, ce n'est pas là un si grand crime; allons, convenez-en. Le Comte, froidement. - Non, Madame, ce n'est point moi, sur mon honneur, je ne connais pas ce Monsieur Remy comment aurait-on dit chez lui qu'on aurait de mes nouvelles ici? Cela ne se peut pas. Madame Argante, d'un air pensif. - Je ne faisais pas attention à cette circonstance. Araminte. - Bon! qu'est-ce qu'une circonstance de plus ou de moins? Je n'en rabats rien. Quoi qu'il en soit, je le garde, personne ne l'aura. Mais quel bruit entendons-nous? Voyez ce que c'est, Marton. Scène X Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton, Dubois, Arlequin Arlequin, en entrant. - Tu es un plaisant magot! Marton. - A qui en avez-vous donc? vous autres? Dubois. - Si je disais un mot, ton maÃtre sortirait bien vite. Arlequin. - Toi? nous nous soucions de toi et de toute ta race de canaille comme de cela. Dubois. - Comme je te bâtonnerais, sans le respect de Madame! Arlequin. - Arrive, arrive la voilà , Madame. Araminte. - Quel sujet avez-vous donc de quereller? De quoi s'agit-il? Madame Argante. - Approchez, Dubois. Apprenez-nous ce que c'est que ce mot que vous diriez contre Dorante; il serait bon de savoir ce que c'est. Arlequin. - Prononce donc ce mot. Araminte. - Tais-toi, laisse-le parler. Dubois. - Il y a une heure qu'il me dit mille invectives, Madame. Arlequin. - Je soutiens les intérêts de mon maÃtre, je tire des gages pour cela, et je ne souffrirai point qu'un ostrogoth menace mon maÃtre d'un mot; j'en demande justice à Madame. Madame Argante. - Mais, encore une fois, sachons ce que veut dire Dubois par ce mot c'est le plus pressé. Arlequin. - Je le défie d'en dire seulement une lettre. Dubois. - C'est par pure colère que j'ai fait cette menace, Madame; et voici la cause de la dispute. En arrangeant l'appartement de Monsieur Dorante, j'ai vu par hasard un tableau où Madame est peinte, et j'ai cru qu'il fallait l'ôter, qu'il n'avait que faire là , qu'il n'était point décent qu'il y restât; de sorte que j'ai été pour le détacher; ce butor est venu pour m'en empêcher, et peu s'en est fallu que nous ne nous soyons battus. Arlequin. - Sans doute, de quoi t'avises-tu d'ôter ce tableau qui est tout à fait gracieux, que mon maÃtre considérait il n'y avait qu'un moment avec toute la satisfaction possible? Car je l'avais vu qui l'avait contemplé de tout son coeur, et il prend fantaisie à ce brutal de le priver d'une peinture qui réjouit cet honnête homme. Voyez la malice! Ote-lui quelque autre meuble, s'il en a trop, mais laisse-lui cette pièce, animal. Dubois. - Et moi, je te dis qu'on ne la laissera point, que je la détacherai moi-même, que tu en auras le démenti, et que Madame le voudra ainsi. Araminte. - Eh! que m'importe? Il était bien nécessaire de faire ce bruit-là pour un vieux tableau qu'on a mis là par hasard, et qui y est resté. Laissez-nous. Cela vaut-il la peine qu'on en parle? Madame Argante, d'un ton aigre. - Vous m'excuserez, ma fille; ce n'est point là sa place, et il n'y a qu'à l'ôter; votre intendant se passera bien de ses contemplations. Araminte, souriant d'un air railleur. - Oh! vous avez raison. Je ne pense pas qu'il les regrette. A Arlequin et à Dubois. Retirez-vous tous deux. Scène XI Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton Le Comte, d'un ton railleur. - Ce qui est de sûr, c'est que cet homme d'affaires-là est de bon goût. Araminte, ironiquement. - Oui, la réflexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire qu'il ait jeté les yeux sur ce tableau. Madame Argante. - Cet homme-là ne m'a jamais plu un instant, ma fille; vous le savez, j'ai le coup d'oeil assez bon, et je ne l'aime point. Croyez-moi, vous avez entendu la menace que Dubois a faite en parlant de lui, j'y reviens encore, il faut qu'il ait quelque chose à en dire. Interrogez-le; sachons ce que c'est. Je suis persuadée que ce petit monsieur-là ne vous convient point; nous le voyons tous; il n'y a que vous qui n'y prenez pas garde. Marton, négligemment. - Pour moi je n'en suis pas contente. Araminte, riant ironiquement. - Qu'est-ce donc que vous voyez, et que je ne vois point? Je manque de pénétration j'avoue que je m'y perds! Je ne vois pas le sujet de me défaire d'un homme qui m'est donné de bonne main, qui est un homme de quelque chose, qui me sert bien, et que trop bien peut-être; voilà ce qui n'échappe pas à ma pénétration, par exemple. Madame Argante. - Que vous êtes aveugle! Araminte, d'un air souriant. - Pas tant; chacun a ses lumières. Je consens, au reste, d'écouter Dubois, le conseil est bon, et je l'approuve. Allez, Marton, allez lui dire que je veux lui parler. S'il me donne des motifs raisonnables de renvoyer cet intendant assez hardi pour regarder un tableau, il ne restera pas longtemps chez moi; sans quoi, on aura la bonté de trouver bon que je le garde, en attendant qu'il me déplaise à moi. Madame Argante, vivement. - Eh bien! il vous déplaira; je ne vous en dis pas davantage, en attendant de plus fortes preuves. Le Comte. - Quant à moi, Madame, j'avoue que j'ai craint qu'il ne me servÃt mal auprès de vous, qu'il ne vous inspirât l'envie de plaider, et j'ai souhaité par pure tendresse qu'il vous en détournât. Il aura pourtant beau faire, je déclare que je renonce à tout procès avec vous; que je ne veux pour arbitre de notre discussion que vous et vos gens d'affaires, et que j'aime mieux perdre tout que de rien disputer. Madame Argante, d'un ton décisif. - Mais où serait la dispute? Le mariage terminerait tout, et le vôtre est comme arrêté. Le Comte. - Je garde le silence sur Dorante; je reviendrai simplement voir ce que vous pensez de lui, et si vous le congédiez, comme je le présume, il ne tiendra qu'à vous de prendre celui que je vous offrais, et que je retiendrai encore quelque temps. Madame Argante. - Je ferai comme Monsieur, je ne vous parlerai plus de rien non plus, vous m'accuseriez de vision, et votre entêtement finira sans notre secours. Je compte beaucoup sur Dubois que voici, et avec lequel nous vous laissons. Scène XII Dubois, Araminte Dubois. - On m'a dit que vous vouliez me parler, Madame? Araminte. - Viens ici tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret; moi qui ai si bonne opinion de toi, tu n'as guère d'attention pour ce que je te dis. Je t'avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante; tu en sais les conséquences ridicules, et tu me l'avais promis pour quoi donc avoir prise, sur ce misérable tableau, avec un sot qui fait un vacarme épouvantable, et qui vient ici tenir des discours tous propres à donner des idées que je serais au désespoir qu'on eût? Dubois. - Ma foi, Madame, j'ai cru la chose sans conséquence, et je n'ai agi d'ailleurs que par un mouvement de respect et de zèle. Araminte, d'un air vif. - Eh! laisse là ton zèle, ce n'est pas là celui que je veux, ni celui qu'il me faut; c'est de ton silence dont j'ai besoin pour me tirer de l'embarras où je suis, et où tu m'as jetée toi-même; car sans toi je ne saurais pas que cet homme-là m'aime, et je n'aurais que faire d'y regarder de si près. Dubois. - J'ai bien senti que j'avais tort. Araminte. - Passe encore pour la dispute; mais pourquoi s'écrier si je disais un mot? Y a-t-il rien de plus mal à toi? Dubois. - C'est encore une suite de zèle mal entendu. Araminte. - Eh bien! tais-toi donc, tais-toi; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m'as dit. Dubois. - Oh! je suis bien corrigé. Araminte. - C'est ton étourderie qui me force actuellement de te parler, sous prétexte de t'interroger sur ce que tu sais de lui. Ma mère et Monsieur le Comte s'attendent que tu vas m'en apprendre des choses étonnantes; quel rapport leur ferai-je à présent? Dubois. - Ah! il n'y a rien de plus facile à raccommoder ce rapport sera que des gens qui le connaissent m'ont dit que c'était un homme incapable de l'emploi qu'il a chez vous; quoiqu'il soit fort habile, au moins ce n'est pas cela qui lui manque. Araminte. - A la bonne heure; mais il y aura un inconvénient. S'il en est incapable, on me dira de le renvoyer, et il n'est pas encore temps; j'y ai pensé depuis; la prudence ne le veut pas, et je suis obligée de prendre des biais, et d'aller tout doucement avec cette passion si excessive que tu dis qu'il a, et qui éclaterait peut-être dans sa douleur. Me fierais-je à un désespéré? Ce n'est plus le besoin que j'ai de lui qui me retient, c'est moi que je ménage. Elle radoucit le ton. A moins que ce qu'a dit Marton ne soit vrai, auquel cas je n'aurais plus rien à craindre. Elle prétend qu'il l'avait déjà vue chez Monsieur Remy, et que le procureur a dit même devant lui qu'il l'aimait depuis longtemps, et qu'il fallait qu'ils se mariassent; je le voudrais. Dubois. - Bagatelle! Dorante n'a vu Marton ni de près ni de loin; c'est le procureur qui a débité cette fable-là à Marton, dans le dessein de les marier ensemble. Et moi je n'ai pas osé l'en dédire, m'a dit Dorante, parce que j'aurais indisposé contre moi cette fille, qui a du crédit auprès de sa maÃtresse, et qui a cru ensuite que c'était pour elle que je refusais les quinze mille livres de rente qu'on m'offrait. Araminte, négligemment. - Il t'a donc tout conté? Dubois. - Oui, il n'y a qu'un moment, dans le jardin où il a voulu presque se jeter à mes genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion, et d'oublier l'emportement qu'il eut avec moi quand je le quittai. Je lui ai dit que je me tairais, mais que je ne prétendais pas rester dans la maison avec lui, et qu'il fallait qu'il sortÃt; ce qui l'a jeté dans des gémissements, dans des pleurs, dans le plus triste état du monde. Araminte. - Eh! tant pis; ne le tourmente point; tu vois bien que j'ai raison de dire qu'il faut aller doucement avec cet esprit-là , tu le vois bien. J'augurais beaucoup de ce mariage avec Marton; je croyais qu'il m'oublierait, et point du tout, il n'est question de rien. Dubois, comme s'en allant. - Pure fable! Madame a-t-elle encore quelque chose à me dire? Araminte. - Attends comment faire? Si lorsqu'il me parle il me mettait en droit de me plaindre de lui; mais il ne lui échappe rien; je ne sais de son amour que ce que tu m'en dis; et je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer; il est vrai qu'il me fâcherait s'il parlait; mais il serait à propos qu'il me fâchât. Dubois. - Vraiment oui; Monsieur Dorante n'est point digne de Madame. S'il était dans une plus grande fortune, comme il n'y a rien à dire à ce qu'il est né, ce serait une autre affaire, mais il n'est riche qu'en mérite, et ce n'est pas assez. Araminte, d'un ton comme triste. - Vraiment non, voilà les usages; je ne sais pas comment je le traiterai; je n'en sais rien, je verrai. Dubois. - Eh bien! Madame a un si beau prétexte... Ce portrait que Marton a cru être le sien à ce qu'elle m'a dit... Araminte. - Eh! non, je ne saurais l'en accuser; c'est le Comte qui l'a fait faire. Dubois. - Point du tout, c'est de Dorante, je le sais de lui-même, et il y travaillait encore il n'y a que deux mois, lorsque je le quittai. Araminte. - Va-t'en; il y a longtemps que je te parle. Si on me demande ce que tu m'as appris de lui, je dirai ce dont nous sommes convenus. Le voici, j'ai envie de lui tendre un piège. Dubois. - Oui, Madame, il se déclarera peut-être, et tout de suite je lui dirais Sortez. Araminte. - Laisse-nous. Scène XIII Dorante, Araminte, Dubois Dubois, sortant, et en passant auprès de Dorante, et rapidement. - Il m'est impossible de l'instruire; mais qu'il se découvre ou non, les choses ne peuvent aller que bien. Dorante. - Je viens, Madame, vous demander votre protection. Je suis dans le chagrin et dans l'inquiétude j'ai tout quitté pour avoir l'honneur d'être à vous, je vous suis plus attaché que je ne puis le dire; on ne saurait vous servir avec plus de fidélité ni de désintéressement; et cependant je ne suis pas sûr de rester. Tout le monde ici m'en veut, me persécute et conspire pour me faire sortir. J'en suis consterné; je tremble que vous ne cédiez à leur inimitié pour moi, et j'en serais dans la dernière affliction. Araminte, d'un ton doux. - Tranquillisez-vous; vous ne dépendez point de ceux qui vous en veulent; ils ne vous ont encore fait aucun tort dans mon esprit, et tous leurs petits complots n'aboutiront à rien; je suis la maÃtresse. Dorante, d'un air bien inquiet. - Je n'ai que votre appui, Madame. Araminte. - Il ne vous manquera pas; mais je vous conseille une chose ne leur paraissez pas si alarmé, vous leur feriez douter de votre capacité, et il leur semblerait que vous m'auriez beaucoup d'obligation de ce que je vous garde. Dorante. - Ils ne se tromperaient pas, Madame; c'est une bonté qui me pénètre de reconnaissance. Araminte. - A la bonne heure; mais il n'est pas nécessaire qu'ils le croient. Je vous sais bon gré de votre attachement et de votre fidélité; mais dissimulez-en une partie, c'est peut-être ce qui les indispose contre vous. Vous leur avez refusé de m'en faire accroire sur le chapitre du procès; conformez-vous à ce qu'ils exigent; regagnez-les par là , je vous le permets l'événement leur persuadera que vous les avez bien servis; car toute réflexion faite, je suis déterminée à épouser le Comte. Dorante, d'un ton ému. - Déterminée, Madame! Araminte. - Oui, tout à fait résolue. Le Comte croira que vous y avez contribué; je le lui dirai même, et je vous garantis que vous resterez ici; je vous le promets. A part. Il change de couleur. Dorante. - Quelle différence pour moi, Madame! Araminte, d'un air délibéré. - Il n'y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais vous dicter; il y a tout ce qu'il faut sur cette table. Dorante. - Et pour qui, Madame? Araminte. - Pour le Comte, qui est sorti d'ici extrêmement inquiet, et que je vais surprendre bien agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom. Dorante reste rêveur, et par distraction ne va point à la table. Eh! vous n'allez pas à la table? A quoi rêvez-vous? Dorante, toujours distrait. - Oui, Madame. Araminte, à part, pendant qu'il se place. - Il ne sait ce qu'il fait; voyons si cela continuera. Dorante, à part, cherchant du papier. - Ah! Dubois m'a trompé! Araminte, poursuivant. - Etes-vous prêt à écrire? Dorante. - Madame, je ne trouve point de papier. Araminte, allant elle-même. - Vous n'en trouvez point! En voilà devant vous. Dorante. - Il est vrai. Araminte. - Ecrivez. Hâtez-vous de venir, Monsieur; votre mariage est sûr... Avez-vous écrit? Dorante. - Comment, Madame? Araminte. - Vous ne m'écoutez donc pas? Votre mariage est sûr; Madame veut que je vous l'écrive, et vous attend pour vous le dire. A part. Il souffre, mais il ne dit mot; est-ce qu'il ne parlera pas? N'attribuez point cette résolution à la crainte que Madame pourrait avoir des suites d'un procès douteux. Dorante. - Je vous ai assuré que vous le gagneriez, Madame douteux, il ne l'est point. Araminte. - N'importe, achevez. Non, Monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer que la seule justice qu'elle rend à votre mérite la détermine. Dorante, à part. - Ciel! je suis perdu. Haut. Mais, Madame, vous n'aviez aucune inclination pour lui. Araminte. - Achevez, vous dis-je... Qu'elle rend à votre mérite la détermine... Je crois que la main vous tremble! vous paraissez changé. Qu'est-ce que cela signifie? Vous trouvez-vous mal? Dorante. - Je ne me trouve pas bien, Madame. Araminte. - Quoi! si subitement! cela est singulier. Pliez la lettre et mettez A Monsieur le comte Dorimont. Vous direz à Dubois qu'il la lui porte. A part. Le coeur me bat! A Dorante. Voilà qui est écrit tout de travers! Cette adresse-là n'est presque pas lisible. A part. Il n'y a pas encore là de quoi le convaincre. Dorante, à part. - Ne serait-ce point aussi pour m'éprouver? Dubois ne m'a averti de rien. Scène XIV Araminte, Dorante, Marton Marton. - Je suis bien aise, Madame, de trouver Monsieur ici; il vous confirmera tout de suite ce que j'ai à vous dire. Vous avez offert en différentes occasions de me marier, Madame; et jusqu'ici je ne me suis point trouvée disposée à profiter de vos bontés. Aujourd'hui Monsieur me recherche; il vient même de refuser un parti infiniment plus riche, et le tout pour moi; du moins me l'a-t-il laissé croire, et il est à propos qu'il s'explique; mais comme je ne veux dépendre que de vous, c'est de vous aussi, Madame, qu'il faut qu'il m'obtienne ainsi, Monsieur, vous n'avez qu'à parler à Madame. Si elle m'accorde à vous, vous n'aurez point de peine à m'obtenir de moi-même. Scène XV Dorante, Araminte Araminte, à part, émue. - Cette folle! Haut. Je suis charmée de ce qu'elle vient de m'apprendre. Vous avez fait là un très bon choix c'est une fille aimable et d'un excellent caractère. Dorante, d'un air abattu. - Hélas! Madame, je ne songe point à elle. Araminte. - Vous ne songez point à elle! Elle dit que vous l'aimez, que vous l'aviez vue avant de venir ici. Dorante, tristement. - C'est une erreur où Monsieur Remy l'a jetée sans me consulter; et je n'ai point osé dire le contraire, dans la crainte de m'en faire une ennemie auprès de vous. Il en est de même de ce riche parti qu'elle croit que je refuse à cause d'elle; et je n'ai nulle part à tout cela. Je suis hors d'état de donner mon coeur à personne je l'ai perdu pour jamais, et la plus brillante de toutes les fortunes ne me tenterait pas. Araminte. - Vous avez tort. Il fallait désabuser Marton. Dorante. - Elle vous aurait peut-être empêchée de me recevoir, et mon indifférence lui en dit assez. Araminte. - Mais dans la situation où vous êtes, quel intérêt aviez-vous d'entrer dans ma maison, et de la préférer à une autre? Dorante. - Je trouve plus de douceur à être chez vous, Madame. Araminte. - Il y a quelque chose d'incompréhensible en tout ceci! Voyez-vous souvent la personne que vous aimez? Dorante, toujours abattu. - Pas souvent à mon gré, Madame; et je la verrais à tout instant, que je ne croirais pas la voir assez. Araminte, à part. - Il a des expressions d'une tendresse! Haut. Est-elle fille? A-t-elle été mariée? Dorante. - Madame, elle est veuve. Araminte. - Et ne devez-vous pas l'épouser? Elle vous aime, sans doute? Dorante. - Hélas! Madame, elle ne sait pas seulement que je l'adore. Excusez l'emportement du terme dont je me sers. Je ne saurais presque parler d'elle qu'avec transport! Araminte. - Je ne vous interroge que par étonnement. Elle ignore que vous l'aimez, dites-vous, et vous lui sacrifiez votre fortune? Voilà de l'incroyable. Comment, avec tant d'amour, avez-vous pu vous taire? On essaie de se faire aimer, ce me semble cela est naturel et pardonnable. Dorante. - Me préserve le ciel d'oser concevoir la plus légère espérance! Etre aimé, moi! non, Madame. Son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence; et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire. Araminte. - Je n'imagine point de femme qui mérite d'inspirer une passion si étonnante je n'en imagine point. Elle est donc au-dessus de toute comparaison? Dorante. - Dispensez-moi de la louer, Madame je m'égarerais en la peignant. On ne connaÃt rien de si beau ni de si aimable qu'elle! et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n'en augmente. Araminte baisse les yeux et continue. - Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l'aimez? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous? Dorante. - Le plaisir de la voir quelquefois, et d'être avec elle, est tout ce que je me propose. Araminte. - Avec elle! Oubliez-vous que vous êtes ici? Dorante. - Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point. Araminte. - Son portrait! Est-ce que vous l'avez fait faire? Dorante. - Non, Madame; mais j'ai, par amusement, appris à peindre, et je l'ai peinte moi-même. Je me serais privé de son portrait, si je n'avais pu l'avoir que par le secours d'un autre. Araminte, à part. - Il faut le pousser à bout. Haut. Montrez-moi ce portrait. Dorante. - Daignez m'en dispenser, Madame; quoique mon amour soit sans espérance, je n'en dois pas moins un secret inviolable à l'objet aimé. Araminte. - Il m'en est tombé un par hasard entre les mains on l'a trouvé ici. Montrant la boÃte. Voyez si ce ne serait point celui dont il s'agit. Dorante. - Cela ne se peut pas. Araminte, ouvrant la boÃte. - Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire examinez. Dorante. - Ah! Madame, songez que j'aurais perdu mille fois la vie, avant d'avouer ce que le hasard vous découvre. Comment pourrai-je expier?... Il se jette à ses genoux. Araminte. - Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en, je vous le pardonne. Marton paraÃt et s'enfuit. - Ah! Dorante se lève vite. Araminte. - Ah ciel! c'est Marton! Elle vous a vu. Dorante, feignant d'être déconcerté. - Non, Madame, non je ne crois pas. Elle n'est point entrée. Araminte. - Elle vous a vu, vous dis-je laissez-moi, allez-vous-en vous m'êtes insupportable. Rendez-moi ma lettre. Quand il est parti. Voilà pourtant ce que c'est que de l'avoir gardé! Scène XVI Araminte, Dubois Dubois. - Dorante s'est-il déclaré, Madame? et est-il nécessaire que je lui parle? Araminte. - Non, il ne m'a rien dit. Je n'ai rien vu d'approchant à ce que tu m'as conté; et qu'il n'en soit plus question ne t'en mêle plus. Elle sort. Dubois. - Voici l'affaire dans sa crise. Scène XVII Dubois, Dorante Dorante. - Ah! Dubois. Dubois. - Retirez-vous. Dorante. - Je ne sais qu'augurer de la conversation que je viens d'avoir avec elle. Dubois. - A quoi songez-vous? Elle n'est qu'à deux pas voulez-vous tout perdre? Dorante. - Il faut que tu m'éclaircisses... Dubois. - Allez dans le jardin. Dorante. - D'un doute... Dubois. - Dans le jardin, vous dis-je; je vais m'y rendre. Dorante. - Mais... Dubois. - Je ne vous écoute plus. Dorante. - Je crains plus que jamais. Acte III Scène première Dorante, Dubois Dubois. - Non, vous dis-je; ne perdons point de temps. La lettre est-elle prête? Dorante, la lui montrant. - Oui, la voilà , et j'ai mis dessus rue du Figuier. Dubois. - Vous êtes bien assuré qu'Arlequin ne connaÃt pas ce quartier-là ? Dorante. - Il m'a dit que non. Dubois. - Lui avez-vous bien recommandé de s'adresser à Marton ou à moi pour savoir ce que c'est? Dorante. - Sans doute, et je lui recommanderai encore. Dubois. - Allez donc la lui donner je me charge du reste auprès de Marton que je vais trouver. Dorante. - Je t'avoue que j'hésite un peu. N'allons-nous pas trop vite avec Araminte? Dans l'agitation des mouvements où elle est, veux-tu encore lui donner l'embarras de voir subitement éclater l'aventure? Dubois. - Oh! oui point de quartier. Il faut l'achever, pendant qu'elle est étourdie. Elle ne sait plus ce qu'elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu'elle triche avec moi, qu'elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit? Ah! je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude. Dorante. - Que j'ai souffert dans ce dernier entretien! Puisque tu savais qu'elle voulait me faire déclarer, que ne m'en avertissais-tu par quelques signes? Dubois. - Cela aurait été joli, ma foi! Elle ne s'en serait point aperçue, n'est-ce pas? Et d'ailleurs, votre douleur n'en a paru que plus vraie. Vous repentez-vous de l'effet qu'elle a produit? Monsieur a souffert! Parbleu! il me semble que cette aventure-ci mérite un peu d'inquiétude. Dorante. - Sais-tu bien ce qui arrivera? Qu'elle prendra son parti, et qu'elle me renverra tout d'un coup. Dubois. - Je lui en défie. Il est trop tard. L'heure du courage est passée. Il faut qu'elle nous épouse. Dorante. - Prends-y garde tu vois que sa mère la fatigue. Dubois. - Je serais bien fâché qu'elle la laissât en repos. Dorante. - Elle est confuse de ce que Marton m'a surpris à ses genoux. Dubois. - Ah! vraiment, des confusions! Elle n'y est pas. Elle va en essuyer bien d'autres! C'est moi qui, voyant le train que prenait la conversation, ai fait venir Marton une seconde fois. Dorante. - Araminte pourtant m'a dit que je lui étais insupportable. Dubois. - Elle a raison. Voulez-vous qu'elle soit de bonne humeur avec un homme qu'il faut qu'elle aime en dépit d'elle? Cela est-il agréable? Vous vous emparez de son bien, de son coeur; et cette femme ne criera pas! Allez vite, plus de raisonnements laissez-vous conduire. Dorante. - Songe que je l'aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu me désespères. Dubois. - Ah! oui, je sais bien que vous l'aimez c'est à cause de cela que je ne vous écoute pas. Etes-vous en état de juger de rien? Allons, allons, vous vous moquez; laissez faire un homme de sang-froid. Partez, d'autant plus que voici Marton qui vient à propos, et que je vais tâcher d'amuser, en attendant que vous envoyiez Arlequin. Dorante sort. Scène II Dubois, Marton Marton, d'un air triste. - Je te cherchais. Dubois. - Qu'y a-t-il pour votre service, Mademoiselle? Marton. - Tu me l'avais bien dit, Dubois. Dubois. - Quoi donc? Je ne me souviens plus de ce que c'est. Marton. - Que cet intendant osait lever les yeux sur Madame. Dubois. - Ah! oui; vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle. Oh! jamais je ne l'ai oublié. Cette oeillade-là ne valait rien. Il y avait quelque chose dedans qui n'était pas dans l'ordre. Marton. - Oh ça, Dubois, il s'agit de faire sortir cet homme-ci. Dubois. - Pardi! tant qu'on voudra; je ne m'y épargne pas. J'ai déjà dit à Madame qu'on m'avait assuré qu'il n'entendait pas les affaires. Marton. - Mais est-ce là tout ce que tu sais de lui? C'est de la part de Madame Argante et de Monsieur le Comte que je te parle, et nous avons peur que tu n'aies pas tout dit à Madame, ou qu'elle ne cache ce que c'est. Ne nous déguise rien, tu n'en seras pas fâché. Dubois. - Ma foi! je ne sais que son insuffisance, dont j'ai instruit Madame. Marton. - Ne dissimule point. Dubois. - Moi! un dissimulé! moi! garder un secret! Vous avez bien trouvé votre homme! En fait de discrétion, je mériterais d'être femme. Je vous demande pardon de la comparaison mais c'est pour vous mettre l'esprit en repos. Marton. - Il est certain qu'il aime Madame. Dubois. - Il n'en faut point douter je lui en ai même dit ma pensée à elle. Marton. - Et qu'a-t-elle répondu? Dubois. - Que j'étais un sot. Elle est si prévenue... Marton. - Prévenue à un point que je n'oserais le dire, Dubois. Dubois. - Oh! le diable n'y perd rien, ni moi non plus; car je vous entends. Marton. - Tu as la mine d'en savoir plus que moi là -dessus. Dubois. - Oh! point du tout, je vous jure. Mais, à propos, il vient tout à l'heure d'appeler Arlequin pour lui donner une lettre si nous pouvions la saisir, peut-être en saurions-nous davantage. Marton. - Une lettre, oui-da; ne négligeons rien. Je vais de ce pas parler à Arlequin, s'il n'est pas encore parti. Dubois. - Vous n'irez pas loin. Je crois qu'il vient. Scène III Marton, Dubois, Arlequin Arlequin, voyant Dubois. - Ah! te voilà donc, mal bâti. Dubois. - Tenez n'est-ce pas là une belle figure pour se moquer de la mienne? Marton. - Que veux-tu, Arlequin? Arlequin. - Ne sauriez-vous pas où demeure la rue du Figuier, Mademoiselle? Marton. - Oui. Arlequin. - C'est que mon camarade, que je sers, m'a dit de porter cette lettre à quelqu'un qui est dans cette rue, et comme je ne la sais pas, il m'a dit que je m'en informasse à vous ou à cet animal-là ; mais cet animal-là ne mérite pas que je lui en parle, sinon pour l'injurier. J'aimerais mieux que le diable eût emporté toutes les rues, que d'en savoir une par le moyen d'un malotru comme lui. Dubois, à Marton, à part. - Prenez la lettre. Haut. Non, non, Mademoiselle, ne lui enseignez rien qu'il galope. Arlequin. - Veux-tu te taire? Marton, négligemment. - Ne l'interrompez donc point, Dubois. Eh bien! veux-tu me donner ta lettre? Je vais envoyer dans ce quartier-là , et on la rendra à son adresse. Arlequin. - Ah! voilà qui est bien agréable! Vous êtes une fille de bonne amitié, Mademoiselle. Dubois, s'en allant. - Vous êtes bien bonne d'épargner de la peine à ce fainéant-là . Arlequin. - Ce malhonnête! Va, va trouver le tableau pour voir comme il se moque de toi. Marton, seule avec Arlequin. - Ne lui réponds rien donne ta lettre. Arlequin. - Tenez, Mademoiselle; vous me rendez un service qui me fait grand bien. Quand il y aura à trotter pour votre serviable personne, n'ayez point d'autre postillon que moi. Marton. - Elle sera rendue exactement. Arlequin. - Oui, je vous recommande l'exactitude à cause de Monsieur Dorante, qui mérite toutes sortes de fidélités. Marton, à part. - L'indigne! Arlequin, s'en allant. - Je suis votre serviteur éternel. Marton. - Adieu. Arlequin, revenant. - Si vous le rencontrez, ne lui dites point qu'un autre galope à ma place. Scène IV Madame Argante, Le Comte, Marton. Marton, un moment seule. - Ne disons mot que je n'aie vu ce que ceci contient. Madame Argante. - Eh bien, Marton, qu'avez-vous appris de Dubois? Marton. - Rien que ce que vous saviez déjà , Madame, et ce n'est pas assez. Madame Argante. - Dubois est un coquin qui nous trompe. Le Comte. - Il est vrai que sa menace signifiait quelque chose de plus. Madame Argante. - Quoi qu'il en soit, j'attends Monsieur Remy que j'ai envoyé chercher; et s'il ne nous défait pas de cet homme-là , ma fille saura qu'il ose l'aimer, je l'ai résolu. Nous en avons les présomptions les plus fortes; et ne fût-ce que par bienséance, il faudra bien qu'elle le chasse. D'un autre côté, j'ai fait venir l'intendant que Monsieur le Comte lui proposait. Il est ici, et je le lui présenterai sur-le-champ. Marton. - Je doute que vous réussissiez si nous n'apprenons rien de nouveau mais je tiens peut-être son congé, moi qui vous parle... Voici Monsieur Remy je n'ai pas le temps de vous en dire davantage, et je vais m'éclaircir. Elle veut sortir. Scène V Monsieur Remy, Madame Argante, Le Comte, Marton Monsieur Remy, à Marton qui se retire. - Bonjour, ma nièce, puisque enfin il faut que vous la soyez. Savez-vous ce qu'on me veut ici? Marton, brusquement. - Passez, Monsieur, et cherchez votre nièce ailleurs je n'aime point les mauvais plaisants. Elle sort. Monsieur Remy. - Voilà une petite fille bien incivile. A Madame Argante. On m'a dit de votre part de venir ici, Madame de quoi est-il donc question? Madame Argante, d'un ton revêche. - Ah! c'est donc vous, Monsieur le Procureur? Monsieur Remy. - Oui, Madame, je vous garantis que c'est moi-même. Madame Argante. - Et de quoi vous êtes-vous avisé, je vous prie, de nous embarrasser d'un intendant de votre façon? Monsieur Remy. - Et par quel hasard Madame y trouve-t-elle à redire? Madame Argante. - C'est que nous nous serions bien passés du présent que vous nous avez fait. Monsieur Remy. - Ma foi! Madame, s'il n'est pas à votre goût, vous êtes bien difficile. Madame Argante. - C'est votre neveu, dit-on? Monsieur Remy. - Oui, Madame. Madame Argante. - Eh bien! tout votre neveu qu'il est, vous nous ferez un grand plaisir de le retirer. Monsieur Remy. - Ce n'est pas à vous que je l'ai donné. Madame Argante. - Non; mais c'est à nous qu'il déplaÃt, à moi et à Monsieur le Comte que voilà , et qui doit épouser ma fille. Monsieur Remy, élevant la voix. - Celui-ci est nouveau! Mais, Madame, dès qu'il n'est pas à vous, il me semble qu'il n'est pas essentiel qu'il vous plaise. On n'a pas mis dans le marché qu'il vous plairait, personne n'a songé à cela; et, pourvu qu'il convienne à Madame Araminte, tout doit être content. Tant pis pour qui ne l'est pas. Qu'est-ce que cela signifie? Madame Argante. - Mais vous avez le ton bien rogue, Monsieur Remy. Monsieur Ma foi! vos compliments ne sont pas propres à l'adoucir, Madame Argante. Le Comte. - Doucement, Monsieur le Procureur, doucement il me paraÃt que vous avez tort. Monsieur Remy. - Comme vous voudrez, Monsieur le Comte, comme vous voudrez; mais cela ne vous regarde pas. Vous savez bien que je n'ai pas l'honneur de vous connaÃtre, et nous n'avons que faire ensemble, pas la moindre chose. Le Comte. - Que vous me connaissiez ou non, il n'est pas si peu essentiel que vous le dites que notre neveu plaise à Madame. Elle n'est pas une étrangère dans la maison. Monsieur Remy. - Parfaitement étrangère pour cette affaire-ci, Monsieur; on ne peut pas plus étrangère au surplus, Dorante est un homme d'honneur, connu pour tel, dont j'ai répondu, dont je répondrai toujours, et dont Madame parle ici d'une manière choquante. Madame Argante. - Votre Dorante est un impertinent. Monsieur Remy. - Bagatelle! ce mot-là ne signifie rien dans votre bouche. Madame Argante. - Dans ma bouche! A qui parle donc ce petit praticien, Monsieur le Comte? Est-ce que vous ne lui imposerez pas silence? Monsieur Remy. - Comment donc! m'imposer silence! à moi, Procureur! Savez-vous bien qu'il y a cinquante ans que je parle, Madame Argante? Madame Argante. - Il y a donc cinquante ans que vous ne savez ce que vous dites. Scène VI Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, le Comte Araminte. - Qu'y a-t-il donc? On dirait que vous vous querellez. Monsieur Remy. - Nous ne sommes pas fort en paix, et vous venez très à propos, Madame il s'agit de Dorante; avez-vous sujet de vous plaindre de lui? Araminte. - Non, que je sache. Monsieur Remy. - Vous êtes-vous aperçue qu'il ait manqué de probité? Araminte. - Lui? non vraiment. Je ne le connais que pour un homme très estimable. Monsieur Remy. - Au discours que Madame en tient, ce doit pourtant être un fripon, dont il faut que je vous délivre, et on se passerait bien du présent que je vous ai fait, et c'est un impertinent qui déplaÃt à Monsieur qui parle en qualité d'époux futur; et à cause que je le défends, on veut me persuader que je radote. Araminte, froidement. - On se jette là dans de grands excès. Je n'y ai point de part, Monsieur. Je suis bien éloignée de vous traiter si mal. A l'égard de Dorante, la meilleure justification qu'il y ait pour lui, c'est que je le garde. Mais je venais pour savoir une chose, Monsieur le Comte. Il y a là -bas, m'a-t-on dit, un homme d'affaires que vous avez amené pour moi. On se trompe apparemment. Le Comte. - Madame, il est vrai qu'il est venu avec moi; mais c'est Madame Argante... Madame Argante. - Attendez, je vais répondre. Oui, ma fille, c'est moi qui ai prié Monsieur de le faire venir pour remplacer celui que vous avez et que vous allez mettre dehors je suis sûre de mon fait. J'ai laissé dire votre procureur, au reste, mais il amplifie. Monsieur Remy. - Courage! Madame Argante, vivement. - Paix; vous avez assez parlé. A Araminte. Je n'ai point dit que son neveu fût un fripon. Il ne serait pas impossible qu'il le fût, je n'en serais pas étonnée. Monsieur Remy. - Mauvaise parenthèse, avec votre permission, supposition injurieuse, et tout à fait hors d'oeuvre. Madame Argante. - Honnête homme, soit du moins n'a-t-on pas encore de preuves du contraire, et je veux croire qu'il l'est. Pour un impertinent et très impertinent, j'ai dit qu'il en était un, et j'ai raison. Vous dites que vous le garderez vous n'en ferez rien. Araminte, froidement. - Il restera, je vous assure. Madame Argante. - Point du tout; vous ne sauriez. Seriez-vous d'humeur à garder un intendant qui vous aime? Monsieur Remy. - Eh! à qui voulez-vous donc qu'il s'attache? A vous, à qui il n'a pas affaire? Araminte. - Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse? Madame Argante. - Eh! non, point d'équivoque. Quand je vous dis qu'il vous aime, j'entends qu'il est amoureux de vous, en bon français; qu'il est ce qu'on appelle amoureux; qu'il soupire pour vous; que vous êtes l'objet secret de sa tendresse. Monsieur Remy, étonné. - Dorante? Araminte, riant. - L'objet secret de sa tendresse! Oh! oui, très secret, je pense. Ah! ah! je ne me croyais pas si dangereuse à voir. Mais dès que vous devinez de pareils secrets, que ne devinez-vous que tous mes gens sont comme lui? Peut-être qu'ils m'aiment aussi que sait-on? Monsieur Remy, vous qui me voyez assez souvent, j'ai envie de deviner que vous m'aimez aussi. Monsieur Remy. - Ma foi, Madame, à l'âge de mon neveu, je ne m'en tirerais pas mieux qu'on dit qu'il s'en tire. Madame Argante. - Ceci n'est pas matière à plaisanterie, ma fille. Il n'est pas question de votre Monsieur Remy; laissons là ce bonhomme, et traitons la chose un peu plus sérieusement. Vos gens ne vous font pas peindre, vos gens ne se mettent point à contempler vos portraits, vos gens n'ont point l'air galant, la mine doucereuse. Monsieur Remy, à Araminte. - J'ai laissé passer le bonhomme à cause de vous, au moins; mais le bonhomme est quelquefois brutal. Araminte. - En vérité, ma mère, vous seriez la première à vous moquer de moi, si ce que vous dites me faisait la moindre impression; ce serait une enfance à moi que de le renvoyer sur un pareil soupçon. Est-ce qu'on ne peut me voir sans m'aimer? Je n'y saurais que faire il faut bien m'y accoutumer et prendre mon parti là -dessus. Vous lui trouvez l'air galant, dites-vous? Je n'y avais pas pris garde, et je ne lui en ferai point un reproche. Il y aurait de la bizarrerie à se fâcher de ce qu'il est bien fait. Je suis d'ailleurs comme tout le monde j'aime assez les gens de bonne mine. Scène VII Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, Le Comte, Dorante Dorante. - Je vous demande pardon, Madame, si je vous interromps. J'ai lieu de présumer que mes services ne vous sont plus agréables, et dans la conjoncture présente, il est naturel que je sache mon sort. Madame Argante, ironiquement. - Son sort! Le sort d'un intendant que cela est beau! Monsieur Remy. - Et pourquoi n'aurait-il pas un sort? Araminte, d'un air vif à sa mère. - Voilà des emportements qui m'appartiennent. A Dorante. Quelle est cette conjoncture, Monsieur, et le motif de votre inquiétude? Dorante. - Vous le savez, Madame. Il y a quelqu'un ici que vous avez envoyé chercher pour occuper ma place. Araminte. - Ce quelqu'un-là est fort mal conseillé. Désabusez-vous ce n'est point moi qui l'ai fait venir. Dorante. - Tout a contribué à me tromper, d'autant plus que Mademoiselle Marton vient de m'assurer que dans une heure je ne serais plus ici. Araminte. - Marton vous a tenu un fort sot discours. Madame Argante. - Le terme est encore trop long il devrait en sortir tout à l'heure. Monsieur Remy, comme à part. - Voyons par où cela finira. Araminte. - Allez, Dorante, tenez-vous en repos; fussiez-vous l'homme du monde qui me convÃnt le moins, vous resteriez dans cette occasion-ci, c'est à moi-même que je dois cela; je me sens offensée du procédé qu'on a avec moi, et je vais faire dire à cet homme d'affaires qu'il se retire; que ceux qui l'ont amené sas me consulter le remmènent, et qu'il n'en soit plus parlé. Scène VIII Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, Le Comte, Dorante, Marton Marton, froidement. - Ne vous pressez pas de le renvoyer, Madame; voilà une lettre de recommandation pour lui, et c'est Monsieur Dorante qui l'a écrite. Araminte. - Comment! Marton, donnant la lettre au Comte. - Un instant, Madame, cela mérite d'être écouté. La lettre est de Monsieur, vous dis-je. Le Comte lit haut. - Je vous conjure, mon cher ami, d'être demain sur les neuf heures du matin chez vous; j'ai bien des choses à vous dire; je crois que je vais sortir de chez la dame que vous savez; elle ne peut plus ignorer la malheureuse passion que j'ai prise pour elle, et dont je ne guérirai jamais. Madame Argante. - De la passion, entendez-vous, ma fille? Le Comte lit. - Un misérable ouvrier que je n'attendais pas est venu ici pour m'apporter la boÃte de ce portrait que j'ai fait d'elle. Madame Argante. - C'est-à -dire que le personnage sait peindre. Le Comte lit. - J'étais absent, il l'a laissée à une fille de la maison. Madame Argante, à Marton. - Fille de la maison, cela vous regarde. Le Comte lit. - On a soupçonné que ce portrait m'appartenait; ainsi, je pense qu'on va tout découvrir, et qu'avec le chagrin d'être renvoyé et de perdre le plaisir de voir tous les jours celle que j'adore... Madame Argante. - Que j'adore! ah! que j'adore! Le Comte lit. - J'aurai encore celui d'être méprisé d'elle. Madame Argante. - Je crois qu'il n'a pas mal deviné celui-là , ma fille. Le Comte lit. - Non pas à cause de la médiocrité de ma fortune, sorte de mépris dont je n'oserais la croire capable... Madame Argante. - Eh! pourquoi non? Le Comte lit. - Mais seulement du peu que je vaux auprès d'elle, tout honoré que je suis de l'estime de tant d'honnêtes gens. Madame Argante. - Et en vertu de quoi l'estiment-ils tant? Le Comte lit. - Auquel cas je n'ai plus que faire à Paris. Vous êtes à la veille de vous embarquer, et je suis déterminé à vous suivre. Madame Argante. - Bon voyage au galant. Monsieur Remy. - Le beau motif d'embarquement! Madame Argante. - Eh bien! en avez-vous le coeur net, ma fille? Le Comte. - L'éclaircissement m'en paraÃt complet. Araminte, à Dorante. - Quoi! cette lettre n'est pas d'une écriture contrefaite? vous ne la niez point? Dorante. - Madame... Araminte. - Retirez-vous. Dorante sort. Monsieur Remy. - Eh bien! quoi? c'est de l'amour qu'il a; ce n'est pas d'aujourd'hui que les belles personnes en donnent et, tel que vous le voyez, il n'en a pas pris pour toutes celles qui auraient bien voulu lui en donner. Cet amour-là lui coûte quinze mille livres de rente, sans compter les mers qu'il veut courir; voilà le mal; car au reste, s'il était riche, le personnage en vaudrait bien un autre; il pourrait bien dire qu'il adore. Contrefaisant Madame Argante. Et cela ne serait point si ridicule. Accommodez-vous, au reste; je suis votre serviteur, Madame. Il sort. Marton. - Fera-t-on monter l'intendant que Monsieur le Comte a amené, Madame? Araminte. - N'entendrai-je parler que d'intendant! Allez-vous-en, vous prenez mal votre temps pour me faire des questions. Marton sort. Madame Argante. - Mais, ma fille, elle a raison; c'est Monsieur le Comte qui vous en répond, il n'y a qu'à le prendre. Araminte. - Et moi, je n'en veux point. Le Comte. - Est-ce à cause qu'il vient de ma part, Madame? Araminte. - Vous êtes le maÃtre d'interpréter, Monsieur; mais je n'en veux point. Le Comte. - Vous vous expliquez là -dessus d'un air de vivacité qui m'étonne. Madame Argante. - Mais en effet, je ne vous reconnais pas. Qu'est-ce qui vous fâche? Araminte. - Tout; on s'y est mal pris; il y a dans tout ceci des façons si désagréables, des moyens si offensants, que tout m'en choque. Madame Argante, étonnée. - On ne vous entend point. Le Comte. - Quoique je n'aie aucune part à ce qui vient de se passer, je ne m'aperçois que trop, Madame, que je ne suis pas exempt de votre mauvaise humeur, et je serais fâché d'y contribuer davantage par ma présence. Madame Argante. - Non, Monsieur, je vous suis. Ma fille, je retiens Monsieur le Comte; vous allez venir nous trouver apparemment. Vous n'y songez pas, Araminte; on ne sait que penser. Scène IX Araminte, Dubois Dubois. - Enfin, Madame, à ce que je vois, vous en voilà délivrée. Qu'il devienne tout ce qu'il voudra à présent, tout le monde a été témoin de sa folie, et vous n'avez plus rien à craindre de sa douleur; il ne dit mot. Au reste, je viens seulement de le rencontrer plus mort que vif, qui traversait la galerie pour aller chez lui. Vous auriez trop ri de le voir soupirer; il m'a pourtant fait pitié je l'ai vu si défait, si pâle et si triste, que j'ai eu peur qu'il ne se trouve mal. Araminte, qui ne l'a pas regardé jusque-là , et qui a toujours rêvé, dit d'un ton haut. - Mais qu'on aille donc voir quelqu'un l'a-t-il suivi? que ne le secouriez-vous? faut-il le tuer, cet homme? Dubois. - J'y ai pourvu, Madame; j'ai appelé Arlequin, qui ne le quittera pas, et je crois d'ailleurs qu'il n'arrivera rien; voilà qui est fini. Je ne suis venu que pour dire une chose; c'est que je pense qu'il demandera à vous parler, et je ne conseille pas à Madame de le voir davantage; ce n'est pas la peine. Araminte, sèchement. - Ne vous embarrassez pas, ce sont mes affaires. Dubois. - En un mot, vous en êtes quitte, et cela par le moyen de cette lettre qu'on vous a lue et que Mademoiselle Marton a tirée d'Arlequin par mon avis; je me suis douté qu'elle pourrait vous être utile, et c'est une excellente idée que j'ai eue là , n'est-ce pas, Madame? Araminte, froidement. - Quoi! c'est à vous que j'ai l'obligation de la scène qui vient de se passer? Dubois, librement. - Oui, Madame. Araminte. - Méchant valet! ne vous présentez plus devant moi. Dubois, comme étonné. - Hélas! Madame, j'ai cru bien faire. Araminte. - Allez, malheureux! il fallait m'obéir; je vous avais dit de ne plus vous en mêler; vous m'avez jetée dans tous les désagréments que je voulais éviter. C'est vous qui avez répandu tous les soupçons qu'on a eus sur son compte, et ce n'est pas par attachement pour moi que vous m'avez appris qu'il m'aimait; ce n'est que par le plaisir de faire du mal. Il m'importait peu d'en être instruite, c'est un amour que je n'aurais jamais su, et je le trouve bien malheureux d'avoir eu affaire à vous, lui qui a été votre maÃtre, qui vous affectionnait, qui vous a bien traité, qui vient, tout récemment encore, de vous prier à genoux de lui garder le secret. Vous l'assassinez, vous me trahissez moi-même. Il faut que vous soyez capable de tout, que je ne vous voie jamais, et point de réplique. Dubois s'en va en riant. - Allons, voilà qui est parfait. Scène X Araminte, Marton Marton, triste. - La manière dont vous m'avez renvoyée, il n'y a qu'un moment, me montre que je vous suis désagréable, Madame, et je crois vous faire plaisir en vous demandant mon congé. Araminte, froidement. - Je vous le donne. Marton. - Votre intention est-elle que je sorte dès aujourd'hui, Madame? Araminte. - Comme vous voudrez. Marton. - Cette aventure-ci est bien triste pour moi! Araminte. - Oh! point d'explication, s'il vous plaÃt. Marton. - Je suis au désespoir. Araminte, avec impatience. - Est-ce que vous êtes fâchée de vous en aller? Eh bien, restez, Mademoiselle, restez j'y consens; mais finissons. Marton. - Après les bienfaits dont vous m'avez comblée, que ferais-je auprès de vous, à présent que je vous suis suspecte, et que j'ai perdu toute votre confiance? Araminte. - Mais que voulez-vous que je vous confie? Inventerai-je des secrets pour vous les dire? Marton. - Il est pourtant vrai que vous me renvoyez, Madame, d'où vient ma disgrâce? Araminte. - Elle est dans votre imagination. Vous me demandez votre congé, je vous le donne. Marton. - Ah! Madame, pourquoi m'avez-vous exposée au malheur de vous déplaire? J'ai persécuté par ignorance l'homme du monde le plus aimable, qui vous aime plus qu'on n'a jamais aimé. Araminte, à part. - Hélas! Marton. - Et à qui je n'ai rien à reprocher; car il vient de me parler. J'étais son ennemie, et je ne la suis plus. Il m'a tout dit. Il ne m'avait jamais vue c'est Monsieur Remy qui m'a trompée, et j'excuse Dorante. Araminte. - A la bonne heure. Marton. - Pourquoi avez-vous eu la cruauté de m'abandonner au hasard d'aimer un homme qui n'est pas fait pour moi, qui est digne de vous, et que j'ai jeté dans une douleur dont je suis pénétrée? Araminte, d'un ton doux. - Tu l'aimais donc, Marton? Marton. - Laissons là mes sentiments. Rendez-moi votre amitié comme je l'avais, et je serai contente. Araminte. - Ah! je te la rends tout entière. Marton, lui baisant la main. - Me voilà consolée. Araminte. - Non, Marton, tu ne l'es pas encore. Tu pleures et tu m'attendris. Marton. - N'y prenez point garde. Rien ne m'est si cher que vous. Araminte. - Va, je prétends bien te faire oublier tous tes chagrins. Je pense que voici Arlequin. Scène XI Araminte, Marton, Arlequin Araminte. - Que veux-tu? Arlequin, pleurant et sanglotant. - J'aurais bien de la peine à vous le dire; car je suis dans une détresse qui me coupe entièrement la parole, à cause de la trahison que Mademoiselle Marton m'a faite. Ah! quelle ingrate perfidie! Marton. - Laisse là ta perfidie et nous dis ce que tu veux. Arlequin. - Ah! cette pauvre lettre. Quelle escroquerie! Araminte. - Dis donc. Arlequin. - Monsieur Dorante vous demande à genoux qu'il vienne ici vous rendre compte des paperasses qu'il a eues dans les mains depuis qu'il est ici. Il m'attend à la porte où il pleure. Marton. - Dis-lui qu'il vienne. Arlequin. - Le voulez-vous, Madame? car je ne me fie pas à elle. Quand on m'a une fois affronté, je n'en reviens point. Marton, d'un air triste et attendri. - Parlez-lui, Madame, je vous laisse. Arlequin, quand Marton est partie. - Vous ne me répondez point, Madame? Araminte. - Il peut venir. Scène XII Dorante, Araminte Araminte. - Approchez, Dorante. Dorante. - Je n'ose presque paraÃtre devant vous. Araminte, à part. - Ah! je n'ai guère plus d'assurance que lui. Haut. Pourquoi vouloir me rendre compte de mes papiers? Je m'en fie bien à vous. Ce n'est pas là -dessus que j'aurai à me plaindre. Dorante. - Madame... j'ai autre chose à dire... je suis si interdit, si tremblant que je ne saurais parler. Araminte, à part, avec émotion. - Ah! que je crains la fin de tout ceci! Dorante, ému. - Un de vos fermiers est venu tantôt, Madame. Araminte, ému. - Un de mes fermiers!... cela se peut bien. Dorante. - Oui, Madame... il est venu. Araminte, toujours émue. - Je n'en doute pas. Dorante, ému. - Et j'ai de l'argent à vous remettre. Araminte. - Ah! de l'argent... nous verrons. Dorante. - Quand il vous plaira, Madame, de le recevoir. Araminte. - Oui... je le recevrai... vous me le donnerez. A part. Je ne sais ce que je lui réponds. Dorante. - Ne serait-il pas temps de vous l'apporter ce soir ou demain, Madame? Araminte. - Demain, dites-vous! Comment vous garder jusque-là , après ce qui est arrivé? Dorante, plaintivement. - De tout le temps de ma vie que je vais passer loin de vous, je n'aurais plus que ce seul jour qui m'en serait précieux. Araminte. - Il n'y a pas moyen, Dorante; il faut se quitter. On sait que vous m'aimez, et l'on croirait que je n'en suis pas fâchée. Dorante. - Hélas! Madame, que je vais être à plaindre! Araminte. - Ah! allez, Dorante, chacun a ses chagrins. Dorante. - J'ai tout perdu! J'avais un portrait, et je ne l'ai plus. Araminte. - A quoi vous sert de l'avoir? vous savez peindre. Dorante. - Je ne pourrai de longtemps m'en dédommager. D'ailleurs, celui-ci m'aurait été bien cher! Il a été entre vos mains, Madame. Araminte. - Mais vous n'êtes pas raisonnable. Dorante. - Ah! Madame, je vais être éloigné de vous. Vous serez assez vengée. N'ajoutez rien à ma douleur. Araminte. - Vous donner mon portrait! songez-vous que ce serait avouer que je vous aime? Dorante. - Que vous m'aimez, Madame! Quelle idée! qui pourrait se l'imaginer? Araminte, d'un ton vif et naïf. - Et voilà pourtant ce qui m'arrive. Dorante, se jetant à ses genoux. - Je me meurs! Araminte. - Je ne sais plus où je suis. Modérez votre joie levez-vous, Dorante. Dorante se lève et dit tendrement. - Je ne la mérite pas. Cette joie me transporte. Je ne la mérite pas, Madame. Vous allez me l'ôter, mais n'importe, il faut que vous soyez instruite. Araminte, étonnée. - Comment! que voulez-vous dire? Dorante. - Dans tout ce qui s'est passé chez vous, il n'y a rien de vrai que ma passion qui est infinie, et que le portrait que j'ai fait. Tous les incidents qui sont arrivés partent de l'industrie d'un domestique qui savait mon amour, qui m'en plaint, qui par le charme de l'espérance, du plaisir de vous voir, m'a pour ainsi dire forcé de consentir à son stratagème; il voulait me faire valoir auprès de vous. Voilà , Madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de vous cacher. J'aime encore mieux regretter votre tendresse que de la devoir à l'artifice qui me l'a acquise; j'aime mieux votre haine que le remords d'avoir trompé ce que j'adore. Araminte, le regardant quelque temps sans parler. - Si j'apprenais cela d'un autre que de vous, je vous haïrais sans doute; mais l'aveu que vous m'en faites vous-même dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme, me paraÃt incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde. Après tout, puisque vous m'aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon coeur n'est point blâmable il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi. Dorante. - Quoi! la charmante Araminte daigne me justifier! Araminte. - Voici le Comte avec ma mère, ne dites mot, et laissez-moi parler. Scène XIII Dorante, Araminte, Le Comte, Madame Argante, Dubois, Arlequin Madame Argante, voyant Dorante. - Quoi! le voilà encore! Araminte, froidement. - Oui, ma mère. Au Comte. Monsieur le Comte, il était question de mariage entre vous et moi, et il n'y faut plus penser vous méritez qu'on vous aime; mon coeur n'est point en état de vous rendre justice, et je ne suis pas d'un rang qui vous convienne. Madame Argante. - Quoi donc! que signifie ce discours? Le Comte. - Je vous entends, Madame, et sans l'avoir dit à Madame montrant Madame Argante je songeais à me retirer; j'ai deviné tout; Dorante n'est venu chez vous qu'à cause qu'il vous aimait; il vous a plu; vous voulez lui faire sa fortune voilà tout ce que vous alliez dire. Araminte. - Je n'ai rien à ajouter. Madame Argante, outrée. - La fortune à cet homme-là ! Le Comte, tristement. - Il n'y a plus que notre discussion, que nous réglerons à l'amiable; j'ai dit que je ne plaiderais point, et je tiendrai parole. Araminte. - Vous êtes bien généreux; envoyez-moi quelqu'un qui en décide, et ce sera assez. Madame Argante. - Ah! la belle chute! ah! ce maudit intendant! Qu'il soit votre mari tant qu'il vous plaira; mais il ne sera jamais mon gendre. Araminte. Laissons passer sa colère, et finissons. Ils sortent. Dubois. - Ouf! ma gloire m'accable; je mériterais bien d'appeler cette femme-là ma bru. Arlequin. - Pardi, nous nous soucions bien de ton tableau à présent; l'original nous en fournira bien d'autres copies. La Joie imprévue Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 7 juillet 1738 Acteurs Monsieur Orgon. Madame Dorville. Constance, fille de Madame Dorville, maÃtresse de Damon. Damon, fils de Monsieur Orgon, amant de Constance. Le Chevalier. Lisette, suivante de Constance. Pasquin, valet de Damon. La scène est à Paris dans un jardin qui communique à un hôtel garni. Scène Première Damon, Pasquin Damon paraÃt triste. Pasquin, suivant son maÃtre, et d'un ton douloureux, un moment après qu'ils sont sur le théâtre. - Fasse le ciel, Monsieur, que votre chagrin vous profite, et vous apprenne à mener une vie plus raisonnable! Damon. - Tais-toi, laisse-moi seul. Pasquin. - Non, Monsieur, il faut que je vous parle, cela est de conséquence. Damon. - De quoi s'agit-il donc? Pasquin. - Il y a quinze jours que vous êtes à Paris... Damon. - Abrège. Pasquin. - Patience, Monsieur votre père vous a envoyé pour acheter une charge l'argent de cette charge était en entier entre les mains de votre banquier, de qui vous avez déjà reçu la moitié, que vous avez jouée et perdue; ce qui fait, par conséquent, que vous ne pouvez plus avoir que la moitié de votre charge; et voilà ce qui est terrible. Damon. - Est-ce là tout ce que tu as à me dire? Pasquin. - Doucement, Monsieur; c'est qu'actuellement j'ai une charge aussi, moi, laquelle est de veiller sur votre conduite et de vous donner mes conseils. Pasquin, me dit Monsieur votre père la veille de notre départ, je connais ton zèle, ton jugement et ta prudence; ne quitte jamais mon fils, sers-lui de guide, gouverne ses actions et sa tête, regarde-le comme un dépôt que je te confie. Je le lui promis bien, je lui en donnai ma parole je me fondais sur votre docilité, et je me suis trompé. Votre conduite, vous la voyez, elle est détestable; mes conseils, vous les avez méprisés, vos fonds sont entamés, la moitié de votre argent est partie, et voilà mon dépôt dans le plus déplorable état du monde il faut pourtant que j'en rende compte, et c'est ce qui fait ma douleur. Damon. - Tu conviendras qu'il y a plus de malheur dans tout ceci que de ma faute. En arrivant à Paris, je me mets dans cet hôtel garni j'y vois un jardin qui est commun à une autre maison, je m'y promène, j'y rencontre le Chevalier, avec qui, par hasard, je lie conversation; il loge au même hôtel, nous mangeons à la même table, je vois que tout le monde joue après dÃner, il me propose d'en faire autant, je joue, je gagne d'abord, je continue par compagnie, et insensiblement je perds beaucoup, sans aucune inclination pour le jeu; voilà d'où cela vient; mais ne t'inquiète point, je ne veux plus jouer qu'une fois pour regagner mon argent; et j'ai un pressentiment que je serai heureux. Pasquin. - Ah! Monsieur, quel pressentiment! Soyez sûr que c'est le diable qui vous parle à l'oreille. Damon. - Non, Pasquin, on ne perd pas toujours, je veux me remettre en état d'acheter la charge en question, afin que mon père ne sache rien de ce qui s'est passé au surplus, c'est dans ce jardin que j'ai connu l'aimable Constance; c'est ici où je la vois quelquefois, où je crois m'apercevoir qu'elle ne me hait pas, et ce bonheur est bien au-dessus de toutes mes pertes. Pasquin. - Oh! quant à votre amour pour elle, j'y consens, j'y donne mon approbation; je vous dirai même que le plaisir de voir Lisette qui la suit a extrêmement adouci les afflictions que vous m'avez données, je n'aurais pu les supporter sans elle; il n'y a qu'une chose qui m'intrigue c'est que la mère de Constance, quand elle se promène ici avec sa fille, et que vous les abordez, ne me paraÃt pas fort touchée de votre compagnie, sa mine s'allonge, j'ai peur qu'elle ne vous trouve un étourdi; vous êtes pourtant un assez joli garçon, assez bien fait mais, de temps en temps, vous avez dans votre air je ne sais quoi... qui marquerait... une tête légère... vous entendez bien? Et ces têtes-là ne sont pas du goût des mères. Damon, riant. - Que veut dire cet impertinent?... Mais qui est-ce qui vient par cette autre allée du jardin? Pasquin. - C'est peut-être ce fripon de Chevalier qui vient chercher le reste de votre argent. Damon. - Prends garde à ce que tu dis, et avance pour voir qui c'est. Scène II Le Chevalier, Damon, Pasquin On voit paraÃtre le Chevalier. Le Chevalier. - Où est ton maÃtre, Pasquin? Pasquin. - Il est sorti, Monsieur. Le Chevalier. - Sorti! Eh! je le vois qui se promène. D'où vient est-ce que tu me le caches? Pasquin, brusquement. - Je fais tout pour le mieux. Le Chevalier. - Bonjour, Damon. Ce valet ne voulait pas que je vous visse. Est-ce que vous avez affaire? Damon. - Non, c'est qu'il me rendait quelque compte qui ne presse pas. Pasquin. - C'est que je n'aime pas ceux qui gagnent l'argent de mon maÃtre. Le Chevalier. - Il le gagnera peut-être une autre fois. Pasquin. - Tarare! Damon, à Pasquin. - Tais-toi. Le Chevalier. - Laissez-le dire; je lui sais bon gré de sa méchante humeur, puisqu'elle vient de son zèle. Pasquin. - Ajoutez de ma prudence. Damon, à Pasquin. - Finiras-tu? Le Chevalier. - Je n'y prends pas garde. Je vais dÃner en ville, et je n'ai pas voulu partir sans vous voir. Damon. - Ne reviendrez-vous pas ce soir ici pour être au bal? Le Chevalier. - Je ne crois pas il y a toute apparence qu'on m'engagera à souper où je vais. Damon. - Comment donc? Mais j'ai compté que ce soir vous me donneriez ma revanche. Le Chevalier. - Cela me sera difficile, j'ai même, ce matin, reçu une lettre qui, je crois, m'obligera à aller demain en campagne pour quelques jours. Damon. - En campagne? Pasquin. - Eh oui! Monsieur, il fait si beau Partez, Monsieur le Chevalier, et ne revenez pas, nos affaires ont grand besoin de votre absence; il y a tant de châteaux dans les champs, amusez-vous à en ruiner quelqu'un. Damon, à Pasquin. - Encore? Le Chevalier. - Il commence à m'ennuyer. Damon. - Chevalier, encore une fois, je vous attends ce soir. Le Chevalier. - Vous parlerai-je franchement? Je ne joue jamais qu'argent comptant, et vous me dites hier que vous n'en aviez plus. Damon. - Que cela ne vous arrête point, je n'ai qu'un pas à faire pour en avoir. Le Chevalier. - En ce cas-là , nous nous reverrons tantôt. Pasquin, d'un ton dolent. - Hélas! nous n'étions que blessés, nous voilà morts. A son maÃtre. Monsieur, cet argent qui est à deux pas d'ici, n'est pas à vous, il est à Monsieur votre père, et vous savez bien que son intention n'est pas que Monsieur le Chevalier y ait part; il ne lui en destine pas une obole. Damon. - Oh! je me fâcherai à la fin retire-toi. Pasquin, en colère. - Monsieur, je suis sûr que vous perdrez. Le Chevalier, en riant. - Puisse-t-il dire vrai, au reste. Pasquin, au Chevalier. - Ah! vous savez bien que je ne me trompe pas. Le Chevalier, comme ému. - Hem? Pasquin. - Je dis qu'il perdra, vous êtes un si habile homme, que vous jouez à coup sûr. Damon. - Je crois que l'esprit lui tourne. Pasquin. - Il n'y a pas de mal à dire que vous perdrez, quand c'est la vérité. Le Chevalier. - Voilà un insolent valet. Pasquin, sans regarder. - Cela n'empêchera pas qu'il ne perde. Le Chevalier. - Adieu, jusqu'au revoir. Damon. - Ne me manquez donc pas. Pasquin. - Oh que non! il vise trop juste pour cela. Scène III Pasquin, Damon Damon. - Il faut avouer que tu abuses furieusement de ma patience sais-tu la valeur des mauvais discours que tu viens de tenir, et qu'à la place du Chevalier, je refuserais de jouer davantage? Pasquin. - C'est que vous avez du coeur, et lui de l'adresse. Damon. - Mais pourquoi t'obstines-tu à soutenir qu'il gagnera? Pasquin. - C'est qu'il voudra gagner. Damon. - T'a-t-on dit quelque chose de lui? T'a-t-on donné quelque avis? Pasquin. - Non, je n'en ai point reçu d'autre que de sa mine; c'est elle qui m'a dit tout le mal que j'en sais. Damon. - Tu extravagues. Pasquin. - Monsieur, je m'y ferais hacher, il n'y a point d'honnête homme qui puisse avoir ce visage-là Lisette, en le voyant ici, en convenait hier avec moi. Damon. - Lisette? Belle autorité! Pasquin. - Belle autorité! C'est pourtant une fille qui, du premier coup d'oeil, a senti tout ce que je valais. Damon, riant et partant. - Ah! ah! ah! Tu me donnes une grande idée de sa pénétration; je vais chez mon banquier, c'est aujourd'hui jour de poste, ne t'éloigne pas. Pasquin. - Arrêtez, Monsieur, on nous a interrompus, je ne vous ai pas quand je veux, et mes ordres portent aussi, attendu cette légèreté d'esprit dont je vous ai parlé, que je tiendrai la main à ce que vous exécutiez tout ce que Monsieur votre père vous a dit de faire, et voici un petit agenda où j'ai tout écrit. Il lit. Liste des articles et commissions recommandés par Monsieur Orgon à Monsieur Damon son fils aÃné, sur les déportements, faits, gestes, et exactitude duquel il est enjoint à moi Pasquin, son serviteur, d'apporter mon inspection et contrôle. Damon, riant. - Inspection et contrôle! Pasquin. - Oui, Monsieur, ce sont mes fonctions; c'est, comme qui dirait, gouverneur. Damon. - Achève. Pasquin. - Premièrement. Aller chez Monsieur Lourdain, banquier, recevoir la somme de... Le coeur me manque, je ne saurais la prononcer. La belle et copieuse somme que c'était! Nous n'en avons plus que les débris; vous ne vous êtes que trop ressouvenu d'elle, et voilà l'article de mon mémoire le plus maltraité. Damon. - Finis, ou je te laisse. Pasquin. - Secondement. Le pupille ne manquera de se transporter chez Monsieur Raffle, procureur, pour lui remettre des papiers. Damon. - Passe, cela est fait. Pasquin. - Troisièmement. Aura soin le sieur Pasquin de presser le sieur Damon... Damon. - Parle donc, maraud, avec ton sieur Damon. Pasquin. - Style de précepteur... De presser le sieur Damon de porter une lettre à l'adresse de Madame... Attendez... ma foi, c'est Madame Dorville, rue Galante, dans la rue où nous sommes. Damon. - Madame Dorville Est-ce là le nom de l'adresse? je ne l'avais pas seulement lue. Eh! parbleu! ce serait donc la mère de Constance, Pasquin? Pasquin. - C'est elle-même, sans doute, qui loge dans cette maison, d'où elle passe dans le jardin de votre hôtel. Voyez ce que c'est, faute d'exactitude, nous négligions la lettre du monde la plus importante, et qui va nous donner accès dans la maison. Damon. - J'étais bien éloigné de penser que j'avais en main quelque chose d'aussi favorable; je ne l'ai pas même sur moi, cette lettre, que je ne devais rendre qu'à loisir. Mais par où mon père connaÃt-il Madame Dorville? Pasquin. - Oh! pardi, depuis le temps qu'il vit, il a eu le temps de faire des connaissances. Damon. - Tu me fais grand plaisir de me rappeler cette lettre; voilà de quoi m'introduire chez Madame Dorville, et j'irai la lui remettre au retour de chez mon banquier je pars, ne t'écarte pas. Pasquin, d'un ton triste. - Monsieur, comme vous en rapporterez le reste de votre argent, je vous demande en grâce que je le voie avant que vous le jouiez, je serais bien aise de lui dire adieu. Damon, en s'en allant. - Je me moque de ton pronostic. Scène IV Damon, Lisette, Pasquin Damon, s'en allant, rencontre Lisette qui arrive. - Ah! te voilà , Lisette? ta maÃtresse viendra-t-elle tantôt se promener ici avec sa mère? Lisette. - Je crois qu'oui, Monsieur. Damon. - Lui parles-tu quelquefois de moi? Lisette. - Le plus souvent c'est elle qui me prévient. Damon. - Que tu me charmes! Adieu, Lisette, continue, je te prie, d'être dans mes intérêts. Scène V Lisette, Pasquin Pasquin, s'approchant de Lisette. - Bonjour, ma fille, bonjour, mon coeur; serviteur à mes amours. Lisette, le repoussant un peu. - Tout doucement. Pasquin. - Qu'est-ce donc, beauté de mon âme? D'où te vient cet air grave et rembruni? Lisette. - C'est que j'ai à te parler, et que je rêve tu dis que tu m'aimes, et je suis en peine de savoir si je fais bien de te le rendre. Pasquin. - Mais, ma mie, je ne comprends pas votre scrupule; n'êtes-vous pas convenue avec moi que je suis aimable? Eh donc! Lisette. - Parlons sérieusement; je n'aime point les amours qui n'aboutissent à rien. Pasquin. - Qui n'aboutissent à rien! Pour qui me prends-tu donc? Veux-tu des sûretés? Lisette. - J'entends qu'il me faut un mari, et non pas un amant. Pasquin. - Pour ce qui est d'un amant, avec un mari comme moi, tu n'en auras que faire. Lisette. - Oui mais si notre mariage ne se fait jamais? si Madame Dorville, qui ne connaÃt point ton maÃtre, marie sa fille à un autre, comme il y a quelque apparence. Il y a quelques jours qu'il lui échappa qu'elle avait des vues, et c'est sur quoi nous raisonnions tantôt, Constance et moi, de façon qu'elle est fort inquiète, et de temps en temps, nous sommes toutes deux tentées de vous laisser là . Pasquin. - Malepeste! gardez-vous en bien; je suis d'avis même que nous vous donnions, mon maÃtre et moi, chacun notre portrait, que vous regarderez, pour vaincre la tentation de nous quitter. Lisette. - Ne badine point j'ai charge de ma maÃtresse de t'interroger adroitement sur de certaines choses. Il s'agit de savoir ce que tout cela peut devenir, et non pas de s'attacher imprudemment à des inconnus qu'il faut quitter, et qu'on regrette souvent plus qu'ils ne valent. Pasquin. - M'amour, un peu de politesse dans vos réflexions. Lisette. - Tu sens bien qu'il serait désagréable d'être obligée de donner sa main d'un côté, pendant qu'on laisserait son coeur d'un autre ainsi voyons tu dis que ton maÃtre a du bien et de la naissance que ne se propose-t-il donc? Que ne nous fait-il donc demander en mariage? Que n'écrit-il à son père qu'il nous aime, et que nous lui convenons? Pasquin. - Eh! morbleu! laisse-nous donc arriver à Paris; à peine y sommes-nous. Il n'y a que huit jours que nous nous connaissons... Encore, comment nous connaissons-nous? Nous nous sommes rencontrés, et voilà tout. Lisette. - Qu'est-ce que cela signifie, rencontrés? Pasquin. - Oui, vraiment ce fut le Chevalier, avec qui nous étions, qui aborda la mère dans le jardin; ce qui continue de notre part de façon que nous ne sommes encore que des amants qui s'abordent, en attendant qu'ils se fréquentent il est vrai que c'en est assez pour s'aimer, et non pas pour se demander en mariage, surtout quand on a des mères qui ne voudraient pas d'un gendre de rencontre. Pour ce qui est de nos parents, nous ne leur avons, depuis notre arrivée, écrit que deux petites lettres, où il n'a pu être question de vous, ma fille à la première, nous ne savions pas seulement que vos beautés étaient au monde; nous ne l'avons su qu'une heure avant la seconde; mais à la troisième, on mandera qu'on les a vues, et à la quatrième, qu'on les adore. Je défie qu'on aille plus vite. Lisette. - Je crains que la mère, qui a ses desseins, n'aille plus vite encore. Pasquin, d'un ton adroit. - En ce cas-là , si vous voulez, nous pourrons aller encore plus vite qu'elle. Lisette, froidement. - Oui, mais les expédients ne sont pas de notre goût; et en mon particulier, je congédierais, avec un soufflet ou deux, le coquin qui oserait me le proposer. Pasquin. - S'il n'y avait que le soufflet à essuyer, je serais volontiers ce coquin-là , mais je ne veux pas du congé. Lisette. - Achevons dis-moi, cette charge que doit avoir ton maÃtre est-elle achetée? Pasquin. - Pas encore, mais nous la marchandons. Lisette, d'un air incrédule et tout riant. - Vous la marchandez? Pasquin. - Sans doute; t'imagines-tu qu'on achète une charge considérable comme on achète un ruban? Toi qui parles, quand tu fais l'emplette d'une étoffe, prends-tu le marchand au mot? On te surfait, tu rabats, tu te retires, on te rappelle, et à la fin on lâche la main de part et d'autre, et nous la lâcherons, quand il en sera temps. Lisette, d'un air incrédule. - Pasquin, est-il réellement question d'une charge? Ne me trompes-tu pas? Pasquin. - Allons, allons, tu te moques; je n'ai point d'autre réponse à cela que de te montrer ce minois. Il montre son visage. Cette face d'honnête homme que tu as trouvée si belle et si pleine de candeur... Lisette. - Que sait-on? ta physionomie vaut peut-être mieux que toi? Pasquin. - Non, ma mie, non, on n'y voit qu'un échantillon de mes bonnes qualités, tout le monde en convient; informez-vous. Lisette. - Quoi qu'il en soit, je conseille à ton maÃtre de faire ses diligences. Mais voilà quelqu'un qui paraÃt avoir envie de te parler; adieu, nous nous reverrons tantôt. Scène VI Monsieur Orgon, Pasquin Pasquin, considérant Monsieur Orgon, qui de loin l'observe. - J'ôterais mon chapeau à cet homme-là , si je ne m'en empêchais pas, tant il ressemble au père de mon maÃtre. Orgon se rapproche. Mais, ma foi, il lui ressemble trop, c'est lui-même. Allant après Orgon. Monsieur, Monsieur Orgon! Monsieur Orgon. - Tu as donc bien de la peine à me reconnaÃtre, faquin? Pasquin, les premiers mots à part. - Ce début-là m'inquiète... Monsieur... comme vous êtes ici, pour ainsi dire, en fraude, je vous prenais pour une copie de vous-même... tandis que l'original était en province. Monsieur Orgon. - Eh! tais-toi, maraud, avec ton original et ta copie. Pasquin. - Monsieur, j'ai bien de la joie à vous revoir, mais votre accueil est triste; vous n'avez pas l'air aussi serein qu'à votre ordinaire. Monsieur Orgon. - Il est vrai que j'ai fort sujet d'être content de ce qui se passe. Pasquin. - Ma foi, je n'en suis pas plus content que vous; mais vous savez donc nos aventures? Monsieur Orgon. - Oui, je les sais, oui, il y a quinze jours que vous êtes ici, et il y en a autant que j'y suis; je partis le lendemain de votre départ, je vous ai rattrapé en chemin, je vous ai suivi jusqu'ici, et vous ai fait observer depuis que vous y êtes; c'est moi qui ai dit au banquier de ne délivrer à mon fils qu'une partie de l'argent destiné à l'acquisition de sa charge, et de le remettre pour le reste; on m'a appris qu'il a joué, et qu'il a perdu. Je sors actuellement de chez ce banquier, j'y ai laissé mon fils qui ne m'y a pas vu, et qu'on va achever de payer; mais je ne laisserai pas le reste de la somme à sa discrétion, et j'ai dit qu'on l'amusât pour me donner le temps de venir te parler. Pasquin. - Monsieur, puisque vous savez tout, vous savez sans doute que ce n'est pas ma faute. Monsieur Orgon. - Ne devais-tu pas parler à Damon, et tâcher de le détourner de son extravagance? Jouer, contre le premier venu, un argent dont je lui avais marqué l'emploi! Pasquin. - Ah! Monsieur, si vous saviez les remontrances que je lui ai faites! Ce jardin-ci m'en est témoin, il m'a vu pleurer, Monsieur mes larmes apparemment ne sont pas touchantes; car votre fils n'en a tenu compte, et je conviens avec vous que c'est un étourdi, un évaporé, un libertin qui n'est pas digne de vos bontés. Monsieur Orgon. - Doucement, il mérite les noms que tu lui donnes, mais ce n'est pas à toi à les lui donner. Pasquin. - Hélas! Monsieur, il ne les mérite pas non plus; et je ne les lui donnais que par complaisance pour votre colère et pour ma justification mais la vérité est que c'est un fort estimable jeune homme, qui n'a joué que par politesse, et qui n'a perdu que par malheur. Monsieur Orgon. - Passe encore s'il n'avait point d'inclination pour le jeu. Pasquin. - Eh! non, Monsieur, je vous dis que le jeu l'ennuie; il y bâille, même en y gagnant vous le trouverez un peu changé, car il vous craint, il vous aime. Oh! cet enfant-là a pour vous un amour qui n'est pas croyable. Monsieur Orgon. - Il me l'a toujours paru, et j'avoue que jusqu'ici je n'ai rien vu que de louable en lui; je voulais achever de le connaÃtre il est jeune, il a fait une faute, il n'y a rien d'étonnant, et je la lui pardonne, pourvu qu'il la sente; c'est ce qui décidera de son caractère ce sera un peu d'argent qu'il m'en coûtera, mais je ne le regretterai point si son imprudence le corrige. Pasquin. - Oh! voilà qui est fait, Monsieur, je vous le garantis rangé pour le reste de sa vie, il m'a juré qu'il ne jouerait plus qu'une fois. Monsieur Orgon. - Comment donc! il veut jouer encore? Pasquin. - Oui, Monsieur, rien qu'une fois, parce qu'il vous aime; il veut rattraper son argent, afin que vous n'ayez pas le chagrin de savoir qu'il l'a perdu; il n'y a rien de si tendre; et ce que je vous dis là est exactement vrai. Monsieur Orgon. - Est-ce aujourd'hui qu'il doit jouer? Pasquin. - Ce soir même, pendant le bal qu'on doit donner ici, et où se doit trouver un certain Chevalier qui lui a gagné son argent, et qui est homme à lui gagner le reste. Monsieur Orgon. - C'est donc pour ce beau projet qu'il est allé chez le banquier? Pasquin. - Oui, Monsieur. Monsieur Orgon. - Le Chevalier et lui seront-ils masqués? Pasquin. - Je n'en sais rien, mais je crois qu'oui, car il y a quelques jours qu'il y eut un bal où ils l'étaient tous deux; mon maÃtre a même encore son domino vert qu'il a gardé pour ce bal-ci, et je pense que le Chevalier, qui loge au même hôtel, a aussi gardé le sien qui est jaune. Monsieur Orgon. - Tâche de savoir cela bien précisément, et viens m'en informer tantôt à ce café attenant l'hôtel, où tu me trouveras; j'y serai sur les six heures du soir. Pasquin. - Et moi, vous m'y verrez à six heures frappantes. Monsieur Orgon, tirant une lettre de sa poche. - Garde-toi, surtout, de dire à mon fils que je suis ici, je te le défends, et remets-lui cette lettre comme venant de la poste; mais ce n'est pas là tout on m'a dit aussi qu'il voit souvent dans ce jardin une jeune personne qui vient s'y promener avec sa mère; est-ce qu'il l'aime? Pasquin. - Ma foi, Monsieur, vous êtes bien servi; sans doute qu'on vous aura parlé aussi de ma tendresse... n'est-il pas vrai? Monsieur Orgon. - Passons, il n'est pas question de toi. Pasquin. - C'est que nos déesses sont camarades. Monsieur Orgon. - N'est-ce pas la fille de Madame Dorville? Pasquin. - Oui, celle de mon maÃtre. Monsieur Orgon. - Je la connais, cette Madame Dorville, et il faut que mon fils ne lui ait pas rendu la lettre que je lui ai écrite, puisqu'il ne la voit pas chez elle. Pasquin. - Il l'avait oubliée, et il doit la lui remettre à son retour; mais, Monsieur, cette Madame Dorville est-elle bien de vos amies? Monsieur Orgon. - Beaucoup. Pasquin, enchanté et caressant Monsieur Orgon. - Ah, que vous êtes charmant! Pardonnez mon transport, c'est l'amour qui le cause; il ne tiendra qu'à vous de faire notre fortune. Monsieur Orgon. - C'est à quoi je pense. Constance et Damon doivent être mariés ensemble. Pasquin, enchanté. - Cela est adorable! Monsieur Orgon. - Sois discret, au moins. Pasquin. - Autant qu'amoureux. Monsieur Orgon. - Souviens-toi de tout ce que je t'ai dit. Quelqu'un vient, je ne veux pas qu'on me voie, et je me retire avant que mon fils arrive. Pasquin, quand Orgon s'en va. - C'est Lisette, Monsieur, voyez qu'elle a bonne mine! Monsieur Orgon, se retournant. - Tais-toi. Scène VII Pasquin, Lisette Pasquin, à part. - Allons, modérons-nous. Lisette, d'un air sérieux et triste. - Je te cherchais. Pasquin, d'un air souriant. - Et moi j'avais envie de te voir. Lisette. - Regarde-moi bien, ce sera pour longtemps, j'ai ordre de ne te plus voir. Pasquin, d'un air badin. - Ordre! Lisette. - Oui, ordre, oui, il n'y a point à plaisanter. Pasquin, toujours riant. - Et dis-moi, auras-tu de la peine à obéir? Lisette. - Et dis-moi, à ton tour, un animal qui me répond sur ce ton-là mérite-t-il qu'il m'en coûte? Pasquin, toujours riant. - Tu es donc fâchée de ce que je ris? Lisette, le regardant. - La cervelle t'aurait-elle subitement tourné, par hasard? Pasquin. - Point du tout, je n'eus jamais tant de bon sens, ma tête est dans toute sa force. Lisette. - C'est donc la tête d'un grand maraud ah, l'indigne! Pasquin. - Ah, quelles délices! Tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. Lisette, le considérant. - La maudite race que les hommes! J'aurais juré qu'il m'aimait. Pasquin, riant. - Bon, t'aimer! je t'adore. Lisette. - Ecoute-moi, monstre, et ne réplique plus. Tu diras à ton maÃtre, de la part de Madame Dorville, qu'elle le prie de ne plus parler à Constance, que c'est une liberté qui lui déplaÃt, et qu'il s'en abstiendra, s'il est galant homme; ce dont l'impudence du valet fait que je doute. Adieu. Pasquin. - Oh! j'avoue que je ne me sens pas d'aise, et cependant tu t'abuses je suis plein d'amour, là , ce qu'on appelle plein, mon coeur en a pour quatre, en vérité, tu le verras. Lisette, s'arrêtant. - Je le verrai? Que veux-tu dire? Pasquin. - Je dis... que tu verras; oui, ce qu'on appelle voir... Prends patience. Lisette, comme à part. - Tout bien examiné, je lui crois pourtant l'esprit en mauvais état. Scène VIII Lisette, Pasquin, Damon Damon. - Ah! Lisette, je te trouve à propos. Lisette. - Un peu moins que vous ne pensez; ne me retenez pas, Monsieur, je ne saurais rester votre homme sait les nouvelles, qu'il vous les dise. Pasquin, riant. - Ha, ha, ha. Ce n'est rien, c'est qu'elle a des ordres qui me divertissent. Madame Dorville s'emporte, et prétend que nous supprimions tout commerce avec elle; notre fréquentation dans le jardin n'est pas de son goût, dit-elle; elle s'imagine que nous lui déplaisons, cette bonne femme! Damon. - Comment? Lisette. - Oui, Monsieur voilà ce qui le réjouit, il n'est plus permis à Constance de vous dire le moindre mot, on vous prie de la laisser en repos, vous êtes proscrit, tout entretien nous est interdit avec vous, et même, en vous parlant, je fais actuellement un crime. Damon, à Pasquin. - Misérable! et tu ris de ce qui m'arrive. Pasquin. - Oui, Monsieur, c'est une bagatelle; Madame Dorville ne sait ce qu'elle dit, ni de qui elle parle; je vous retiens ce soir à souper chez elle. Votre vin est-il bon, Lisette? Damon. - Tais-toi, faquin, tu m'indignes. Lisette, à part, à Damon. - Monsieur, ne lui trouvez-vous pas dans les yeux quelque chose d'égaré? Pasquin, à Damon, en riant. - Elle me croit timbré, n'est-ce pas? Lisette. - Voici Madame que je vois de loin se promener; adieu, Monsieur, je vous quitte, et je vais la joindre. Elle s'en va. Pasquin bat du pied sans répondre. Scène IX Damon, Pasquin Damon, parlant à lui-même. - Que je suis à plaindre! Pasquin, froidement. - Point du tout, c'est une erreur. Damon. - Va-t'en, va-t'en, il faut effectivement que tu sois ivre ou fou. Pasquin, sérieusement. - Erreur sur erreur. Où est votre lettre pour cette Madame Dorville? Damon. - Ne t'en embarrasse pas. Je vais la lui remettre, dès que j'aurai porté mon argent chez moi. Viens, suis-moi. Pasquin, froidement. - Non, je vous attends ici; allez vite, nous nous amuserions l'un et l'autre, et il n'y a point de temps à perdre; tenez, prenez ce paquet que je viens de recevoir du facteur, il est de votre père. Damon prend la lettre, et s'en va en regardant Pasquin. Scène X Madame Dorville, Constance, Lisette, Pasquin Pasquin, seul. - Nos gens s'approchent, ne bougeons. Il chante. La, la, rela. Madame Dorville, à Lisette. - Avez-vous parlé à ce garçon de ce que je vous ai dit? Lisette. - Oui, Madame. Pasquin, saluant Madame Dorville. - Par ce garçon, n'est-ce pas moi que vous entendez, Madame? Oui, je sais ce dont il est question, et j'en ai instruit mon maÃtre; mais ce n'est pas là votre dernier mot, Madame, vous changerez de sentiment; je prends la liberté de vous le dire, nous ne sommes pas si mal dans votre esprit. Madame Dorville. - Vous êtes bien hardi, mon ami; allez, passez votre chemin. Pasquin, doucement. - Madame, je vous demande pardon; mais je ne passe point, je reste, je ne vais pas plus loin. Madame Dorville. - Qu'est-ce que c'est que cet impertinent-là ? Lisette, dites-lui qu'il se retire. Lisette, en priant Pasquin. - Eh! va-t'en, mon pauvre Pasquin, je t'en prie. A part. Voilà une démence bien étonnante! Et à sa maÃtresse. Madame, c'est qu'il est un peu imbécile. Pasquin, souriant froidement. - Point du tout, c'est seulement que je sais dire la bonne aventure. Jamais Madame ne séparera sa fille et mon maÃtre. Ils sont faits pour s'aimer; c'est l'avis des astres et le vôtre. Madame Dorville. - Va-t'en. Et puis regardant Constance. Ils sont nés pour s'aimer! Ma fille, vous aurait-il entendu dire quelque chose qui ait pu lui donner cette idée? Je me persuade que non, vous êtes trop bien née pour cela. Constance, timidement et tristement. - Assurément, ma mère. Madame Dorville. - C'est que Damon vous aura dit, sans doute, quelques galanteries? Constance. - Mais, oui. Lisette. - C'est un jeune homme fort estimable. Madame Dorville. - Peut-être même vous a-t-il parlé d'amour? Constance, tendrement. - Quelques mots approchants. Lisette. - Je ne plains pas celle qui l'épousera. Madame Dorville, à Lisette. - Taisez-vous. A Constance. Et vous en avez badiné? Constance. - Comme il s'expliquait d'une façon très respectueuse, et de l'air de la meilleure foi; que, d'ailleurs, j'étais le plus souvent avec vous, et que je ne prévoyais pas que vous me défendriez de le voir, je n'ai pas cru devoir me fâcher contre un si honnête homme. Madame Dorville, d'un air mystérieux. - Constance, il était temps que vous ne le vissiez plus. Pasquin, de loin. - Et moi, je dis que voici le temps qu'ils se verront bien autrement. Madame Dorville. - Retirons-nous, puisqu'il n'y a pas moyen de se défaire de lui. Pasquin, à part. - Où est cet étourdi qui ne vient point avec sa lettre? Scène XI Madame Dorville, Constance, Lisette, Pasquin, Damon, qui arrête Madame Dorville comme elle s'en va, et la salue, la lettre à la main, sans lui rien dire. Madame Dorville. - Monsieur, vous êtes instruit de mes intentions, et j'espérais que vous y auriez plus d'égard. Retirez-vous, Constance. Damon. - Quoi! Constance sera privée du plaisir de se promener, parce que j'arrive! Madame Dorville. - Il n'est plus question de se voir, Monsieur, j'ai des vues pour ma fille qui ne s'accordent plus avec de pareilles galanteries. A Constance. Retirez-vous donc. Constance. - Voilà la première fois que vous me le dites. Elle part et retourne la tête. Pasquin, à Damon, à part. - Allons vite à la lettre. Damon. - Je suis si mortifié du trouble que je cause ici, que je ne songeais pas à vous rendre cette lettre, Madame. Il lui présente la lettre. Madame Dorville. - A moi, Monsieur, et de quelle part, s'il vous plaÃt? Damon. - De mon père, Madame. Pasquin. - Oui, d'un gentilhomme de votre ancienne connaissance. Lisette, à Pasquin pendant que Madame Dorville ouvre le paquet. - Tu ne m'as rien dit de cette lettre. Pasquin, vite. - Ne t'abaisse point à parler à un fou. Madame Dorville, à part, en regardant Pasquin. - Ce valet n'est pas si extravagant. A Damon. Monsieur, cette lettre me fait grand plaisir, je suis charmée d'apprendre des nouvelles de Monsieur votre père. Lisette, à Pasquin. - Je te fais réparation. Damon. - Oserais-je me flatter que ces nouvelles me seront un peu favorables? Madame Dorville. - Oui, Monsieur, vous pouvez continuer de nous voir, je vous le permets; je ne saurais m'en dispenser avec le fils d'un si honnête homme. Lisette, à part, à Pasquin. - A merveille, Pasquin. Pasquin, à part, à Lisette. - Non, j'extravague. Madame Dorville, à Damon. - Cependant, les vues que j'avais pour ma fille subsistent toujours, et plus que jamais, puisque je la marie incessamment. Damon. - Qu'entends-je? Lisette, à part, à Pasquin. - Je n'y suis plus. Pasquin. - J'y suis toujours. Madame Dorville. - Suivez-moi dans cette autre allée, Lisette, j'ai à vous parler. A Damon. Monsieur, je suis votre servante. Damon, tristement. - Non, Madame, il vaut mieux que je me retire pour vous laisser libre. Scène XII Madame Dorville, Lisette Lisette. - Hélas! vous venez de le désespérer. Madame Dorville. - Dis-moi naturellement ma fille a-t-elle de l'inclination pour lui? Lisette. - Ma foi, tenez, c'est lui qu'elle choisirait, si elle était sa maÃtresse. Madame Dorville. - Il me paraÃt avoir du mérite. Lisette. - Si vous me consultez, je lui donne ma voix; je le choisirais pour moi. Madame Dorville. - Et moi je le choisis pour elle. Lisette. - Tout de bon? Madame Dorville. - C'est positivement à lui que je destinais Constance. Lisette. - Voilà quatre jeunes gens qui seront bien contents. Madame Dorville. - Quatre! Je n'en connais que deux. Lisette. - Si fait Pasquin et moi nous sommes les deux autres. Madame Dorville. - Ne dis rien de ceci à ma fille, non plus qu'à Damon, Lisette; je veux les surprendre, et c'est aussi l'intention du père qui doit arriver incessamment, et qui me prie de cacher à son fils, s'il aime ma fille, que nous avons dessein d'en faire mon gendre; il se ménage, dit-il, le plaisir de paraÃtre obliger Damon en consentant à ce mariage. Lisette. - Je vous promets le secret; il faut que Pasquin soit instruit, et qu'il ait eu ses raisons pour m'avoir tu ce qu'il sait; je ne m'étonne plus que mes injures l'aient tant diverti; je lui ai donné la comédie, et je prétends qu'il me la rende. Madame Dorville. - Rappelez Constance. Lisette. - La voici qui vient vous trouver, et je vais vous aider à la tromper. Scène XIII Madame Dorville, Constance, Lisette Madame Dorville. - Approchez, Constance. Je disais à Lisette que je vais vous marier. Lisette, d'un ton froid. - Oui, et depuis que Madame m'a confié ses desseins, je suis fort de son sentiment; je trouve que le parti vous convient. Constance, mutine avec timidité. - Ce ne sont pas là vos affaires. Lisette. - Je dois m'intéresser à ce qui vous regarde, et puis on m'a fait l'honneur de me communiquer les choses. Constance, à part, à Lisette en lui faisant la moue. - Vous êtes jolie! Madame Dorville. - Qu'avez-vous, ma fille? Vous me paraissez triste. Constance. - Il y a des moments où l'on n'est pas gai. Lisette. - Qui est-ce qui n'a pas l'humeur inconstante? Constance, toujours piquée. - Qui est-ce qui vous parle? Lisette. - Eh! mais je vous excuse. Madame Dorville. - A l'aigreur que vous montrez, Constance, on dirait que vous regrettez Damon... Vous ne répondez rien? Constance. - Mais je l'aurais trouvé assez à mon gré, si vous me l'aviez permis, au lieu que je ne connais pas l'autre. Lisette. - Allez, si j'en crois Madame, l'autre le vaut bien. Constance, à part, à Lisette. - Vous me fatiguez. Madame Dorville. - Damon vous plaÃt, ma fille? je m'en suis doutée, vous l'aimez. Constance. - Non, ma mère, je n'ai pas osé. Lisette. - Quand elle l'aimerait, Madame, vous connaissez sa soumission, et vous n'avez pas de résistance à craindre. Constance, à part, à Lisette. - Y a-t-il rien de plus méchant que vous? Madame Dorville. - Ne dissimulez point, ma fille, on peut ou hâter ou retarder le mariage dont il s'agit; parlez nettement est-ce que vous aimez Damon? Constance, timidement et hésitant. - Je ne l'ai encore dit à personne. Lisette, froidement. - Je suis pourtant une personne, moi. Constance. - Vous mentez, je ne vous ai jamais dit que je l'aimais, mais seulement qu'il était aimable vous m'en avez dit mille biens vous-même; et puisque ma mère veut que je m'explique avec franchise, j'avoue qu'il m'a prévenue en sa faveur. Je ne demande pourtant pas que vous ayez égard à mes sentiments, ils me sont venus sans que je m'en aperçusse. Je les aurais combattus, si j'y avais pris garde, et je tâcherai de les surmonter, puisque vous me l'ordonnez; il aurait pu devenir mon époux, si vous l'aviez voulu; il a de la naissance et de la fortune, il m'aime beaucoup; ce qui est avantageux en pareil cas, et ce qu'on ne rencontre pas toujours. Celui que vous me destinez feindra peut-être plus d'amour qu'il n'en aura; je n'en aurai peut-être point pour lui, quelque envie que j'aie d'en avoir; cela ne dépend pas de nous. Mais n'importe, mon obéissance dépend de moi. Vous rejetez Damon, vous préférez l'autre, je l'épouserai. La seule grâce dont j'ai besoin, c'est que vous m'accordiez du temps pour me mettre en état de vous obéir d'une manière moins pénible. Lisette. - Bon! quand vous aurez vu le futur, vous ne serez peut-être pas fâchée qu'on expédie, et mon avis n'est pas qu'on recule. Constance. - Ma mère, je vous conjure de la faire taire, elle abuse de vos bontés; il est indécent qu'un domestique se mêle de cela. Madame Dorville, en s'en allant. - Je pense pourtant comme elle, il sera mieux de ne pas différer votre mariage. Adieu; promenez-vous, je vous laisse. Si vous rencontrez Damon, je vous permets de souffrir qu'il vous aborde; vous me paraissez si raisonnable que ce n'est pas la peine de vous rien défendre là -dessus. Scène XIV Constance, Lisette Lisette, d'un air plaisant. - En vérité, voilà une mère fort raisonnable aussi, elle a un très bon procédé. Constance. - Faites vos réflexions à part, et point de conversation ensemble. Lisette. - A la bonne heure, mais je n'aime point le silence, je vous en avertis; si je ne parle, je m'en vais, vous ne pourrez rester seule, il faudra que vous vous retiriez, et vous ne verrez point Damon; ainsi, discourons, faites-vous cette petite violence. Constance, soupirant. - Ah! eh bien! parlez, je ne vous en empêche pas; mais ne vous attendez pas que je vous réponde. Lisette. - Ce n'est pas là mon compte; il faut que vous me répondiez. Constance, outrée. - J'aurai le chagrin de me marier au gré de ma mère; mais j'aurai le plaisir de vous mettre dehors. Lisette. - Point du tout. Constance. - Je serai pourtant la maÃtresse. Lisette. - C'est à cause de cela que vous me garderez. Constance, soupirant. - Ah! quel mauvais sujet! Allons, je ne veux plus me promener, vous n'avez qu'à me suivre. Lisette, riant. - Ha! ha! partons! Scène XV Damon, Constance, Lisette Damon, accourant. - Ah! Constance, je vous revois donc encore! Auriez-vous part à la défense qu'on m'a faite? Je me meurs de douleur! Lisette, observe de grâce si Madame Dorville ne vient point. Lisette ne bouge. Constance. - Ne vous adressez point à elle, Damon, elle est votre ennemie et la mienne. Vous dites que vous m'aimez, vous ne savez pas encore que j'y suis sensible; mais le temps nous presse, et je vous l'avoue. Ma mère veut me marier à un autre que je hais, quel qu'il soit. Lisette, se retournant. - Je gage que non. Constance, à Lisette. - Je vous défends de m'interrompre. A Damon. Sur tout ce que vous m'avez dit, vous êtes un parti convenable; votre père a sans doute quelques amis à Paris, allez les trouver, engagez-les à parler à ma mère. Quand elle vous connaÃtra mieux, peut-être vous préférera-t-elle. Damon. - Ah! Madame, rien ne manque à mon malheur. Lisette. - Point de mouvements, croyez-moi, tout est fait, tout est conclu, je vous parle en amie. Constance. - Laissez-la dire, et continuez. Damon, lui montrant une lettre. - Il ne me servirait à rien d'avoir recours à des amis, on vous a promise d'un côté, et on m'a engagé d'un autre Voici ce que m'écrit mon père. Il lit. J'arrive incessamment à Paris, mon fils; je compte que les affaires de votre charge sont terminées, et que je n'aurai plus qu'à remplir un engagement que j'ai pris pour vous, et qui est de terminer votre mariage avec une des plus aimables filles de Paris. Adieu. Lisette. - Une des plus aimables filles de Paris! Votre père s'y connaÃt, apparemment? Damon. - Eh! n'achevez pas de me désoler. Constance, tendrement. - Quelle conjoncture! Il n'y a donc plus de ressource, Damon? Damon. - Il ne m'en reste qu'une, c'est d'attendre ici mon rival; je ne m'explique pas sur le reste. Lisette, en riant. - Il ne serait pas difficile de vous le montrer. Damon. - Quoi! il est ici? Lisette. - Depuis que vous y êtes figurez-vous qu'il n'est pas arrivé un moment plus tôt ni plus tard. Damon. - Il n'ose donc se montrer? Lisette. - Il se montre aussi hardiment que vous, et n'a pas moins de coeur que vous. Damon. - C'est ce que nous verrons. Constance. - Point d'emportement, Damon; je vous quitte peut-être qu'elle nous trompe pour nous épouvanter; il est du moins certain que je n'ai point vu ce rival. Quoi qu'il en soit, je vais encore me jeter aux pieds de ma mère, et tâcher d'obtenir un délai qu'elle m'aurait déjà accordé, si cette fourbe que voilà ne l'en avait pas dissuadée. Adieu, Damon, ne laissez pas que d'agir de votre côté, et ne perdons point de temps. Elle part. Damon. - Oui, Constance, je ne négligerai rien; peut-être nous arrivera-t-il quelque chose de favorable. Il veut partir. Lisette l'arrête par le bras. - Non, Monsieur; restez en repos sur ma parole, je suis pour vous, et j'y ai toujours été je plaisante, je ne saurais vous dire pourquoi; mais ne vous désespérez pas, tout ira bien, très bien, c'est moi qui vous le dis; moi, vous dis-je, tranquillisez-vous, partez. Damon. - Quoi! tout ce que je vois... Lisette. - N'est rien; point de questions, je suis muette. Damon, en s'en allant. - Je n'y comprends rien. Scène XVI Lisette, Pasquin Lisette. - Ah! voilà mon homme qui m'a tantôt ballottée. A Pasquin. Je te rencontre fort à propos. D'où viens-tu? Pasquin. - Du café voisin, où j'avais à parler à un homme de mon pays qui m'y attendait pour affaire sérieuse. Eh bien! comment suis-je dans ton esprit? Quelle opinion as-tu de ma cervelle? Me loges-tu toujours aux Petites-Maisons? Lisette. - Non, au lieu d'être fou, tu ne seras plus que sot. Pasquin. - Moi, sot! Je ne suis pas tourné dans ce goût-là ; tu me menaces de l'impossible. Lisette. - Ce n'est pourtant que l'affaire d'un instant. Tiens, tu t'imagines que je serai à toi; point du tout; il faut que je t'oublie, il n'y a plus moyen de te conserver. Pasquin. - Tu n'y entends rien, moitié de mon âme. Lisette. - Je te dis que tu te blouses, mon butor. Pasquin. - Ma poule, votre ignorance est comique. Lisette. - Benêt, ta science me fait pitié; veux-tu que je te confonde? Damon devait épouser ma maÃtresse, suivant la lettre qu'il a tantôt remise à Madame Dorville de la part de son père; on en était convenu; n'est-il pas vrai? Pasquin. - Mais effectivement; je sens que ma mine s'allonge as-tu commerce avec le diable? Il n'y a que lui qui puisse t'avoir révélé cela. Lisette. - Il m'a révélé un secret de mince valeur, car tout est changé; votre lettre est venue trop tard; Madame Dorville ne peut plus tenir parole, et Constance et moi nous sommes toutes deux arrêtées pour d'autres. Pasquin. - Tu m'anéantis! Lisette. - Es-tu sot, à présent? Tu en as du moins l'air. Pasquin. - J'ai l'air de ce que je suis. Lisette, riant. - Ah! ah! ah! ah!... Pasquin. - Tu m'assommes! tu me poignardes! je me meurs! j'en mourrai! Lisette. - Tu es donc fâché de me perdre? Quelles délices! Pasquin. - Ah! scélérate, ah! masque! Lisette. - Courage! tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. Pasquin. - Girouette! Lisette. - A merveille, tu régales bien ma vanité; mais écoute, Pasquin, fais-moi encore un plaisir. Celui que j'épouse à ta place est jaloux, ne te montre plus. Pasquin, outré. - Quand je l'aurai étranglé, il sera le maÃtre. Lisette, riant. - Tu es ravissant! Pasquin. - Je suis furieux, ôte ta cornette, que je te batte. Lisette. - Oh! doucement, ceci est brutal. Pasquin. - Allons, je cours vite avertir le père de mon maÃtre. Lisette. - Le père de ton maÃtre? Est-ce qu'il est ici? Pasquin. - L'esprit familier qui t'a dit le reste, doit t'avoir dit sa secrète arrivée. Lisette. - Non, tu me l'apprends, nigaud. Pasquin. - Que m'importe? Adieu, vous êtes à nous, vos personnes nous appartiennent; il faut qu'on nous en fasse la délivrance, ou que le diable vous emporte, et nous aussi. Lisette, l'arrêtant. - Tout beau, ne dérangeons rien; ne va point faire de sottises qui gâteraient tout peut-être; il n'y a pas le mot de ce que je t'ai dit; la lettre en question est toujours bonne, et les conventions tiennent; c'est ce que m'a confié Madame Dorville et je me suis divertie de ta douleur, pour me venger de la scène de tantôt. Pasquin. - Ah! Je respire. Convenons que nous nous aimons prodigieusement; aussi le méritons-nous-bien. Lisette. - A force de joie, tu deviens fat; il se fait tard, tu me diras une autre fois pourquoi ton maÃtre se cache voici l'heure où l'on s'assemble dans la salle du bal; Madame Dorville m'a dit qu'elle y mènerait Constance, et je vais voir si elles n'auront pas besoin de moi. Pasquin, l'arrêtant. - Attends, Lisette; vois-tu ce domino jaune qui arrive? C'est le Chevalier qui vient pour jouer avec mon maÃtre, et qui lui gagnerait le reste de son argent; je vais tâcher de l'amuser, pour l'empêcher d'aller joindre Damon; mais reviens, si tu peux, dans un instant, pour m'aider à le retenir. Lisette. - Tout à l'heure, je te rejoins; il me vient une idée, je t'en débarrasserai laisse-moi faire. Scène XVII Pasquin, Monsieur Orgon, en domino pareil à celui que, suivant l'instruction de Pasquin, doit porter le Chevalier. Monsieur Orgon, un moment démasqué, en entrant. - Voici Pasquin. Au domino que je porte, il me prendra pour le Chevalier. Pasquin. - Ah! vraiment, celui-ci n'avait garde de manquer. Monsieur Orgon, contrefaisant sa voix. - Où est ton maÃtre? Pasquin. - Je n'en sais rien; et en quelque endroit qu'il soit, il ferait mieux de s'y tenir, il y serait mieux qu'avec vous; mais il ne tardera pas attendez. Monsieur Orgon. - Tu es bien brusque. Pasquin. - Vous êtes bien alerte, vous. Monsieur Orgon. - Ne sais-tu pas que je dois jouer avec ton maÃtre? Pasquin. - Ah! jouer. Cela vous plaÃt à dire; ce sera lui qui jouera; tout le hasard sera de son côté, toute la fortune du vôtre; vous ne jouez pas, vous, vous gagnez. Monsieur Orgon. - C'est que je suis plus heureux que lui. Pasquin. - Bon! du bonheur; ce n'est pas là votre fort, vous êtes trop sage pour en avoir affaire. Monsieur Orgon. - Je crois que tu m'insultes. Pasquin. - Point du tout, je vous devine. Monsieur Orgon, se démasquant. - Tiens, me devinais-tu? Pasquin, étonné. - Quoi! Monsieur, c'est vous? Ah! je commence à vous deviner mieux. Monsieur Orgon. - Où est mon fils? Pasquin. - Apparemment qu'il est dans la salle. Monsieur Orgon. - Paix! je pense que le voilà . Pasquin. - Ne restez pas ici avec lui, de peur que le Chevalier, qui va sans doute arriver, ne vous trouve ensemble. Scène XVIII Monsieur Orgon, Damon, Pasquin Damon, son masque à la main. - Ah! c'est vous, Chevalier, je commençais à m'impatienter hâtons-nous de passer dans le cabinet qui est à côté de la salle. Ils sortent. Pasquin. - Oui, Monsieur, jouez hardiment, je me dédis; vous ne sauriez perdre, vous avez affaire au plus beau joueur du monde. Scène XIX Pasquin et le véritable Chevalier démasqué. Pasquin. - Il était temps qu'ils partissent; voici mon homme, le véritable. Le Chevalier. - Damon est-il venu? Pasquin. - Non, il va venir, et vous m'êtes consigné; j'ai ordre de vous tenir compagnie, en attendant qu'il vienne. Le Chevalier. - Penses-tu qu'il tarde? Pasquin. - Il devrait être arrivé. Et à part. Lisette me manque de parole. Le Chevalier. - C'est peut-être son banquier qui l'a remis. Pasquin. - Oh! non, Monsieur, il a la somme comptée en bel et bon or, je l'ai vue ce sont des louis tout frais battus, qui ont une mine... A part. Quel appétit je lui donne! Et vous, Monsieur le Chevalier, êtes-vous bien riche? Le Chevalier. - Pas mal; et, suivant ta prédiction, je le serai encore davantage. Pasquin. - Non. Je viens de tirer votre horoscope, et je m'étais trompé tantôt mon maÃtre perdra peut-être, mais vous ne gagnerez point. Le Chevalier. - Qu'est-ce que tu veux dire? Pasquin. - Je ne saurais vous l'expliquer, les astres ne m'en ont pas dit davantage; ce qu'on lit dans le ciel est écrit en si petit caractère! Le Chevalier. - Et tu n'es pas, je pense, un grand astrologue. Pasquin. - Vous verrez, vous verrez tenez, je déchiffre encore qu'aujourd'hui vous devez rencontrer sur votre chemin un fripon qui vous amusera, qui se moquera de vous, et dont vous serez la dupe. Le Chevalier. - Quoi! qui gagnera mon argent? Pasquin. - Non, mais qui vous empêchera d'avoir celui de mon maÃtre. Le Chevalier. - Tais-toi, mauvais bouffon. Pasquin. - J'aperçois aussi, dans votre étoile, un domino qui vous portera malheur; il sera cause d'une méprise qui vous sera fatale. Le Chevalier, sérieusement. - Ne vois-tu pas aussi dans mon étoile que je pourrais me fâcher contre toi? Pasquin. - Oui, cela y est encore; mais je vois qu'il ne m'en arrivera rien. Le Chevalier. - Prends-y garde. C'est peut-être le petit caractère qui t'empêche d'y lire des coups de bâton. Laisse là tes contes; ton maÃtre ne vient point, et cela m'impatiente. Pasquin, froidement. - Il est même écrit que vous vous impatienterez. Le Chevalier. - Parle t'a-t-il assuré qu'il viendrait? Pasquin. - Un peu de patience. Le Chevalier. - C'est que je n'ai qu'un quart d'heure à lui donner. Pasquin. - Malepeste! le mauvais quart d'heure! Le Chevalier. - Je vais toujours l'attendre dans le cabinet de la salle. Pasquin. - Eh! non, Monsieur, j'ai ordre de rester ici avec vous. Scène XX Pasquin, le Chevalier, Lisette, en chauve-souris. Lisette, masquée. - Monsieur le Chevalier, je vous cherche pour vous dire un mot. Une belle dame, riche et veuve, et qui est dans une des salles du bal, voudrait vous parler. Le Chevalier. - A moi? Lisette. - A vous-même. Cet entretien-là peut vous mettre en jolie posture; il y a longtemps qu'on vous connaÃt; on est sage, on vous aime, on a vingt-cinq mille livres de rente, et vous pouvez mener tout cela bien loin. Suivez-moi. Pasquin, à part le premier mot. - C'est Lisette. Monsieur, vous avez donné parole à mon maÃtre; il va venir avec un sac plein d'or, et cela se gagne encore plus vite qu'une femme; que la veuve attende. Lisette. - Qu'est-ce donc que cet impertinent qui vous retient? Venez. Elle le prend par la main. Pasquin, prenant aussi le Chevalier par le bras. - Soubrette d'aventurière, vous ne l'aurez point, votre action est contre la police. Lisette, en colère. - Comment! soubrette d'aventurière! on insulte ma maÃtresse, et vous le souffrez, et vous ne venez pas! je vais dire à Madame de quelle façon on m'a reçue. Le Chevalier, la retenant. - Un moment. C'est un coquin qui ne m'appartient point. Tais-toi, insolent. Pasquin. - Mais songez donc au sac. Lisette. - Je rougis pour Madame, et je pars. Pasquin. - Pour épouser Madame, il faut du temps; pour acquérir cet or, il ne faut qu'une minute. Lisette, en colère. - Adieu, Monsieur. Le Chevalier. - Arrêtez, je vous suis. A Pasquin. Dis à ton maÃtre que je reviendrai. Pasquin, le prenant à quartier, et tout bas. - Je vous avertis qu'il y a ici d'autres joueurs qui le guettent. Le Chevalier. - Oh! que ne vient-il? Marchons. Scène XXI Monsieur Orgon, Damon, entrant démasqué et au désespoir, Pasquin, Lisette, le Chevalier Damon, démasqué. - Ah! le maudit coup! Le Chevalier. - Eh! d'où sortez-vous donc? Je vous attendais. Damon. - Que vois-je? Ce n'est donc pas contre vous que j'ai joué? Le Chevalier. - Non, votre fourbe de valet m'a dit que vous n'étiez pas arrivé. A Pasquin. Tu m'amusais donc? Pasquin. - Oui, pour accomplir la prophétie. Le Chevalier. - Damon, je ne saurais rester; une affaire m'appelle ailleurs. A Lisette. Conduisez-moi. Lisette, se démasquant. - Ce n'est pas la peine, je vous amusais aussi, moi. Elle se retire. Damon, à Monsieur Orgon masqué. - A qui donc ai-je eu affaire? Qui êtes-vous, masque? Monsieur Orgon. - Que vous importe? Vous n'avez point à vous plaindre, j'ai joué avec honneur. Damon. - Assurément. Mais après tout ce que j'ai perdu, vous ne sauriez me refuser de jouer encore cent louis sur ma parole. Monsieur Orgon. - Le ciel m'en préserve! Je n'irai point vous jeter dans l'embarras où vous seriez, si vous les perdiez. Vous êtes jeune, vous dépendez apparemment d'un père; je me reprocherais de profiter de l'étourdissement où vous êtes, et d'être, pour ainsi dire, le complice du désordre où vous voulez vous jeter; j'ai même regret d'avoir tant joué; votre âge et la considération de ceux à qui vous appartenez devaient m'en empêcher croyez-moi, Monsieur; vous me paraissez un jeune homme plein d'honneur, n'altérez point votre caractère par une aussi dangereuse habitude que l'est celle du jeu, et craignez d'affliger un père, à qui je suis sûr que vous êtes cher. Damon. - Vous m'arrachez des larmes, en me parlant de lui; mais je veux savoir avec qui j'ai joué êtes-vous digne du discours que vous me tenez? Monsieur Orgon, se démasquant. - Jugez-en vous-même. Damon, se jetant à ses genoux. - Ah! Mon père, je vous demande pardon. Le Chevalier, à part. - Son père! Monsieur Orgon, relevant son fils. - J'oublie tout, mon fils; si cette scène-ci vous corrige, ne craignez rien de ma colère; je vous connais, et ne veux vous punir de vos fautes qu'en vous donnant de nouveaux témoignages de ma tendresse; ils feront plus d'effet sur votre coeur que mes reproches. Damon, se rejetant à ses genoux. - Eh bien! mon père, laissez-moi encore vous jurer à genoux que je suis pénétré de vos bontés; que vos ordres, que vos moindres volontés me seront désormais sacrés; que ma soumission durera autant que ma vie, et que je ne vois point de bonheur égal à celui d'avoir un père qui vous ressemble. Le Chevalier, à Monsieur Orgon. - Voilà qui est fort touchant; mais j'allais lui donner sa revanche; j'offre de vous la donner à vous-même. Monsieur Orgon. - On n'en a que faire, Monsieur. Mais, qui vient à nous? Scène XXII et dernière Madame Dorville, Constance, Monsieur Orgon, Damon, Lisette, Pasquin Madame Dorville, à Constance. - Allons, ma fille, il est temps de se retirer. Que vois-je? Monsieur Orgon! Monsieur Orgon. - Oui, Madame, c'est moi-même; et j'allais dans le moment me faire connaÃtre; je m'étais fait un plaisir de vous surprendre. Madame Dorville. - Ma fille, saluez Monsieur, il est le père de l'époux que je vous destine. Constance. - Non, ma mère, vous êtes trop bonne pour me le donner; et je suis obligée de dire naturellement à Monsieur que je n'aimerai point son fils. Damon. - Qu'entends-je? Monsieur Orgon. - Après cet aveu-là , Madame, je crois qu'il ne doit plus être question de notre projet. Madame Dorville. - Plus que jamais, je vous assure que votre fils l'épousera. Constance. - Vous me sacrifierez donc, ma mère? Monsieur Orgon. - Non, certes, c'est à quoi Madame Dorville voudra bien que je ne consente jamais. Allons, mon fils, je vous croyais plus heureux. Retirons-nous. A Madame Dorville. Demain, Madame, j'aurai l'honneur de vous voir chez vous. Suivez-moi, Damon. Constance. - Damon! mais ce n'est pas de lui dont je parle. Damon. - Ah, Madame! Monsieur Orgon. - Quoi! belle Constance, ignoriez-vous que Damon est mon fils? Constance. - Je ne le savais pas. J'obéirai donc. Madame Dorville. - Vous voyez bien qu'ils sont assez d'accord; ce n'est pas la peine de rentrer dans le bal, je pense, allons souper chez moi. Monsieur Orgon, lui donnant la main. - Allons, Madame. Pasquin, à Lisette. - Je demandais tantôt si votre vin était bon; c'est moi qui vais t'en dire des nouvelles. Les Sincères Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la première fois le 13 janvier 1739 par les comédiens Italiens Acteurs La Marquise. Lisette, suivante de la Marquise. Frontin, valet d'Ergaste. La scène se passe en campagne chez la Marquise. Scène première Lisette, Frontin Ils entrent chacun d'un côté. Lisette. - Ah! mons Frontin, puisque je vous trouve, vous m'épargnez la peine de parler à votre maÃtre de la part de ma maÃtresse. Dites-lui qu'actuellement elle achève une lettre qu'elle voudrait bien qu'il envoyât à Paris porter avec les siennes, entendez-vous? Adieu. Elle s'en va, puis s'arrête. Frontin. - Serviteur. A part. On dirait qu'elle ne se soucie point de moi je pourrais donc me confier à elle, mais la voilà qui s'arrête. Lisette, à part. - Il ne me retient point, c'est bon signe. A Frontin. Allez donc. Frontin. - Il n'y a rien qui presse; Monsieur a plusieurs lettres à écrire, à peine commence-t-il la première; ainsi soyez tranquille. Lisette. - Mais il serait bon de le prévenir, de crainte... Frontin. - Je n'en irai pas un moment plus tôt, je sais mon compte. Lisette. - Oh! je reste donc pour prendre mes mesures, suivant le temps qu'il vous plaira de prendre pour vous déterminer. Frontin, à part. - Ah! nous y voilà ; je me doutais bien que je ne lui étais pas indifférent; cela était trop difficile. A Lisette. De conversation, il ne faut pas en attendre, je vous en avertis; je m'appelle Frontin le Taciturne. Lisette. - Bien vous en prend, car je suis muette. Frontin. - Coiffée comme vous l'êtes, vous aurez de la peine à me le persuader. Lisette. - Je me tais cependant. Frontin. - Oui, vous vous taisez en parlant. Lisette, à part. - Ce garçon-là ne m'aime point je puis me fier à lui. Frontin. - Tenez, je vous vois venir; abrégeons, comment me trouvez-vous? Lisette. - Moi? je ne vous trouve rien. Frontin. - Je dis, que pensez-vous de ma figure? Lisette. - De votre figure? mais est-ce que vous en avez une? je ne la voyais pas. Auriez-vous par hasard dans l'esprit que je songe à vous? Frontin. - C'est que ces accidents-là me sont si familiers! Lisette, riant. - Ah! ah! ah! vous pouvez vous vanter que vous êtes pour moi tout comme si vous n'étiez pas au monde. Et moi, comment me trouvez-vous, à mon tour? Frontin. - Vous venez de me voler ma réponse. Lisette. - Tout de bon? Frontin. - Vous êtes jolie, dit-on. Lisette. - Le bruit en court. Frontin. - Sans ce bruit-là , je n'en saurais pas le moindre mot. Lisette, joyeuse. - Grand merci! vous êtes mon homme; voilà ce que je demandais. Frontin, joyeux. - Vous me rassurez, mon mérite m'avait fait peur. Lisette, riant. - On appelle cela avoir peur de son ombre. Frontin. - Je voudrais pourtant de votre part quelque chose de plus sûr que l'indifférence; il serait à souhaiter que vous aimassiez ailleurs. Lisette. - Monsieur le fat, j'ai votre affaire. Dubois, que Monsieur Dorante a laissé à Paris, et auprès de qui vous n'êtes qu'un magot, a toute mon inclination; prenez seulement garde à vous. Frontin. - Marton, l'incomparable Marton, qu'Araminte n'a pas amenée avec elle, et devant qui toute soubrette est plus ou moins guenon, est la souveraine de mon coeur. Lisette. - Qu'elle le garde. Grâce au ciel, nous voici en état de nous entendre pour rompre l'union de nos maÃtres. Frontin. - Oui, ma fille rompons, brisons, détruisons; c'est à quoi j'aspirais. Lisette. - Ils s'imaginent sympathiser ensemble, à cause de leur prétendu caractère de sincérité. Frontin. - Pourrais-tu me dire au juste le caractère de ta maÃtresse? Lisette. - Il y a bien des choses dans ce portrait-là en gros, je te dirai qu'elle est vaine, envieuse et caustique; elle est sans quartier sur vos défauts, vous garde le secret sur vos bonnes qualités; impitoyablement muette à cet égard, et muette de mauvaise humeur; fière de son caractère sec et formidable qu'elle appelle austérité de raison; elle épargne volontiers ceux qui tremblent sous elle, et se contente de les entretenir dans la crainte. Assez sensible à l'amitié, pourvu qu'elle y prime il faut que son amie soit sa sujette, et jouisse avec respect de ses bonnes grâces c'est vous qui l'aimez, c'est elle qui vous le permet; vous êtes à elle, vous la servez, et elle vous voit faire. Généreuse d'ailleurs, noble dans ses façons; sans son esprit qui la rend méchante, elle aurait le meilleur coeur du monde; vos louanges la chagrinent, dit-elle; mais c'est comme si elle vous disait Louez-moi encore du chagrin qu'elles me font. Frontin. - Ah! l'espiègle! Lisette. - Quant à moi, j'ai là -dessus une petite manière qui l'enchante; c'est que je la loue brusquement, du ton dont on querelle; je boude en la louant, comme si je la grondais d'être louable; et voilà surtout l'espèce d'éloges qu'elle aime, parce qu'ils n'ont pas l'air flatteur, et que sa vanité hypocrite peut les savourer sans indécence. C'est moi qui l'ajuste et qui la coiffe; dans les premiers jours je tâchai de faire de mon mieux, je déployai tout mon savoir-faire. Eh mais! Lisette, finis donc, me disait-elle, tu y regardes de trop près, tes scrupules m'ennuient. Moi, j'eus la bêtise de la prendre au mot, et je n'y fis plus tant de façons; je l'expédiais un peu aux dépens des grâces. Oh! ce n'était pas là son compte! Aussi me brusquait-elle; je la trouvais aigre, acariâtre Que vous êtes gauche! laissez-moi; vous ne savez ce que vous faites. Ouais, dis-je, d'où cela vient-il? je le devinai c'est que c'était une coquette qui voulait l'être sans que je le susse, et qui prétendait que je le fusse pour elle; son intention, ne vous déplaise, était que je fisse violence à la profonde indifférence qu'elle affectait là -dessus. Il fallait que je servisse sa coquetterie sans la connaÃtre; que je prisse cette coquetterie sur mon compte, et que Madame eût tout le bénéfice des friponneries de mon art, sans qu'il y eût de sa faute. Frontin. - Ah! le bon petit caractère pour nos desseins! Lisette. - Et ton maÃtre? Frontin. - Oh! ce n'est pas de même; il dit ce qu'il pense de tout le monde, mais il n'en veut à personne; ce n'est pas par malice qu'il est sincère, c'est qu'il a mis son affection à se distinguer par là . Si, pour paraÃtre franc, il fallait mentir, il mentirait c'est un homme qui vous demanderait volontiers, non pas M'estimez-vous? mais Etes-vous étonné de moi? Son but n'est pas de persuader qu'il vaut mieux que les autres, mais qu'il est autrement fait qu'eux; qu'il ne ressemble qu'à lui. Ordinairement, vous fâchez les autres en leur disant leurs défauts; vous le chatouillez, lui, vous le comblez d'aise en lui disant les siens; parce que vous lui procurez le rare honneur d'en convenir; aussi personne ne dit-il tant de mal de lui que lui-même; il en dit plus qu'il n'en sait. A son compte, il est si imprudent, il a si peu de capacité, il est si borné, quelquefois si imbécile. Je l'ai entendu s'accuser d'être avare, lui qui est libéral; sur quoi on lève les épaules, et il triomphe. Il est connu partout pour homme de coeur, et je ne désespère pas que quelque jour il ne dise qu'il est poltron; car plus les médisances qu'il fait de lui sont grosses, et plus il a de goût à les faire, à cause du caractère original que cela lui donne. Voulez-vous qu'il parle de vous en meilleurs termes que de son ami? brouillez-vous avec lui, la recette est sûre; vanter son ami, cela est trop peuple mais louer son ennemi, le porter aux nues, voilà le beau! Je te l'achèverai par un trait. L'autre jour, un homme contre qui il avait un procès presque sûr vint lui dire Tenez, ne plaidons plus, jugez vous-même, je vous prends pour arbitre, je m'y engage. Là -dessus voilà mon homme qui s'allume de la vanité d'être extraordinaire; le voilà qui pèse, qui prononce gravement contre lui, et qui perd son procès pour gagner la réputation de s'être condamné lui-même il fut huit jours enivré du bruit que cela fit dans le monde. Lisette. - Ah çà , profitons de leur marotte pour les brouiller ensemble; inventons, s'il le faut; mentons peut-être même nous en épargneront-ils la peine. Frontin. - Oh! je ne me soucie pas de cette épargne-là . Je mens fort aisément, cela ne me coûte rien. Lisette. - C'est-à -dire que vous êtes né menteur; chacun a ses talents. Ne pourrions-nous pas imaginer d'avance quelque matière de combustion toute prête? nous sommes gens d'esprit. Frontin. - Attends; je rêve. Lisette. - Chut! voici ton maÃtre. Frontin. - Allons donc achever ailleurs. Lisette. - Je n'ai pas le temps, il faut que je m'en aille. Frontin. - Eh bien! dès qu'il n'y sera plus, auras-tu le temps de revenir? je te dirai ce que j'imagine. Lisette. - Oui, tu n'as qu'à te trouver ici dans un quart d'heure. Adieu. Frontin. - Eh! à propos, puisque voilà Ergaste, parle-lui de la lettre de Madame la Marquise. Lisette. - Soit. Scène II Ergaste, Frontin, Lisette Frontin. - Monsieur, Lisette a un mot à vous dire. Lisette. - Oui, Monsieur. Madame la Marquise vous prie de n'envoyer votre commissionnaire à Paris qu'après qu'elle lui aura donné une lettre. Ergaste, s'arrêtant. - Hem! Lisette, haussant le ton. - Je vous dis qu'elle vous prie de n'envoyer votre messager qu'après qu'il aura reçu une lettre d'elle. Ergaste. - Qu'est-ce qui me prie? Lisette, plus haut. - C'est Madame la Marquise. Ergaste. - Ah! oui, j'entends. Lisette, à Frontin. - Cela est bien heureux! Heu! le haïssable homme! Frontin, à Lisette. - Conserve-lui ces bons sentiments, nous en ferons quelque chose. Scène III Araminte, Ergaste, rêvant. Araminte. - Me voyez-vous, Ergaste? Ergaste, toujours rêvant. - Oui, voilà qui est fini, vous dis-je, j'entends. Araminte. - Qu'entendez-vous? Ergaste. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je croyais parler à Lisette. Araminte. - Je venais à mon tour rêver dans cette salle. Ergaste. - J'y étais à peu près dans le même dessein. Araminte. - Souhaitez-vous que je vous laisse seul et que je passe sur la terrasse? cela m'est indifférent. Ergaste. - Comme il vous plaira, Madame. Araminte. - Toujours de la sincérité; mais avant que je vous quitte, dites-moi, je vous prie, à quoi vous rêvez tant; serait-ce à moi, par hasard? Ergaste. - Non, Madame. Araminte. - Est-ce à la Marquise? Ergaste. - Oui, Madame. Araminte. - Vous l'aimez donc? Ergaste. - Beaucoup. Araminte. - Et le sait-elle? Ergaste. - Pas encore, j'ai différé jusqu'ici de le lui dire. Araminte. - Ergaste, entre nous, je serais assez fondée à vous appeler infidèle. Ergaste. - Moi, Madame? Araminte. - Vous-même; il est certain que vous m'aimiez avant que de venir ici. Ergaste. - Vous m'excuserez, Madame. Araminte. - J'avoue que vous ne me l'avez pas dit; mais vous avez eu des empressements pour moi, ils étaient même fort vifs. Ergaste. - Cela est vrai. Araminte. - Et si je ne vous avais pas amené chez la Marquise, vous m'aimeriez actuellement. Ergaste. - Je crois que la chose était immanquable. Araminte. - Je ne vous blâme point; je n'ai rien à disputer à la Marquise, elle l'emporte en tout sur moi. Ergaste. - Je ne dis pas cela; votre figure ne le cède pas à la sienne. Araminte. - Lui trouvez-vous plus d'esprit qu'à moi? Ergaste. - Non, vous en avez pour le moins autant qu'elle. Araminte. - En quoi me la préférez-vous donc? ne m'en faites point mystère. Ergaste. - C'est que, si elle vient à m'aimer, je m'en fierai plus à ce qu'elle me dira, qu'à ce que vous m'auriez dit. Araminte. - Comment! me croyez-vous fausse? Ergaste. - Non; mais vous êtes si gracieuse, si polie! Araminte. - Eh bien! est-ce un défaut? Ergaste. - Oui; car votre douceur naturelle et votre politesse m'auraient trompé, elles ressemblent à de l'inclination. Araminte. - Je n'ai pas cette politesse et cet air de douceur avec tout le monde. Mais il n'est plus question du passé; voici la Marquise, ma présence vous gênerait, et je vous laisse. Ergaste, à part. - Je suis assez content de tout ce qu'elle m'a dit; elle m'a parlé assez uniment. Scène IV La Marquise, Ergaste La Marquise. - Ah! vous voici, Ergaste? je n'en puis plus! j'ai le coeur affadi des douceurs de Dorante que je quitte; je me mourais déjà des sots discours de cinq ou six personnes d'avec qui je sortais, et qui me sont venues voir; vous êtes bien heureux de ne vous y être pas trouvé. La sotte chose que l'humanité! qu'elle est ridicule! que de vanité! que de duperies! que de petitesse! et tout cela, faute de sincérité de part et d'autre. Si les hommes voulaient se parler franchement, si l'on n'était point applaudi quand on s'en fait accroire, insensiblement l'amour-propre se rebuterait d'être impertinent, et chacun n'oserait plus s'évaluer que ce qu'il vaut. Mais depuis que je vis, je n'ai encore vu qu'un homme vrai; et en fait de femmes, je n'en connais point de cette espèce. Ergaste. - Et moi, j'en connais une; devinez-vous qui c'est? La Marquise. - Non, je n'y suis point. Ergaste. - Eh, parbleu! c'est vous, Marquise; où voulez-vous que je la prenne ailleurs? La Marquise. - Eh bien, vous êtes l'homme dont je vous parle; aussi m'avez-vous prévenue d'une estime pour vous, d'une estime... Ergaste. - Quand je dis vous, Marquise, c'est sans faire réflexion que vous êtes là ; je vous le dis comme je le dirais à un autre. Je vous le raconte. La Marquise. - Comme de mon côté je vous cite sans vous voir; c'est un étranger à qui je parle. Ergaste. - Oui, vous m'avez surpris; je ne m'attendais pas à un caractère comme le vôtre. Quoi! dire inflexiblement la vérité! la dire à vos amis même! quoi! voir qu'il ne vous échappe jamais un mot à votre avantage! La Marquise. - Eh mais! vous qui parlez, faites-vous autre chose que de vous critiquer sans cesse? Ergaste. - Revenons à vos originaux; quelle sorte de gens était-ce? La Marquise. - Ah! les sottes gens! L'un était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, un fat toujours agité du plaisir de se sentir fait comme il est; il ne saurait s'accoutumer à lui; aussi sa petite âme n'a-t-elle qu'une fonction, c'est de promener son corps comme la merveille de nos jours; c'est d'aller toujours disant Voyez mon enveloppe, voilà l'attrait de tous les coeurs, voilà la terreur des maris et des amants, voilà l'écueil de toutes les sagesses. Ergaste, riant. - Ah! la risible créature! La Marquise. - Imaginez-vous qu'il n'a précisément qu'un objet dans la pensée, c'est de se montrer; quand il rit, quand il s'étonne, quand il vous approuve, c'est qu'il se montre. Se tait-il? Change-t-il de contenance? Se tient-il sérieux? ce n'est rien de tout cela qu'il veut faire, c'est qu'il se montre; c'est qu'il vous dit Regardez-moi. Remarquez mes gestes et mes attitudes; voyez mes grâces dans tout ce que je fais, dans tout ce que je dis; voyez mon air fin, mon air leste, mon air cavalier, mon air dissipé; en voulez-vous du vif, du fripon, de l'agréablement étourdi? en voilà . Il dirait volontiers à tous les amants N'est-il pas vrai que ma figure vous chicane? à leurs maÃtresses Où en serait votre fidélité, si je voulais? à l'indifférente Vous n'y tenez point, je vous réveille, n'est-ce pas? à la prude Vous me lorgnez en dessous? à la vertueuse Vous résistez à la tentation de me regarder? à la jeune fille Avouez que votre coeur est ému! Il n'y a pas jusqu'à la personne âgée qui, à ce qu'il croit, dit en elle-même en le voyant Quel dommage que je ne suis plus jeune! Ergaste, riant. - Ah! ah! ah! je voudrais bien que le personnage vous entendÃt. La Marquise. - Il sentirait que je n'exagère pas d'un mot. Il a parlé d'un mariage qui a pensé se conclure pour lui; mais que trois ou quatre femmes jalouses, désespérées et méchantes, ont trouvé sourdement le secret de faire manquer cependant il ne sait pas encore ce qui arrivera; il n'y a que les parents de la fille qui se soient dédits, mais elle n'est pas de leur avis. Il sait de bonne part qu'elle est triste, qu'elle est changée; il est même question de pleurs elle ne l'a pourtant vu que deux fois; et ce que je vous dis là , je vous le rends un peu plus clairement qu'il ne l'a conté. Un fat se doute toujours un peu qu'il l'est; et comme il a peur qu'on ne s'en doute aussi, il biaise, il est fat le plus modestement qu'il lui est possible; et c'est justement cette modestie-là qui rend sa fatuité sensible. Ergaste, riant. - Vous avez raison. La Marquise. - A côté de lui était une nouvelle mariée, d'environ trente ans, de ces visages d'un blanc fade, et qui font une physionomie longue et sotte; et cette nouvelle épousée, telle que je vous la dépeins, avec ce visage qui, à dix ans, était antique, prenait des airs enfantins dans la conversation; vous eussiez dit d'une petite fille qui vient de sortir de dessous l'aile de père et de mère; figurez-vous qu'elle est toute étonnée de la nouveauté de son état; elle n'a point de contenance assurée; ses innocents appas sont encore tout confus de son aventure; elle n'est pas encore bien sûre qu'il soit honnête d'avoir un mari; elle baisse les yeux quand on la regarde; elle ne croit pas qu'il lui soit permis de parler si on ne l'interroge; elle me faisait toujours une inclination de tête en me répondant, comme si elle m'avait remerciée de la bonté que j'avais de faire comparaison avec une personne de son âge; elle me traitait comme une mère, moi, qui suis plus jeune qu'elle, ah, ah, ah! Ergaste. - Ah! ah! ah! il est vrai que, si elle a trente ans, elle est à peu près votre aÃnée de deux. La Marquise. - De près de trois, s'il vous plaÃt. Ergaste, riant. - Est-ce là tout? La Marquise. - Non; car il faut que je me venge de tout l'ennui que m'ont donné ces originaux. Vis-à -vis de la petite fille de trente ans, était une assez grosse et grande femme de cinquante à cinquante-cinq ans, qui nous étalait glorieusement son embonpoint, et qui prend l'épaisseur de ses charmes pour de la beauté; elle est veuve, fort riche, et il y avait auprès d'elle un jeune homme, un cadet qui n'a rien, et qui s'épuise en platitudes pour lui faire sa cour. On a parlé du dernier bal de l'Opéra. J'y étais, a-t-elle dit, et j'y trompai mes meilleurs amis, ils ne me reconnurent point. Vous! Madame, a-t-il repris, vous n'êtes pas reconnaissable? Ah! je vous en défie, je vous reconnus du premier coup d'oeil à votre air de tête. Eh! comment cela, Monsieur? Oui, Madame, à je ne sais quoi de noble et d'aisé qui ne pouvait appartenir qu'à vous; et puis vous ôtâtes un gant; et comme, grâce au ciel, nous avons une main qui ne ressemble guère à d'autres, en la voyant je vous nommai. Et cette main sans pair, si vous l'aviez vue, Monsieur, est assez blanche, mais large, ne vous déplaise, mais charnue, mais boursouflée, mais courte, et tient au bras le mieux nourri que j'aie vu de ma vie. Je vous en parle savamment; car la grosse dame au grand air de tête prit longtemps du tabac pour exposer cette main unique, qui a de l'étoffe pour quatre, et qui finit par des doigts d'une grosseur, d'une brièveté, à la différence de ceux de la petite fille de trente ans qui sont comme des filets. Ergaste, riant. - Un peu de variété ne gâte rien. La Marquise. - Notre cercle finissait par un petit homme qu'on trouvait si plaisant, si sémillant, qui ne dit rien et qui parle toujours; c'est-à -dire qu'il a l'action vive, l'esprit froid et la parole éternelle il était auprès d'un homme grave qui décide par monosyllabes, et dont la compagnie paraissait faire grand cas; mais à vous dire vrai, je soupçonne que tout son esprit est dans sa perruque elle est ample et respectable, et je le crois fort borné quand il ne l'a pas; les grandes perruques m'ont si souvent trompée que je n'y crois plus. Ergaste, riant. - Il est constant qu'il est de certaines têtes sur lesquelles elles en imposent. La Marquise. - Grâce au ciel, la visite a été courte, je n'aurais pu la soutenir longtemps, et je viens respirer avec vous. Quelle différence de vous à tout le monde! Mais dites sérieusement, vous êtes donc un peu content de moi? Ergaste. - Plus que je ne puis dire. La Marquise. - Prenez garde, car je vous crois à la lettre; vous répondez de ma raison là -dessus, je vous l'abandonne. Ergaste. - Prenez garde aussi de m'estimer trop. La Marquise. - Vous, Ergaste? vous êtes un homme admirable vous me diriez que je suis parfaite que je n'en appellerais pas je ne parle pas de la figure, entendez-vous? Ergaste. - Oh! de celle-là , vous vous en passeriez bien, vous l'avez de trop. La Marquise. - Je l'ai de trop? Avec quelle simplicité il s'exprime! vous me charmez, Ergaste, vous me charmez... A propos, vous envoyez à Paris; dites à votre homme qu'il vienne chercher une lettre que je vais achever. Ergaste. - Il n'y a qu'à le dire à Frontin que je vois. Frontin! Scène V Frontin, Ergaste, La Marquise Frontin. - Monsieur? Ergaste. - Suivez Madame, elle va vous donner une lettre, que vous remettrez à celui que je fais partir pour Paris. Frontin. - Il est lui-même chez Madame qui attend la lettre. La Marquise. - Il l'aura dans un moment. J'aperçois Dorante qui se promène là -bas, et je me sauve. Ergaste. - Et moi je vais faire mes paquets. Scène VI Frontin, Lisette, qui survient. Frontin. - Ils me paraissent bien satisfaits tous deux. Oh! n'importe, cela ne saurait durer. Lisette. - Eh bien! me voilà revenue; qu'as-tu imaginé? Frontin. - Toutes réflexions faites, je conclus qu'il faut d'abord commencer par nous brouiller tous deux. Lisette. - Que veux-tu dire? à quoi cela nous mènera-t-il? Frontin. - Je n'en sais encore rien; je ne saurais t'expliquer mon projet; j'aurais de la peine à me l'expliquer à moi-même ce n'est pas un projet, c'est une confusion d'idées fort spirituelles qui n'ont peut-être pas le sens commun, mais qui me flattent. Je verrai clair à mesure; à présent je n'y vois goutte. J'aperçois pourtant en perspective des discordes, des querelles, des dépits, des explications, des rancunes tu m'accuseras, je t'accuserai; on se plaindra de nous; tu auras mal parlé, je n'aurai pas mieux dit. Tu n'y comprends rien, la chose est obscure, j'essaie, je hasarde; je te conduirai, et tout ira bien; m'entends-tu un peu? Lisette. - Oh! belle demande! cela est si clair! Frontin. - Paix; voici nos gens qui arrivent tu sa le rôle que je t'ai donné; obéis, j'aurai soin du reste. Scène VII Dorante, Araminte, Lisette, Frontin Araminte. - Ah! c'est vous, Lisette? nous avons cru qu'Ergaste et la Marquise se promenaient ici. Lisette. - Non, Madame, mais nous parlions d'eux, à votre profit. Dorante. - A mon profit! et que peut-on faire pour moi? La Marquise est à la veille d'épouser Ergaste; il y a du moins lieu de le croire, à l'empressement qu'ils ont l'un pour l'autre. Frontin. - Point du tout, nous venons tout à l'heure de rompre ce mariage, Lisette et moi, dans notre petit conseil... Araminte. - Sur ce pied-là , vous ne vous aimez donc pas, vous autres? Lisette. - On ne peut pas moins. Frontin. - Mon étoile ne veut pas que je rende justice à Mademoiselle. Lisette. - Et la mienne veut que je rende justice à Monsieur. Frontin. - Nous avions déjà conclu d'affaire avec d'autres, et Madame loge chez elle la petite personne que j'aime. Araminte. - Quoi! Marton? Frontin. - Vous l'avez dit, Madame; mon amour est de sa façon. Quant à Mademoiselle, son coeur est allé à Dubois, c'est lui qui le possède. Dorante. - J'en serais charmé, Lisette. Lisette. - Laissons là ce détail; vous aimez toujours ma maÃtresse; dans le fond elle ne vous haïssait pas, et c'est vous qui l'épouserez, je vous la donne. Frontin. - Et c'est Madame à qui je prends la liberté de transporter mon maÃtre. Araminte, riant. - Vous me le transportez, Frontin? Et que savez-vous si je voudrai de lui? Lisette. - Madame a raison, tu ne lui ferais pas là un grand présent. Araminte. - Vous parlez fort mal, Lisette; ce que j'ai répondu à Frontin ne signifie rien contre Ergaste, que je regarde comme un des hommes les plus dignes de l'attachement d'une femme raisonnable. Lisette, d'un ton ironique. - A la bonne heure; je le trouvais un homme fort ordinaire, et je vais le regarder comme un homme fort rare. Frontin. - Pour le moins aussi rare que ta maÃtresse soit dit sans préjudice de la reconnaissance que j'ai pour la bonne chère que j'ai fait chez elle. Dorante. - Halte-là , faquin; prenez garde à ce que vous direz de Madame la Marquise. Frontin. - Monsieur, je défends mon maÃtre. Lisette. - Voyez donc cet animal; c'est bien à toi à parler d'elle tu nous fais là une belle comparaison. Frontin, criant. - Qu'appelles-tu une comparaison? Araminte. - Allez, Lisette; vous êtes une impertinente avec vos airs méprisants contre un homme dont je prends le parti, et votre maÃtresse elle-même me fera raison du peu de respect que vous avez pour moi. Lisette. - Pardi! voilà bien du bruit pour un petit mot; c'est donc le phénix, Monsieur Ergaste? Frontin. - Ta maÃtresse en est-elle un plus que nous? Dorante. - Paix! vous dis-je. Frontin. - Monsieur, je suis indigné qu'est-ce donc que sa maÃtresse a qui la relève tant au-dessus de mon maÃtre? On sait bien qu'elle est aimable; mais il y en a encore de plus belles, quand ce ne serait que Madame. Dorante, haut. - Madame n'a que faire là -dedans, maraud; mais je te donnerais cent coups de bâton, sans la considération que j'ai pour ton maÃtre. Scène VIII Dorante, Frontin, Ergaste, Araminte Ergaste. - Qu'est-ce donc, Dorante, il me semble que tu cries? est-ce ce coquin-là qui te fâche? Dorante. - C'est un insolent. Ergaste. - Qu'as-tu donc fait, malheureux? Frontin. - Monsieur, si la sincérité loge quelque part, c'est dans votre coeur. Parlez la plus belle femme du monde est-ce la Marquise? Ergaste. - Non, qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie-là , butor? La Marquise est aimable et non pas belle. Frontin, joyeux. - Comme un ange! Ergaste. - Sans aller plus loin, Madame a les traits plus réguliers qu'elle. Frontin. - J'ai prononcé de même sur ces deux articles, et Monsieur s'emporte; il dit que sans vous la dispute finirait sur mes épaules; je vous laisse mon bon droit à soutenir, et je me retire avec votre suffrage. Scène IX Ergaste, Dorante, Araminte Ergaste, riant. - Quoi! Dorante, c'est là ce qui t'irrite? A quoi songes-tu donc? Eh mais je suis persuadé que la Marquise elle-même ne se pique pas de beauté, elle n'en a que faire pour être aimée. Dorante. - Quoi qu'il en soit, nous sommes amis. L'opiniâtreté de cet impudent m'a choqué, et j'espère que tu voudras bien t'en défaire; et s'il le faut, je t'en ferai prier par la Marquise, sans lui dire ce dont il s'agit. Ergaste. - Je te demande grâce pour lui, et je suis sûr que la Marquise te la demandera elle-même. Au reste, j'étais venu savoir si vous n'avez rien à mander à Paris, où j'envoie un de mes gens qui va partir; peut-il vous être utile? Araminte. - Je le chargerai d'un petit billet, si vous le voulez bien. Ergaste, lui donnant la main. - Allons, Madame, vous me le donnerez à moi-même. La Marquise arrive au moment qu'ils sortent. Scène X La Marquise, Ergaste, Dorante, Araminte La Marquise. - Eh! où allez-vous donc, tous deux? Ergaste. - Madame va me remettre un billet pour être porté à Paris; et je reviens ici dans le moment, Madame. Scène XI Dorante, la Marquise, après s'être regardés, et avoir gardé un grand silence. La Marquise. - Eh bien! Dorante, me promènerai-je avec un muet? Dorante. - Dans la triste situation où me met votre indifférence pour moi, je n'ai rien à dire, et je ne sais que soupirer. La Marquise, tristement. - Une triste situation et des soupirs! que tout cela est triste! que vous êtes à plaindre! mais soupirez-vous quand je n'y suis point, Dorante? j'ai dans l'esprit que vous me gardez vos langueurs. Dorante. - Eh! Madame, n'abusez point du pouvoir de votre beauté ne vous suffit-il pas de me préférer un rival? pouvez-vous encore avoir la cruauté de railler un homme qui vous adore? La Marquise. - Qui m'adore! l'expression est grande et magnifique assurément mais je lui trouve un défaut; c'est qu'elle me glace, et vous ne la prononcez jamais que je ne sois tentée d'être aussi muette qu'une idole. Dorante. - Vous me désespérez, fut-il jamais d'homme plus maltraité que je le suis? fut-il de passion plus méprisée? La Marquise. - Passion! j'ai vu ce mot-là dans Cyrus ou dans Cléopâtre. Eh! Dorante, vous n'êtes pas indigne qu'on vous aime; vous avez de tout, de l'honneur, de la naissance, de la fortune, et même des agréments; je dirai même que vous m'auriez peut-être plu; mais je n'ai jamais pu me fier à votre amour; je n'y ai point de foi, vous l'exagérez trop; il révolte la simplicité de caractère que vous me connaissez. M'aimez-vous beaucoup? ne m'aimez-vous guère? faites-vous semblant de m'aimer? c'est ce que je ne saurais décider. Eh! le moyen d'en juger mieux, à travers toutes les emphases ou toutes les impostures galantes dont vous l'enveloppez? Je ne sais plus que soupirer, dites-vous. Y a-t-il rien de si plat? Un homme qui aime une femme raisonnable ne dit point Je soupire; ce mot n'est pas assez sérieux pour lui, pas assez vrai; il dit Je vous aime; je voudrais bien que vous m'aimassiez; je suis bien mortifié que vous ne m'aimiez pas voilà tout, et il n'y a que cela dans votre coeur non plus. Vous n'y verrez, ni que vous m'adorez, car c'est parler en poète; ni que vous êtes désespéré, car il faudrait vous enfermer; ni que je suis cruelle, car je vis doucement avec tout le monde; ni peut-être que je suis belle, quoique à tout prendre il se pourrait que je la fusse; et je demanderai à Ergaste ce qui en est; je compterai sur ce qu'il me dira; il est sincère c'est par là que je l'estime; et vous me rebutez par le contraire. Dorante, vivement. - Vous me poussez à bout; mon coeur en est plus croyable qu'un misanthrope qui voudra peut-être passer pour sincère à vos dépens, et aux dépens de la sincérité même. A mon égard, je n'exagère point je dis que je vous adore, et cela est vrai; ce que je sens pour vous ne s'exprime que par ce mot-là . J'appelle aussi mon amour une passion, parce que c'en est une; je dis que votre raillerie me désespère, et je ne dis rien de trop; je ne saurais rendre autrement la douleur que j'en ai; et s'il ne faut pas m'enfermer, c'est que je ne suis qu'affligé, et non pas insensé. Il est encore vrai que je soupire, et que je meurs d'être méprisé oui, je m'en meurs, oui, vos railleries sont cruelles, elles me pénètrent le coeur, et je le dirai toujours. Adieu, Madame; voici Ergaste, cet homme si sincère, et je me retire. Jouissez à loisir de la froide et orgueilleuse tranquillité avec laquelle il vous aime. La Marquise, le voyant s'en aller. - Il en faut convenir, ces dernières fictions-ci sont assez pathétiques. Scène XII La Marquise, Ergaste Ergaste. - Je suis charmé de vous trouver seule, Marquise; je ne m'y attendais pas. Je viens d'écrire à mon frère à Paris; savez-vous ce que je lui mande? ce que je ne vous ai pas encore dit à vous-même. La Marquise. - Quoi donc? Ergaste. - Que je vous aime. La Marquise, riant. - Je le savais, je m'en étais aperçue. Ergaste. - Ce n'est pas là tout; je lui marque encore une chose. La Marquise. - Qui est?... Ergaste. - Que je croyais ne vous pas déplaire. La Marquise. - Toutes vos nouvelles sont donc vraies? Ergaste. - Je vous reconnais à cette réponse franche. La Marquise. - Si c'était le contraire, je vous le dirais tout aussi uniment. Ergaste. - A ma première lettre, si vous voulez, je manderai tout net que je vous épouserai bientôt. La Marquise. - Eh mais! apparemment. Ergaste. - Et comme on peut se marier à la campagne, je pourrai même mander que c'en est fait. La Marquise, riant. - Attendez; laissez-moi respirer en vérité, vous allez si vite que je me suis crue mariée. Ergaste. - C'est que ce sont de ces choses qui vont tout de suite, quand on s'aime. La Marquise. - Sans difficulté; mais, dites-moi, Ergaste, vous êtes homme vrai qu'est-ce que c'est que votre amour? car je veux être véritablement aimée. Ergaste. - Vous avez raison; aussi vous aimé-je de tout mon coeur. La Marquise. - Je vous crois. N'avez-vous jamais rien aimé plus que moi? Ergaste. - Non, d'homme d'honneur passe pour autant une fois en ma vie. Oui, je pense bien avoir aimé autant; pour plus, je n'en ai pas l'idée; je crois même que cela ne serait pas possible. La Marquise. - Oh! très possible, je vous en réponds; rien n'empêche que vous n'aimiez encore davantage je n'ai qu'à être plus aimable et cela ira plus loin; passons. Laquelle de nous deux vaut le mieux, de celle que vous aimiez ou de moi? Ergaste. - Mais ce sont des grâces différentes; elle en avait infiniment. La Marquise. - C'est-à -dire un peu plus que moi. Ergaste. - Ma foi, je serais fort embarrassé de décider là -dessus. La Marquise. - Et moi, non, je prononce. Votre incertitude décide; comptez aussi que vous l'aimiez plus que moi. Ergaste. - Je n'en crois rien. La Marquise, riant. - Vous rêvez; n'aime-t-on pas toujours les gens à proportion de ce qu'ils sont aimables? et dès qu'elle l'était plus que je ne la suis, qu'elle avait plus de grâces, il a bien fallu que vous l'aimassiez davantage? votre coeur n'a guère de mémoire. Ergaste. - Elle avait plus de grâces! mais c'est ce qui est indécis, et si indécis, que je penche à croire que vous en avez bien autant. La Marquise. - Oui! penchez-vous, vraiment? cela est considérable; mais savez-vous à quoi je penche, moi? Ergaste. - Non. La Marquise. - A laisser là cette égalité si équivoque, elle ne me tente point; j'aime autant la perdre que de la gagner, en vérité. Ergaste. - Je n'en doute pas; je sais votre indifférence là -dessus, d'autant plus que si cette égalité n'y est point, ce serait de si peu de chose! La Marquise, vivement. - Encore! Eh! je vous dis que je n'en veux point, que j'y renonce. A quoi sert d'éplucher ce qu'elle a de plus, ce que j'ai de moins? Ne vous travaillez plus à nous évaluer; mettez-vous l'esprit en repos; je lui cède, j'en ferai un astre, si vous voulez. Ergaste, riant. - Ah! ah! ah! votre badinage me charme; il en sera donc ce qu'il vous plaira; l'essentiel est que je vous aime autant que je l'aimais. La Marquise. - Vous me faites bien de la grâce; quand vous en rabattriez, je ne m'en plaindrais pas. Continuons, vos naïvetés m'amusent, elles sont de si bon goût! Vous avez paru, ce me semble, avoir quelque inclination pour Araminte? Ergaste. - Oui, je me suis senti quelque envie de l'aimer; mais la difficulté de pénétrer ses dispositions m'a rebuté. On risque toujours de se méprendre avec elle, et de croire qu'elle est sensible quand elle n'est qu'honnête; et cela ne me convient point. La Marquise, ironiquement. - Je fais grand cas d'elle; comment la trouvez-vous? à qui de nous deux, amour à part, donneriez-vous la préférence? ne me trompez point. Ergaste. - Oh! jamais, et voici ce que j'en pense Araminte a de la beauté, on peut dire que c'est une belle femme. La Marquise. - Fort bien. Et quant à moi, à cet égard-là , je n'ai qu'à me cacher, n'est-ce pas? Ergaste. - Pour vous, Marquise, vous plaisez plus qu'elle. La Marquise, à part, en riant. - J'ai tort, je passe l'étendue de mes droits. Ah! le sot homme! qu'il est plat! Ah! ah! ah! Ergaste. - Mais de quoi riez-vous donc? La Marquise. - Franchement, c'est que vous êtes un mauvais connaisseur, et qu'à dire vrai, nous ne sommes belles ni l'une ni l'autre. Ergaste. - Il me semble cependant qu'une certaine régularité de traits... La Marquise. - Visions, vous dis-je; pas plus belles l'une que l'autre. De la régularité dans les traits d'Araminte! de la régularité! vous me faites pitié! et si je vous disais qu'il y a mille gens qui trouvent quelque chose de baroque dans son air? Ergaste. - Du baroque à Araminte! La Marquise. - Oui, Monsieur, du baroque; mais on s'y accoutume, et voilà tout; et quand je vous accorde que nous n'avons pas plus de beauté l'une que l'autre, c'est que je ne me soucie guère de me faire tort; mais croyez que tout le monde la trouvera encore plus éloignée d'être belle que moi, tout effroyable que vous me faites. Ergaste. - Moi, je vous fais effroyable? La Marquise. - Mais il faut bien, dès que je suis au-dessous d'elle. Ergaste. - J'ai dit que votre partage était de plaire plus qu'elle. La Marquise. - Soit, je plais davantage, mais je commence par faire peur. Ergaste. - Je puis m'être trompé, cela m'arrive souvent; je réponds de la sincérité de mes sentiments, mais je n'en garantis pas la justesse. La Marquise. - A la bonne heure; mais quand on a le goût faux, c'est une triste qualité que d'être sincère. Ergaste. - Le plus grand défaut de ma sincérité, c'est qu'elle est trop forte. La Marquise. - Je ne vous écoute pas, vous voyez de travers; ainsi changeons de discours, et laissons là Araminte. Ce n'est pas la peine de vous demander ce que vous pensiez de la différence de nos esprits, vous ne savez pas juger. Ergaste. - Quant à vos esprits, le vôtre me paraÃt bien vif, bien sensible, bien délicat. La Marquise. - Vous biaisez ici, c'est vain et emporté que vous voulez dire. Scène XIII La Marquise, Ergaste, Lisette La Marquise. - Mais que vient faire ici Lisette? A qui en voulez-vous? Lisette. - A Monsieur, Madame; je viens vous avertir d'une chose, Monsieur. Vous savez que tantôt Frontin a osé dire à Dorante même qu'Araminte était beaucoup plus belle que ma maÃtresse? La Marquise. - Quoi! qu'est-ce donc, Lisette? est-ce que nos beautés ont déjà été débattues? Lisette. - Oui, Madame, et Frontin vous mettait bien au-dessous d'Araminte, elle présente et moi aussi. La Marquise. - Elle présente! Qui répondait? Lisette. - Qui laissait dire. La Marquise, riant. - Eh mais, conte-moi donc cela. Comment! je suis en procès sur d'aussi grands intérêts, et je n'en savais rien! Eh bien? Lisette. - Ce que je veux apprendre à Monsieur, c'est que Frontin dit qu'il est arrivé dans le temps que Dorante se fâchait, s'emportait contre lui en faveur de Madame. La Marquise. - Il s'emportait, dis-tu? toujours en présence d'Araminte? Lisette. - Oui, Madame; sur quoi Frontin dit donc que vous êtes arrivé, Monsieur; que vous avez demandé à Dorante de quoi il se plaignait, et que, l'ayant su, vous avez extrêmement loué son avis, je dis l'avis de Frontin; que vous y avez applaudi, et déclaré que Dorante était un flatteur ou n'y voyait goutte; voilà ce que cet effronté publie, et j'ai cru qu'il était à propos de vous informer d'un discours qui ne vous ferait pas honneur, et qui ne convient ni à vous ni à Madame. La Marquise, riant. - Le rapport de Frontin est-il exact, Monsieur? Ergaste. - C'est un sot, il en a dit beaucoup trop il est faux que je l'aie applaudi ou loué mais comme il ne s'agissait que de la beauté, qu'on ne saurait contester à Araminte, je me suis contenté de dire froidement que je ne voyais pas qu'il eût tort. La Marquise, d'un air critique et sérieux. - Il est vrai que ce n'est pas là applaudir, ce n'est que confirmer, qu'appuyer la chose. Ergaste. - Sans doute. La Marquise. - Toujours devant Araminte? Ergaste. - Oui; et j'ai même ajouté, par une estime particulière pour vous, que vous seriez de mon avis vous-même. La Marquise. - Ah! vous m'excuserez. Voilà où l'oracle s'est trop avancé; je ne justifierai point votre estime j'en suis fâchée; mais je connais Araminte, et je n'irai point confirmer aussi une décision qui lui tournerait la tête; car elle est si sotte je gage qu'elle vous aura cru, et il n'y aurait plus moyen de vivre avec elle. Laissez-nous, Lisette. Scène XIV La Marquise, Ergaste La Marquise. - Monsieur, vous m'avez rendu compte de votre coeur; il est juste que je vous rende compte du mien. Ergaste. - Voyons. La Marquise. - Ma première inclination a d'abord été mon mari, qui valait mieux que vous, Ergaste, soit dit sans rien diminuer de l'estime que vous méritez. Ergaste. - Après, Madame? La Marquise. - Depuis sa mort, je me suis senti, il y a deux ans, quelque sorte de penchant pour un étranger qui demeura peu de temps à Paris, que je refusai de voir, et que je perdis de vue; homme à peu près de votre taille, ni mieux ni plus mal fait; de ces figures passables, peut-être un peu plus remplie, un peu moins fluette, un peu moins décharnée que la vôtre. Ergaste. - Fort bien. Et de Dorante, que m'en direz-vous, Madame? La Marquise. - Qu'il est plus doux, plus complaisant, qu'il a la mine un peu plus distinguée, et qu'il pense plus modestement de lui que vous; mais que vous plaisez davantage. Ergaste. - J'ai tort aussi, très tort mais ce qui me surprend, c'est qu'une figure aussi chétive que la mienne, qu'un homme aussi désagréable, aussi revêche, aussi sottement infatué de lui-même, ait pu gagner votre coeur. La Marquise. - Est-ce que nos coeurs ont de la raison? Il entre tant de caprices dans les inclinations! Ergaste. - Il vous en a fallu un des plus déterminés pour pouvoir m'aimer avec de si terribles défauts, qui sont peut-être vrais, dont je vous suis obligé de m'avertir, mais que je ne savais guère. La Marquise. - Eh! savais-je, moi, que j'étais vaine, laide et mutine? Vous me l'apprenez, et je vous rends instruction pour instruction. Ergaste. - Je tâcherai d'en profiter; tout ce que je crains, c'est qu'un homme aussi commun, et qui vaut si peu, ne vous rebute. La Marquise, froidement. - Eh! dès que vous pardonnez à mes désagréments, il est juste que je pardonne à la petitesse de votre mérite. Ergaste. - Vous me rassurez. La Marquise, à part. - Personne ne viendra-t-il me délivrer de lui? Ergaste. - Quelle heure est-il? La Marquise. - Je crois qu'il est tard. Ergaste. - Ne trouvez-vous pas que le temps se brouille? La Marquise. - Oui, nous aurons de l'orage. Ils sont quelque temps sans se parler. Ergaste. - Je suis d'avis de vous laisser; vous me paraissez rêver. La Marquise. - Non, c'est que je m'ennuie; ma sincérité ne vous choquera pas. Ergaste. - Je vous en remercie, et je vous quitte; je suis votre serviteur. La Marquise. - Allez, Monsieur... A propos, quand vous écrirez à votre frère, n'allez pas si vite sur les nouvelles de notre mariage. Ergaste. - Madame, je ne lui en dirai plus rien. Scène XV La Marquise, un moment seule; Lisette survient. La Marquise, seule. - Ah! je respire. Quel homme avec son imbécile sincérité! Assurément, s'il dit vrai, je ne suis pas une jolie personne. Lisette. - Eh bien, Madame! que dites-vous d'Ergaste? est-il assez étrange? La Marquise. - Eh mais! après tout, peut-être pas si étrange, Lisette; je ne sais plus qu'en penser moi-même; il a peut-être raison; je me méfie de tout ce qu'on m'a dit jusqu'ici de flatteur pour moi; et surtout de ce que m'a dit ton Dorante, que tu aimes tant, et qui doit être le plus grand fourbe, le plus grand menteur avec ses adulations. Ah! que je me sais bon gré de l'avoir rebuté! Lisette. - Fort bien; c'est-à -dire que nous sommes tous des aveugles. Toute la terre s'accorde à dire que vous êtes une des plus jolies femmes de France, je vous épargne le mot de belle, et toute la terre en a menti. La Marquise. - Mais, Lisette, est-ce qu'on est sincère? toute la terre est polie... Lisette. - Oh! vraiment, oui; le témoignage d'un hypocondre est bien plus sûr. La Marquise. - Il peut se tromper, Lisette; mais il dit ce qu'il voit. Lisette. - Où a-t-il donc pris des yeux? Vous m'impatientez. Je sais bien qu'il y a des minois d'un mérite incertain, qui semblent jolis aux uns, et qui ne le semblent pas aux autres; et si vous aviez un de ceux-là , qui ne laissent pas de distinguer beaucoup une femme, j'excuserais votre méfiance. Mais le vôtre est charmant; petits et grands, jeunes et vieux, tout en convient, jusqu'aux femmes; il n'y a qu'un cri là -dessus. Quand on me donna à vous, que me dit-on? Vous allez servir une dame charmante. Quand je vous vis, comment vous trouvai-je? charmante. Ceux qui viennent ici, ceux qui vous rencontrent, comment vous trouvent-ils? charmante. A la ville, aux champs, c'est le même écho, partout charmante; que diantre! y a-t-il rien de plus confirmé, de plus prouvé, de plus indubitable? La Marquise. - Il est vrai qu'on ne dit pas cela d'une figure ordinaire; mais tu vois pourtant ce qui m'arrive? Lisette, en colère. - Pardi! vous avez un furieux penchant à vous rabaisser, je n'y saurais tenir; la petite opinion que vous avez de vous est insupportable. La Marquise. - Ta colère me divertit. Lisette. - Tenez, il vous est venu tantôt compagnie; il y avait des hommes et des femmes. J'étais dans la salle d'en bas quand ils sont descendus, j'entendais ce qu'ils disaient; ils parlaient de vous, et précisément de beauté, d'agréments. La Marquise. - En descendant? Lisette. - Oui, en descendant mais il faudra que votre misanthrope les redresse, car ils étaient aussi sots que moi. La Marquise. - Et que disaient-ils donc? Lisette. - Des bêtises, ils n'avaient pas le sens commun; c'étaient des yeux fins, un regard vif, une bouche, un sourire, un teint, des grâces! enfin des visions, des chimères. La Marquise. - Et ils ne te voyaient point? Lisette. - Oh! vous me feriez mourir; la porte était fermée sur moi. La Marquise. - Quelqu'un de mes gens pouvait être là ; ce n'est pas par vanité, au reste, que je suis en peine de savoir ce qui en est; car est-ce par là qu'on vaut quelque chose? Non, c'est qu'il est bon de se connaÃtre. Mais voici le plus hardi de mes flatteurs. Lisette. - Il n'en est pas moins outré des impertinences de Frontin dont il a été témoin. . Scène XVI La Marquise, Dorante, Lisette La Marquise. - Eh bien! Monsieur, prétendez-vous que je vous passe encore vos soupirs, vos je vous adore; vos enchantements sur ma personne? Venez-vous encore m'entretenir de mes appas? J'ai interrogé un homme vrai pour achever de vous connaÃtre, j'ai vu Ergaste; allez savoir ce qu'il pense de moi; il vous dira si je dois être contente du sot amour-propre que vous m'avez supposé par toutes vos exagérations. Lisette. - Allez, Monsieur, il vous apprendra que Madame est laide. Dorante. - Comment? Lisette. - Oui, laide, c'est une nouvelle découverte; à la vérité, cela ne se voit qu'avec les lunettes d'Ergaste. La Marquise. - Il n'est pas question de plaisanter, peu m'importe ce que je suis à cet égard; ce n'est pas l'intérêt que j'y prends qui me fait parler, pourvu que mes amis me croient le coeur bon et l'esprit bien fait, je les quitte du reste mais qu'un homme que je voulais estimer, dont je voulais être sûre, m'ait regardée comme une femme dont il croyait que ses flatteries démonteraient la petite cervelle, voilà ce que je lui reproche. Dorante, vivement. - Et moi, Madame, je vous déclare que ce n'est plus ni vous ni vos grâces que je défends; vous êtes fort libre de penser de vous ce qu'il vous plaira, je ne m'y oppose point; mais je ne suis ni un adulateur ni un visionnaire, j'ai les yeux bons, j'ai le jugement sain, je sais rendre justice; et je soutiens que vous êtes une des femmes du monde la plus aimable, la plus touchante, je soutiens qu'il n'y aura point de contradiction là -dessus; et tout ce qui me fâche en le disant, c'est que je ne saurais le soutenir sans faire l'éloge d'une personne qui m'outrage, et que je n'ai nulle envie de louer. Lisette. - Je suis de même; on est fâché du bien qu'on dit d'elle. La Marquise. - Mais comment se peut-il qu'Ergaste me trouve difforme et vous charmante? comment cela se peut-il? c'est pour votre honneur que j'insiste; les sentiments varient-ils jusque-là ? Ce n'est jamais que du plus au moins qu'on diffère; mais du blanc au noir, du tout au rien, je m'y perds. Dorante, vivement. - Ergaste est un extravagant, la tête lui tourne; cet esprit-là ne fera pas bonne fin. Lisette. - Lui? je ne lui donne pas six mois sans avoir besoin d'être enfermé. Dorante. - Parlez, Madame, car je suis piqué; c'est votre sincérité que j'interroge vous êtes-vous jamais présentée nulle part, au spectacle, en compagnie, que vous n'ayez fixé les yeux de tout le monde, qu'on ne vous y ait distinguée? La Marquise. - Mais... qu'on ne m'ait distinguée... Dorante. - Oui, Madame, oui, je m'en fierai à ce que vous en savez, je ne vous crois pas capable de me tromper. Lisette. - Voyons comment Madame se tirera de ce pas-ci. Il faut répondre. La Marquise. - Eh bien! j'avoue que la question m'embarrasse. Dorante. - Eh! morbleu! Madame, pourquoi me condamnez-vous donc? La Marquise. - Mais cet Ergaste? Lisette. - Mais cet Ergaste est si hypocondre, qu'il a l'extravagance de trouver Araminte mieux que vous. Dorante. - Et cette Araminte est si dupe, qu'elle en est émue, qu'elle se rengorge, et s'en estime plus qu'à l'ordinaire. La Marquise. - Tout de bon? cette pauvre petite femme! ah! ah! ah! ah!... Je voudrais bien voir l'air qu'elle a dans sa nouvelle fortune. Elle est donc bien gonflée? Dorante. - Ma foi, je l'excuse; il n'y a point de femme, en pareil cas, qui ne se redressât aussi bien qu'elle. La Marquise. - Taisez-vous, vous êtes un fripon; peu s'en faut que je ne me redresse aussi, moi. Dorante. - Je parle d'elle, Madame, et non pas de vous. La Marquise. - Il est vrai que je me sens obligée de dire, pour votre justification, qu'on a toujours mis quelque différence entre elle et moi; je ne serai pas de bonne foi si je le niais; ce n'est pas qu'elle ne soit aimable. Très aimable; mais en fait de grâces il y a bien des degrés. La Marquise. - J'en conviens; j'entends raison quand il faut. Dorante. - Oui, quand on vous y force. La Marquise. - Eh! pourquoi est-ce que je dispute? ce n'est pas pour moi, c'est pour vous; je ne demande pas mieux que d'avoir tort pour être satisfaite de votre caractère. Dorante. - Ce n'est pas que vous n'ayez vos défauts; vous en avez, car je suis sincère aussi, moi, sans me vanter de l'être. La Marquise, étonnée. - Ah! ah! mais vous me charmez, Dorante; je ne vous connaissais pas. Eh bien! ces défauts, je veux que vous me les disiez, au moins. Voyons. Dorante. - Oh! voyons. Est-il permis, par exemple, avec une figure aussi distinguée que la vôtre, et faite au tour, est-il permis de vous négliger quelquefois autant que vous le faites? La Marquise. - Que voulez-vous? c'est distraction, c'est souvent par oubli de moi-même. Dorante. - Tant pis; ce matin encore vous marchiez toute courbée, pliée en deux comme une femme de quatre-vingts ans, et cela avec la plus belle taille du monde. Lisette. - Oh! oui; le plus souvent cela va comme cela peut. La Marquise. - Eh bien! tu vois, Lisette; en bon français, il me dit que je ressemble à une vieille, que je suis contrefaite, que j'ai mauvaise façon; et je ne m'en fâche pas, je l'en remercie d'où vient? c'est qu'il a raison et qu'il parle juste. Dorante. - J'ai eu mille fois envie de vous dire comme aux enfants Tenez-vous droite. La Marquise. - Vous ferez fort bien; je ne vous rendais pas justice, Dorante et encore une fois il faut vous connaÃtre; je doutais même que vous m'aimassiez, et je résistais à mon penchant pour vous. Dorante. - Ah! Marquise! La Marquise. - Oui, j'y résistais mais j'ouvre les yeux, et tout à l'heure vous allez être vengé. Ecoutez-moi, Lisette; le notaire d'ici est actuellement dans mon cabinet qui m'arrange des papiers; allez lui dire qu'il tienne tout prêt un contrat de mariage. A Dorante. Voulez-vous bien qu'il le remplisse de votre nom et du mien, Dorante? Dorante, lui baisant la main. - Vous me transportez, Madame! La Marquise. - Il y a longtemps que cela devrait être fait. Allez, Lisette, et approchez-moi cette table; y a-t-il dessus tout ce qu'il faut pour écrire? Lisette. - Oui, Madame, voilà la table, et je cours au notaire. La Marquise. - N'est-ce pas Araminte que je vois? que vient-elle nous dire? Scène XVII Araminte, La Marquise, Dorante Araminte, en riant. - Marquise, je viens rire avec vous d'un discours sans jugement, qu'un valet a tenu, et dont je sais que vous êtes informée. Je vous dirais bien que je le désavoue, mais je pense qu'il n'en est pas besoin; vous me faites apparemment la justice de croire que je me connais, et que je sais à quoi m'en tenir sur pareille folie. La Marquise. - De grâce, permettez-moi d'écrire un petit billet qui presse, il n'interrompra point notre entretien. Araminte. - Que je ne vous gêne point. La Marquise, écrivant. - Ne parlez-vous pas de ce qui s'est passé tantôt devant vous, Madame? Araminte. - De cela même. La Marquise. - Eh bien! il n'y a plus qu'à vous féliciter de votre bonne fortune. Tout ce qu'on y pourrait souhaiter de plus, c'est qu'Ergaste fût un meilleur juge. Araminte. - C'est donc par modestie que vous vous méfiez de son jugement; car il vous a traitée plus favorablement que moi il a décidé que vous plaisiez davantage, et je changerais bien mon partage contre vous. La Marquise. - Oui-da; je sais qu'il vous trouve régulière, mais point touchante; c'est-à -dire que j'ai des grâces, et vous des traits mais je n'ai pas plus de foi à mon partage qu'au vôtre; je dis le vôtre elle se lève après avoir plié son billet parce qu'entre nous nous savons que nous ne sommes belles ni l'une ni l'autre. Araminte. - Je croirais assez la moitié de ce que vous dites. La Marquise, plaisantant. - La moitié! Dorante, les interrompant. - Madame, vous faut-il quelqu'un pour donner votre billet? souhaitez-vous que j'appelle? La Marquise. - Non, je vais le donner moi-même. A Araminte. Pardonnez si je vous quitte, Madame; j'en agis sans façon. Scène XVIII Ergaste, Araminte Ergaste. - Je ne sais si je dois me présenter devant vous. Araminte. - Je ne sais pas trop si je dois vous regarder moi-même; mais d'où vient que vous hésitez? Ergaste. - C'est que mon peu de mérite et ma mauvaise façon m'intimident; car je sais toutes mes vérités, on me les a dites. Araminte. - J'avoue que vous avez bien des défauts. Ergaste. - Auriez-vous le courage de me les passer? Araminte. - Vous êtes un homme si particulier! Ergaste. - D'accord. Araminte. - Un enfant sait mieux ce qu'il vaut, se connaÃt mieux que vous ne vous connaissez. Ergaste. - Ah! que me voilà bien! Araminte. - Défiant sur le bien qu'on vous veut jusqu'à en être ridicule. Ergaste. - C'est que je ne mérite pas qu'on m'en veuille. Araminte. - Toujours concluant que vous déplaisez. Ergaste. - Et que je déplairai toujours. Araminte. - Et par là toujours ennemi de vous-même en voici une preuve; je gage que vous m'aimiez, quand vous m'avez quittée? Ergaste. - Cela n'est pas douteux. Je ne l'ai cru autrement que par pure imbécillité. Araminte. - Et qui plus est, c'est que vous m'aimez encore, c'est que vous n'avez pas cessé d'un instant. Ergaste. - Pas d'une minute. Scène XIX Araminte, Ergaste, Lisette Lisette, donnant un billet à Tenez, Monsieur, voilà ce qu'on vous envoie. Ergaste. - De quelle part? Lisette. - De celle de ma maÃtresse. Ergaste. - Eh! où est-elle donc? Lisette. - Dans son cabinet, d'où elle vous fait ses compliments. Ergaste. - Dites-lui que je les lui rends dans la salle où je suis. Lisette. - Ouvrez, ouvrez. Ergaste, lisant. - Vous n'êtes pas au fait de mon caractère; je ne suis peut-être pas mieux au fait du vôtre; quittons-nous, Monsieur, actuellement nous n'avons point d'autre parti à prendre. Ergaste, rendant le billet. - Le conseil est bon, je vais dans un moment l'assurer de ma parfaite obéissance. Lisette. - Ce n'est pas la peine; vous l'allez voir paraÃtre, et je ne suis envoyée que pour vous préparer sur votre disgrâce. Scène XX Ergaste, Araminte Ergaste. - Madame, j'ai encore une chose à vous dire. Araminte. - Quoi donc? Ergaste. - Je soupçonne que le notaire est là dedans qui passe un contrat de mariage; n'écrira-t-il rien en ma faveur? Araminte. - En votre faveur! mais vous êtes bien hardi; vous avez donc compté que je vous pardonnerais? Ergaste. - Je ne le mérite pas. Araminte. - Cela est vrai, et je ne vous aime plus; mais quand le notaire viendra, nous verrons. Scène XXI La Marquise, Ergaste, Araminte, Dorante, Lisette, Frontin La Marquise. - Ergaste, ce que je vais vous dire vous surprendra peut-être; c'est que je me marie, n'en serez-vous point fâché? Ergaste. - Eh! non, Madame, mais à qui? La Marquise, donnant la main à Dorante, qui la baise. - Ce que vous voyez vous le dit. Ergaste. - Ah! Dorante, que j'en ai de joie! La Marquise. - Notre contrat de mariage est passé. Ergaste. - C'est fort bien fait. A Araminte. Madame, dirai-je aussi que je me marie? La Marquise. - Vous vous mariez! à qui donc? Araminte, donnant la main à Ergaste. - Tenez; voilà de quoi répondre. Ergaste, lui baisant la main. - Ceci vous l'apprend, Marquise. On me fait grâce, tout fluet que je suis. La Marquise, avec joie. - Quoi! c'est Araminte que vous épousez? Araminte. - Notre contrat était presque passé avant le vôtre. Ergaste. - Oui, c'est Madame que j'aime, que j'aimais, et que j'ai toujours aimée, qui plus est. La Marquise. - Ah! la comique aventure! je ne vous aimais pas non plus, Ergaste, je ne vous aimais pas; je me trompais, tout mon penchant était pour Dorante. Dorante, lui prenant la main. - Et tout mon coeur ne sera jamais qu'à vous. Ergaste, reprenant la main d'Araminte. - Et jamais vous ne sortirez du mien. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! nous avons pris un plaisant détour pour arriver là . Allons, belle Araminte, passons dans mon cabinet pour signer, et ne songeons qu'à nous réjouir. Frontin. - Enfin nous voilà délivrés l'un de l'autre; j'ai envie de t'embrasser de joie. Lisette. - Non, cela serait trop fort pour moi; mais je te permets de baiser ma main, pendant que je détourne la tête. Frontin, se cachant avec son chapeau. - Non; voilà mon transport passé, et je te salue en détournant la mienne. L'Epreuve Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 19 novembre 1740 Acteurs Madame Argante. Angélique, sa fille. Lisette, suivante. Lucidor, amant d'Angélique. Frontin, valet de Lucidor. MaÃtre Blaise, jeune fermier du village. La scène se passe à la campagne, dans une terre appartenant depuis peu à Lucidor. Scène première Lucidor, Frontin, en bottes et en habit de maÃtre. Lucidor. - Entrons dans cette salle. Tu ne fais donc que d'arriver? Frontin. - Je viens de mettre pied à terre à la première hôtellerie du village, j'ai demandé le chemin du château suivant l'ordre de votre lettre, et me voilà dans l'équipage que vous m'avez prescrit. De ma figure, qu'en dites-vous? Il se retourne. Y reconnaissez-vous votre valet de chambre, et n'ai-je pas l'air un peu trop seigneur? Lucidor. - Tu es comme il faut; à qui t'es-tu adressé en entrant? Frontin. - Je n'ai rencontré qu'un petit garçon dans la cour, et vous avez paru. A présent, que voulez-vous faire de moi et de ma bonne mine? Lucidor. - Te proposer pour époux à une très aimable fille. Frontin. - Tout de bon? Ma foi, Monsieur, je soutiens que vous êtes encore plus aimable qu'elle. Lucidor. - Eh! non, tu te trompes, c'est moi que la chose regarde. Frontin. - En ce cas-là , je ne soutiens plus rien. Lucidor. - Tu sais que je suis venu ici il y a près de deux mois pour y voir la terre que mon homme d'affaires m'a achetée; j'ai trouvé dans le château une Madame Argante, qui en était comme la concierge, et qui est une petite bourgeoise de ce pays-ci. Cette bonne dame a une fille qui m'a charmé, et c'est pour elle que je veux te proposer. Frontin, riant. - Pour cette fille que vous aimez? la confidence est gaillarde! Nous serons donc trois, vous traitez cette affaire-ci comme une partie de piquet. Lucidor. - Ecoute-moi donc, j'ai dessein de l'épouser moi-même. Frontin. - Je vous entends bien, quand je l'aurai épousée. Lucidor. - Me laisseras-tu dire? Je te présenterai sur le pied d'un homme riche et mon ami, afin de voir si elle m'aimera assez pour te refuser. Frontin. - Ah! c'est une autre histoire; et cela étant, il y a une chose qui m'inquiète. Lucidor. - Quoi? Frontin. - C'est qu'en venant, j'ai rencontré près de l'hôtellerie une fille qui ne m'a pas aperçu, je pense, qui causait sur le pas d'une porte, mais qui m'a bien la mine d'être une certaine Lisette que j'ai connue à Paris, il y a quatre ou cinq ans, et qui était à une dame chez qui mon maÃtre allait souvent. Je n'ai vu cette Lisette-là que deux ou trois fois; mais comme elle était jolie, je lui en ai conté tout autant de fois que je l'ai vue, et cela vous grave dans l'esprit d'une fille. Lucidor. - Mais, vraiment, il y en a une chez Madame Argante de ce nom-là , qui est du village, qui y a toute sa famille, et qui a passé en effet quelque temps à Paris avec une dame du pays. Frontin. - Ma foi, Monsieur, la friponne me reconnaÃtra; il y a de certaines tournures d'hommes qu'on n'oublie point. Lucidor. - Tout le remède que j'y sache, c'est de payer d'effronterie, et de lui persuader qu'elle se trompe. Frontin. - Oh! pour de l'effronterie, je suis en fonds. Lucidor. - N'y a-t-il pas des hommes qui se ressemblent tant, qu'on s'y méprend? Frontin. - Allons, je ressemblerai, voilà tout, mais dites-moi, Monsieur, souffririez-vous un petit mot de représentation? Lucidor. - Parle. Frontin. - Quoique à la fleur de votre âge, vous êtes tout à fait sage et raisonnable, il me semble pourtant que votre projet est bien jeune. Lucidor, fâché. - Hein? Frontin. - Doucement, vous êtes le fils d'un riche négociant qui vous a laissé plus de cent mille livres de rente, et vous pouvez prétendre aux plus grands partis; le minois dont vous parlez là est-il fait pour vous appartenir en légitime mariage? Riche comme vous êtes, on peut se tirer de là à meilleur marché, ce me semble. Lucidor. - Tais-toi, tu ne connais point celle dont tu parles. Il est vrai qu'Angélique n'est qu'une simple bourgeoise de campagne; mais originairement elle me vaut bien, et je n'ai pas l'entêtement des grandes alliances; elle est d'ailleurs si aimable, et je démêle, à travers son innocence, tant d'honneur et tant de vertu en elle; elle a naturellement un caractère si distingué, que, si elle m'aime, comme je le crois, je ne serai jamais qu'à elle. Frontin. - Comment! si elle vous aime? Est-ce que cela n'est pas décidé? Lucidor. - Non, il n'a pas encore été question du mot d'amour entre elle et moi; je ne lui ai jamais dit que je l'aime; mais toutes mes façons n'ont signifié que cela; toutes les siennes n'ont été que des expressions du penchant le plus tendre et le plus ingénu. Je tombai malade trois jours après mon arrivée; j'ai été même en quelque danger, je l'ai vue inquiète, alarmée, plus changée que moi; j'ai vu des larmes couler de ses yeux, sans que sa mère s'en aperçut et, depuis que la santé m'est revenue, nous continuons de même; je l'aime toujours, sans le lui dire, elle m'aime aussi, sans m'en parler, et sans vouloir cependant m'en faire un secret; son coeur simple, honnête et vrai, n'en sait pas davantage. Frontin. - Mais vous, qui en savez plus qu'elle, que ne mettez-vous un petit mot d'amour en avant, il ne gâterait rien? Lucidor. - Il n'est pas temps; tout sûr que je suis de son coeur, je veux savoir à quoi je le dois; et si c'est l'homme riche, ou seulement moi qu'on aime c'est ce que j'éclaircirai par l'épreuve où je vais la mettre; il m'est encore permis de n'appeler qu'amitié tout ce qui est entre nous deux, et c'est de quoi je vais profiter. Frontin. - Voilà qui est fort bien; mais ce n'était pas moi qu'il fallait employer. Lucidor. - Pourquoi? Frontin. - Oh! pourquoi? Mettez-vous à la place d'une fille, et ouvrez les yeux, vous verrez pourquoi, il y a cent à parier contre un que je plairai. Lucidor. - Le sot! hé bien! si tu plais, j'y remédierai sur-le-champ, en te faisant connaÃtre. As-tu apporté les bijoux? Frontin, fouillant dans sa poche. - Tenez, voilà tout. Lucidor. - Puisque personne ne t'a vu entrer, retire-toi avant que quelqu'un que je vois dans le jardin n'arrive, va t'ajuster, et ne parais que dans une heure ou deux. Frontin. - Si vous jouez de malheur, souvenez-vous que je vous l'ai prédit. Scène II Lucidor, MaÃtre Blaise, qui vient doucement habillé en riche fermier. Lucidor. - Il vient à moi, il paraÃt avoir à me parler. MaÃtre Blaise. - Je vous salue, Monsieur Lucidor. Eh bien! qu'est-ce? Comment vous va? Vous avez bonne maine à cette heure. Lucidor. - Oui je me porte assez bien, Monsieur Blaise. MaÃtre Blaise. - Faut convenir que voute maladie vous a bian fait du proufit; vous velà , morgué! pus rougeaud, pus varmeil, ça réjouit, ça me plaÃt à voir. Lucidor. - Je vous en suis obligé. MaÃtre Blaise. - C'est que j'aime tant la santé des braves gens, alle est si recommandabe, surtout la vôtre, qui est la pus recommandabe de tout le monde. Lucidor. - Vous avez raison d'y prendre quelque intérêt, je voudrais pouvoir vous être utile à quelque chose. MaÃtre Blaise. - Voirement, cette utilité-là est belle et bonne; et je vians tout justement vous prier de m'en gratifier d'une. Lucidor. - Voyons. MaÃtre Blaise. - Vous savez bian, Monsieur, que je fréquente chez Madame Argante, et sa fille Angélique, alle est gentille, au moins. Lucidor. - Assurément. MaÃtre Blaise, riant. - Eh! eh! eh! C'est, ne vous déplaise, que je vourais avoir sa gentillesse en mariage. Lucidor. - Vous aimez donc Angélique? MaÃtre Blaise. - Ah! cette criature-là m'affole, j'en pards si peu d'esprit que j'ai; quand il fait jour, je pense à elle; quand il fait nuit, j'en rêve; il faut du remède à ça, et je vians envars vous à celle fin, par voute moyen, pour l'honneur et le respect qu'on vous porte ici, sauf voute grâce, et si ça ne vous torne pas à importunité, de me favoriser de queuques bonnes paroles auprès de sa mère, dont j'ai itou besoin de la faveur. Lucidor. - Je vous entends, vous souhaitez que j'engage Madame Argante à vous donner sa fille. Et Angélique vous aime-t-elle? MaÃtre Blaise. - Oh! dame, quand parfois je li conte ma chance, alle rit de tout son coeur, et me plante là , c'est bon signe, n'est-ce pas? Lucidor. - Ni bon, ni mauvais; au surplus, comme je crois que Madame Argante a peu de bien, que vous êtes fermier de plusieurs terres, fils de fermier vous-même... MaÃtre Blaise. - Et que je sis encore une jeunesse, je n'ons que trente ans, et d'humeur folichonne, un Roger-Bontemps. Lucidor. - Le parti pourrait convenir, sans une difficulté. MaÃtre Blaise. - Laqueulle? Lucidor. - C'est qu'en revanche des soins que Madame Argante et toute sa maison ont eu de moi pendant ma maladie, j'ai songé à marier Angélique à quelqu'un de fort riche, qui va se présenter, qui ne veut précisément épouser qu'une fille de campagne, de famille honnête, et qui ne se soucie pas qu'elle ait du bien. MaÃtre Blaise. - Morgué! vous me faites là un vilain tour avec voute avisement, Monsieur Lucidor; velà qui m'est bian rude, bian chagrinant et bian traÃtre. Jarnigué! soyons bons, je l'approuve, mais ne foulons parsonne, je sis voute prochain autant qu'un autre, et ne faut pas peser sur ceti-ci, pour alléger ceti-là . Moi qui avais tant de peur que vous ne mouriez, c'était bian la peine de venir vingt fois demander Comment va-t-il, comment ne va-t-il pas? Velà -t-il pas une santé qui m'est bian chanceuse, après vous avoir mené moi-même ceti-là qui vous a tiré deux fois du sang, et qui est mon cousin, afin que vous le sachiez, mon propre cousin gearmain; ma mère était sa tante, et jarni! ce n'est pas bian fait à vous. Lucidor. - Votre parenté avec lui n'ajoute rien à l'obligation que je vous ai. MaÃtre Blaise. - Sans compter que c'est cinq bonnes mille livres que vous m'ôtez comme un sou, et que la petite aura en mariage. Lucidor. - Calmez-vous, est-ce cela que vous en espérez? Eh bien! je vous en donne douze pour en épouser une autre et pour vous dédommager du chagrin que je vous fais. MaÃtre Blaise, étonné. - Quoi! douze mille livres d'argent sec? Lucidor. - Oui, je vous les promets, sans vous ôter cependant la liberté de vous présenter pour Angélique; au contraire, j'exige même que vous la demandiez à Madame Argante, je l'exige, entendez-vous; car si vous plaisez à Angélique, je serais très fâché de la priver d'un homme qu'elle aimerait. MaÃtre Blaise, se frottant les yeux de surprise. - Eh mais! c'est comme un prince qui parle! Douze mille livres! Les bras m'en tombont, je ne saurais me ravoir; allons, Monsieur, boutez-vous là , que je me prosterne devant vous, ni pus ni moins que devant un prodige. Lucidor. - Il n'est pas nécessaire, point de compliments, je vous tiendrai parole. MaÃtre Blaise. - Après que j'ons été si malappris, si brutal! Eh! dites-moi, roi que vous êtes, si, par aventure, Angélique me chérit, j'aurons donc la femme et les douze mille francs avec? Lucidor. - Ce n'est pas tout à fait cela, écoutez-moi, je prétends, vous dis-je, que vous vous proposiez pour Angélique, indépendamment du mari que je lui offrirai; si elle vous accepte, comme alors je n'aurai fait aucun tort à votre amour, je ne vous donnerai rien; si elle vous refuse, les douze mille francs sont à vous. MaÃtre Blaise. - Alle me refusera, Monsieur, alle me refusera; le ciel m'en fera la grâce, à cause de vous qui le désirez. Lucidor. - Prenez garde, je vois bien qu'à cause des douze mille francs, vous ne demandez déjà pas mieux que d'être refusé. MaÃtre Blaise. - Hélas! peut-être bien que la somme m'étourdit un petit brin; j'en sis friand, je le confesse, alle est si consolante! Lucidor. - Je mets cependant encore une condition à notre marché, c'est que vous feigniez de l'empressement pour obtenir Angélique, et que vous continuiez de paraÃtre amoureux d'elle. MaÃtre Blaise. - Oui, Monsieur, je serons fidèle à ça, mais j'ons bonne espérance de n'être pas daigne d'elle, et mêmement j'avons opinion, si alle osait, qu'alle vous aimerait pus que parsonne. Lucidor. - Moi, MaÃtre Blaise? Vous me surprenez, je ne m'en suis pas aperçu, vous vous trompez; en tout cas, si elle ne veut pas de vous, souvenez-vous de lui faire ce petit reproche-là , je serais bien aise de savoir ce qui en est, par pure curiosité. MaÃtre Blaise. - An n'y manquera pas; an li reprochera devant vous, drès que Monsieur le commande. Lucidor. - Et comme je ne vous crois pas mal à propos glorieux, vous me ferez plaisir aussi de jeter vos vues sur Lisette, que, sans compter les douze mille francs, vous ne vous repentirez pas d'avoir choisi, je vous en avertis. MaÃtre Blaise. - Hélas! il n'y a qu'à dire, an se revirera itou sur elle, je l'aimerai par mortification. Lucidor. - J'avoue qu'elle sert Madame Argante, mais elle n'est pas de moindre condition que les autres filles du village. MaÃtre Blaise. - Eh! voirement, alle en est née native. Lucidor. - Jeune et bien faite, d'ailleurs. MaÃtre Blaise. - Charmante. Monsieur verra l'appétit que je prends déjà pour elle. Lucidor. - Mais je vous ordonne une chose; c'est de ne lui dire que vous l'aimez qu'après qu'Angélique se sera expliquée sur votre compte; il ne faut pas que Lisette sache vos desseins auparavant. MaÃtre Blaise. - Laissez faire à Blaise, en li parlant, je li dirai des propos où elle ne comprenra rin; la velà , vous plaÃt-il que je m'en aille? Lucidor. - Rien ne vous empêche de rester. Scène III Lucidor, MaÃtre Blaise, Lisette Lisette. - Je viens d'apprendre, Monsieur, par le petit garçon de notre vigneron, qu'il vous était arrivé une visite de Paris. Lucidor. - Oui, c'est un de mes amis qui vient me voir. Lisette. - Dans quel appartement du château souhaitez-vous qu'on le loge? Lucidor. - Nous verrons quand il sera revenu de l'hôtellerie où il est retourné; où est Angélique, Lisette? Lisette. - Il me semble l'avoir vue dans le jardin, qui s'amusait à cueillir des fleurs. Lucidor, en montrant MaÃtre Blaise. - Voici un homme qui est de bonne volonté pour elle, qui a grande envie de l'épouser, et je lui demandais si elle avait de l'inclination pour lui; qu'en pensez-vous? MaÃtre Blaise. - Oui, de queul avis êtes-vous touchant ça, belle brunette, m'amie? Lisette. - Eh mais! autant que j'en puis juger, mon avis est que jusqu'ici elle n'a rien dans le coeur pour vous. MaÃtre Blaise, gaiement. - Rian du tout, c'est ce que je disais. Que Mademoiselle Lisette a de jugement! Lisette. - Ma réponse n'a rien de trop flatteur, mais je ne saurais en faire une autre. MaÃtre Blaise, cavalièrement. - Cetelle-là est belle et bonne, et je m'y accorde. J'aime qu'on soit franc, et en effet, queul mérite avons-je pour li plaire à cette enfant? Lisette. - Ce n'est pas que vous ne valiez votre prix, Monsieur Blaise, mais je crains que Madame Argante ne vous trouve pas assez de bien pour sa fille. MaÃtre Blaise, riant. - Ca est vrai, pas assez de bian. Pus vous allez, mieux vous dites. Lisette. - Vous me faites rire avec votre air joyeux. Lucidor. - C'est qu'il n'espère pas grand-chose. MaÃtre Blaise. - Oui, velà ce que c'est, et pis tout ce qui viant, je le prends. A Lisette. Le biau brin de fille que vous êtes! Lisette. - La tête lui tourne, ou il y a là quelque chose que je n'entends pas. MaÃtre Blaise. - Stapendant, je me baillerai bian du tourment pour avoir Angélique, et il en pourra venir que je l'aurons, ou bian que je ne l'aurons pas, faut mettre les deux pour deviner juste. Lisette, en riant. - Vous êtes un très grand devin! Lucidor. - Quoi qu'il en soit, j'ai aussi un parti à lui offrir, mais un très bon parti, il s'agit d'un homme du monde, et voilà pourquoi je m'informe si elle n'aime personne. Lisette. - Dès que vous vous mêlez de l'établir, je pense bien qu'elle s'en tiendra là . Lucidor. - Adieu, Lisette, je vais faire un tour dans la grande allée; quand Angélique sera venue, je vous prie de m'en avertir. Soyez persuadée, à votre égard, que je ne m'en retournerai point à Paris sans récompenser le zèle que vous m'avez marqué. Lisette. - Vous avez bien de la bonté, Monsieur. Lucidor, à MaÃtre Blaise, en s'en allant, et à part. - Ménagez vos termes avec Lisette, MaÃtre Blaise. MaÃtre Blaise. - Aussi fais-je, je n'y mets pas le sens commun. Scène IV MaÃtre Blaise, Lisette Lisette. - Ce Monsieur Lucidor a le meilleur coeur du monde. MaÃtre Blaise. - Oh! un coeur magnifique, un coeur tout d'or; au surplus, comment vous portez-vous, Mademoiselle Lisette? Lisette, riant. - Eh! que voulez-vous dire avec votre compliment, MaÃtre Blaise? Vous tenez depuis un moment des discours bien étranges. MaÃtre Blaise. - Oui, j'ons des manières fantasques, et ça vous étonne, n'est-ce pas? Je m'en doute bian. Et par réflexion. Que vous êtes agriable! Lisette. - Que vous êtes original avec votre agréable! Comme il regarde; en vérité, vous extravaguez. MaÃtre Blaise. - Tout au contraire, c'est ma prudence qui vous contemple. Lisette. - Eh bien! contemplez, voyez, ai-je aujourd'hui le visage autrement fait que je l'avais hier? MaÃtre Blaise. - Non, c'est moi qui le voix mieux que de coutume; il est tout nouviau pour moi. Lisette, voulant s'en aller. - Eh! que le ciel vous bénisse. MaÃtre Blaise, l'arrêtant. - Attendez donc. Lisette. - Eh! que me voulez-vous? C'est se moquer que de vous entendre; on dirait que vous m'en contez; je sais bien que vous êtes un fermier à votre aise, et que je ne suis pas pour vous, de quoi s'agit-il donc? MaÃtre Blaise. - De m'acouter sans y voir goutte, et de dire à part vous Ouais! faut qu'il y ait un secret à ça. Lisette. - Et à propos de quoi un secret? Vous ne me dites rien d'intelligible. MaÃtre Blaise. - Non, c'est fait exprès, c'est résolu. Lisette. - Voilà qui est bien particulier; ne recherchez-vous pas Angélique? MaÃtre Blaise. - Ça est itou conclu. Lisette. - Plus je rêve, et plus je m'y perds. MaÃtre Blaise. - Faut que vous vous y perdiais. Lisette. - Mais pourquoi me trouver si agréable; par quel accident le remarquez-vous plus qu'à l'ordinaire? Jusqu'ici vous n'avez pas pris garde si je l'étais ou non, croirai-je que vous êtes tombé subitement amoureux de moi? Je ne vous en empêche pas. MaÃtre Blaise, vite et vivement. - Je ne dis pas que je vous aime. Lisette, riant. - Que dites-vous donc? MaÃtre Blaise. - Je ne vous dis pas que je ne vous aime point; ni l'un ni l'autre, vous m'en êtes témoin; j'ons donné ma parole, je marche droit en besogne, voyez-vous, il n'y a pas à rire à ça; je ne dis rien, mais je pense, et je vais répétant que vous êtes agriable! Lisette, étonnée et le regardant. - Je vous regarde à mon tour et, si je me figurais pas que vous êtes timbré, en vérité, je soupçonnerais que vous ne me haïssez pas. MaÃtre Blaise. - Oh! soupçonnez, croyez, persuadez-vous, il n'y aura pas de mal, pourvu qu'il n'y ait pas de ma faute, et que ça vianne de vous toute seule sans que je vous aide. Lisette. - Qu'est-ce que cela signifie? MaÃtre Blaise. - Et mêmement, à vous permis de m'aimer, par exemple, j'y consens encore; si le coeur vous y porte, ne vous retenez pas, je vous lâche la bride là -dessus; il n'y aura rian de pardu. Lisette. - Le plaisant compliment! Eh! quel avantage en tirerais-je? MaÃtre Blaise. - Oh! dame, je sis bridé, mais ce n'est pas comme vous, je ne saurais parler pus clair; voici venir Angélique, laissez-moi li toucher un petit mot d'affection, sans que ça empêche que vous soyez gentille. Lisette. - Ma foi, votre tête est dérangée, Monsieur Blaise, je n'en rabats rien. Scène V Angélique, Lisette, MaÃtre Blaise Angélique, un bouquet à la main. - Bonjour, Monsieur Blaise. Est-il vrai, Lisette, qu'il est venu quelqu'un de Paris pour Monsieur Lucidor? Lisette. - Oui, à ce que j'ai su. Angélique. - Dit-on que ce soit pour l'emmener à Paris qu'on est venu? Lisette. - C'est ce que je ne sais pas, Monsieur Lucidor ne m'en a rien appris. MaÃtre Blaise. - Il n'y a pas d'apparence, il veut auparavant vous marier dans l'opulence, à ce qu'il dit. Angélique. - Me marier, Monsieur Blaise, et à qui donc, s'il vous plaÃt? MaÃtre Blaise. - La personne n'a pas encore de nom. Lisette. - Il parle vraiment d'un très grand mariage; il s'agit d'un homme du monde, et il ne dit pas qui c'est, ni d'où il viendra. Angélique, d'un air content et discret. - D'un homme du monde qu'il ne nomme pas! Lisette. - Je vous rapporte ses propres termes. Angélique. - Eh bien! je n'en suis pas inquiète, on le connaÃtra tôt ou tard. MaÃtre Blaise. - Ce n'est pas moi, toujours. Angélique. - Oh! je le crois bien, ce serait là un beau mystère, vous n'êtes qu'un homme des champs, vous. MaÃtre Blaise. - Stapendant j'ons mes prétentions itou, mais je ne me cache pas, je dis mon nom, je me montre, en publiant que je suis amoureux de vous, vous le savez bian. Lisette lève les épaules. Angélique. - Je l'avais oublié. MaÃtre Blaise. - Me velà pour vous en aviser derechef, vous souciez-vous un peu de ça, Mademoiselle Angélique? Lisette boude. Angélique. - Hélas! guère. MaÃtre Blaise. - Guère! C'est toujours queuque chose. Prenez-y garde, au moins, car je vais me douter, sans façon, que je vous plais. Angélique. - Je ne vous le conseille pas, Monsieur Blaise; car il me semble que non. MaÃtre Blaise. - Ah! bon ça; velà qui se comprend; c'est pourtant fâcheux, voyez-vous, ça me chagraine; mais n'importe, ne vous gênez pas, je reviendrai tantôt pour savoir si vous désirez que j'en parle à Madame Argante, ou s'il faudra que je m'en taise; ruminez ça à part vous, et faites à votre guise, bonjour. Et à Lisette, à part. Que vous êtes avenante! Lisette, en colère. - Quelle cervelle! Scène VI Lisette, Angélique Angélique. - Heureusement, je ne crains pas son amour, quand il me demanderait à ma mère, il n'en sera pas plus avancé. Lisette. - Lui! c'est un conteur de sornettes qui ne convient pas à une fille comme vous. Angélique. - Je ne l'écoute pas; mais dis-moi, Lisette, Monsieur Lucidor parle donc sérieusement d'un mari? Lisette. - Mais d'un mari distingué, d'un établissement considérable. Angélique. - Très considérable, si c'est ce que je soupçonne. Lisette. - Et que soupçonnez-vous? Angélique. - Oh! je rougirais trop, si je me trompais! Lisette. - Ne serait-ce pas lui, par hasard, que vous vous imaginez être l'homme en question, tout grand seigneur qu'il est par ses richesses? Angélique. - Bon, lui! je ne sais pas seulement moi-même ce que je veux dire, on rêve, on promène sa pensée, et puis c'est tout; on le verra, ce mari, je ne l'épouserai pas sans le voir. Lisette. - Quand ce ne serait qu'un de ses amis, ce serait toujours une grande affaire; à propos, il m'a recommandé d'aller l'avertir quand vous seriez venue, et il m'attend dans l'allée. Angélique. - Eh! va donc; à quoi t'amuses-tu là ? pardi, tu fais bien les commissions qu'on te donne, il n'y sera peut-être plus. Lisette. - Tenez, le voilà lui-même. Scène VII Angélique, Lucidor, Lisette Lucidor. - Y a-t-il longtemps que vous êtes ici, Angélique? Angélique. - Non, Monsieur, il n'y a qu'un moment que je sais que vous avez envie de me parler, et je la querellais de ne me l'avoir pas dit plus tôt. Lucidor. - Oui, j'ai à vous entretenir d'une chose assez importante. Lisette. - Est-ce en secret? M'en irai-je? Lucidor. - Il n'y a pas de nécessité que vous restiez. Angélique. - Aussi bien je crois que ma mère aura besoin d'elle. Lisette. - Je me retire donc. Scène VIII Lucidor, Angélique Lucidor la regardant attentivement. Angélique, en riant. - A quoi songez-vous donc en me considérant si fort? Lucidor. - Je songe que vous embellissez tous les jours. Angélique. - Ce n'était pas de même quand vous étiez malade. A propos, je sais que vous aimez les fleurs, et je pensais à vous aussi en cueillant ce petit bouquet; tenez, Monsieur, prenez-le. Lucidor. - Je ne le prendrai que pour vous le rendre, j'aurai plus de plaisir à vous le voir. Angélique prend. - Et moi, à cette heure que je l'ai reçu, je l'aime mieux qu'auparavant. Lucidor. - Vous ne répondez jamais rien que d'obligeant. Angélique. - Ah! cela est si aisé avec de certaines personnes; mais que me voulez-vous donc? Lucidor. - Vous donner des témoignages de l'extrême amitié que j'ai pour vous, à condition qu'avant tout, vous m'instruirez de l'état de votre coeur. Angélique. - Hélas! le compte en sera bientôt fait! Je ne vous en dirai rien de nouveau; ôtez notre amitié que vous savez bien, il n'y a rien dans mon coeur, que je sache, je n'y vois qu'elle. Lucidor. - Vos façons de parler me font tant de plaisir, que j'en oublie presque ce que j'ai à vous dire. Angélique. - Comment faire? Vous oublierez donc toujours, à moins que je ne me taise; je ne connais point d'autre secret. Lucidor. - Je n'aime point ce secret-là ; mais poursuivons il n'y a encore environ que sept semaines que je suis ici. Angélique. - Y a-t-il tant que cela? Que le temps passe vite! Après? Lucidor. - Et je vois quelquefois bien des jeunes gens du pays qui vous font la cour; lequel de tous distinguez-vous parmi eux? Confiez-moi ce qui en est comme au meilleur ami que vous ayez. Angélique. - Je ne sais pas, Monsieur, pourquoi vous pensez que j'en distingue, des jeunes gens qui me font la cour; est-ce que je les remarque? est-ce que je les vois? Ils perdent donc bien leur temps. Lucidor. - Je vous crois, Angélique. Angélique. - Je ne me souciais d'aucun quand vous êtes venu ici, et je ne m'en soucie pas davantage depuis que vous y êtes, assurément. Lucidor. - Etes-vous aussi indifférente pour maÃtre Blaise, ce jeune fermier qui veut vous demander en mariage, à ce qu'il m'a dit? Angélique. - Il me demandera en ce qu'il lui plaira, mais, en un mot, tous ces gens-là me déplaisent depuis le premier jusqu'au dernier, principalement lui, qui me reprochait, l'autre jour, que nous nous parlions trop souvent tous deux, comme s'il n'était pas bien naturel de se plaire plus en votre compagnie qu'en la sienne; que cela est sot! Lucidor. - Si vous ne haïssez pas de me parler, je vous le rends bien, ma chère Angélique quand je ne vous vois pas, vous me manquez, et je vous cherche. Angélique. - Vous ne cherchez pas longtemps, car je reviens bien vite, et ne sors guère. Lucidor. - Quand vous êtes revenue, je suis content. Angélique. - Et moi, je ne suis pas mélancolique. Lucidor. - Il est vrai, je vois avec joie que votre amitié répond à la mienne. Angélique. - Oui, mais malheureusement vous n'êtes pas de notre village, et vous retournerez peut-être bientôt à votre Paris, que je n'aime guère. Si j'étais à votre place, il me viendrait plutôt chercher que je n'irais le voir. Lucidor. - Eh! qu'importe que j'y retourne ou non, puisqu'il ne tiendra qu'à vous que nous y soyons tous deux? Angélique. - Tous deux, Monsieur Lucidor! Eh mais! contez-moi donc comme quoi. Lucidor. - C'est que je vous destine un mari qui y demeure. Angélique. - Est-il possible? Ah çà , ne me trompez pas, au moins, tout le coeur me bat; loge-t-il avec vous? Lucidor. - Oui, Angélique; nous sommes dans la même maison. Angélique. - Ce n'est pas assez, je n'ose encore être bien aise en toute confiance. Quel homme est-ce? Lucidor. - Un homme très riche. Angélique. - Ce n'est pas là le principal; après. Lucidor. - Il est de mon âge et de ma taille. Angélique. - Bon; c'est ce que je voulais savoir. Lucidor. - Nos caractères se ressemblent, il pense comme moi. Angélique. - Toujours de mieux en mieux, que je l'aimerai! Lucidor. - C'est un homme tout aussi uni, tout aussi sans façon que je le suis. Angélique. - Je n'en veux point d'autre. Lucidor. - Qui n'a ni ambition, ni gloire, et qui n'exigera de celle qu'il épousera que son coeur. Angélique, riant. - Il l'aura, Monsieur Lucidor, il l'aura, il l'a déjà ; je l'aime autant que vous, ni plus ni moins. Lucidor. - Vous aurez le sien, Angélique, je vous en assure, je le connais; c'est tout comme s'il vous le disait lui-même. Angélique. - Eh! sans doute, et moi je réponds aussi comme s'il était là . Lucidor. - Ah! que de l'humeur dont il est, vous allez le rendre heureux! Angélique. - Ah! je vous promets bien qu'il ne sera pas heureux tout seul. Lucidor. - Adieu, ma chère Angélique; il me tarde d'entretenir votre mère et d'avoir son consentement. Le plaisir que me fait ce mariage ne me permet pas de différer davantage; mais avant que je vous quitte, acceptez de moi ce petit présent de noce que j'ai droit de vous offrir, suivant l'usage, et en qualité d'ami; ce sont de petits bijoux que j'ai fait venir de Paris. Angélique. - Et moi je les prends, parce qu'ils y retourneront avec vous, et que nous y serons ensemble; mais il ne fallait point de bijoux, c'est votre amitié qui est le véritable. Lucidor. - Adieu, belle Angélique; votre mari ne tardera pas à paraÃtre. Angélique. - Courez donc, afin qu'il vienne plus vite. Scène IX Angélique, Lisette Lisette. - Eh bien! Mademoiselle, êtes-vous instruite? A qui vous marie-t-on? Angélique. - A lui, ma chère Lisette, à lui-même, et je l'attends. Lisette. - A lui, dites-vous? Et quel est donc cet homme qui s'appelle lui par excellence? Est-ce qu'il est ici? Angélique. - Eh! tu as dû le rencontrer; il va trouver ma mère. Lisette. - Je n'ai vu que Monsieur Lucidor, et ce n'est pas lui qui vous épouse. Angélique. - Eh! si fait, voilà vingt fois que je te le répète; si tu savais comme nous nous sommes parlé, comme nous nous entendions bien sans qu'il ait dit C'est moi!, mais cela était si clair, si clair, si agréable, si tendre!... Lisette. - Je ne l'aurais jamais imaginé, mais le voici encore. Scène X Lucidor, Frontin, Lisette, Angélique Lucidor. - Je reviens, belle Angélique; en allant chez votre mère, j'ai trouvé Monsieur qui arrivait, et j'ai cru qu'il n'y avait rien de plus pressé que de vous l'amener; c'est lui, c'est ce mari pour qui vous êtes si favorablement prévenue, et qui, par le rapport de nos caractères, est en effet un autre moi-même; il m'a apporté aussi le portrait d'une jeune et jolie personne qu'on veut me faire épouser à Paris. Il le lui présente. Jetez les yeux dessus comment le trouvez-vous? Angélique, d'un air mourant, le repousse. - Je ne m'y connais pas. Lucidor. - Adieu, je vous laisse ensemble, et je cours chez Madame Argante. Il s'approche d'elle. Etes-vous contente? Angélique, sans lui répondre, tire la boÃte aux bijoux et la lui rend sans le regarder elle la met dans sa main; et il s'arrête comme surpris et sans la lui remettre, après quoi il sort. Scène XI Angélique, Frontin, Lisette Angélique reste immobile; Lisette tourne autour de Frontin avec surprise, et Frontin paraÃt embarrassé. Frontin. - Mademoiselle, l'étonnante immobilité où je vous vois intimide extrêmement mon inclination naissante; vous me découragez tout à fait, et je sens que je perds la parole. Lisette. - Mademoiselle est immobile, vous muet, et moi stupéfaite; j'ouvre les yeux, je regarde, et je n'y comprends rien. Angélique, tristement. - Lisette, qui est-ce qui l'aurait cru? Lisette. - Je ne le crois pas, moi qui le vois. Frontin. - Si la charmante Angélique daignait seulement jeter un regard sur moi, je crois que je ne lui ferais point de peur, et peut-être y reviendrait-elle on s'accoutume aisément à me voir, j'en ai l'expérience, essayez-en. Angélique, sans le regarder. - Je ne saurais; ce sera pour une autre fois. Lisette, tenez compagnie à Monsieur, je lui demande pardon, je ne me sens pas bien; j'étouffe, et je vais me retirer dans ma chambre. Scène XII Lisette, Frontin Frontin, à part. - Mon mérite a manqué son coup. Lisette, à part. - C'est Frontin, c'est lui-même. Frontin, les premiers mots à part. - Voici le plus fort de ma besogne ici; m'amie, que dois-je conjecturer d'un aussi langoureux accueil? Elle ne répond pas, et le regarde. Il continue. Eh bien! répondez donc. Allez-vous me dire aussi que ce sera pour une autre fois? Lisette. - Monsieur, ne t'ai-je pas vu quelque part? Frontin. - Comment donc? Ne t'ai-je pas vu quelque part? Ce village-ci est bien familier. Lisette, à part les premiers mots. - Est-ce que je me tromperais? Monsieur, excusez-moi; mais n'avez-vous jamais été à Paris chez une Madame Dorman, où j'étais? Frontin. - Qu'est-ce que c'est que Madame Dorman? Dans quel quartier? Lisette. - Du côté de la place Maubert, chez un marchand de café, au second. Frontin. - Une place Maubert, une Madame Dorman, un second! Non, mon enfant, je ne connais point cela, et je prends toujours mon café chez moi. Lisette. - Je ne dis plus mot, mais j'avoue que je vous ai pris pour Frontin, et il faut que je me fasse toute la violence du monde pour m'imaginer que ce n'est point lui. Frontin. - Frontin! mais c'est un nom de valet. Lisette. - Oui, Monsieur, et il m'a semblé que c'était toi... que c'était vous, dis-je. Frontin. - Quoi! toujours des tu et des toi! Vous me lassez à la fin. Lisette. - J'ai tort, mais tu lui ressembles si fort!... Eh! Monsieur, pardon. Je retombe toujours; quoi! tout de bon, ce n'est pas toi... je veux dire, ce n'est pas vous? Frontin, riant. - Je crois que le plus court est d'en rire moi-même; allez, ma fille, un homme moins raisonnable et de moindre étoffe se fâcherait; mais je suis trop au-dessus de votre méprise, et vous me divertiriez beaucoup, n'était le désagrément qu'il y a d'avoir une physionomie commune avec ce coquin-là . La nature pouvait se passer de lui donner le double de la mienne, et c'est un affront qu'elle m'a fait, mais ce n'est pas votre faute; parlons de votre maÃtresse. Lisette. - Oh! Monsieur, n'y ayez point de regret; celui pour qui je vous prenais est un garçon fort aimable, fort amusant, plein d'esprit et d'une très jolie figure. Frontin. - J'entends bien, la copie est parfaite. Lisette. - Si parfaite que je n'en reviens point, et tu serais le plus grand maraud... Monsieur, je me brouille encore, la ressemblance m'emporte. Frontin. - Ce n'est rien, je commence à m'y faire ce n'est pas à moi à qui vous parlez. Lisette. - Non, Monsieur, c'est à votre copie, et je voulais dire qu'il aurait grand tort de me tromper; car je voudrais de tout mon coeur que ce fût lui; je crois qu'il m'aimait, et je le regrette. Frontin. - Vous avez raison, il en valait bien la peine. Et à part. Que cela est flatteur! Lisette. - Voilà qui est bien particulier; à chaque fois que vous parlez, il me semble l'entendre. Frontin. - Vraiment, il n'y a rien là de surprenant; dès qu'on se ressemble, on a le même son de voix, et volontiers les mêmes inclinations; il vous aimait, dites-vous, et je ferais comme lui, sans l'extrême distance qui nous sépare. Lisette. - Hélas! je me réjouissais en croyant l'avoir retrouvé. Frontin, à part le premier mot. - Oh?... Tant d'amour sera récompensé, ma belle enfant, je vous le prédis; en attendant, vous ne perdrez pas tout, je m'intéresse à vous et je vous rendrai service; ne vous mariez point sans me consulter. Lisette. - Je sais garder un secret; Monsieur, dites-moi si c'est toi... Frontin, en s'en allant. - Allons, vous abusez de ma bonté; il est temps que je me retire. Et après. Ouf, le rude assaut! Scène XIII Lisette, un moment seule, MaÃtre Blaise Lisette. - Je m'y suis pris de toutes façons, et ce n'est pas lui sans doute, mais il n'y a jamais rien eu de pareil. Quand ce serait lui, au reste, MaÃtre Blaise est bien un autre parti, s'il m'aime. MaÃtre Blaise. - Eh bien! fillette, à quoi en suis-je avec Angélique? Lisette. - Au même état où vous étiez tantôt. MaÃtre Blaise, en riant. - Eh mais! tant pire, ma grande fille. Lisette. - Ne me direz-vous point ce que peut signifier le tant pis que vous dites en riant? MaÃtre Blaise. - C'est que je ris de tout, mon poulet. Lisette. - En tout cas, j'ai un avis à vous donner; c'est qu'Angélique ne paraÃt pas disposée à accepter le mari que Monsieur Lucidor lui destine, et qui est ici, et que si, dans ces circonstances, vous continuez à la rechercher, apparemment vous l'obtiendrez. MaÃtre Blaise, tristement. - Croyez-vous? Eh mais! tant mieux. Lisette. - Oh! vous m'impatientez avec vos tant mieux si tristes, vos tant pis si gaillards, et le tout en m'appelant ma grande fille et mon poulet; il faut, s'il vous plaÃt, que j'en aie le coeur net, Monsieur Blaise pour la dernière fois, est-ce que vous m'aimez? MaÃtre Blaise. - Il n'y a pas encore de réponse à ça. Lisette. - Vous vous moquez donc de moi? MaÃtre Blaise. - Velà une mauvaise pensée. Lisette. - Avez-vous toujours dessein de demander Angélique en mariage? MaÃtre Blaise. - Le micmac le requiert. Lisette. - Le micmac! Et si on vous la refuse, en serez-vous fâché? MaÃtre Blaise, riant. - Oui-da. Lisette. - En vérité, dans l'incertitude où vous me tenez de vos sentiments, que voulez-vous que je réponde aux douceurs que vous me dites? Mettez-vous à ma place. MaÃtre Blaise. - Boutez-vous à la mienne. Lisette. - Eh! quelle est-elle? car si vous êtes de bonne foi, si effectivement vous m'aimez... MaÃtre Blaise, riant. - Oui, je suppose... Lisette. - Vous jugez bien que je n'aurai pas le coeur ingrat. MaÃtre Blaise, riant. - Hé, hé, hé... Lorgnez-moi un peu, que je voie si ça est vrai. Lisette. - Qu'en ferez-vous? MaÃtre Blaise. - Hé, hé... Je le garde. La gentille enfant, queu dommage de laisser ça dans la peine! Lisette. - Quelle obscurité! Voilà Madame Argante et Monsieur Lucidor; il est apparemment question du mariage d'Angélique avec l'amant qui lui est venu; la mère voudra qu'elle l'épouse; et si elle obéit, comme elle y sera peut-être obligée, il ne sera plus nécessaire que vous la demandiez; ainsi, retirez-vous, je vous prie. MaÃtre Blaise. - Oui, mais je sis d'obligation aussi de revenir voir ce qui en est, pour me comporter à l'avenant. Lisette, fâchée. - Encore! Oh! votre énigme est d'une impertinence qui m'indigne. MaÃtre Blaise, riant et s'en allant. - C'est pourtant douze mille francs qui vous fâchent. Lisette, le voyant aller. - Douze mille francs! Où va-t-il prendre ce qu'il dit là ? Je commence à croire qu'il y a quelque motif à cela. Scène XIV Madame Argante, Lucidor, Frontin, Lisette Madame Argante, en entrant, à Frontin. - Eh! Monsieur, ne vous rebutez point, il n'est pas possible qu'Angélique ne se rende, il n'est pas possible. A Lisette. Lisette, vous étiez présente quand Monsieur a vu ma fille; est-il vrai qu'elle ne l'ait pas bien reçu? Qu'a-t-elle donc dit? Parlez; a-t-il lieu de se plaindre? Lisette. - Non, Madame, je ne me suis point aperçu de mauvaise réception; il n'y a eu qu'un étonnement naturel à une jeune et honnête fille, qui se trouve, pour ainsi dire, mariée dans la minute; mais pour le peu que Madame la rassure, et s'en mêle, il n'y aura pas la moindre difficulté. Lucidor. - Lisette a raison, je pense comme elle. Madame Argante. - Eh! sans doute; elle est si jeune et si innocente! Frontin. - Madame, le mariage en impromptu étonne l'innocence, mais ne l'afflige pas, et votre fille est allée se trouver mal dans sa chambre. Madame Argante. - Vous verrez, Monsieur, vous verrez... Allez, Lisette, dites-lui que je lui ordonne de venir tout à l'heure. Amenez-la ici; partez. A Frontin. Il faut avoir la bonté de lui pardonner ces premiers mouvements-là , Monsieur, ce ne sera rien. Lisette part. Frontin. - Vous avez beau dire, on a eu tort de m'exposer à cette aventure-ci; il est fâcheux à un galant homme, à qui tout Paris jette ses filles à la tête, et qui les refuse toutes, de venir lui-même essuyer les dédains d'une jeune citoyenne de village, à qui on ne demande précisément que sa figure en mariage. Votre fille me convient fort; et je rends grâces à mon ami de l'avoir retenue; mais il fallait, en m'appelant, me tenir sa main si prête et si disposée que je n'eusse qu'à tendre la mienne pour la recevoir; point d'autre cérémonie. Lucidor. - Je n'ai pas dû deviner l'obstacle qui se présente. Madame Argante. - Eh! Messieurs, un peu de patience; regardez-la, dans cette occasion-ci, comme un enfant. Scène XV Lucidor, Frontin, Angélique, Lisette, Madame Argante Madame Argante. - Approchez, Mademoiselle, approchez, n'êtes-vous pas bien sensible à l'honneur que vous fait Monsieur, de venir vous épouser, malgré votre peu de fortune et la médiocrité de votre état? Frontin. - Rayons ce mot d'honneur, mon amour et ma galanterie le désapprouvent. Madame Argante. - Non, Monsieur, je dis la chose comme elle est; répondez, ma fille. Angélique. - Ma mère... Madame Argante. - Vite donc! Frontin. - Point de ton d'autorité, sinon je reprends mes bottes et monte à cheval. A Angélique. Vous ne m'avez pas encore regardé, fille aimable, vous n'avez point encore vu ma personne, vous la rebutez sans la connaÃtre; voyez-la pour la juger. Angélique. - Monsieur... Madame Argante. - Monsieur!... ma mère! Levez la tête. Frontin. - Silence, maman, voilà une réponse entamée. Lisette. - Vous êtes trop heureuse, Mademoiselle, il faut que vous soyez née coiffée. Angélique, vivement. - En tout cas, je ne suis pas née babillarde. Frontin. - Vous n'en êtes que plus rare; allons, Mademoiselle, reprenez haleine, et prononcez. Madame Argante. - Je dévore ma colère. Lucidor. - Que je suis mortifié! Frontin, à Angélique. - Courage! encore un effort pour achever. Angélique. - Monsieur, je ne vous connais point. Frontin. - La connaissance est si tôt faite en mariage, c'est un pays où l'on va si vite... Madame Argante. - Comment? étourdie, ingrate que vous êtes! Frontin. - Ah! ah! Madame Argante, vous avez le dialogue d'une rudesse insoutenable. Madame Argante. - Je sors, je ne pourrais pas me retenir, mais je la déshérite, si elle continue de répondre aussi mal aux obligations que nous vous avons, Messieurs. Depuis que Monsieur Lucidor est ici, son séjour n'a été marqué pour nous que par des bienfaits; pour comble de bonheur, il procure à ma fille un mari tel qu'elle ne pouvait pas l'espérer, ni pour le bien, ni pour le rang, ni pour le mérite... Frontin. - Tout doux, appuyez légèrement sur le dernier. Madame Argante, en s'en allant. - Et, merci de ma vie! qu'elle l'accepte, ou je la renonce. Scène XVI Lucidor, Frontin, Angélique, Lisette Lisette. - En vérité, Mademoiselle, on ne saurait vous excuser; attendez-vous qu'il vienne un prince? Frontin. - Sans vanité, voici mon apprentissage; en fait de refus, je ne connaissais pas cet affront-là . Lucidor. - Vous savez, belle Angélique, que je vous ai d'abord consulté sur ce mariage; je n'y ai pensé que par zèle pour vous, et vous m'en avez paru satisfaite. Angélique. - Oui, Monsieur, votre zèle est admirable, c'est la plus belle chose du monde, et j'ai tort, je suis une étourdie, mais laissez-moi dire. A cette heure que ma mère n'y est plus, et que je suis un peu plus hardie, il est juste que je parle à mon tour, et je commence par vous, Lisette; c'est que je vous prie de vous taire, entendez-vous; il n'y a rien ici qui vous regarde; quand il vous viendra un mari, vous en ferez ce qu'il vous plaira, sans que je vous en demande compte, et je ne vous dirai point sottement, ni que vous êtes née coiffée, ni que vous êtes trop heureuse, ni que vous attendez un prince, ni d'autres propos aussi ridicules que vous m'avez tenus, sans savoir ni quoi, ni qu'est-ce. Frontin. - Sur sa part, je devine la mienne. Angélique. - La vôtre est toute prête, Monsieur. Vous êtes honnête homme, n'est-ce pas? Frontin. - C'est en quoi je brille. Angélique. - Vous ne voudrez pas causer du chagrin à une fille qui ne vous a jamais fait de mal, cela serait cruel et barbare. Frontin. - Je suis l'homme du monde le plus humain, vos pareilles en ont mille preuves. Angélique. - C'est bien fait, je vous dirai donc, Monsieur, que je serais mortifiée s'il fallait vous aimer, le coeur me le dit; on sent cela; non que vous ne soyez fort aimable, pourvu que ce ne soit pas moi qui vous aime; je ne finirai point de vous louer quand ce sera pour une autre; je vous prie de prendre en bonne part ce que je vous dis là , j'y vais de tout mon coeur; ce n'est pas moi qui ai été vous chercher, une fois; je ne songeais pas à vous, et si je l'avais pu, il ne m'en aurait pas plus coûté de vous crier Ne venez pas! que de vous dire Allez-vous-en. Frontin. - Comme vous me le dites? Angélique. - Oh! sans doute, et le plus tôt sera le mieux. Mais que vous importe? Vous ne manquerez pas de filles; quand on est riche, on en a tant qu'on veut, à ce qu'on dit, au lieu que naturellement je n'aime pas l'argent; j'aimerais mieux en donner que d'en prendre; c'est là mon humeur. Frontin. - Elle est bien opposée à la mienne; à quelle heure voulez-vous que je parte? Angélique. - Vous êtes bien honnête; quand il vous plaira, je ne vous retiens point, il est tard, à cette heure, mais il fera beau demain. Frontin, à Lucidor. - Mon grand ami, voilà ce qu'on appelle un congé bien conditionné, et je le reçois, sauf vos conseils, qui me régleront là -dessus cependant; ainsi, belle ingrate, je diffère encore mes derniers adieux. Angélique. - Quoi, Monsieur! ce n'est pas fait? Pardi! vous avez bon courage! Et quand il est parti. Votre ami n'a guère de coeur, il me demande à quelle heure il partira, et il reste. Scène XVII Lucidor, Angélique, Lisette Lucidor. - Il n'est pas si aisé de vous quitter, Angélique; mais je vous débarrasserai de lui. Lisette. - Quelle perte! un homme qui lui faisait sa fortune! Lucidor. - Il y a des antipathies insurmontables; si Angélique est dans ce cas-là , je ne m'étonne point de son refus, et je ne renonce pas au projet de l'établir avantageusement. Angélique. - Eh, Monsieur! ne vous en mêlez pas. Il y a des gens qui ne font que nous porter guignon. Lucidor. - Vous porter guignon, avec les intentions que j'ai! Et qu'avez-vous à reprocher à mon amitié? Angélique, à part. - Son amitié, le méchant homme! Lucidor. - Dites-moi de quoi vous vous plaignez. Angélique. - Moi, Monsieur, me plaindre! Eh! qui est-ce qui y songe? Où sont les reproches que je vous fais? Me voyez-vous fâchée? Je suis très contente de vous; vous en agissez on ne peut pas mieux; comment donc! vous m'offrez des maris tant que j'en voudrai; vous m'en faites venir de Paris sans que j'en demande y a-t-il rien là de plus obligeant, de plus officieux? Il est vrai que je laisse là tous vos mariages; mais aussi il ne faut pas croire, à cause de vos rares bontés, qu'on soit obligé, vite et vite, de se donner au premier venu que vous attirerez de je ne sais où, et qui arrivera tout botté pour m'épouser sur votre parole; il ne faut pas croire cela, je suis fort reconnaissante, mais je ne suis pas idiote. Lucidor. - Quoi que vous en disiez, vos discours ont une aigreur que je ne sais à quoi attribuer, et que je ne mérite point. Lisette. - Ah! j'en sais bien la cause, moi, si je voulais parler. Angélique. - Hem! Qu'est-ce que c'est que cette science que vous avez? Que veut-elle dire? Ecoutez, Lisette, je suis naturellement douce et bonne; un enfant a plus de malice que moi; mais si vous me fâchez, vous m'entendez bien? je vous promets de la rancune pour mille ans. Lucidor. - Si vous ne vous plaignez pas de moi, reprenez donc ce petit présent que je vous avais fait, et que vous m'avez rendu sans me dire pourquoi. Angélique. - Pourquoi? C'est qu'il n'est pas juste que je l'aie. Le mari et les bijoux étaient pour aller ensemble, et en rendant l'un, je rends l'autre. Vous voilà bien embarrassé; gardez cela pour cette charmante beauté dont on vous a apporté le portrait. Lucidor. - Je lui en trouverai d'autres; reprenez ceux-ci. Angélique. - Oh! qu'elle garde tout, Monsieur, je les jetterais. Lisette. - Et moi je les ramasserai. Lucidor. - C'est-à -dire que vous ne voulez pas que je songe à vous marier, et que, malgré ce que vous m'avez dit tantôt, il y a quelque amour secret dont vous me faites mystère. Angélique. - Eh mais, cela se peut bien, oui, Monsieur, voilà ce que c'est, j'en ai pour un homme d'ici, et quand je n'en aurais pas, j'en prendrais tout exprès demain pour avoir un mari à ma fantaisie. Scène XVIII Lucidor, Angélique, Lisette, MaÃtre Blaise MaÃtre Blaise. - Je requiers la parmission d'interrompre, pour avoir la déclaration de voute darnière volonté, Mademoiselle, retenez-vous voute amoureux nouviau venu? Angélique. - Non, laissez-moi. MaÃtre Blaise. - Me retenez-vous, moi? Angélique. - Non. MaÃtre Blaise. - Une fois, deux fois, me voulez-vous? Angélique. - L'insupportable homme! Lisette. - Etes-vous sourd, MaÃtre Blaise? Elle vous dit que non. MaÃtre Blaise, à Lisette, les premiers mots à part, et ne souriant. - Oui, ma mie. Ah çà , Monsieur, je vous prends à témoin comme quoi je l'aime, comme quoi alle me repousse, que, si elle ne me prend pas, c'est sa faute, et que ce n'est pas sur moi qu'il en faut jeter l'endosse. A Lisette, à part. Bonjour, poulet. Et puis à tous. Au demeurant, ça ne me surprend point; Mademoiselle Angélique en refuse deux, alle en refuserait trois; alle en refuserait un boissiau; il n'y en a qu'un qu'alle envie, tout le reste est du fretin pour alle, hormis Monsieur Lucidor, que j'ons deviné drès le commencement. Angélique, outrée. - Monsieur Lucidor! MaÃtre Blaise. - Li-même, n'ons-je pas vu que vous pleuriez quand il fut malade, tant vous aviez peur qu'il ne devÃnt mort? Lucidor. - Je ne croirai jamais ce que vous dites là ; Angélique pleurait par amitié pour moi? Angélique. - Comment, vous ne croirez pas! vous ne seriez pas un homme de bien de le croire. M'accuser d'aimer, à cause que je pleure; à cause que je donne des marques de bon coeur! eh mais! je pleure tous les malades que je vois, je pleure pour tout ce qui est en danger de mourir; si mon oiseau mourait devant moi, je pleurerais; dira-t-on que j'ai de l'amour pour lui? Lisette. - Passons, passons là -dessus; car, à vous parler franchement, je l'ai cru de même. Angélique. - Quoi! vous aussi, Lisette? Vous m'accablez, vous me déchirez. Eh! que vous ai-je fait? Quoi! un homme qui ne songe point à moi, qui veut me marier à tout le monde, et je l'aimerais, moi, qui ne pourrais pas le souffrir s'il m'aimait, moi qui ai de l'inclination pour un autre? J'ai donc le coeur bien bas, bien misérable; ah! que l'affront qu'on me fait m'est sensible! Lucidor. - Mais en vérité, Angélique, vous n'êtes pas raisonnable; ne voyez-vous pas que ce sont nos petites conversations qui ont donné lieu à cette folie qu'on a rêvée, et qu'elle ne mérite pas votre attention? Angélique. - Hélas! Monsieur, c'est par discrétion que je ne vous ai pas dit ma pensée; mais je vous aime si peu, que, si je ne me retenais pas, je vous haïrais, depuis ce mari que vous avez mandé de Paris; oui, Monsieur, je vous haïrais, je ne sais trop même si je ne vous hais pas, je ne voudrais pas jurer que non, car j'avais de l'amitié pour vous, et je n'en ai plus; est-ce là des dispositions pour aimer? Lucidor. - Je suis honteux de la douleur où je vous vois, avez-vous besoin de vous défendre, dès que vous en aimez un autre, tout n'est-il pas dit? MaÃtre Blaise. - Un autre galant? Alle serait, morgué! bian en peine de le montrer. Angélique. - En peine? Eh bien! puisqu'on m'obstine, c'est justement lui qui parle, cet indigne. Lucidor. - Je l'ai soupçonné. MaÃtre Blaise. - Moi! Lisette. - Bon! cela n'est pas vrai. Angélique. - Quoi! je ne sais pas l'inclination que j'ai? Oui, c'est lui, je vous dis que c'est lui! MaÃtre Blaise. - Ah! çà , Mademoiselle, ne badinons point; ça n'a ni rime ni raison. Par votre foi, est-ce ma personne qui vous a pris le coeur? Angélique. - Oh! je l'ai assez dit. Oui, c'est vous, malhonnête que vous êtes! Si vous ne m'en croyez pas, je ne m'en soucie guère. MaÃtre Blaise. - Eh mais! jamais voute mère n'y consentira. Angélique. - Vraiment, je le sais bien. MaÃtre Blaise. - Et pis, vous m'avez rebuté d'abord, j'ai compté là -dessus, moi, je me sis arrangé autrement. Angélique. - Eh bien! ce sont vos affaires. MaÃtre Blaise. - On n'a pas un coeur qui va et qui vient comme une girouette faut être fille pour ça; on se fie à des refus. Angélique. - Oh! accommodez-vous, benêt. MaÃtre Blaise. - Sans compter que je ne sis pas riche. Lucidor. - Ce n'est pas là ce qui embarrassera, et j'aplanirai tout; puisque vous avez le bonheur d'être aimé, MaÃtre Blaise, je donne vingt mille francs en faveur de ce mariage, je vais en porter la parole à Madame Argante, et je reviens dans le moment vous en rendre la réponse. Angélique. - Comme on me persécute! Lucidor. - Adieu, Angélique, j'aurai enfin la satisfaction de vous avoir mariée selon votre coeur, quelque chose qu'il m'en coûte. Angélique. - Je crois que cet homme-là me fera mourir de chagrin. Scène XIX MaÃtre Blaise, Angélique, Lisette Lisette. - Ce Monsieur Lucidor est un grand marieur de filles; à quoi vous déterminez-vous, MaÃtre Blaise? MaÃtre Blaise, après avoir rêvé. - Je dis qu'ous êtes toujours bian jolie, mais que ces vingt mille francs vous font grand tort. Lisette. - Hum! le vilain procédé! Angélique, d'un air languissant. - Est-ce que vous aviez quelque dessein pour elle? MaÃtre Blaise. - Oui, je n'en fais pas le fin. Angélique, languissante. - Sur ce pied-là , vous ne m'aimez pas. MaÃtre Blaise. - Si fait da ça m'avait un peu quitté, mais je vous r'aime chèrement à cette heure. Angélique, toujours languissante. - A cause des vingt mille francs? MaÃtre Blaise. - A cause de vous, et pour l'amour d'eux. Angélique. - Vous avez donc intention de les recevoir? MaÃtre Blaise. - Pargué! A voute avis? Angélique. - Et moi je vous déclare que, si vous les prenez, que je ne veux point de vous. MaÃtre Blaise. - En veci bian d'un autre! Angélique. - Il y aurait trop de lâcheté à vous de prendre de l'argent d'un homme qui a voulu me marier à un autre, qui m'a offensée en particulier en croyant que je l'aimais, et qu'on dit que j'aime moi-même. Lisette. - Mademoiselle a raison; j'approuve tout à fait ce qu'elle dit là . MaÃtre Blaise. - Mais acoutez donc le bon sens, si je ne prends pas les vingt mille francs, vous me pardrez, vous ne m'aurez point, voute mère ne voura point de moi. Angélique. - Eh bien! si elle ne veut point de vous, je vous laisserai. MaÃtre Blaise, inquiet. - Est-ce votre dernier mot? Angélique. - Je ne changerai jamais. MaÃtre Blaise. - Ah! me velà biau garçon. Scène XX Lucidor, MaÃtre Blaise, Angélique, Lisette Lucidor. - Votre mère consent à tout, belle Angélique j'en ai sa parole, et votre mariage avec MaÃtre Blaise est conclu, moyennant les vingt mille francs que je donne. Ainsi vous n'avez qu'à venir tous deux l'en remercier. MaÃtre Blaise. - Point du tout; il y a un autre vartigo qui la tiant; elle a de l'aversion pour le magot de vingt mille francs, à cause de vous qui les délivrez alle ne veut point de moi si je les prends, et je veux du magot avec alle. Angélique, s'en allant. - Et moi je ne veux plus de qui que ce soit au monde. Lucidor. - Arrêtez, de grâce, chère Angélique. Laissez-nous, vous autres. MaÃtre Blaise, prenant Lisette sous le bras, à Lucidor. - Noute premier marché tiant-il toujours? Lucidor. - Oui, je vous le garantis. MaÃtre Blaise. - Que le ciel vous conserve en joie; je vous fiance donc fillette. Scène XXI Lucidor, Angélique Lucidor. - Vous pleurez, Angélique? Angélique. - C'est que ma mère sera fâchée, et puis j'ai eu assez de confusion pour cela. Lucidor. - A l'égard de votre mère, ne vous en inquiétez pas, je la calmerai; mais me laisserez-vous la douleur de n'avoir pu vous rendre heureuse? Angélique. - Oh! voilà qui est fini; je ne veux rien d'un homme qui m'a donné le renom que je l'aimais toute seule. Lucidor. - Je ne suis point l'auteur des idées qu'on a eu là -dessus. Angélique. - On ne m'a point entendue me vanter que vous m'aimiez, quoique je l'eusse pu croire aussi bien que vous, après toutes les amitiés et toutes les manières que vous avez eues pour moi, depuis que vous êtes ici, je n'ai pourtant pas abusé de cela; vous n'en avez pas agi de même, et je suis la dupe de ma bonne foi. Lucidor. - Quand vous auriez pensé que je vous aimais, quand vous m'auriez cru pénétré de l'amour le plus tendre, vous ne vous seriez pas trompée. Angélique ici redouble ses pleurs et sanglote davantage. Lucidor continue. Et pour achever de vous ouvrir mon coeur, je vous avoue que je vous adore, Angélique. Angélique. - Je n'en sais rien; mais si jamais je viens à aimer quelqu'un, ce ne sera pas moi qui lui chercherai des filles en mariage, je le laisserai plutôt mourir garçon. Lucidor. - Hélas! Angélique, sans la haine que vous m'avez déclarée, et qui m'a paru si vraie, si naturelle, j'allais me proposer moi-même. Lucidor revenant. Mais qu'avez-vous donc encore à soupirer? Angélique. - Vous dites que je vous hais, n'ai-je pas raison? Quand il n'y aurait que ce portrait de Paris qui est dans votre poche. Lucidor. - Ce portrait n'est qu'une feinte; c'est celui d'une soeur que j'ai. Angélique. - Je ne pouvais pas deviner. Lucidor. - Le voici, Angélique; et je vous le donne. Angélique. - Qu'en ferai-je, si vous n'y êtes plus? un portrait ne guérit de rien. Lucidor. - Et si je restais, si je vous demandais votre main, si nous ne nous quittions de la vie? Angélique. - Voilà du moins ce qu'on appelle parler, cela. Lucidor. - Vous m'aimez donc? Angélique. - Ai-je jamais fait autre chose? Lucidor, se mettant tout à fait à genoux. - Vous me transportez, Angélique. Scène XXII et dernière Tous les acteurs qui arrivent avec Madame Argante Madame Argante. - Eh! bien! Monsieur; mais que vois-je? Vous êtes aux genoux de ma fille, je pense? Lucidor. - Oui Madame, et je l'épouse dès aujourd'hui, si vous y consentez. Madame Argante, charmée. - Vraiment, que de reste, Monsieur, c'est bien de l'honneur à nous tous, et il ne manquera rien à la joie où je suis, si Monsieur montrant Frontin, qui est votre ami, demeure aussi le nôtre. Frontin. - Je suis de si bonne composition, que ce sera moi qui vous verserai à boire à table. A Lisette. Ma reine, puisque vous aimiez tant Frontin, et que je lui ressemble, j'ai envie de l'être. Lisette. - Ah! coquin, je t'entends bien, mais tu l'es trop tard. MaÃtre Blaise. - Je ne pouvons nous quitter, il y a douze mille francs qui nous suivent. Madame Argante. - Que signifie donc cela? Lucidor. - Je vous l'expliquerai tout à l'heure; qu'on fasse venir les violons du village, et que la journée finisse par des danses. Divertissement Vaudeville Madame Argante. Maris jaloux, tendres amants, Dormez sur la foi des serments, Qu'aucun soupçon ne vous émeuve; Croyez l'objet de vos amours, Car on ne gagne pas toujours A la mettre à l'épreuve. Avoir le coeur de son mari, Qu'il tienne lieu d'un favori, Quel bonheur d'en fournir la preuve! Blaise me donne du souci; Mais en revanche, Dieu merci, Je le mets à l'épreuve. Vous qui courez après l'hymen, Pour éloigner tout examen, Prenez toujours fille pour veuve; Si l'amour trompe en ce moment, C'est du moins agréablement Quelle charmante épreuve! MaÃtre Blaise. Que Mathuraine ait de l'humeur, Et qu'al me refuse son coeur, Qu'il vente, qu'il tonne ou qu'il pleuve, Que le froid gèle notre vin, Je n'en prenons point de chagrin, Je somme à toute épreuve. Vous qui tenez dans vos filets Chaque jour de nouveaux objets, Soit fille, soit femme, soit veuve, Vous croyez prendre, et l'on vous prend. Gardez-vous d'un coeur qui se rend A la première épreuve. Angélique. Ah! que l'hymen paraÃt charmant Quand l'époux est toujours amant! Mais jusqu'ici la chose est neuve Que l'on verrait peu de maris, Si le sort nous avait permis De les prendre à l'épreuve! La Commère Acteurs Comédie en un acte pour les comédiens Italiens par M. De Marivaux 1741 Acteurs La vallée. Monsieur Remy. Monsieur Thibaut et son confrère, notaires. Le neveu de mademoiselle Habert. Madame Alain. Mademoiselle Habert. Agathe. Javotte La scène est à Paris chez Madame Alain. Scène I La Vallée, Mademoiselle Habert La Vallée. - Entrons dans cette salle. Puisqu'on dit que Madame Alain va revenir, ce n'est pas la peine de remonter chez vous pour redescendre après; nous n'avons qu'à l'attendre ici en devisant. Mademoiselle Habert. - Je le veux bien. La Vallée. - Que j'ai de contentement quand je vous regarde! Que je suis aise! On dit que l'on meurt de joie; cela n'est pas vrai, puisque me voilà . Et si je me réjouis tant de notre mariage, ce n'est pas à cause du bien que vous avez et de celui que je n'ai pas, au moins. De belles et bonnes rentes sont bonnes, je ne dis pas que non, et on aime toujours à avoir de quoi; mais tout cela n'est rien en comparaison de votre personne. Quel bijou! Mademoiselle Habert. - Il est donc bien vrai que vous m'aimez un peu, La Vallée? La Vallée. - Un peu, Mademoiselle? Là , de bonne foi, regardez-moi dans l'oeil pour voir si c'est un peu. Mademoiselle Habert. - Hélas! Ce me fait quelquefois douter de votre tendresse, c'est l'inégalité de nos âges. La Vallée. - Mais votre âge, où le mettez-vous donc? Ce n'est pas sur votre visage; est-ce qu'il est votre cadet? Mademoiselle Habert. - Je ne dis pas que je sois bien âgée; je serais encore assez bonne pour un autre. La Vallée. - Eh bien, c'est moi qui suis l'autre. Au surplus, chacun a son tour pour venir au monde; l'un arrive le matin et l'autre le soir, et puis on se rencontre sans se demander depuis quand on y est. Mademoiselle Habert. - Vous voyez ce que je fais pour vous, mon cher enfant. La Vallée. - Pardi, je vois des bontés qui sont des merveilles! Je vois que vous avez levé un habit qui me fait brave comme un marquis; je vois que je m'appelais Jacob quand nous nous sommes connus, et que depuis quinze jours vous avez eu l'invention de m'appeler votre cousin, Monsieur de la Vallée. Est-ce que cela n'est pas admirable? Mademoiselle Habert. - Je me suis séparée d'une soeur avec qui je vivais depuis plus de vingt-cinq ans dans l'union la plus parfaite, et je brave les reproches de toute ma famille, qui ne me pardonnera jamais notre mariage quand elle le saura. La Vallée. - Vraiment, que n'avez-vous point fait! Je ne savais pas la civilité du monde, par exemple, et à cette heure, par votre moyen, je suis poli, j'ai des manières. Je proférais des paroles rustiques, au lieu qu'à présent. je dis des mots délicats on me prendrait pour un livre. Cela n'est-il pas bien gracieux? Mademoiselle Habert. - Ce n'est pas votre bien qui me détermine. La Vallée. - Ce n'est pas ma condition non plus. Finalement, je vous dois mon nom, ma braverie, ma parenté, mon beau langage, ma politesse, ma bonne mine; et puis vous m'allez prendre pour votre homme comme si j'étais un bourgeois de Paris. Mademoiselle Habert. - Dites que je vous épouse, La Vallée, et non pas que je vous prends pour mon homme; cette façon de parler ne vaut rien. La Vallée. - Pardi, grand merci, cousine! Je vous fais bien excuse, Mademoiselle oui, vous m'épousez. Quel plaisir! Vous me donnez votre coeur qui en vaut quatre comme le mien. Mademoiselle Habert. - Si vous m'aimez, je suis assez payée. La Vallée. - Je paie tant que je puis, sans compter, et je n'y épargne rien. Mademoiselle Habert. - Je vous crois; mais pourquoi regardez-vous tant Agathe, lorsqu'elle est avec nous? La Vallée. - La fille de Madame Alain? Bon, c'est qu'elle m'agace! Elle a peut-être envie que je lui en conte et n'ose pas lui dire que je suis retenu. Mademoiselle Habert. - La petite sotte! La Vallée. - Eh! Pardi, est-ce que la mère ne va pas toujours disant que je suis beau garçon? Mademoiselle Habert. - Oh! Pour la mère, elle ne m'inquiète pas, toute réjouie qu'elle est, et je suis persuadée , après toute l'amitié qu'elle me témoigne, que je ne risque rien à lui confier mon dessein. A qui le confierais-je, d'ailleurs? il ne serait pas prudent d'en parler aux gens qui me connaissent. Je ne veux pas qu'on sache qui je suis, et il n'y a que Madame Alain à qui nous puissions nous adresser. Mais elle n'arrive point. Je me rappelle que j'ai un ordre à donner pour le repas de ce soir, et je remonte. Restez ici; prévenez-la toujours, quand elle sera venue; je redescends bientôt. La Vallée. - Oui, ma bonne parente, afin que le parent vous revoie plus vite. Etes-vous revenue? Il lui baise la main. Scène II La Vallée, Agathe La Vallée. - Cette fille-là m'adore. Elle se meurt pour ma jeunesse. Et voilà ma fortune faite. Agathe. - Oh! C'est vous, Monsieur de la Vallée. Vous avez l'air bien gai; qu'avez-vous donc? La Vallée. - Ce que j'ai, Mademoiselle Agathe? C'est que je vous vois. Agathe. - Oui-da. Il me semble en effet depuis que nous nous connaissons, que vous aimez assez à me voir. La Vallée. - Oh! vous avez raison, Mademoiselle Agathe, j'aime cela tout à fait. Mais vous parlez de mon oeil gai. C'est le vôtre qui est gaillard. Quelle prunelle! d'où cela vient-il? Agathe . - Apparemment de ce que je vous vois aussi. La Vallée. - Tout de bon? vraiment tant mieux. Est-ce que par hasard je vous plais un peu, Mademoiselle Agathe? Agathe . - Dites, qu'en pensez-vous, Monsieur de la Vallée? La Vallée. - Eh mais, je crois que j'ai opinion que oui, Mademoiselle Agathe. Agathe . - Nous sommes tous deux du même avis. La Vallée. - Tous deux! la jolie parole! Où est-ce qu'est votre petite main que je l'en remercie? Qui est-ce qui pourrait s'empêcher de prendre cela en passant? Agathe. - Je n'ai jamais permis à Monsieur Dumont de me baiser la main au moins, quoiqu'il m'aime bien. La Vallée. - C'est signe que vous m'aimez mieux que lui, mon mouton. Agathe. - Quelle différence! La Vallée. - Tout le monde est amoureux de moi. Je la baiserai donc encore si je veux. Agathe. - Eh! vous venez de l'avoir. Parlez à ma mère si vous voulez l'avoir tant que vous voudrez. La Vallée. - Vraiment il faut bien que je lui parle aussi, je l'attends. Agathe. - Vous l'attendez? La Vallée. - Je viens exprès. Agathe. - Vous faites fort bien, car Monsieur Dumont y songe. Heureusement, la voilà qui arrive. Ma mère, Monsieur de la Vallée vous demande. Il a à vous entretenir de mariage, et votre volonté sera la mienne. Adieu, Monsieur. Scène III La Vallée, Madame Alain Madame Alain. - Dites-moi donc, gros garçon, qu'est-ce qu'elle me conte là ? Que souhaitez-vous? La Vallée. - Discourir, comme elle vous le dit, d'amour et de mariage. Madame Alain. - Ah! ah! Je ne croyais pas que vous songiez à Agathe; je me serais imaginé autre chose. La Vallée. - Ce n'est pas à elle non plus; c'est le mot de mariage qui l'abuse. Madame Alain. - Voyez-vous cette petite fille! Sans doute qu'elle ne vous hait pas; elle fait comme sa mère. La Vallée, à part. - Encore une amoureuse; mon mérite ne finit point. A Madame Alain. Non, je ne pense pas à elle. Madame Alain. - Et c'est un entretien d'amour et de mariage? Oh! j'y suis! Je vous entends à cette heure! La Vallée. - Et encore qu'entendez-vous, Madame Alain? Madame Alain. - Eh! Pardi, mon enfant, j'entends ce que votre mérite m'a toujours fait comprendre. Il n'y a rien de si clair. Vous avez tant dit que mon humeur et mes manières vous revenaient, vous êtes toujours si folâtre autour de moi que cela s'entend de reste. La Vallée, à part. - Autour d'elle?... Madame Alain. - Je me suis bien doutée que vous m'en vouliez et je n'en suis pas fâchée. La Vallée. - Pour ce qui est dans le cas de vous en vouloir, il est vrai... que vous vous portez si bien, que vous êtes si fraÃche... Madame Alain. - Eh! Qu'aurais-je pour ne l'être pas! Je n'ai que trente-cinq ans, mon fils. J'ai été mariée à quinze ma fille est presque aussi vieille que moi; j'ai encore ma mère, qui a la sienne. La Vallée. - Vous n'êtes qu'un enfant qui a grandi. Madame Alain. - Et cet enfant vous plaÃt, n'est-ce pas? Parlez hardiment. La Vallée, à part. - Quelle vision! A Madame Alain. Oui-da. A part. Comment lui dire non? Madame Alain. - Je suis franche et je vous avoue que vous êtes fort à mon gré aussi; ne vous en êtes-vous pas aperçu? La Vallée. - Hem! hem! Par-ci, par-là Madame Alain. - Je le crois bien. Si vous aviez seulement dix ans de plus, cependant, tout n'en irait que mieux; car vous êtes bien jeune. Quel âge avez-vous? La Vallée. - Pas encore vingt ans. Je ne les aurai que demain matin. Madame Alain. - Oh! Ne vous pressez pas; je m'en accommode comme ils sont; ils ne me font pas plus de peur aujourd'hui qu'ils ne m'en feront demain; et après tout, un mari de vingt ans avec une veuve de trente-cinq vont bien ensemble, fort bien; ce n'est pas là l'embarras, surtout avec un mari aussi bien fait que vous et d'un caractère aussi doux. La Vallée. - Oh! point du tout, vous m'excuserez! Madame Alain. - Très bien fait, vous dis-je, et très aimable. La Vallée. - Arrêtez-vous donc, Madame Alain; ne prenez pas la peine de me louer, il y aura trop à rabattre, en vérité, vous me confondez. Je ne sais plus comment faire avec elle. Madame Alain. - Voyez cette modestie! Allons, je ne dis plus mot. Ah ça! arrangeons-nous, puisque vous m'aimez. Voyons. Ce n'est pas le tout que de se marier il faut faire une fin. A votre âge, on est bien vivant; vous avez l'air de l'être plus qu'un autre, et je ne le suis pas mal aussi, moi qui vous parle. La Vallée. - Oh! oui, très vivante! Madame Alain. - Ainsi nous voilà déjà deux en danger d'être bientôt trois, peut-être quatre, peut-être cinq, que sait-on jusqu'où peut aller une famille? Il est toujours bon d'en supposer plus que moins, n'est-ce pas? J'ai assez de bien de mon chef; j'ai ma mère qui en a aussi, une grand-mère qui n'en manque pas, un vieux parent dont j'hérite et qui en laissera; et pour peu que vous en ayez, on se soutient en prenant quelque charge; on roule. Qu'est-ce que c'est que vous avez de votre côté? La Vallée. - Oh! Moi, je n'ai point de côté. Madame Alain. - Que voulez-vous dire par là ? La Vallée. - Que je n'ai rien. C'est moi qui suis tout mon bien. Madame Alain. - Quoi! Rien du tout? La Vallée. - Non. Rien que des frères et des soeurs. Madame Alain. - Rien, mon fils, mais ce n'est pas assez. La Vallée. - Je n'en ai pourtant pas davantage; vous en contentez-vous, Madame Alain? Madame Alain. - En vérité, il n'y a pas moyen, mon garçon; il n'y a pas moyen. La Vallée. - C'est ce que je voulais savoir avant de m'aviser, car pour vous aimer, ce serait besogne faite. Madame Alain. - C'est dommage; j'ai grand regret à vos vingt ans, mais rien, que fait-on de rien? Est-ce que vous n'avez pas au moins quelque héritage? La Vallée. - Oh! si fait. J'ai sept ou huit parents robustes et en bonne santé, dont j'aurai infailliblement la succession quand ils seront morts. Madame Alain. - Il faudrait une furieuse mortalité, Monsieur de la Vallée, et cela sera bien long à mourir, à moins qu'on ne les tue. Est-ce que cette demoiselle Habert, votre cousine qui vous aime tant, ne pourrait pas vous avancer quelque chose? La Vallée. - Vraiment, elle m'avancera de reste, puisqu'elle veut m'épouser. Madame Alain. - Hem! Dites-vous pas que votre cousine vous épouse? La Vallée. - Hé oui! Je vous l'apprends, et c'est de quoi elle a à vous entretenir. N'allez pas lui dire que je vous donnais la préférence, elle est jalouse, et vous me feriez tort. Madame Alain. - Moi, lui dire! Ah! mon ami, est-ce que je dis quelque chose? Est-ce que je suis une femme qui parle? Madame Alain, parler? Madame Alain, qui voit tout, qui sait tout et ne dit mot! La Vallée. - Qu'il est beau d'être si rare! Madame Alain. - Pardi, allez! je ferais bien d'autres vacarmes si je voulais. J'ai bien autre chose à cacher que votre amour. Vous vÃtes encore hier Madame Remy ici. Je n'aurais donc qu'à lui dire que son mari m'en conte, sans qu'il y gagne; à telles enseignes que je reçus l'autre jour à mon adresse une belle et bonne étoffe bien empaquetée qui arriva de la part de personne, et que je ne sus qui venait de lui qu'après qu'elle a été coupée, ce qui m'a obligée de la garder. Et ce n'était pas ma faute; mais je n'en ai jamais dit le mot à personne, et ce n'est pas même pour vous l'apprendre que je le dis, c'est seulement pour vous montrer qu'on sait se taire. La Vallée. - Vertuchou! quelle discrétion! Madame Alain. - Demeurez en repos. Mais parlez donc, Monsieur de la Vallée, vous qui m'aimez tant, vous aimez là une fille bien ancienne, entre nous. Que je vous plains! ce que c'est de n'avoir rien! la vieille folle! La Vallée. - Motus! La voilà , prenez garde à ce que vous direz. Madame Alain. - Ne craignez rien. Scène IV La Vallée, Madame Alain, Mademoiselle Habert Mademoiselle Habert. - Bonjour, Madame. Madame Alain. - Je suis votre servante, Mademoiselle. J'apprends là une nouvelle qui me fait plaisir; on dit que vous vous mariez. Mademoiselle Habert. - Doucement, ne parlez pas si haut; il ne faut pas qu'on le sache. Madame Alain. - C'est donc un secret? Mademoiselle Habert. - Sans doute; est-ce que Monsieur de la Vallée ne vous l'a pas dit? La Vallée. - Je n'ai pas eu le temps. Madame Alain. - Nous commencions je ne sais encore rien de rien mais je parlerai bas. Eh bien! contez-moi vos petites affaires de coeur. Vous vous aimez donc, que cela est plaisant! Mademoiselle Habert. - Que trouvez-vous de si plaisant à ce mariage, Madame? Madame Alain. - Je n'y trouve rien. Au contraire, je l'approuve, je l'aime. Il me divertit, j'en ai de la joie. Que voulez-vous que j'y trouve, moi? Qu'y a-t-il à dire? Vous aimez ce garçon c'est bien fait. S'il n'a que vingt ans, ce n'est pas votre faute, vous le prenez comme il est; dans dix il en aura trente et vous dix de plus, mais qu'importe! On a de l'amour; on se contente; on se marie à l'âge qu'on a; si je pouvais vous ôter les trois quarts du vôtre, vous seriez bientôt du sien. Mademoiselle Habert. - Qu'appelez-vous du sien? Rêvez-vous, Madame Alain? Savez-vous que je n'ai que quarante ans tout au plus? Madame Alain. - Calmez-vous! C'est qu'on s'y méprend à la mine qu'ils vous donnent. La Vallée. - Vous vous moquez! On les prendrait pour des années de six mois. Finissez donc! Madame Alain. - De quoi se fâche-t-elle? Mademoiselle Habert sait que je l'aime. Allons, ma chère amie, un peu de gaieté! Vous êtes toujours sur le qui-vive. Eh! Mort de ma vie, en valez-vous moins pour être un peu mûre? Voyez comme elle s'est soutenue, elle est plus blanche, plus droite! La Vallée. - Elle a des yeux, un teint... Madame Alain. - Ah! le fripon, comme il en débite! Revenons. Vous l'épousez; après, que faut-il que je fasse? Mademoiselle Habert. - Personne ne viendra-t-il nous interrompre? Madame Alain. - Attendez; je vais y mettre bon ordre. Javotte! Javotte! Mademoiselle Habert. - Qu'allez-vous faire? Madame Alain. - Laissez, laissez! C'est qu'on peut entrer ici à tout moment, et moyennant la précaution que je prends, il ne viendra personne. Scène V Javotte, les acteurs précédents Javotte. - Comme vous criez, Madame! On n'a pas le temps de vous répondre. Que vous plaÃt-il? Madame Alain. - Si quelqu'un vient me demander, qu'on dise que je suis en affaire. Il faut que nous soyons seuls, Mademoiselle Habert a un secret de conséquence à me dire. N'entrez point non plus sans que je vous appelle, entendez-vous? Javotte. - Pardi! je m'embarrasse bien du secret des autres; ne dirait-on pas que je suis curieuse? Madame Alain. - Marchez, marchez, raisonneuse! Mademoiselle Habert, à La Vallée. - Voilà une sotte femme, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Oui, elle n'est pas assez prudente. Scène VI Madame Alain, Mademoiselle Habert, La Vallée Madame Alain. - Nous voilà tranquilles à cette heure. Mademoiselle Habert. - Eh ! Madame Alain, pour informer cette fille que j'ai une confidence à vous faire? Il ne fallait pas... Madame Alain. - Si fait vraiment. C'est afin qu'on ne vienne pas nous troubler. Pensez-vous qu'elle aille se douter de quelque chose? Eh bien, si vous avez la moindre inquiétude là -dessus, il y a bon remède; ne vous embarrassez pas. Javotte! Holà ! Mademoiselle Habert. - Quel est votre dessein? Pourquoi la rappeler? Madame Alain. - Je ne gâterai rien. Scène VII Les précédents, Javotte Javotte. - Encore! Que me voulez-vous donc, Madame? On ne fait qu'aller et venir ici. Qu'y a-t-il? Madame Alain. - Ecoutez-moi. Je me suis mal expliquée tout à l'heure. Ce n'est pas un secret que Mademoiselle veut m'apprendre; n'allez pas le croire et encore moins le dire. Ce que j'en fais n'est que pour être libre et non pas pour une confidence. Javotte. - Est-ce là tout? Pardi! la peine d'autrui ne vous coûte guère. Est-ce moi qui suis la plus babillarde de la maison? Madame Alain. - Taisez-vous et faites attention à ce qu'on vous dit, sans tant de raisonnements. Scène VIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, La Vallée Madame Alain. - Ah ça! vous devez avoir l'esprit en repos à présent. Voilà tout raccommodé. Mademoiselle Habert. - Soit. Mais ne raccommodez plus rien, je vous prie. J'ai besoin d'un extrême secret. Madame Alain. - Vous jouez de bonheur; une muette et moi, c'est tout un. J'ai les secrets de tout le monde. Hier au soir, le marchand qui est mon voisin me fit serrer dans ma salle basse je ne sais combien de marchandises de contrebande qui seraient confisquées si on le savait voyez si on me croit sûre. Mademoiselle Habert. - Vous m'en donnez une étrange preuve; pourquoi me le dire? Madame Alain. - L'étrange fille! C'est pour vous rassurer. Mademoiselle Habert. - Quelle femme! Madame Alain. - Poursuivons. Il faut que je sois informée de tout de peur de surprise. Par quel motif cachez-vous votre mariage? Mademoiselle Habert. - C'est que je ne veux pas qu'une soeur que j'ai, et avec qui j'ai passé toute ma vie, le sache. Madame Alain. - Fort bien. Je ne savais pas que vous aviez une soeur, par exemple. Cela est bon à savoir. S'il vient ici quelque femme vous demander, je commencerai par dire Etes-vous sa soeur ou non? Mademoiselle Habert. - Eh non! Madame. Vous devez absolument ignorer qui je suis. La Vallée. - On vous demanderait à vous comment vous savez que cette chère enfant a une soeur. Madame Alain. - Vous avez raison, j'ignore tout, je laisserai dire. Ou bien, je dirai Qu'est-ce que c'est que Mademoiselle Habert? Je ne connais point cela, moi, non plus que son cousin, Monsieur de la Vallée. Mademoiselle Habert. - Quel cousin? Madame Alain. - Eh! lui que voilà . La Vallée. - Eh! non; nous ne sommes pas trop cousins non plus, voyez-vous. Madame Alain. - Ah! oui-da. C'est que vous ne l'êtes pas du tout. La Vallée. - Rien que par honnêteté, depuis quinze jours et pour la commodité de se voir ici, sans qu'on en babille. Madame Alain. - Ah! j'entends. Point de cousins! Que cela est comique! Ce que c'est que l'amour! Cette chère fille... Mais n'admirez-vous pas comme on se prévient? J'avais déjà trouvé un air de famille entre vous deux. De bien loin, à la vérité, car ce sont des visages si différents! Parlons du reste. Qu'appréhendez-vous de votre soeur? Mademoiselle Habert. - Les reproches, les plaintes. La Vallée. - Les caquets des uns, les remontrances des autres. Madame Alain. - Oui, oui! L'étonnement de tout le monde. Mademoiselle Habert. - J'appréhenderais que par malice, par industrie, ou par autorité on ne mÃt opposition à mon mariage. La Vallée. - On me percerait l'âme. Madame Alain. - Oh! des oppositions, il y en aurait; on parlerait peut-être d'interdire. Mademoiselle Habert. - M'interdire, moi? En vertu de quoi? Madame Alain. - En vertu de quoi, ma fille? En vertu de ce qu'ils diront que vous faites une folie, que la tête vous baisse, que sais-je? Ce qu'on dit en pareil cas quand il y a un peu de sujet, et le sujet y est. Mademoiselle Habert. - Vous me prenez donc pour une folle. Madame Alain. - Eh non! ma mie. Je vous excuse, moi; je compatis à l'état de votre coeur et vous ne m'entendez pas. C'est par amitié que je parle. Je sais bien que vous êtes sage. Je signerai que vous l'êtes. Je vous reconnais pour telle, mais pour preuve que vous ne l'êtes pas, ils apporteront vos amours, qu'ils traiteront de ridicules; votre dessein d'épouser qu'ils traiteront d'enfance; ils apporteront une quarantaine d'années qui, malheureusement, en paraissent cinquante; ils allégueront son âge à lui et mille mauvaises raisons que vous êtes en danger d'essuyer comme bonnes. Ecoutez-moi, est-ce que j'ai dessein de vous fâcher? Ce n'est que par zèle, en un mot, que je vous épouvante. Mademoiselle Habert. - Elle est d'une maladresse, avec son zèle! La Vallée. - Mais, Madame Alain, vous alléguez l'âge de ma cousine. Regardez-y à deux fois. Où voulez-vous qu'on le prenne? Madame Alain. - Sur le registre où il est écrit, mon petit bonhomme. Car vous m'impatientez, vous autres. On est pour vous et vous criez comme des troublés. Oui, je vous le soutiens, on dira que c'est la grand-mère qui épouse le petit-fils, et par conséquent radote. Vous n'êtes encore qu'au berceau par rapport à elle, afin que vous le sachiez; oui, au berceau, mon mignon, il est inutile de se flatter là -dessus. La Vallée. - Pas si mignon, Madame Alain, pas si mignon. Mademoiselle Habert. - Eh! de grâce, Madame, laissons cette matière-là , je vous en conjure. Toutes les contradictions viendraient uniquement de ce que Monsieur de la Vallée est un cadet qui n'a point de bien... Madame Alain. - Le cadet me l'a dit point de bien. J'oubliais cet article. Mademoiselle Habert. - Viendraient aussi de ce que j'ai un neveu que ma soeur aime et qui compte sur ma succession. Madame Alain. - Où est le neveu qui ne compte pas? Il faut que le vôtre se trompe et que Monsieur de la Vallée ait tout. La Vallée, montrant Mademoiselle Habert. - Oh! pour moi, voilà mon tout. Madame Alain. - D'accord, mais il n'y aura point de mal que le reste y tienne, à condition que vous le mériterez, Monsieur de la Vallée. Traitez votre femme en bon mari, comme elle s'y attend; ne vous écartez point d'elle, et ne la négligez pas sous prétexte qu'elle est sur son déclin. Mademoiselle Habert. - Eh! que fait ici mon déclin, Madame? Nous n'en sommes pas là ! Finissons. Je vous disais que j'ai quitté ma soeur. Je ne l'ai pas informée de l'endroit où j'allais demeurer; vous voyez même que je ne sors guère de peur de la rencontrer ou de trouver quelques gens de connaissance qui me suivent. Cependant, j'ai besoin de deux notaires et d'un témoin, je pense. Voulez-vous bien vous charger de me les avoir? Madame Alain. - Il suffit. Les voulez-vous pour demain? La Vallée. - Pour tout à l'heure. Je languis. Mademoiselle Habert. - Je serais bien aise de finir aujourd'hui, si cela se peut. Madame Alain. - Aujourd'hui, dit-elle! Cet amour! Cette impatience! elle donne envie de se marier. La voilà rajeunie de vingt ans. Oui, mon coeur, oui, ma reine, aujourd'hui! Réjouissez-vous; je vais dans l'instant travailler pour vous. La Vallée. - Chère dame, que vous allez m'être obligeante! Mademoiselle Habert. - Surtout, Madame Alain, qu'on ne soupçonne point, par ce que vous direz, que c'est pour moi que vous envoyez chercher ces messieurs. Madame Alain, - Oh! ne craignez rien. Pas même les notaires ne sauront pour qui c'est que lorsqu'ils seront ici; encore n'en diront-ils rien après si vous voulez. Je vous réponds d'un qui est jeune, un peu mon allié, qui venait ici du temps qu'il était clerc, et qui nous gardera bien le secret, car je lui en garde un qui est d'une conséquence... Je vous dirai une autre fois ce que c'est; faites-m'en souvenir. Et puis notre témoin sera Monsieur Remy, ce marchand attenant ici et que vous voyez quelquefois chez moi. La Vallée. - Quoi! Votre galant qui a envoyé l'étoffe? Madame Alain. - Tout juste. L'homme à la robe, il est éperdu de moi; et à qui appartient aussi cette contrebande que j'ai dans mon armoire. Voyez s'il nous trahira! Mais laissez-moi appeler ma fille que je vois qui passe. Agathe! Approchez. Scène IX Les précédents, Agathe Agathe. - Que souhaitez-vous, ma mère? Madame Alain. - Allez-vous-en tout à l'heure chez Monsieur Remy le prier de venir ici sur-le-champ. Tâchez même de l'amener avec vous. Agathe. - J'y vais de ce pas, ma mère. Madame Alain. - Ecoutez! Dites-lui que j'aurais passé chez lui si je ne m'étais pas proposé d'aller chez Monsieur Thibaut et un autre notaire que je vais chercher pour un acte qui presse. Agathe. - Deux notaires, ma mère, et pour un acte? Madame Alain. - Oui, ma fille. Allez. Agathe. - Et si Monsieur Remy me demande ce que vous voulez, que lui dirai-je? Madame Alain. - Que c'est pour servir de témoin; il n'y a pas d'inconvénient à l'en avertir. Agathe. - Ah! c'est notre ami, il ne demandera pas mieux. Madame Alain. - Hâtez-vous, de peur qu'il ne sorte, afin qu'on termine aujourd'hui. Agathe. - Vous êtes la maÃtresse, ma mère. Donnez-moi seulement le temps de saluer Mademoiselle Habert. Bonjour, Mademoiselle. J'espère que vous me continuerez l'honneur de votre amitié, et plus à présent que jamais. Mademoiselle Habert. - Je n'ai nulle envie de vous l'ôter et je vous remercie du redoublement de la vôtre. Agathe. - Je ne fais que mon devoir, Mademoiselle, et je suis mon inclination. Madame Alain. - Vous êtes bien en humeur de complimenter, ce me semble. Partez-vous? Agathe. - Oui, ma mère. Adieu, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Je vous salue, Mademoiselle. Agathe. - Je vous aime bien; vous m'avez tenu parole. Madame Alain. - Que Monsieur Remy attende que je sois de retour; au reste, que je l'en prie, que je reviens dans moins de dix minutes. Agathe. - Oui, je le retiendrai. Mademoiselle Habert. - Un petit mot ne lui dites point que c'est pour servir de témoin. Agathe. - Comme il vous plaira. A La Vallée. Vous êtes un honnête homme. Scène X Mademoiselle Habert, Madame Alain, La Vallée Mademoiselle Habert. - Devine-t-elle que c'est pour un mariage? Madame Alain. - Ce n'est pas moi qui le lui ai appris. A La Vallée. C'est qu'elle croit que vous l'épousez. La Vallée. - Chut! Vous verrez qu'elle a remarqué mon oeil amoureux sur la cousine, et puis une fille, quand on parle du notaire, voit toujours un mari au bout. Madame Alain. - Oui, elle croit qu'un notaire n'est bon qu'à cela. Ah çà ! mes enfants, je vous quitte, mais c'est pour vous servir au plus tôt. Mademoiselle Habert. - Je vous demande pardon de la peine. Scène XI Mademoiselle Habert, La Vallée Mademoiselle Habert. - Vous allez donc enfin être à moi, mon cher La Vallée. La Vallée. - Attendez, ma mie, le coeur me bat. Cette pensée me rend l'haleine courte. Quel ravissement! Mademoiselle Habert. - Vous ne sauriez douter de ma joie. La Vallée. - Tenez, il me semble que je ne touche pas à terre. Mademoiselle Habert. - J'aime à te voir si pénétré. Je crois que tu m'aimes, mais je te défie de m'aimer plus que ma tendresse pour toi ne le mérite. La Vallée. - 'est ce que nous verrons dans le ménage. Mademoiselle Habert. - Pourvu que Madame Alain avec ses indiscrétions... Cette femme-là m'épouvante toujours. La Vallée. - Elle n'ira pas loin, et dès que vous m'aimez, je suis né coiffé. C'est une affaire finie dans le ciel. Mademoiselle Habert. - Ce qui me surprend, c'est que cette petite Agathe sache que c'est pour un mariage. Je crois même qu'elle pense que c'est pour elle. S'imaginerait-elle que vous l'aimez? Vous n'en êtes pas capable... La Vallée. - Mignonne, votre propos m'afflige l'âme. Mademoiselle Habert. - N'y fais pas d'attention, je ne m'y arrête pas. Scène XII Les précédents, Agathe Agathe. - Monsieur Remy va monter tout à l'heure. Je ne lui ai pas dit que c'était pour être témoin. Mademoiselle Habert. - Vous avez bien fait. Agathe. - C'est bien le moins que je fasse vos volontés. Je serais bien fâchée de vous déplaire en rien, Mademoiselle. Mademoiselle Habert. - Je n'entends rien à ses politesses. Agathe. - J'ai trouvé chez lui Monsieur Dumont, que vous connaissez bien, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Monsieur Dumont? Agathe. - Oui, ce jeune monsieur qui me fait la cour et que je vous ai dit qui me recherchait, et comme je disais à M. Remy que ma mère aurait passé chez lui si elle n'avait pas été chez des notaires, il m'a dit avec des mines doucereuses dont j'ai pensé rire de tout mon coeur Mademoiselle, n'approuvez-vous pas que nous ayons au premier jour affaire à lui pour nous-mêmes et que j'en parle à Madame Alain? et moi je n'ai rien répondu. La Vallée. - Oh! c'était parler avec esprit. Agathe. - Ce n'est pas qu'il n'ait du mérite, mais j'en sais qui en ont davantage. Mademoiselle Habert. - On ne saurait en trop avoir pour vous, belle Agathe. Agathe. - Je m'estime bien glorieuse que vous m'en ayez trouvé, allez, Mademoiselle. Je vous avais bien dit que Monsieur Remy ne tarderait pas. Scène XIII Les ci-dessus, Monsieur Remy Monsieur Remy. - Où est donc Madame Alain, Mademoiselle Agathe? Agathe. - Oh dame! si je vous avais dit qu'elle est sortie, vous ne seriez peut-être pas venu si tôt. Elle va revenir, Monsieur Remy. - Je retourne un instant chez moi; je vais remonter. Agathe. - Ma mère m'a dit en m'envoyant Dis-lui qu'il reste. Je fermerai plutôt la porte. La voilà elle-même. Scène XIV Madame Alain, les précédents. Madame Alain. - Monsieur Thibaut va amener un de ses confrères. Bonjour, Monsieur Remy. J'ai à vous parler. Agathe, descendez là -bas; amenez ces messieurs quand ils seront venus, et qu'on renvoie tout le monde. Mademoiselle Habert. - Nous allons vous laisser avec Monsieur. Vous nous ferez avertir quand vous aurez besoin de nous. Madame Alain. - Sans adieu. Le cher bonhomme, il me regrette; il s'en va tristement avec sa vieille... Monsieur Remy, y a-t-il longtemps que vous êtes ici? Monsieur Remy. - J'arrive, mais y eût-il une heure, elle serait bien employée puisque je vous vois. Madame Alain. - Toujours des douceurs; vous recommencez toujours. Monsieur Remy. - C'est que vous ne cessez pas d'être aimable. Madame Alain. - Patience, je me corrigerai avec le temps. Je vous demande un petit service pour une affaire que je tiens cachée. Monsieur Remy. - De quoi s'agit-il? Madame Alain. - D'un mariage, où je vous prie d'être témoin. Monsieur Remy. - Si c'est pour le vôtre, je n'en ferai rien. Je n'aiderai jamais personne à vous épouser. Serviteur! Madame Alain. - Où va-t-il? A qui en avez-vous, Monsieur l'emporté? Ce n'est pas pour moi. Monsieur Remy. - C'est donc pour Mademoiselle Agathe? Madame Alain. - Non. Monsieur Remy. - Il n'y a pourtant que vous deux à marier dans la maison. Madame Alain. - Raisonnablement parlant, vous dites assez vrai. Monsieur Remy. - Comment! Serait-ce pour cette demoiselle Habert à qui vous avez loué depuis trois semaines? Madame Alain. - Je ne parle pas. Monsieur Remy. - Je vous entends; c'est pour elle. Madame Alain. - Je me tais tout court. Je pourrais vous le dire puisqu'on va signer le contrat, et que vous y serez, mais je ne parle pas. En fait de secret confié, il ne faut se rien permettre. Monsieur Remy. - Mais si je devine? Madame Alain. - Ce ne sera pas ma faute. Monsieur Remy. - Il me sera permis d'en rire? Madame Alain. - C'est une liberté que j'ai pris la première. Monsieur Remy. - Et pourquoi se cacher? Madame Alain. - Oh! pour celui-là , il m'est permis de le dire. C'est pour éviter les reproches d'une famille qui ne serait pas contente de lui voir prendre un mari tout des plus jeunes. Monsieur Remy. - Ce mari ressemble bien à son petit cousin La Vallée! Madame Alain. - Ils ne sont pas cousins. Monsieur Remy. - Ah! ils ne sont pas! Madame Alain. - Pas plus que vous et moi. Au reste, vous soupez ici, je vous en avertis. Monsieur Remy. - Tant mieux; j'aime la comédie. Mais je vais dire chez moi que je suis retenu pour un mariage. Madame Alain. - Faites donc vite. Les notaires vont arriver; ils seront discrets; il y en a un dont je suis bien sûre c'est Monsieur Thibaut, qui va épouser la fille de Monsieur Constant, à qui il ne dit qu'il paiera sa charge des deniers de la dot, ce qu'il n'ignore pas que je sais. Ce fut feu mon mari qui ajusta l'affaire de la charge. Monsieur Remy. - Adieu. Dans un instant je suis à vous. Madame Alain. - Il a soupçonné fort juste, quoique je ne lui aie rien dit. Scène XV Agathe, Monsieur Thibaut, son confrère, Madame Alain Agathe. - Ma mère, voilà ces messieurs. Madame Alain. - Je suis votre servante, Monsieur Thibaut. Il y a longtemps que nous ne nous étions vus, quoique alliés. Monsieur Thibaut. - Je ne m'en cache pas, Madame. Qu'y a-t-il pour votre service? Madame Alain. - Ma fille, Mademoiselle Habert et Monsieur de la Vallée sont dans mon cabinet. Dites-leur de venir. Ah! les voilà . Agathe, retirez-vous. Agathe. - Je sors, ma mère. C'est à vous de me gouverner là -dessus. Scène XVI Mademoiselle Habert, Madame Alain, La Vallée, les notaires. Madame Alain. - Messieurs, il est question d'un contrat de mariage pour les deux personnes que vous voyez, et Monsieur Remy, qui est connu de vous, Monsieur Thibaut, va servir de témoin. Le Notaire. - Nous n'avons rien à demander à Mademoiselle; elle est en état de disposer d'elle, mais Monsieur me paraÃt bien jeune. Est-il en puissance de père et de mère? La Vallée. - Non. Il y aura deux ans vienne l'été que le dernier des deux mourut hydropique. Le Notaire. - N'auriez-vous pas un consentement de parents? La Vallée. - Vlà celui de mon oncle. Oh! il n'y manque rien; le juge du lieu y a passé signature, paraphe, tout y est; la feuille timbrée dit tout. Monsieur Thibaut. - Vous n'êtes pas d'ici apparemment. La Vallée. - Non, Monsieur. Je suis bourguignon pour la vie, du pays du bon vin. Monsieur Thibaut. - Cela me paraÃt en bonne forme, et puis nous nous en rapportons à Madame Alain dès que c'est chez elle que vous vous mariez. Madame Alain. - Je les connais tous deux; Mademoiselle loge chez moi. Monsieur Thibaut. - Commençons toujours, en attendant Monsieur Remy. Madame Alain. - Je le vois qui vient. Scène XVII Les précédents, Monsieur Remy Monsieur Remy. - Messieurs, je vous salue. Madame, j'ai un petit mot à vous dire à quartier, avec la permission de la compagnie. Madame Alain. - Qu'est-il arrivé? Monsieur Remy. - J'ai été obligé de dire à ma femme pourquoi j'étais retenu ici, mais je n'ai nommé personne. Madame Alain. - C'est vous qui avez deviné. Je ne vous ai rien dit. Monsieur Remy. - Non. Au mot de secret, un jeune monsieur qui venait pour une maison que je vends m'a prié de l'amener chez vous. Il vous apprendra, dit-il, des choses singulières que vous ne savez pas. Madame Alain. - Des choses singulières! Qu'il vienne! Monsieur Remy. - Il m'attend en bas, et je vais le chercher si vous le voulez. Madame Alain. - Si je le veux! Belle demande! Des choses singulières! je n'ai garde d'y manquer; il y a des cas où il faut tout savoir. Monsieur Remy. - Je vais le faire venir, et prendre de ces marchandises dans votre armoire; je les porterai chez moi où l'on doit les venir prendre ce soir. Madame Alain. - Allez, Monsieur Remy. Il sort. A la compagnie. Messieurs, je vous demande pardon, mais passez je vous prie pour un demi-quart d'heure dans le cabinet. A Mademoiselle Habert. Approchez, ma chère amie. Il va monter un homme qui, je crois, veut m'entretenir de vous. Laissez-moi, et que Monsieur de la Vallée soit témoin du zèle et de la discrétion que j'aurai. Mademoiselle Habert. - Oui, mais si c'est quelqu'un qui l'ait vu chez ma soeur? Madame Alain. - La réflexion est sensée. Retirez-vous, Mademoiselle, et vous, Monsieur, de la porte du cabinet, vous jetterez un coup d'oeil sur l'homme qui va entrer. S'il ne vous connaÃt pas, vous serez mon parent, comme vous étiez celui de Mademoiselle. Mademoiselle Habert. - Cette visite m'inquiète. Scène XVIII Le Neveu de Mademoiselle Habert, La Vallée, Madame Alain Madame Alain. - Monsieur de la Vallée, vous ne serez point de trop. Monsieur, vous pouvez dire devant lui ce qu'il vous plaira. Le Neveu. - Excusez la liberté que je prends. On dit que vous avez chez vous une demoiselle qui va se marier incognito. La Vallée. - Il n'y a point de cet incognito ici. Il faut que ce soit à une autre porte. Défiez-vous de ce gaillard-là , cousine. Madame Alain. - Il n'y a point de mystère; c'est Monsieur Remy qui l'a amené. Oui, il y a une demoiselle qui se marie, et qui n'est peut-être que la vingtième du quartier qui en fait autant. J'en sais cinq ou six pour ma part. Reste à savoir si Monsieur connaÃt la nôtre. Le Neveu. - Si c'est celle que je cherche, je suis de ses amis et j'ai quelque chose à lui remettre. La Vallée. - La nôtre n'attend rien. Ne donnez pas dans le panneau. Madame Alain. - Paix! Où sont ces choses singulières que vous devez m'apprendre, qui, apparemment, ne lui sont pas favorables? et je conclus que vous n'êtes pas son ami autant que vous le dites. La Vallée. - Et que vous ne marchez pas droit en besogne. Le Neveu. - Jouons d'adresse. Vous m'excuserez, Madame. Il est très vrai que j'ai à lui parler et que je suis son ami. Et c'est cette amitié qui veut la détourner d'un mariage qui déplaÃt à sa famille et qui n'est pas supportable. La Vallée. - Il va encore de travers. Madame Alain. - Venons d'abord aux choses singulières; c'est le principal. Le Neveu. - Mettez-vous à ma place. Ne dois-je point savoir avant de vous les confier si la personne qui loge chez vous est celle que je cherche? Donnez-moi du moins quelque idée de la vôtre. La Vallée. - C'est une fille qui se marie; voilà tout. Madame Alain. - Il y a un bon moyen de s'en éclaircir, et bien court. Ne cherchez-vous pas une jeune fille? Vous m'en avez tout l'air. Répondez. Le Neveu. - Jeune... oui, Mademoiselle. Est-ce que la vôtre ne l'est pas? Madame Alain. - Ah! vraiment non. C'est une fille âgée. Voilà une grande différence et tout le reste va de même. Nous n'avons pas ce qu'il vous faut. Je gage aussi que votre demoiselle a père et mère. Le Neveu. - J'en demeure d'accord. Madame Alain. - Vous voyez bien que rien ne se rapporte. Le Neveu. - La vôtre n'a donc plus ses parents? Madame Alain. - Elle n'a qu'une soeur avec qui elle a passé sa vie. La Vallée. - Le coeur me dit que vous me coupez la gorge. Madame Alain. - Votre coeur rêve. Le Neveu. - Nous n'y sommes plus. La mienne est blonde et n'a qu'une tante. Madame Alain. - Hé bien! la nôtre est brune et n'a qu'un neveu. La Vallée. - Ni la soeur ni le neveu n'avaient que faire là . Je ne les aurais pas déclaré. Madame Alain. - Avec qui la vôtre se marie-t-elle? Le Neveu. - Avec un veuf de trente ans, homme assez riche, mais qui ne convient point à la famille. Madame Alain. - Et voilà le futur de la nôtre. La Vallée. - Le portier dira le reste. Le Neveu. - En voilà assez, Madame. Je me rends. Ce n'est point ici qu'on trouvera Mademoiselle Dumont. Madame Alain. - Non. Il faut que vous vous contentiez de Mademoiselle Habert, qui a peur de son côté et que je vais rassurer, en l'avertissant qu'elle n'a rien à craindre. La Vallée. - C'est pour nous achever. Tout est décousu. Madame Alain. - Paraissez, notre amie! Venez rire de la frayeur de Monsieur de la Vallée. Scène XIX Les précédents, Mademoiselle Habert Mademoiselle Habert. - Hé bien! Madame, de quoi s'agissait-il? D'avec qui sortez-vous? Que vois-je? C'est mon neveu. Elle se sauve. Scène XX Les précédents. Madame Alain. - Son neveu! Votre tante! Le Neveu. - Oui, Madame. La Vallée. - J'étais devin. Madame Alain. - Ne rougissez-vous pas de votre fourberie? Le Neveu. - Ecoutez-moi et ne vous fâchez pas. Votre franchise naturelle et louable, aidée d'un peu d'industrie de ma part, a causé cet événement. Avec une femme moins vraie, je ne tenais rien. Madame Alain. - Cette bonne qualité a toujours été mon défaut et je ne m'en corrige point. Je suis outrée. Le Neveu. - Vous n'avez rien à vous reprocher. La Vallée. - Que d'avoir eu de la langue. Madame Alain. - N'ai-je pas été surprise? Le Neveu. - N'ayez point de regret à cette aventure. Profitez au contraire de l'occasion qu'elle vous offre de rendre service à d'honnêtes gens et ne vous prêtez plus à un mariage aussi ridicule et aussi disproportionné que l'est celui-ci. La Vallée. - Qu'y a-t-il donc tant à dire aux proportions? Ne sommes-nous pas garçon et fille? Le Neveu. - Taisez-vous, Jacob. Madame Alain. - Comment, Jacob! On l'appelle Monsieur de la Vallée. Le Neveu. - C'est sans doute un nom de guerre que ma tante lui a donné. La Vallée. - Donné! Qu'il soit de guerre ou de paix, le beau présent! Le Neveu. - Son véritable est Jacques Giroux, petit berger, venu depuis sept ou huit mois de je ne sais quel village de Bourgogne, et c'est de lui-même que mes tantes le savent. La Vallée. - Berger, parce qu'on a des moutons. Le Neveu. - Petit paysan, autrement dit; c'est même chose. La Vallée. - On dit paysan, nom qu'on donne à tous les gens des champs. Madame Alain. - Petit paysan, petit berger, Jacob, qu'est-ce donc que tout cela, Monsieur de la Vallée? Car, enfin, les parents auraient raison. La Vallée. - Je vous réponds qu'on arrange cette famille-là bien malhonnêtement, Madame Alain, et que sans la crainte du bruit et le respect de votre maison et du cabinet où il y a du monde... Le Neveu. - Hem! Que diriez-vous, mon petit ami? Pouvez-vous nier que vous êtes arrivé à Paris avec un voiturier, frère de votre mère? La Vallée. - Quand vous crieriez jusqu'à demain, je ne ferai point d'esclandre. Le Neveu. - De son propre aveu, c'était un vigneron que son père. La Vallée. - Je me tais. Le silence ne m'incommode pas, moi. Le Neveu. - Il ne saurait nier que ces demoiselles avaient besoin d'un copiste pour mettre au net nombre de papiers et que ce fut un de ses parents, qui est un scribe, qui le présenta à elles. Madame Alain. - Quoi! un de ces grimauds en boutique, qui dressent des écriteaux et des placets! Le Neveu. - C'est ce qu'il y a de plus distingué parmi eux, et le petit garçon sait un peu écrire, de sorte qu'il fut trois semaines à leurs gages, mangeant avec une gouvernante qui est au logis. Madame Alain. - Oh! diantre; il mange à table à cette heure. La Vallée. - Quelles balivernes vous écoutez là ! Le Neveu. - Hem! Vous raisonnez, je pense. La Vallée. - Je ne souffle pas. Chantez mes louanges à votre aise. Madame Alain. - Il m'a pourtant fait l'amour, le petit effronté! Le Neveu. - Il est bien vêtu. C'est sans doute ma tante qui lui a fait faire cet habit-là , car il était en fort mauvais équipage au logis. La Vallée. - C'est que j'avais mon habit de voyage. Le Neveu. - Jugez, Madame, vous qui êtes une femme respectable, et qui savez ce que c'est que des gens de famille... Madame Alain. - Oui, Monsieur. Je suis la veuve d'un honnête homme extrêmement considéré pour son habileté dans les affaires, et qui a été plus de vingt ans secrétaire de président. Ainsi, je dois être aussi délicate qu'une autre sur ces matières. La Vallée. - Ah! que tout cela m'ennuie. Le Neveu. - Mademoiselle Habert a eu tort de fuir; elle n'avait à craindre que des représentations soumises. Je ne désapprouve pas qu'elle se marie; toute la grâce que je lui demande, c'est de se choisir un mari que nous puissions avouer, qui ne fasse pas rougir un neveu plein de tendresse et de respect pour elle, et qui n'afflige pas une soeur à qui elle est si chère, à qui sa séparation a coûté tant de larmes. La Vallée. - Oh! le madré crocodile. Madame Alain. - Je ne m'en cache pas, vous me touchez. Les gens comme nous doivent se soutenir; j'entre dans vos raisons. La Vallée. - Que j'en rirais, si j'étais de bonne humeur! Madame Alain. - Je vais parler à Mademoiselle Habert en attendant que vous ameniez sa soeur. Rien ne se terminera aujourd'hui. Laissez-moi agir. Le Neveu. - Vous êtes notre ressource et nous nous reposons sur vos soins, Madame. Scène XXI La Vallée, Madame Alain La Vallée. - Eh bien! que vous dit le coeur? Madame Alain. - Ce n'est pas vous que je blâme, Jacob; mais il n'y a pas moyen d'être, pour un petit berger. Messieurs, vous pouvez revenir ici. Scène XXII Les deux notaires, Mademoiselle Habert, Madame Alain, La Vallée Monsieur Thibaut. - Procédons... Madame Alain. - Non, Messieurs. Il n'est plus question de cela. Il n'y a point de mariage; il est du moins remis. Mademoiselle Habert. - Comment donc? Que voulez-vous dire? Madame Alain. - Demandez à votre copiste. Mademoiselle Habert. - Mon copiste! Parlez donc, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Dame! C'est la besogne du parent que vous savez. C'est lui qui a retourné la tête. Mademoiselle Habert. - Oh! je l'ai prévu. Madame Alain. - Ne m'entendez-vous pas, ma chère amie? Un petit Jacob qui mangeait à l'office, un cousin scribe, un oncle voiturier, un vigneron... Dispensez-moi de parler. Ce n'est pas là un parti pour vous, Mademoiselle Habert. L'autre notaire. - Si vous êtes Mademoiselle Habert, je connais votre neveu. C'est un jeune homme estimable, et qui, de votre aveu même, est sur le point d'épouser la fille d'un de mes amis. Ainsi, trouvez bon que je ne prête point mon ministère pour un mariage qui peut lui faire tort. Monsieur Thibaut. - Je suis d'avis de me retirer aussi. Adieu, Madame. La Vallée. - Quel désarroi! Mademoiselle Habert. - Hé! Monsieur, arrêtez un instant, je vous en supplie. Ma chère Madame Alain, retenez du moins Monsieur Thibaut. Souffrez que je vous dise un mot avant qu'il nous quitte. La Vallée. - Rien qu'un mot, pour vous raccommoder l'esprit. Vous me vouliez tant de bien; souvenez-vous-en. Madame Alain. - Hélas! j'y consens; je ne suis point votre ennemie. Ayez donc la bonté de rester, Monsieur Thibaut. Monsieur Thibaut. - Il n'est point encore sûr que vous ayez affaire de moi. En tous cas, je repasserai ici dans un quart d'heure. Mademoiselle Habert. - Je vous en conjure. A La Vallée. Cette femme est faible et crédule. Regagnons-la. Scène XXIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, La Vallée Madame Alain. - Que je vous plains, ma chère Mademoiselle Habert! Que tout ceci est désagréable pour moi! Ce neveu qui paraÃt vous aimer est d'une tristesse... Mademoiselle Habert. - Est-il possible que vous vous déterminiez à me chagriner sur les rapports d'un homme qui vous doit être suspect, qui a tant d'intérêt à les faire faux, qui est mon neveu enfin, et de tous les neveux le plus avide? Ne reconnaissez-vous pas les parents? Pouvez-vous vous y méprendre, avec autant d'esprit que vous en avez? La Vallée. - Remplie de sens commun comme vous l'êtes. Madame Alain. - Calmez-vous, Mademoiselle Habert; vous m'affligez. Je ne saurais voir pleurer les gens sans faire comme eux. La Vallée, sanglotant. - Se peut-il que ce soit Madame Alain qui nous maltraite... Madame Alain, pleurant. - Doucement. Le moyen de nous expliquer si nous pleurons tous! Je sais bien que tous les neveux et les cousins qui héritent ne valent rien, mais on croit le vôtre. Il approuve que vous vous mariez, il n'y a que Jacob qui le fâche, et il n'a pas tort. Jacob est joli garçon, un bon garçon, je suis de votre avis; ce n'est pas que je le méprise, on est ce qu'on est, mais il y a une règle dans la vie; on a rangé les conditions, voyez-vous; je ne dis pas qu'on ait bien fait, c'est peut-être une folie, mais il y a longtemps qu'elle dure, tout le monde la suit, nous venons trop tard pour la contredire. C'est la mode; on ne la changera pas, ni pour vous ni pour ce petit bonhomme. En France et partout, un paysan n'est qu'un paysan, et ce paysan n'est pas pour la fille d'un citoyen bourgeois de Paris. Mademoiselle Habert. - On exagère, Madame Alain. La Vallée. - Je suis calomnié, ma chère dame. Madame Alain. - Vous ne vous êtes pas défendu. La Vallée. - J'avais peur du tapage. Mademoiselle Habert. - Il n'a pas voulu faire de vacarme, La Vallée. - Récapitulons les injures. Il m'appelle paysan; mon père est pourtant mort le premier marguillier du lieu. Personne ne m'ôtera cet honneur, Mademoiselle Habert. - Ce sont d'ordinaire les principaux d'un bourg ou d'une ville qu'on choisit pour cette fonction. Madame Alain. - Je l'avoue. Je ne demande pas mieux que d'avoir été trompée; mais le père vigneron? La Vallée. - Vigneron, c'est qu'il avait des vignes, et n'en a pas qui veut. Mademoiselle Habert. - Voilà comme on abuse des choses. Madame Alain. - Mais vraiment, des vignes, comtes, marquis, princes, ducs, tout le monde en a, et j'en ai aussi. La Vallée. - Vous êtes donc une vigneronne. Madame Alain. - Il n'y aurait rien de si impertinent. La Vallée. - J'ai, dit-il, un oncle qui mène des voitures; encore une malice; il les fait mener. Le maÃtre d'un carrosse et le cocher sont deux. Cet oncle a des voitures, mais les voitures et les meneurs sont à lui. Qu'y a-t-il à dire? Madame Alain. - Qu'est-ce que cela signifie? Quoi! c'est ainsi que votre neveu l'entend! Mon beau-père avait bien vingt fiacres sur la place; il n'était donc pas de bonne famille, à son compte? La Vallée. - Non. Votre mari était fils de gens de rien; vous avez perdu votre honneur en l'épousant. Madame Alain. - Il en a menti. Qu'il y revienne! Mais, Monsieur de la Vallée, vous n'avez rien dit de cela devant lui. La Vallée. - Je n'osais me fier à moi; je suis trop violent. Mademoiselle Habert. - Ils se seraient peut-être battus. Madame Alain. - Voyez le fourbe avec son copiste! Mademoiselle Habert. - Eh! c'était par amitié qu'il copiait; nous l'en avions prié. La Vallée. - Ces demoiselles me dictaient; elles se trompaient; je me trompais aussi; tantôt mon écriture montait, tantôt elle descendait; je griffonnais; et puis, c'était à rire de Monsieur Jacob! Mademoiselle Habert. - L'étourdi! Madame Alain. - Et pourquoi ce nom de Jacob? Mademoiselle Habert. - C'est que, dans les provinces, c'est l'usage de donner ces noms-là aux enfants dans les familles. Madame Alain. - A parler franchement, j'avoue que j'ai été prise pour dupe, et je suis indignée. Je laisse là les autres articles, qui ne doivent être aussi que des impostures. Ah! le méchant parent! Il nous manque un notaire. Allez vous tranquilliser dans votre chambre, et que Monsieur de la Vallée ne s'écarte pas. Je veux que votre soeur vous trouve mariée, et je vais pourvoir à tout ce qu'il vous faut. La Vallée. - Il y a de bons coeurs, mais le vôtre est charmant. Madame Alain. - Allez, vous en serez content. Dans le fond, j'avais été trop vite. Scène XXIV Madame Alain, Agathe Agathe. - J'ai quelque chose à vous dire, ma mère. Madame Alain. - Oh! vous prenez bien votre temps! Que vous est-il arrivé avec votre air triste? Venez-vous m'annoncer quelque désastre? Agathe. - Non, ma mère. Madame Alain.. - Eh bien! attendez. J'ai un billet à écrire, et vous me parlerez après. Scène XXV Les précédents, Monsieur Thibaut Monsieur Thibaut. - Vous voyez que je vous tiens parole, Madame. Madame Alain. - Vous me faites grand plaisir. Je vous laisse pour un instant. Ma fille, faites compagnie à Monsieur; je reviens. Elle sort. Monsieur Thibaut. - Apparemment que la partie est renouée et que le mariage se termine. Agathe. - Je n'en sais rien. J'ai empêché Monsieur Remy de sortir, mais si vous en avez envie, je vais vous ouvrir la porte; vous vous en irez tant qu'il vous plaira. Monsieur Thibaut. - Vous êtes fâchée. Est-ce que ce mariage vous déplaÃt? Agathe. - Sans doute. C'est un malheur pour cette fille-là d'épouser un petit fripon qui ne l'aime point et qui, encore aujourd'hui, faisait l'amour à une autre pour l'épouser. Monsieur Thibaut. - A vous, peut-être? Agathe. - A moi, Monsieur! Il n'aurait qu'à y venir, l'impertinent qu'il est. C'est bien à un petit rustre comme lui qu'il appartient d'aimer des filles de ma sorte. Vous croyez donc que j'aurais écouté un homme de rien! Car je sais tout du neveu. Monsieur Thibaut. - Non, sans doute. On voit bien à la colère où vous êtes que vous ne vous souciez pas de lui. Agathe. - Je soupçonne que vous vous moquez de moi, Monsieur Thibaut. Monsieur Thibaut. - Ce n'est pas mon dessein. Agathe. - Vous auriez grand tort. Ce n'est que par bon caractère que je parle. J'avoue aussi que je suis fâchée, mais vous verrez que j'ai raison. Je dirai tout devant vous à ma mère. Scène XXVI Les précédents, Madame Alain Madame Alain. - Pardon, Monsieur Thibaut; j'écris à Monsieur Lefort, votre confrère. C'est un homme riche, fier, et qui salue si froidement tout ce qui n'est pas notaire... Savez-vous ce que j'ai fait? Je lui ai écrit que vous le priez de venir. Monsieur Thibaut. - Il n'y manquera pas. Voilà Mademoiselle Agathe qui se plaint beaucoup du prétendu. Madame Alain. - Du prétendu! Vous, ma fille? Agathe. - Moi, Ma Mère. Ce mariage n'est pas rompu? Mademoiselle Habert ne sait donc pas que ce La Vallée est de la lie du peuple? Madame Alain. - Est-ce que le neveu vous a aussi gâté l'esprit? Vous avez là un plaisant historien. De quoi vous embarrassez-vous? Monsieur Thibaut. - Elle n'en parle que par bon caractère. Agathe. - Et puis c'est que ce La Vallée m'a fait un affront qui mérite punition. Monsieur Thibaut. - Oh! Ceci devient sérieux! Madame Alain. - Un affront, petite fille! Eh! de quelle espèce est-il? Mort de ma vie, un affront! Monsieur Thibaut. - Puis-je rester? Madame Alain. - Je n'en sais rien. Que veut-elle dire? Agathe. - Il m'a fait entendre qu'il allait vous parler pour moi. Madame Alain. - Après. Agathe. - Je crus de bonne foi ce qu'il me disait, ma mère. Madame Alain. - Après. Agathe. - Et il sait bien que je l'ai cru. Madame Alain. - Ensuite. Agathe. - Eh mais! voilà tout. N'est-ce pas bien assez? Monsieur Thibaut. - Ce n'est qu'une bagatelle. Madame Alain. - Cette innocente avec son affront! Allez, vous êtes une sotte, ma fille. Il m'a dit que c'est qu'il n'a pu vous désabuser sans trahir son secret, et vous y avez donné comme une étourdie. Qu'il n'y paraisse pas, surtout. Allez, laissez-moi en repos. Agathe. - Il a même poussé la hardiesse jusqu'à me baiser la main. Madame Alain. - Que ne la retiriez-vous, Mademoiselle! Apprenez qu'une fille ne doit jamais avoir de mains. Monsieur Thibaut. - Passons les mains, quand elles sont jolies. Madame Alain. - Ce n'est pas lui qui a tort; il fait sa charge. Apprenez aussi, soit dit entre nous, que La Vallée songeait si peu à vous que c'est moi qu'il aime, qu'il m'épouserait si j'étais femme à vous donner un beau-père. Agathe. - Vous, ma mère? Madame Alain. - Oui, Mademoiselle, moi-même. C'est à mon refus qu'il se donne à Mademoiselle Habert, qui, heureusement pour lui, s'imagine qu'il l'aime, et à qui je vous défends d'en parler, puisque le jeune homme n'a rien. Oui, je l'ai refusé, quoiqu'il m'ait baisé la main aussi bien qu'à vous, et de meilleur coeur, ma fille. Retirez-vous; tenez-vous là -bas et renvoyez toutes les visites. Agathe, à part. - La Vallée me le paiera pourtant. Scène XXVII Madame Alain, Monsieur Thibaut Monsieur Thibaut. - Hé bien! Madame, qu'a-t-on déterminé? Madame Alain. - De passer le contrat tout à l'heure. Cela serait fait, sans cet indiscret Monsieur Remy. Quel homme! il rapporte, il redit, c'est une gazette! Monsieur Thibaut. - Qu'a-t-il donc fait? Madame Alain. - C'est que sans lui, qui a dit au neveu de Mademoiselle Habert qu'elle était chez moi, ce neveu ne serait point venu ici débiter mille faussetés qui ont produit la scène que vous avez vue. Que je hais les babillards! Si je lui ressemblais, sa femme serait en de bonnes mains. Monsieur Thibaut. - Hé D'où vient... Madame Alain. - Oh! d'où vient? Je puis vous le dire, à vous. C'est qu'avant-hier, elle me pria de lui serrer une somme de quatre mille livres qu'elle a épargnée à son insu et qu'il n'épargnerait pas, lui, car il dissipe tout. Monsieur Thibaut. - Je le crois un peu libertin. Madame Alain. - Vraiment, il se pique d'être galant. Il se prend de goût pour les jolies femmes, à qui il envoie des présents malgré qu'elles en aient. Monsieur Thibaut. - Eh! avez-vous encore les quatre mille livres? Madame Alain. - Vraiment oui, je les ai, et s'il le savait, je ne les aurais pas longtemps. Mais le voici qui vient. Et nos amants aussi. Scène XXVIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, Monsieur Thibaut, Monsieur Remy, La Vallée Madame Alain. - Nous voilà donc parvenus à pouvoir vous marier, Mademoiselle. Le ciel en soit loué! Monsieur Thibaut, commencez toujours; Monsieur Lefort va venir. Monsieur Thibaut. - Tout à l'heure, Madame. Monsieur Remy, je suis à la veille de me marier moi-même. Vous me devez mille écus que je vous prêtai il y a six mois; depuis quinze jours ils sont échus; je vous en ai accordé six autres, mais comme j'en ai besoin, je vous avertis que, sans vous incommoder, sans débourser un sol, vous êtes en état de me payer à présent. Madame Alain. - Quoi donc! Qu'est-ce que c'est? Monsieur Thibaut. - Madame Alain vient de me dire que votre femme lui a confié avant-hier quatre mille livres qu'elle lui garde. Madame Alain. - Ah! que cela est beau! le joli tour d'esprit que vous me jouez là ! Moi qui vous ai parlé de cela de si bonne foi! Monsieur Thibaut. - Vous ne m'avez pas demandé le secret. Monsieur Remy. - J'aurai soin de remercier Madame Remy de son économie. Et je vous paierai, Monsieur, je vous paierai, mais priez Madame Alain de vous garder mieux le secret qu'elle n'a fait à ma femme, et qu'elle ne dise pas à d'autres qu'à moi que vous faites accroire à Monsieur Constant, dont vous allez épouser la fille, que votre charge est à vous, pendant que vous vous disposez à la payer des deniers de la dot. Madame Alain. - Hé bien! ne dirait-on pas de deux perroquets qui répètent leur leçon! Monsieur Thibaut. - Il me reste encore quelque chose de la mienne et vous n'en êtes pas quitte, Monsieur Remy. Dites aussi à Madame Alain de ne pas divulguer les présents ruineux que vous faites à de jolies femmes. Madame Alain. - Courage, Messieurs. N'y a-t-il personne ici pour vous aider? Monsieur Remy. - Je n'ai qu'un mot à répondre vous n'aurez plus de présents, Madame Alain. Adieu, cherchez des témoins ailleurs. La Vallée. - Si vous vous en allez, emportez donc les marchandises de contrebande que Madame Alain vous a caché dans l'armoire de sa salle. Monsieur Remy. - Encore! Hé bien! je reste. Vos mille écus vous seront rendus, Monsieur Thibaut. Ignorez ma contrebande; et j'ignorerai l'affaire de votre charge. Monsieur Thibaut. - J'en suis d'accord. Travaillons pour Mademoiselle. Et qu'elle ait la bonté de nous dire ses intentions. Scène XXIX et dernière Les précédents, Agathe, Javotte Agathe. - Ma mère, Monsieur Lefort envoie dire qu'on ne s'impatiente pas; il achève une lettre qu'on doit mettre à la poste. Madame Alain. - A la bonne heure. Mademoiselle Habert, montrant Javotte. - Ayez la bonté de renvoyer cette fille. Agathe. - Vraiment laissez-la, ma mère; elle vient signer au contrat, elle est parente de Monsieur de la Vallée et va l'être de Mademoiselle. La Vallée. - Ma parente, à moi? Javotte. - Oui, Jacques Giroux, votre tante à la mode de Bretagne. C'est ce qu'on a su dans la maison par le neveu de ma nièce Mademoiselle Habert, qui, en s'en allant, a dit votre pays, votre nom, ce qui a fait que je vous ai reconnu tout d'un coup, et je l'avais bien dit que vous feriez un jour quelque bonne trouvaille, car il n'était pas plus grand que ça quand je quittai le pays, mais vous saurez, Messieurs et Mesdames, que c'était le plus beau petit marmot du canton. Je vous salue, ma nièce. Mademoiselle Habert. - Qu'est-ce que c'est que votre nièce? Javotte. - Eh! pardi oui! ma nièce, puisque mon neveu va être votre homme. C'est pourquoi je viens pour mettre ma marque au contrat, faute de savoir signer. La Vallée. - Ma foi, gardez votre marque, ma tante. Je ne sais qui vous êtes. Attendez que notre pays m'en récrive. Javotte. - Vous ne savez pas qui je suis, Giroux? Ah! ah! Voyez le glorieux qui recule déjà de m'avouer pour sienne parce qu'il va être riche et un monsieur! Prenez garde que je ne dise à Mademoiselle ma nièce que vous faisiez l'amour à Mademoiselle Agathe. Mademoiselle Habert. - L'amour à Agathe! Est-il vrai, Mademoiselle? Agathe. - Ne vous avais-je pas recommandé de n'en rien dire? La Vallée. - Oh! cet amour-là n'était qu'un équivoque. Mademoiselle Habert. - Ah! fourbe. Voilà l'énigme expliquée. Je ne m'étonne plus si Mademoiselle me demandait tantôt mon amitié. C'est qu'elle croyait que c'était elle qu'on mariait. Javotte. - Bon. N'a-t-il pas offert d'épouser notre dame, si elle voulait de sa figure? Mademoiselle Habert. - Qu'entends-je? Madame Alain. - D'où le savez-vous, caqueteuse? Agathe. - C'est vous qui me l'avez dit, ma mère, et même qu'il ne se souciait pas de Mademoiselle. Javotte. - Et qu'il ne faisait semblant de l'aimer qu'à cause de son bien. Agathe. - Et Javotte est la seule à qui j'en ai ouvert la bouche. Madame Alain, à La Vallée. - Et moi, je n'en ai parlé qu'à ma fille, en passant. A qui se fiera-t-on? Monsieur Thibaut. - C'est en passant que vous me l'avez dit aussi, souvenez-vous-en. Madame Alain. - A l'autre. Mademoiselle Habert. - Ingrat! Sont-ce là les témoignages de ta reconnaissance? Messieurs, il n'y a plus de contrat. Va, je ne veux te voir de ma vie. La Vallée. - Ma mie, écoutez l'histoire! C'est un quiproquo qui vous brouille. Mademoiselle Habert. - Laisse-moi, te dis-je! Je te déteste. La Vallée. - Je vous dis qu'il faut que nous raisonnions là -dessus. Messieurs, discourez un instant pour vous amuser, en attendant que je la regagne. Oh! langue qui me poignarde! Madame Alain. - Parlez de la vôtre, mon ami Giroux, et non pas de la mienne. Aussi bien est-ce vous, maudite fille, qui m'attirez des reproches? Agathe. - Ce n'est pas moi, ma mère, c'est Javotte. Madame Alain. - Pardi, Monsieur Thibaut, vous êtes une franche commère avec vos quatre mille livres que vous êtes venu nous dégoiser là si mal à propos. N'avez-vous pas honte? Monsieur Thibaut. - Puisse le ciel vous aimer assez pour vous rendre muette! Madame Alain. - Oui! vous verrez que c'est moi qui ai tort. Monsieur Remy. - Quand j'aurai vidé votre armoire, je vous achèverai aussi mes compliments. Madame Alain. - C'est fort bien fait, Messieurs. Voilà ce qui arrive quand on ne sait pas se taire. La Dispute Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois par les comédiens Français Le 19 Octobre 1744 Acteurs Le prince. Eglé. La suite du prince. La scène est à la campagne. Scène première Le prince, Hermiane, Carise, Mesrou Hermiane. - Où allons-nous, Seigneur, voici le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire, et rien n'y annonce la fête que vous m'avez promise. Le prince, en riant. - Tout y est prêt. Hermiane. - Je n'y comprends rien; qu'est-ce que c'est que cette maison où vous me faites entrer, et qui forme un édifice si singulier? Que signifie la hauteur prodigieuse des différents murs qui l'environnent où me menez-vous? Le prince. - A un spectacle très curieux; vous savez la question que nous agitâmes hier au soir. Vous souteniez contre toute ma cour que ce n'était pas votre sexe, mais le nôtre, qui avait le premier donné l'exemple de l'inconstance et de l'infidélité en amour. Hermiane. - Oui, Seigneur, je le soutiens encore. La première inconstance, ou la première infidélité, n'a pu commencer que par quelqu'un d'assez hardi pour ne rougir de rien. Oh! comment veut-on que les femmes, avec la pudeur et la timidité naturelles qu'elles avaient, et qu'elles ont encore depuis que le monde et sa corruption durent, comment veut-on qu'elles soient tombées les premières dans des vices de coeur qui demandent autant d'audace, autant de libertinage de sentiment, autant d'effronterie que ceux dont nous parlons? Cela n'est pas croyable. Le prince. - Eh! sans doute, Hermiane, je n'y trouve pas plus d'apparence que vous, ce n'est pas moi qu'il faut combattre là -dessus, je suis de votre sentiment contre tout le monde, vous le savez. Hermiane. - Oui, vous en êtes par pure galanterie, je l'ai bien remarqué. Le prince. - Si c'est par galanterie, je ne m'en doute pas. Il est vrai que je vous aime, et que mon extrême envie de vous plaire peut fort bien me persuader que vous avez raison, mais ce qui est de certain, c'est qu'elle me le persuade si finement que je ne m'en aperçois pas. Je n'estime point le coeur des hommes, et je vous l'abandonne; je le crois sans comparaison plus sujet à l'inconstance et à l'infidélité que celui des femmes; je n'en excepte que le mien, à qui même je ne ferais pas cet honneur-là si j'en aimais une autre que vous. Hermiane. - Ce discours-là sent bien l'ironie. Le prince. - J'en serai donc bientôt puni; car je vais vous donner de quoi me confondre, si je ne pense pas comme vous. Hermiane. - Que voulez-vous dire? Le prince. - Oui, c'est la nature elle-même que nous allons interroger, il n'y a qu'elle qui puisse décider la question sans réplique, et sûrement elle prononcera en votre faveur. Hermiane. - Expliquez-vous, je ne vous entends point. Le prince. - Pour bien savoir si la première inconstance ou la première infidélité est venue d'un homme, comme vous le prétendez, et moi aussi, il faudrait avoir assisté au commencement du monde et de la société. Hermiane. - Sans doute, mais nous n'y étions pas. Le prince. - Nous allons y être; oui, les hommes et les femmes de ce temps-là , le monde et ses premières amours vont reparaÃtre à nos yeux tels qu'ils étaient, ou du moins tels qu'ils ont dû être; ce ne seront peut-être pas les mêmes aventures, mais ce seront les mêmes caractères; vous allez voir le même état de coeur, des âmes tout aussi neuves que les premières, encore plus neuves s'il est possible. A Carie et à Mesrou. Carise, et vous, Mesrou, partez, et quand il sera temps que nous nous retirions, faites le signal dont nous sommes convenus. A sa suite. Et vous, qu'on nous laisse. Scène II Hermiane, Le prince Hermiane. - Vous excitez ma curiosité, je l'avoue. Le prince. - Voici le fait il y a dix-huit ou dix-neuf ans que la dispute d'aujourd'hui s'éleva à la cour de mon père, s'échauffa beaucoup et dura très longtemps. Mon père, naturellement assez philosophe, et qui n'était pas de votre sentiment, résolut de savoir à quoi s'en tenir, par une épreuve qui ne laissât rien à désirer. Quatre enfants au berceau, deux de votre sexe et deux du nôtre, furent portés dans la forêt où il avait fait bâtir cette maison exprès pour eux, où chacun d'eux fut! logé à part, et où actuellement même il occupe un terrain dont il n'est jamais sorti, de sorte qu'ils ne se sont jamais vus. Ils ne connaissent encore que Mesrou et sa soeur qui les ont élevés, et qui ont toujours eu soin d'eux, et qui furent choisis de la couleur dont ils sont, afin que leurs élèves en fussent plus étonnés quand ils verraient d'autres hommes. On va donc pour la première fois leur laisser la liberté de sortir de leur enceinte, et de se connaÃtre; on leur a appris la langue que nous parlons; on peut regarder le commerce qu'ils vont avoir ensemble comme le premier âge du monde; les premières amours vont recommencer, nous verrons ce qui en arrivera. Ici, on entend un bruit de trompettes. Mais hâtons-nous de nous retirer, j'entends le signal qui nous en avertit, nos jeunes gens vont paraÃtre; voici une galerie qui règne tout le long de l'édifice, et d'où nous pourrons les voir et les écouter, de quelque côté qu'ils sortent de chez eux. Partons. Scène III Carise, Eglé Carise. - Venez, Eglé, suivez-moi; voici de nouvelles terres que vous n'avez jamais vues, et que vous pouvez parcourir en sûreté. Eglé. - Que vois-je? quelle quantité de nouveaux mondes! Carise. - C'est toujours le même, mais vous n'en connaissez pas toute l'étendue. Egle. - Que de pays! que d'habitations! il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur. Elle regarde et s'arrête à un ruisseau. Qu'est-ce que c'est que cette eau ne je vois et qui roule à terre? Je n'ai rien vu de semblable à cela dans le monde d'où je sors. Carise. - Vous avez raison, et c'est ce qu'on appelle un ruisseau. Eglé, regardant. - Ah! Carise, approchez, venez voir, il y a quelque chose qui habite dans le ruisseau qui est fait comme une personne, et elle paraÃt aussi étonnée de moi que je le suis d'elle. Carise, riant. - Eh! non, c'est vous que vous y voyez tous les ruisseaux font cet effet-là . Eglé. - Quoi! c'est là moi, c'est mon visage? Carise. - Sans doute. Eglé. - Mais savez-vous bien que cela est très beau, que cela fait un objet charmant? Quel dommage de ne l'avoir pas su plus tôt! Carise. - Il est vrai que vous êtes belle. Eglé. - Comment, belle, admirable! cette découverte-là m'enchante. Elle se regarde encore. Le ruisseau fait toutes mes mines, et toutes me plaisent. Vous devez avoir eu bien du plaisir à me regarder, Mesrou et vous. Je passerais ma vie à me contempler; que je vais m'aimer à présent! Carise. - Promenez-vous à votre aise, je vous laisse pour rentrer dans votre habitation, où j'ai quelque chose à faire. Eglé. - Allez, allez, je ne m'ennuierai pas avec le ruisseau. Scène IV Eglé, Azor Eglé un instant seule, Azor parait vis-à -vis d'elle. Eglé, continuant et se tâtant le visage. - Je ne me lasse point de moi. Et puis, apercevant. Azor, avec frayeur. Qu'est-ce que c'est que cela, une personne comme moi?... N'approchez point. Azor étendant les bras d'admiration et souriant. Eglé continue. La personne rit, on dirait qu'elle m'admire. Azor fait un pas. Attendez... Ses regards sont pourtant bien doux... Savez-vous parler? Azor. - Le plaisir de vous voir m'a d'abord ôté la parole. Eglé, gaiement. - La personne m'entend, me répond, et si agréablement! Azor. - Vous me ravissez. Eglé. - Tant mieux. Azor. - Vous m'enchantez. Eglé. - Vous me plaisez aussi. Azor. - Pourquoi donc me défendez-vous d'avancer? Eglé. - Je ne vous le défends plus de bon coeur. Azor. - Je vais donc approcher. Eglé. - J'en ai bien envie. Il avance. Arrêtez un peu... Que je suis émue! Azor - J'obéis, car je suis à vous. Eglé. - Elle obéit; venez donc tout à fait, afin d'être à moi de plus près. Il vient. Ah! la voilà , c'est vous, qu'elle est bien faite! en vérité, vous êtes aussi belle que moi. Azor. - Je meurs de joie d'être auprès de vous, je me donne à vous, je ne sais pas ce que je sens, je ne saurais le dire. Eglé. - Eh! c'est tout comme moi. Azor. - Je suis heureux, je suis agité. Eglé. - Je soupire. Azor. - J'ai beau être auprès de vous, je ne vous vois pas encore assez. Eglé. - C'est ma pensée, mais on ne peut pas se voir davantage, car nous sommes là . Azor. - Mon coeur désire vos mains. Eglé. - Tenez, le mien vous les donne; êtes-vous plus contente? Azor. - Oui, mais non pas plus tranquille Eglé. - C'est ce qui m'arrive, nous nous ressemblons en tout. Azor. - Oh! quelle différence! tout ce que je suis ne vaut pas vos yeux, ils sont si tendres! Eglé. - Les vôtres si vifs! Azor. - Vous êtes si mignonne, si délicate! Eglé. - Oui, mais je vous assure qu'il vous sied fort bien de ne l'être pas tant que moi, je ne voudrais pas que vous fussiez autrement, c'est une autre perfection, je ne nie pas la mienne, gardez-moi la vôtre. Azor - Je n'en changerai point, je l'aurai toujours. Eglé. - Ah çà ! dites-moi, où étiez-vous quand je ne vous connaissais pas? Azor. - Dans un monde à moi, où je ne retournerai plus, puisque vous n'en êtes pas, et que je veux toujours avoir vos mains; ni moi ni ma bouche ne saurions plus nous passer d'elles. Eglé. - Ni mes mains se passer de votre bouche; mais j'entends du bruit, ce sont des personnes de mon monde de peur de les effrayer, cachez-vous derrière les arbres, je vais vous rappeler. Azor. - Oui, mais je vous perdrai de vue. Eglé. - Non, vous n'avez qu'à regarder dans cette eau qui coule, mon visage y est, vous l'y verrez. Scène V Mesrou, Carise, Eglé Eglé, soupirant. - Ah! je m'ennuie déjà de son absence. Carise. - Eglé, je vous retrouve inquiète, ce me semble, qu'avez-vous? Mesrou. - Elle a même les yeux plus attendris qu'à l'ordinaire. Eglé. - C'est qu'il y a une grande nouvelle; vous croyez que nous ne sommes que trois, je vous avertis que nous sommes quatre; j'ai fait l'acquisition d'un objet qui me tenait la main tout à l'heure. Carise. - Qui vous tenait la main, Eglé! Que n'avez-vous a appelé à votre secours? Eglé - Du secours contre quoi? contre le plaisir qu'il me faisait? J'étais bien aise qu'il me la tint; il me la tenait par ma permission il la baisait tant qu'il pouvait, et je ne l'aurai pas plus tôt rappelé qu'il la baisera encore pour mon plaisir et le sien. Mesrou. - Je sais qui c'est, je crois même l'avoir entrevu qui se retirait; cet objet s'appelle un homme, c'est Azor, nous le connaissons. Eglé. - C'est Azor? le joli nom! le cher Azor! le cher homme! il va venir. Carise. - Je ne m'étonne point qu'il vous aime et que vous l'aimiez, vous êtes faits l'un pour l'autre. Eglé. - Justement, nous l'avons deviné de nous-mêmes. Elle l'appelle. Azor, mon Azor, venez vite, l'homme! Scène VI Carise, Eglé, Mesrou, Azor Azor. - Eh! c'est Carise et Mesrou, ce sont mes amis. Eglé, gaÃment. - Ils me l'ont dit, vous êtes fait exprès pour moi, moi faite exprès pour vous, ils me l'apprennent voilà pourquoi nous nous aimons tant, je suis votre Eglé, vous mon Azor. Mesrou. - L'un est l'homme, et l'autre la femme. Azor. - Mon Eglé, mon charme, mes délices, et ma femme! Eglé. - Tenez, voilà ma main, consolez-vous d'avoir été caché. A Mesrou et à Carise. Regardez, voilà comme il faisait tantôt, fallait-il appeler à mon secours? Carise. - Mes enfants, je vous l'ai déjà dit, votre destination naturelle est d'être charmés l'un de l'autre. Eglé, le tenant par la main. - Il n'y a rien de si clair. Carise. - Mais il y a une chose à observer, si vous voulez vous aimer toujours. Eglé. - Oui, je comprends, c'est d'être toujours ensemble. Carise. - Au contraire, c'est qu'il faut de temps en temps vous priver du plaisir de vous voir. Eglé, étonnée. - Comment? Azor, étonné. - Quoi? Carise. - Oui, vous dis-je, sans quoi ce plaisir diminuerait et vous deviendrait indifférent. Eglé, riant. - Indifférent, indifférent, mon Azor! Ah! ah! ah!... la plaisante pensée! Azor, riant. - Comme elle s'y entend! Mesrou. - N'en riez pas, elle vous donne un très bon conseil, ce n'est qu'en pratiquant ce qu'elle vous dit là , et qu'en nous séparant quelquefois, que nous continuons de nous aimer, Carise et moi. Eglé. - Vraiment, je le crois bien, cela peut vous être bon à vous autres qui êtes tous deux si noirs, et qui avez dû vous enfuir de peur la première fois que vous vous êtes vus. Azor. - Tout ce que vous avez pu faire, c'est de vous supporter l'un et l'autre. Eglé. - Et vous seriez bientôt rebutés de vous voir si vous ne vous quittiez jamais, car vous n'avez rien de beau à vous montrer; moi qui vous aime, par exemple, quand je ne vous vois pas, je me passe de vous, je n'ai pas besoin de votre présence, pourquoi? C'est que vous ne me charmez pas; au lieu que nous nous charmons, Azor et moi; il est si beau, moi si admirable, si attrayante, que nous nous ravissons en nous contemplant. Azor, prenant la main d'Eglé. - La seule main d'Eglé, voyez-vous, sa main seule, je souffre quand je ne la tiens pas et quand je la tiens, je me meurs si je ne la baise, et quand je l'ai baisée, je me meurs encore. Eglé. - L'homme a raison, tout ce qu'il vous dit là , je le sens; voilà pourtant où nous en sommes, et vous qui. parlez de notre plaisir, vous ne savez pas ce que c'est, nous ne le comprenons pas, nous qui le sentons, il est infini. Mesrou. - Nous ne vous proposons de vous séparer que deux ou trois heures seulement dans la journée. Eglé. - Pas d'une minute. Mesrou. - Tant pis. Eglé. - Vous m'impatientez, Mesrou; est-ce qu'à force de nous voir nous deviendrons laids? Cesserons-nous d'être charmants? Carise. - Non, mais vous cesserez de sentir que vous l'êtes. Eglé. - Eh! qu'est-ce qui nous empêchera de le sentir puisque nous le sommes? Azor. - Eglé sera toujours Eglé. Eglé. - Azor toujours Azor. Mesrou. - J'en conviens, mais que sait-on ce qui peut arriver? Supposons, par exemple, que je devinsse aussi aimable qu'Azor, que Carise devÃnt aussi belle qu'Eglé. Eglé. - Qu'est-ce que cela nous ferait? Carise. - Peut-être alors que, rassasiés de vous voir, vous seriez tentés de vous quitter tous deux pour nous aimer. Eglé. - Pourquoi tentés? Quitte-t-on ce qu'on aime? Est-ce là raisonner? Azor et moi, nous nous aimons, voilà qui est fini, devenez beau tant qu'il vous plaira, que nous importe? ce sera votre affaire, la nôtre est arrêtée. Azor. - Ils n'y comprendront jamais rien, il faut être nous pour savoir ce qui en est. Mesrou. - Comme vous voudrez. Azor. - Mon amitié, c'est ma vie. Eglé. - Entendez-vous ce qu'il dit, sa vie? comment me quitterait-il? Il faut bien qu'il vive, et moi aussi. Azor. - Oui, ma vie, comment est-il possible qu'on soit si belle, qu'on ait de si beaux regards, une si belle bouche, et tout si beau? Eglé. - J'aime tant qu'il m'admire! Mesrou. - Il est vrai qu'il vous adore. Azor. - Ah! que c'est bien dit, je l'adore! Mesrou me comprend, je vous adore. Eglé, soupirant - Adorez donc, mais donnez-moi le temps de respirer; ah! Carise. - Que de tendresse! j'en suis enchantée moi-même! Mais il n'y a qu'un moyen de la conserver, c'est de nous en croire; et si vous avez la sagesse de vous y déterminer, tenez, Eglé, donnez ceci à Azor, ce sera de quoi l'aider à supporter votre absence. Eglé, prenant un portrait que Carise lui donne. - Comment donc! je me reconnais; c'est encore moi, et bien mieux que dans les eaux du ruisseau, c'est toute ma beauté, c'est moi, quel plaisir de se trouver partout! Regardez, Azor, regardez mes charmes. Azor. - Ah! c'est Eglé, c'est ma chère femme, la voilà , sinon que la véritable est encore plus belle. Il baise le portrait. Mesrou. - Du moins cela il représente. Azor. - Oui, cela la fait désirer. Il le baise encore. Eglé - Je n'y trouve qu'un défaut, quand il le baise, ma copie a tout. Azor, prenant sa main, qu'il baise. - Otons ce défaut-là . Eglé. - Ah çà ! j'en veux autant pour m'amuser. Mesrou. - Choisissez de son portrait ou du vôtre. Eglé. - Je les retiens tous deux. Mesrou. - Oh! il faut opter, s'il vous plaÃt, je suis bien aise d'en garder un. Eglé. - Eh bien! en ce cas-là je n'ai que faire de vous pour avoir Azor; car j'ai déjà son portrait dans mon esprit, ainsi donnez-moi le mien, je les aurai tous deux. Carise. - Le voilà d'une autre manière. Cela s'appelle un miroir, il n'y a qu'à presser cet endroit pour l'ouvrir. Adieu, nous reviendrons vous trouver dans quelque temps, mais, de grâce, songez aux petites absences. Scène VII Azor, Eglé Eglé, tâchant d'ouvrir la boÃte. - Voyons, je ne saurais l'ouvrir; essayez, Azor, c'est là qu'elle a dit de presser. Azor l'ouvre et se regarde. - Bon! ce n'est que moi, je pense, c'est ma mine que le ruisseau d'ici près m'a montrée. Eglé. - Ah! ah! que je voie donc! Eh! point du tout, cher homme, c'est plus moi que jamais, c'est réellement votre Eglé, la véritable, tenez, approchez. Azor. - Eh! oui, c'est vous, attendez donc, c'est nous deux, c'est moitié l'un et moitié l'autre; j'aimerais mieux que ce fût vous toute seule, car je m'empêche de vous voir tout entière. Eglé. - Ah! je suis bien aise d'y voir un peu de vous aussi, vous n'y gâtez rien; avancez encore, tenez-vous bien. Azor. - Nos visages vont se toucher, voilà qu'ils se touchent, quel bonheur pour le mien! quel ravissement! Eglé. - Je vous sens bien, et je le trouve bon. Si nos bouches s'approchaient! Il lui prend un baiser. Eglé, en se retournant. - Oh! vous nous dérangez, à présent je ne vois plus que moi, l'aimable invention qu'un miroir! Azor, prenant le miroir d'Eglé. - Ah! le portrait est aussi une excellente chose. Il le baise. Eglé. - Carise et Mesrou sont pourtant de bonnes gens. Azor. - Ils ne veulent que notre bien, j'allais vous parler d'eux, et de ce conseil qu'ils nous ont donné. Eglé. - Sur ces absences, n'est-ce pas? J'y rêvais aussi. Azor. - Oui, mon Eglé, leur prédiction me fait quelque peur; je n'appréhende rien de ma part, mais n'allez pas vous ennuyer de moi, au moins, je serais désespéré. Eglé. - Prenez garde à vous-même, ne vous lassez pas de m'adorer, en vérité, toute belle que je suis, votre peur m'effraie aussi. Azor. - A merveille! ce n'est pas à vous de trembler... A quoi rêvez-vous? Eglé. - Allons, allons, tout bien examiné, mon parti est pris donnons-nous du chagrin, séparons-nous pour deux heures, j'aime encore mieux votre coeur et son adoration que votre présence, qui m'est pourtant bien douce. Azor. - Quoi! nous quitter! Eglé. - Ah! si vous ne me prenez pas au mot, tout à l'heure je ne le voudrai plus. Azor. - Hélas! le courage me manque. Eglé. - Tant pis, je vous déclare que le mien se passe. Azor, pleurant. - Adieu, Eglé, puisqu'il le faut. Eglé. - Vous pleurez? eh bien! restez donc pourvu qu'il n'y ait point de danger. Azor. - Mais s'il y en avait! Eglé. - Partez donc. Azor. - Je m'enfuis. Scène VIII Eglé, seule. Ah! il n'y est plus, je suis seule, je n'entends plus sa voix, il n'y a plus que le miroir. Elle s'y regarde. J'ai eu tort de renvoyer mon homme, Carise et Mesrou ne savent ce qu'ils disent. En se regardant. Si je m'étais mieux considérée, Azor ne serait point parti. Pour aimer toujours ce que je vois là , il n'avait pas besoin de l'absence... Allons, je vais m'asseoir auprès du ruisseau, c'est encore un miroir de plus. Scène IX Eglé, Adine Eglé. - Mais que vois-je? encore une autre personne! Adine. - Ah! ah! qu'est-ce que c'est que ce nouvel objet-ci? Elle avance. Eglé. - Elle me considère avec attention, mais ne m'admire point, ce n'est pas là un Azor. Elle se regarde dans son miroir. C'est encore moins une Eglé... Je crois pourtant qu'elle se compare. Adine. - Je ne sais que penser de cette figure-là , je ne sais ce qui lui manque, elle a quelque chose d'insipide. Eglé. - Elle est d'une espèce qui ne me revient point. Adine. - A-t-elle un langage?... Voyons... Etes-vous une personne? Eglé. - Oui assurément, et très personne. Adine. - Eh bien! n'avez-vous rien à me dire? Eglé. - Non, d'ordinaire on me prévient, c'est à moi qu'on parle. Adine. - Mais n'êtes-vous pas charmée de moi? Eglé. - De vous? C'est moi qui charme les autres. Adine. - Quoi! vous n'êtes pas bien aise de me voir? Eglé. - Hélas! ni bien aise ni fâchée, qu'est-ce que cela me fait? Adine. - Voilà qui est particulier! vous me considérez, je me montre, et vous ne sentez rien? C'est que vous regardez ailleurs; contemplez-moi un peu attentivement, là , comment me trouvez-vous? Eglé. - Mais qu'est-ce que c'est que vous? Est-il question de vous? Je vous dis que c'est d'abord moi qu'on voit, moi qu'on informe de ce qu'on pense, voilà comme cela se pratique, et vous voulez que ce soit moi qui vous contemple pendant que je suis présente! Adine. - Sans doute, c'est la plus belle à attendre qu'on la remarque et qu'on s'étonne. Eglé. - Eh bien, étonnez-vous donc! Adine. - Vous ne m'entendez donc pas? on vous dit que c'est à la plus belle à attendre. Eglé - On vous répond qu'elle attend. Adine. - Mais si ce n'est pas moi, où est-elle? Je suis pourtant l'admiration de trois autres personnes qui habitent dans le monde. Eglé. - Je ne connais pas vos personnes, mais je sais qu'il y en a trois que je ravis et qui me traitent de merveille. Adine. - Et moi je sais que je suis si belle, si belle, que je me charme moi-même toutes les fois que je me regarde, voyez ce que c'est. Eglé. - Que me contez-vous là ? Je ne me considère jamais que je ne sois enchantée, moi qui vous parle. Adine. - Enchantée! Il est vrai que vous êtes passable, et même assez gentille, je vous rends justice, je ne suis pas comme vous. Eglé, à part. - Je la battrais de bon coeur avec sa justice. Adine. - Mais de croire que vous pouvez entrer en dispute avec moi, c'est se moquer, il n'y a qu'à voir. Eglé. - Mais c'est aussi en voyant, que je vous trouve assez laide. Adine. - Bon! c'est que vous me portez envie, et que vous vous empêchez de me trouver belle. Eglé. - Il n'y a que votre visage qui m'en empêche. Adine. - Mon visage! Oh! je n'en suis pas en peine, car je l'ai vu, allez demander ce qu'il est aux eaux du ruisseau qui coule, demandez-le à Mesrin qui m'adore. Eglé. - Les eaux du ruisseau, qui se moquent de vous, m'apprendront qu'il n'y a rien de si beau que moi, et elles me l'ont déjà appris, je ne sais ce que c'est qu'un Mesrin, mais il ne vous regarderait pas s'il me voyait; j'ai un Azor qui vaut mieux que lui, un Azor que j'aime, qui est presque aussi admirable que moi, et qui dit que je suis sa vie; vous n'êtes la vie de personne, vous; et puis j'ai un miroir qui achève de me confirmer tout ce que mon Azor et le ruisseau assurent; y a-t-il rien de plus fort? Adine, en riant. - Un miroir! vous avez aussi un miroir! Eh! à quoi vous sert-il? A vous regarder? ah! ah! ah! Eglé. - Ah! ah! ah!.. n'ai-je pas deviné qu'elle me déplairait? Adine, en riant. - Tenez, en voilà un meilleur, venez apprendre à vous connaÃtre et à vous taire. Carise paraÃt dans l'éloignement. Eglé, ironiquement. - Jetez les yeux sur celui-ci pour y savoir votre médiocrité, et la modestie qui vous est convenable avec moi. Adine. - Passez votre chemin dès que vous refusez de prendre du plaisir à me considérer, vous ne m'êtes bonne à rien, je ne. vous parle plus. Elles ne se regardent plus. Eglé. - Et moi, j'ignore que vous êtes là . Elles s'écartent. Adine, à part. - Quelle folle! Eglé, à part. - Quelle visionnaire, de quel monde cela sort-il? Scène X Carise, Adine, Eglé Carise. - Que faites-vous donc là toutes deux éloignées l'une de l'autre, et sans vous parler? Adine, riant. - C'est une nouvelle figure que j'ai rencontrée et que ma beauté désespère. Eglé. - Que diriez-vous de ce fade objet, de cette ridicule espèce de personne qui aspire à m'étonner, qui me demande ce que je sens en la voyant, qui veut que j'aie du plaisir à la voir, qui me dit Eh! contemplez-moi donc! eh! comment me trouvez-vous? et qui prétend être aussi belle que moi! Adine. - Je ne dis pas cela, je dis plus belle, comme cela se voit dans le miroir. Eglé, montrant le sien. - Mais qu'elle se voie donc dans celui-ci, si elle ose! Adine. - Je ne lui demande qu'un coup d'oeil dans le mien, qui est le véritable. Carise. - Doucement, ne vous emportez point; profitez plutôt du hasard qui vous a fait faire connaissance ensemble, unissons-nous tous, devenez compagnes, et joignez l'agrément de vous voir à la douceur d'être toutes deux adorées, Eglé par l'aimable Azor qu'elle chérit, Adine par l'aimable Mesrin qu'elle aime; allons, raccommodez-vous. Eglé. - Qu'elle se défasse donc de sa vision de beauté qui m'ennuie. Adine. - Tenez, je sais le moyen de lui faire entendre raison, je n'ai qu'à lui ôter son Azor dont je ne me soucie pas, mais rien que pour avoir la paix. Eglé, fâchée. - Où est son imbécile Mesrin? Malheur à elle, si je le rencontre! Adieu, je m'écarte, car je ne saurais la souffrir. Adine. - Ah! ah! ah!.. mon mérite est son aversion. Eglé, se retournant. - Ah! ah! ah! quelle grimace! Scène XI Adine, Carise Carise. - Allons, laissez-la dire. Adine. - Vraiment, bien entendu; elle me fait pitié. Carise. - Sortons d'ici, voilà l'heure de votre leçon de musique, je ne pourrai pas vous la donner si vous tardez. Adine. - Je vous suis, mais j'aperçois Mesrin, je n'ai qu'un mot à lui dire. Carise. - Vous venez de le quitter. Adine. - Je ne serai qu'un moment en passant. Scène XII Mesrin, Carise, Adine Adine appelle. - Mesrin! Mesrin, accourant. - Quoi! c'est vous, c'est mon Adine qui est revenue; que j'ai de joie! que j'étais impatient! Adine. - Eh! non, remettez votre joie, je ne suis pas revenue, je m'en retourne, ce n'est que par hasard que je suis ici. Mesrin. - Il fallait donc y être avec moi par hasard. Adine. - Ecoutez, écoutez ce qui vient de m'arriver. Carise. - Abrégez, car j'ai autre chose à faire. Adine. - J'ai fait A Mesrin. Je suis belle, n'est-ce pas? Mesrin. - Belle! si vous êtes belle! Adine. - Il n'hésite pas, lui, il dit ce qu'il voit. Mesrin. - Si vous êtes divine! la beauté même. Adine. - Eh! oui, je n'en doute pas; et cependant, vous, Carise et moi, nous nous trompons, je suis laide. Mesrin. - Mon Adine! Adine. - Elle-même; en vous quittant, j'ai trouvé une nouvelle personne qui est d'un autre monde, et qui, au lieu d'être étonnée de moi, d'être transportée comme vous l'êtes et comme elle devrait l'être, voulait au contraire que je fusse charmée d'elle, et sur le refus que j'en ai fait, m'a accusée d'être laide. Mesrin. - Vous me mettez d'une colère! Adine. - M'a soutenu que vous me quitteriez quand vous l'auriez vue. Carise. - C'est qu'elle était fâchée. Mesrin. - Mais, est-ce bien une personne? Adine. - Elle dit que oui, et elle en paraÃt une, à peu près. Carise. - C'en est une aussi. Adine. - Elle reviendra sans doute, et je veux absolument que vous la méprisiez, quand vous la trouverez, je veux qu'elle vous fasse peur. Mesrin. - Elle doit être horrible? Adine. - Elle s'appelle... attendez, elle s'appelle... Carise. - Eglé. Adine. - Oui, c'est une Eglé. Voici à présent comme elle est faite c'est un visage fâché, renfrogné, qui n'est pas comme celui de Carise, qui n'est pas blanc comme le mien non plus, c'est une couleur qu'on ne peut pas bien dire. Mesrin. - Et qui ne plaÃt pas? Adine. - Oh! point du tout, couleur indifférente; elle a des yeux, comment vous dirai-je? des yeux qui ne font pas plaisir, qui regardent, voilà tout; une bouche ni grande ni petite, une bouche qui lui sert à parler; une figure toute droite, toute droite et qui serait pourtant à peu près comme la nôtre, si elle était bien faite; qui a des mains qui vont et qui viennent, des doigts longs et maigres, le pense; avec une voix rude et aigre; oh! vous la reconnaÃtrez bien. Mesrin. - Il me semble que je la vois, laissez-moi faire il faut la renvoyer dans un autre monde, après que je l'aurai bien mortifiée. Adine. - Bien humiliée, bien désolée. Mesrin. - Et bien moquée, oh! ne vous embarrassez pas, et donnez-moi cette main. Adine. - Eh! prenez-la, c'est pour vous que je l'ai. Mesrin baise sa main. Carise, lui ôtant la main. - Allons, tout est dit, partons. Adine - Quand il aura achevé de baiser ma main. Carise. - Laissez-la donc, Mesrin, je suis pressée. Adine. - Adieu tout ce que j'aime, je ne serai pas longtemps, songez à ma vengeance. Mesrin. - Adieu tout mon charme! Je suis furieux. Scène XIII Mesrin, Azor Mesrin, les premiers mots seul, répétant le portrait. - Une couleur ni noire ni blanche, une figure toute droite, une bouche qui parle... où pourrais-je la trouver? Voyant Azor. Mais j'aperçois quelqu'un, c'est une personne comme moi, serait-ce Eglé? Non, car elle n'est point difforme. Azor, le considérant. - Vous êtes pareille à moi, ce me semble? Mesrin. - C'est ce que je pensais. Azor. - Vous êtes donc un homme? Mesrin. - On m'a dit que oui. Azor. - On m'en a dit de moi tout autant. Mesrin. - On vous a dit est-ce que vous connaissez des personnes Azor. - Oh! oui, je les connais toutes, deux noires et une blanche. Mesrin. - Moi, c'est la même chose, d'où venez-vous? Azor. - Du monde. Mesrin. - Est-ce du mien? Azor. - Ah! je n'en sais rien, car il y en a tant! Mesrin. - Qu'importe? Votre mine me convient, mettez votre main dans la mienne, il faut nous aimer. Azor. - Oui-da; vous me réjouissez, je me plais à vous voir sans que vous ayez des charmes. Mesrin. - Ni vous non plus; je ne me soucie pas de vous, sinon que vous êtes bonhomme. Azor. - Voilà ce que c'est, je vous trouve de même, un bon camarade, moi un autre bon camarade, je me moque du visage. Mesrin. - Eh! quoi donc, c'est par la bonne humeur que je vous regarde; à propos, prenez-vous vos repas? Azor. - Tous les jours. Mesrin. - Eh bien! je les prends aussi; prenons-les ensemble pour notre divertissement, afin de nous tenir gaillards; allons, ce sera pour tantôt nous rirons, nous sauterons, n'est-il pas vrai? J'en saute déjà . Il saute. Azor, il saute aussi. - Moi de même, et nous serons deux, peut-être quatre, car je le dirai à ma blanche qui a un visage il faut voir! ah! ah! c'est elle qui en a un qui vaut mieux que nous deux. Mesrin. - Oh! je le crois, camarade, car vous n'êtes rien du tout, ni moi non plus, auprès d'une autre mine que je connais, que nous mettrons avec nous, qui me transporte, et qui a des mains si douces, si blanches, qu'elle me laisse tant baiser! Azor. - Des mains, camarade? Est-ce que ma blanche n'en a pas aussi qui sont célestes, et que je caresse tant qu'il me plaÃt? Je les attends. Mesrin. - Tant mieux, je viens de quitter les miennes, et il faut que je vous quitte aussi pour une petite affaire; restez ici jusqu'à ce que je revienne avec mon Adine, et sautons encore pour nous réjouir de l'heureuse rencontre. Ils sautent tout deux en riant. Ah! ah! ah! Scène XIV Azor, Mesrin, Eglé Eglé, s'approchant. - Qu'est-ce que c'est que cela qui plaÃt tant? Mesrin, la voyant. - Ah! le bel objet qui nous écoute! Azor. - C'est ma blanche, c'est Eglé. Mesrin, à part. - Eglé, c'est là ce visage fâché? Azor. - Ah! que je suis heureux! Eglé, s'approchant. - C'est donc un nouvel ami qui nous a apparu tout d'un coup? Azor. - Oui, c'est un camarade que j'ai fait, qui s'appelle homme, et qui arrive d'un monde ici près. Mesrin. - Ah! qu'on a de plaisir dans celui-ci! Eglé. - En avez-vous plus que dans le vôtre? Mesrin. - Oh! je vous assure. Eglé. - Eh bien! l'homme, il n'y a qu'à y rester. Azor. - C'est ce que nous disions, car il est tout à fait bon et joyeux; je l'aime, non pas comme j'aime ma ravissante Eglé que j'adore, au lieu qu'à lui je n'y prends seulement pas garde, il n'y a que sa compagnie que je cherche pour parler de vous, de votre bouche, de vos yeux, de vos mains, après qui je languissais. Il lui baise une main. Mesrin lui prend l'autre main. - Je vais donc prendre l'autre. Il baise cette main, Eglé rit, et ne dit mot. Azor, lui reprenant cette main. - Oh! doucement, ce n'est pas ici votre blanche, c'est la mienne, ces deux mains sont à moi, vous n'y avez rien. Eglé. - Ah! il n'y a pas de mal; mais, à propos, allez vous-en, Azor, vous savez bien que l'absence est nécessaire, il n'y a pas assez longtemps que la nôtre dure. Azor. - Comment! il y a je ne sais combien d'heures que je ne vous ai vue. Eglé. - Vous vous trompez, il n'y a pas assez longtemps que, vous dis-je; je sais bien compter, et ce que j'ai résolu je le veux tenir. Azor. - Mais vous allez rester seule. Eglé. - Eh bien! je m'en contenterai. Mesrin. - Ne la chagrinez pas, camarade. Azor. - Je crois que vous vous fâchez contre moi. Eglé. - Pourquoi m'obstinez-vous? Ne vous a-t-on pas dit qu'il n'y a rien de si dangereux que de nous voir? Azor. - Ce n'est peut-être pas la vérité. Eglé. - Et moi je me doute que ce n'est pas un mensonge. Carise paraÃt ici dans l'éloignement et écoute. Azor. - Je pars donc pour vous complaire, mais je serai bientôt de retour, allons, camarade, qui avez affaire, venez avec moi pour m'aider à passer le temps. Mesrin. - Oui, mais... Eglé, souriant. - Quoi? Mesrin. - C'est qu'il y a longtemps que je me promène. Eglé. - Il faut qu'il se repose. Mesrin. - Et j'aurais empêché que la belle femme ne s'ennuie. Eglé. - Oui, il empêcherait. Azor. - N'a-t-elle pas dit qu'elle voulait être seule? Sans cela, je la désennuierais encore mieux que vous. Partons! Eglé, à part et de dépit. - Partons! Scène XV Carise, Eglé Carise approche et regarde Eglé qui rêve. - A quoi rêvez-vous donc? Eglé. - Je rêve que je ne suis pas de bonne humeur. Carise. - Avez-vous du chagrin? Eglé. - Ce n'est pas du chagrin non plus, c'est de l'embarras d'esprit. Carise. - D'ou vient-il? Eglé. - Vous nous disiez tantôt qu'en fait d'amitié on ne sait ce peut arriver? Carise. Il est vrai. Eglé. - Eh bien! je ne sais ce qui m'arrive. Carise. - Mais qu'avez-vous? Eglé. - Il me semble que je suis fâchée contre moi, que je suis fâchée contre Azor, je ne sais à qui j'en ai. Carise. - Pourquoi fâchée contre vous? Eglé. - C'est que j'ai dessein d'aimer toujours Azor, et j'ai peur d'y manquer. Carise. - Serait-il possible? Eglé. - Oui, j'en veux à Azor, parce que ses manières en sont cause. Carise. - Je soupçonne que vous lui cherchez querelle. Eglé. - Vous n'avez qu'a me répondre toujours de même, je serai bientôt fâchée contre vous aussi. Carise. - Vous êtes en effet de bien mauvaise humeur; mais que vous a fait Azor? Eglé. - Ce qu'il m'a fait? Nous convenons de nous séparer il part, il revient sur-le-champ, il voudrait toujours être là ; à la fin, ce que vous lui avez perdit lui arrivera. Carise. - Quoi? vous cesserez de l'aimer? Eglé. - Sans doute; si le plaisir de se voir s'en va quand on le prend trop souvent, est-ce ma faute à moi? Carise. - Vous nous avez soutenu que cela ne se pouvait pas. Eglé. - Ne me chicanez donc pas; que savais-je? Je l'ai soutenu par ignorance. Carise. - Eglé, ce ne peut pas être son trop d'empressement à vous voir qui lui nuit auprès de vous, il n'y a pas assez longtemps que vous le connaissez. Eglé. - Pas mal de temps; nous avons déjà eu trois conversations ensemble, et apparemment que la longueur des entretiens est contraire. Carise. - Vous ne dites pas son véritable tort, encore une fois. Eglé. - Oh! il en a encore un et même deux, il en a je ne sais combien premièrement, il m'a contrariée; car mes mains sont à moi, je pense, elles m'appartiennent, et il défend qu'on les baise! Carise. - Et qui est-ce qui a voulu les baiser? Eglé. - Un camarade qu'il a découvert tout nouvellement, et qui s'appelle homme. Carise. - Et qui est aimable? Eglé. - Oh! charmant, plus doux qu'Azor, et qui proposait aussi de demeurer pour me tenir compagnie; et ce fantasque d'Azor ne lui a permis ni la main, ni la compagnie, l'a querellé et l'a emmené brusquement sans consulter mon désir ah! ah! je ne suis donc pas ma maÃtresse? il ne se fie donc pas à moi? il a donc peur qu'on ne m'aime? Carise. - Non, mais il a craint que son camarade ne vous plût. Eglé. - Eh bien! il n'a qu'a me plaire davantage, car à l'égard d'être aimée, je suis bien aise de l'être, je le déclare, et au lieu d'un camarade, en eût-il cent, je voudrais qu'ils m'aimassent tous, c'est mon plaisir; il veut que ma beauté soit pour lui tout seul, et moi je prétends qu'elle soit pour tout le monde. Carise. - Tenez, votre dégoût pour Azor ne vient pas de tout ce que vous dites là , mais de ce que vous aimez mieux à présent son camarade que lui. Eglé. - Croyez-vous? Vous pourriez bien avoir raison. Carise. - Eh! dites-moi, ne rougissez-vous pas un peu de votre inconstance? Eglé. - Il me parait que oui, mon accident me fait honte, j'ai encore cette ignorance-là . Carise. - Ce n'en est pas une, vous aviez tant promis de l'aimer constamment. Eglé. - Attendez, quand je l'ai promis, il n'y avait que lui, il fallait donc qu'il restât seul, le camarade n'était pas de mon compte. Carise. - Avouez que ces raisons-là ne sont point bonnes, vous les aviez tantôt réfutées d'avance. Eglé - Il est vrai que je ne les estime pas beaucoup; il y en a pourtant une excellente, c'est que le camarade vaut mieux qu'Azor. Carise. - Vous vous méprenez encore là -dessus, ce n'est pas qu'il vaille mieux, c'est qu'il a l'avantage d'être nouveau venu. Eglé. - Mais cet avantage-là est considérable, n'est-ce rien que d'être nouveau venu? N'est-ce rien que d'être un autre? Cela est fort joli, au moins, ce sont des perfections qu'Azor n'a pas. Carise. - Ajoutez que ce nouveau venu vous aimera. Eglé. - Justement, il m'aimera, je l'espère, il a encore cette qualité-là . Carise - Au lieu qu'Azor n'en est pas à vous aimer. Eglé. - Eh! non, car il m'aime déjà . Carise. - Quels étranges motifs de changement! Je gagerais bien que vous n'en êtes pas contente. Eglé. - Je ne suis contente de rien, d'un côté, le changement me fait peine, de l'autre, il me fait plaisir; je ne puis pas plus empêcher l'un que l'autre; ils sont tous deux de conséquence; auquel des deux suis-je le plus obligée? Faut-il me faire de la peine? Faut-il me faire du plaisir? Je vous défie de le dire. Carise. - Consultez votre bon coeur, vous sentirez qu'il condamne votre inconstance. Eglé. - Vous n'écoutez donc pas; mon bon coeur le condamne, mon bon coeur l'approuve, il dit oui, il dit non, il est de deux avis, il n'y a donc qu'a choisir le plus commode. Carise. - Savez-vous le parti qu'il faut prendre? C'est de fuir le camarade d'Azor; allons, venez; vous n'aurez pas la peine de combattre. Eglé, voyant venir Mesrin. - Oui, mais nous fuyons bien tard voilà le combat qui vient, le camarade arrive. Carise. - N'importe, efforcez-vous, courage! ne le regardez pas. Scène XVI Mesrou, Mesrin, Eglé, Carise Mesrou, de loin, voulant retenir Mesrin, qui se dégage. - Il s'échappe de moi, il veut être inconstant, empêchez-le d'approcher. Carise, à Mesrin. - N'avancez pas. Mesrin. - Pourquoi? Carise. - C'est que je vous le défends; Mesrou et moi, nous devons avoir quelque autorité sur vous, nous sommes vos maÃtres. Mesrin, se révoltant. - Mes maÃtres! qu'est-ce que c'est qu'un maÃtre? Eh bien! je ne vous le commande plus, je vous en prie, et la belle Eglé joint sa prière à la mienne. Eglé. - Moi! point du tout, je ne joins point de prière. Carise, à Eglé, à part. - Retirons-nous, vous n'êtes pas encore sûre qu'il vous aime. Eglé. - Oh! je n'espère pas le contraire, il n'y a qu'à lui demander ce qui en est. Que souhaitez-vous, le joli camarade? Mesrin. - Vous voir, vous contempler, vous admirer, vous appeler mon âme. Eglé. - Vous voyez bien qu'il parle de son âme; est-ce que vous m'aimez? Mesrin. - Comme un perdu. Eglé. - Ne l'avais-je pas bien dit? Mesrin. - M'aimez-vous aussi? Eglé. - je voudrais bien m'en dispenser si je le pouvais, à cause d'azor qui compte sur moi. Mesrou. - Mesrin, imitez Eglé, ne soyez point infidèle. Eglé. - Mesrin! l'homme s'appelle Mesrin! Mesrin. - Eh! oui. Eglé. - L'ami d'Adine? Mesrin. - C'est moi qui l'étais, et qui n'ai plus besoin de son portrait. Eglé le prend. - Son portrait et l'ami d'Adine! il a encore ce mérite-là ; ah! ah! Carise, voila trop de qualités, il n'y a pas moyen de résister; Mesrin, venez que je vous aime. Mesrin. - Ah! délicieuse main que je possède! Eglé. - L'incomparable ami que je gagne! Mesrou. - Pourquoi quitter Adine? avez-vous à vous plaindre d'elle? Mesrin. - Non, c'est ce beau visage-là qui veut que je la laisse. Eglé. - C'est qu'il a des yeux, voilà tout. Mesrin. - Oh! pour infidèle je le suis, mais je n'y saurais que faire. Eglé. - Oui, je l'y contrains, nous nous contraignons tous deux. Carise. - Azor et elle vont être au désespoir. Mesrin. - Tant pis. Eglé. - Quel remède? Carise. - Si vous voulez, je sais le moyen de faire cesser leur affliction avec leur tendresse. Mesrin. - Eh bien! faites. Eglé. - Eh! non, je serai bien aise qu'Azor me regrette, moi; ma beauté le mérite; il n'y a pas de mal aussi qu'Adine soupire un peu, pour lui apprendre à se méconnaÃtre. Scène XVII Mesrin, Eglé, Carise, Azor, Mesrou Mesrou. - Voici Azor. Mesrin. - Le camarade m'embarrasse, il va être bien étonné. Carise. - A sa contenance, on dirait qu'il devine le tort que vous lui faites. Eglé. - Oui, il est triste; ah! il y a bien de quoi. Azor s'avance honteux; Eglé continue. Etes-vous bien fâché, Azor? Azor. - Oui, Eglé. Eglé. - Beaucoup? Azor. - Assurément. Eglé. - Il y paraÃt, eh! comment savez-vous que j'aime Mesrin? Azor, étonné. - Comment? Mesrin. - Oui, camarade. Azor. - Eglé vous aime, elle ne se soucie plus de moi? Eglé. - Il est vrai. Azor, gai. - Eh! tant mieux; continuez, je ne me soucie plus de vous non plus, attendez-moi, je reviens. Eglé. - Arrêtez donc, que voulez-vous dire, vous ne m'aimez plus, qu'est-ce que cela signifie? Azor, en s'en allant. - Tout à l'heure vous saurez le reste. Scène XVIII Mesrou, Carise, Eglé, Mesrin Mesrin. - Vous le rappelez, je pense, eh! d'ou vient? Qu'avez-vous affaire à lui, puisque vous m'aimez? Eglé. - Eh! laissez-moi faire, je ne vous en aimerai que mieux, si je puis le ravoir, c'est seulement que je ne veux rien perdre. Carise et Mesrou, riant. - Eh! eh! eh! eh! Eglé. - Le beau sujet de rire! Scène XIX Mesrou, Carise, Eglé, Mesrin, Adine, Azor Adine, en riant. - Bonjour, la belle Eglé, quand vous voudrez vous voir, adressez-vous à moi, j'ai votre portrait, on me l'a cédé. Eglé, lui jetant le sien. - Tenez, je vous rends le vôtre, qui ne vaut pas la peine que je le garde. Adine. - Comment! Mesrin, mon portrait! et comment l'a-t-elle? Mesrin. - C'est que je l'ai donné. Eglé. - Allons, Azor, venez que je vous parle. Mesrin. - Que vous lui parliez! et moi? Adine. - Passez ici, Mesrin, que faites-vous là , vous extravaguez, je pense. Scène dernière Mesrou, Carise, Eglé, Mesrin, Le Prince, Hermiane, Adine, Meslis, Dina, Azor Hermiane, entrant avec vivacité. - non, laissez-moi, Prince je n'en veux pas voir davantage; cette Adine et cette Eglé me sont insupportables, il faut que le sort soit tombé sur ce qu'il y aura jamais de plus haïssable parmi mon sexe. Eglé. - Qu'est-ce que c'est que toutes ces figures-là , qui arrivent en grondant? Je me sauve. Ils veulent tous fuir. Carise. - Demeurez tous, n'ayez point de peur; voici de nouveaux camarades qui viennent, ne les épouvantez point, et voyons ce qu'ils pensent. Meslis, s'arrêtant au milieu du théâtre. - Ah! chère Dina, que de personnes! Dina. - Oui, mais nous n'avons que faire d'elles. Meslis. - Sans doute, il n'y en a pas une qui vous ressemble. Ah! c'est vous, Carise et Mesrou, tout cela est-il hommes ou femmes? Carise. - Il y a autant de femmes que d'hommes; voilà les unes, et voici les autres; voyez, Meslis, si parmi les femmes vous n'en verriez pas quelqu'une qui vous plairait encore plus que Dina, on vous la donnerait. Eglé. - J'aimerais bien son amitié. Meslis. - Ne l'aimez point, car vous ne l'aurez pas. Carise. - Choisissez-en une autre. Meslis. - Je vous remercie, elles ne me déplaisent point, mais je ne me soucie pas d'elles, il n'y a qu'une Dina dans le monde. Dina, jetant son bras sur le sien. - Que c'est bien dit! Carise. - Et vous, Dina, examinez. Dina, le prenant par-dessous le bras. - Tout est vu; allons-nous-en. Hermiane. - L'aimable enfant! je me charge de sa fortune. Le Prince. - Et moi de celle de Meslis. Dina. - nous avons assez de nous deux. Le Prince. - On ne vous séparera pas; allez, Carise, qu'on les mette à part et qu'on place les autres suivant mes ordres. Et à Hermiane. les deux sexes n'ont rien à se reprocher, Madame vices et vertus, tout est égal entre eux. Hermiane. - Ah! je vous prie, mettez-y quelque différence votre sexe est d'une perfidie horrible, il change à propos de rien, sans chercher même de prétexte. Le Prince. - Je l'avoue, le procédé du vôtre est du moins plus hypocrite, et par là plus décent, il fait plus de façon avec sa conscience que le nôtre. Hermiane. - croyez-moi, nous n'avons pas lieu de plaisanter. partons. Le Préjugé vaincu Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois par les comédiens-français le 6 août 1746 Acteurs Le Marquis, père d'Angélique. Angélique. Lépine, valet de Dorante. La scène est à la campagne, dans un château du Marquis? Scène première Lépine, Lisette Lépine, tirant Lisette par le bras. - Viens, j'ai à te parler; entrons un moment dans cette salle. Lisette. - Eh bien! que me voulez-vous donc, Monsieur de Lépaine, en me tirant comme ça à l'écart? Lépine. - Premièrement, mon maÃtre te prie de l'attendre ici. Lisette. - J'en sis d'accord, après? Lépine. - Regarde-moi, Lisette, et devine le reste. Lisette. - Moi, je ne saurais. Je ne devine jamais le reste, à moins qu'on ne me le dise. Lépine. - Je vais donc t'aider, voici ce que c'est, j'ai besoin de ton coeur, ma fille. Lisette. - Tout de bon? Lépine. - Et un si grand besoin que je ne puis pas m'en passer, il n'y a pas à répliquer, il me le faut. Lisette. - Dame! comme vous demandez ça! J'ai quasiment envie de crier au voleur. Lépine. - Il me le faut, te dis-je, et bien complet avec toutes ses circonstances; je veux dire avec ta main et toute ta personne, je veux que tu m'épouses. Lisette. - Quoi! tout à l'heure? Lépine. - A la rigueur, il le faudrait; mais j'entends raison et pour à présent, je me contenterai de ta parole. Lisette. - Vraiment! grand marci de la patience, mais vous avez là de furieuses volontés, Monsieur de Lépaine! Lépine. - Je te conseille de te plaindre! Comment donc! il n'y a que six jours que nous sommes ici, mon maÃtre et moi, que six jours que je te connais, et la tête me tourne, et tu demandes quartier! Ce que j'ai perdu de raison depuis ce temps-là est incroyable; et si je continue, il ne m'en restera pas pour me conduire jusqu'à demain. Allons vite, qu'on m'aime. Lisette. - Ça ne se peut pas, Monsieur de Lépaine. Ce n'est pas qu'on ne soyais agriable, mais mon rang me le défend; je vous en informe, tout ce qui est comme vous n'est pas mon pareil, à ce que m'a dit ma maÃtresse. Lépine. - Ah! Ah! me conseilles-tu d'ôter mon chapeau? Lisette. - Le chapiau et la familiarité itou. Lépine..- Voilà pourtant un itou qui n'est pas de trop bonne maison mais une princesse peut avoir été mal élevée. Lisette. - Bonne maison! la nôtre était la meilleure de tout le village, et que trop bonne; c'est ce qui nous a ruinés. En un mot comme en cent, je suis la fille d'un homme qui était, en son vivant, procureur fiscal du lieu et qui mourut l'an passé; ce qui a fait que notre jeune dame, faute de fille de chambre, m'a pris depuis trois mois cheux elle, en guise de compagnie. Lépine. - Avec votre permission et la sienne, je remets mon chapeau. Lisette. - A cause de quoi? Lépine. - Je sais bien ce que je fais, fiez-vous à moi. Je ne manque de respect ni au père ni aux enfants. Procureur fiscal, dites-vous? Lisette. - Oui, qui jugeait le monde, qui était honoré d'un chacun, qui avait un grand renom. Lépine. - Bagatelle! Ce renom-là n'est pas comparable au bruit que mon père a fait dans sa vie. Je suis le fils d'un timbalier des armées du Roi. Lisette. - Diantre! Lépine. - Oui, ma fille, neveu d'un trompette, et frère aÃné d'un tambour, il y a même du hautbois dans ma famille. Tout cela, sans vanité, est assez éclatant. Lisette. - Sans doute, et je me reprends; je trouve ça biau. Stapendant vous ne sarvez qu'un bourgeois. Lépine. - Oui, mais il est riche. Lisette. - En lieu que moi, je suis à la fille d'un marquis. Lépine. - D'accord; mais elle est pauvre. Lisette. - Il m'apparaÃt que t'as raison, Lépaine, je vois que ma maÃtresse m'a trop haussé le coeur, et je me dédis; je pense que je ne nous devons rian. Lépine. - Excusez-moi, ma fille; je pense que je me mésallie un peu; mais je n'y regarde pas de si près. La beauté est une si grande dame! Concluons, m'aimes-tu? Lisette. - J'en serais consentante si vous ne vous en retourniais pas bientôt à Paris, vous autres. Lépine. - Et si, dès aujourd'hui, on m'élevait à la dignité de concierge du château que nous avons à une lieue d'ici, votre ambition serait-elle satisfaite avec un mari de ce rang-là ? Lisette. - Tout à fait. Un mari comme toi, un châtiau, et note amour, me velà bian, pourvu que ça se soutienne. Lépine. - A te voir si gaillarde, je vais croire que je te plais. Lisette. - Biaucoup, Lépaine; tians, je sis franche, t'avais besoin de mon coeur, moi, j'avais faute du tian; et ça m'a prins drès que je t'ai vu, sans faire semblant, et quand il n'y aurait ni châtiau, ni timbales dans ton affaire, je serais encore contente d'être ta femme. Lépine. - Incomparable fille de fiscal, tes paroles ont de grandes douceurs! Lisette - Je les prends comme elles viennent. Lépine. - Donne-moi une main que je l'adore, la première venue. Lisette. - Tiens, prends, la voilà . Scène II. Dorante, Lépine, Lisette Dorante, voyant Lépine baiser la main de Lisette. - Courage, mes enfants, vous ne vous haïssez pas, ce me semble? Lépine. - Non, Monsieur. C'est une concierge que j'arrête pour votre château; je concluais le marché, et je lui donnais des arrhes. Dorante. - Est-il vrai, Lisette? L'aimes-tu? A-t-il raison de s'en vanter? Je serais bien aise de le savoir. Lisette. - Il n'y a donc qu'à prenre qu'ou le savez, Monsieur. Dorante. - Je t'entends. Lisette. - Que voulez-vous? Il m'a tant parlé de sa raison pardue, d'épousailles, et des circonstances de ma parsonne il a si bian agencé ça avec vote châtiau, que me velà concierge, autant vaut. Dorante. - Tant mieux, Lisette. J'aurai soin de vous deux. Lépine est un garçon à qui je veux du bien, et tu me parais une bonne fille. Lépine. - Allons, la petite, ripostons par deux révêrences, et partons ensemble. Ils saluent. Dorante. - Ah çà ! Lisette, puisqu'à présent je puis me fier à toi, je ne ferai point difficulté de te confier un secret; c'est que j'aime passionnément ta maÃtresse, qui ne le sait pas encore et j'ai eu mes raisons pour le lui cacher. Malgré les grands biens que m'a laissé mon père, je suis d'une famille de simple bourgeoisie. Il est vrai que j'ai acquis quelque considération dans le monde; on m'a même déjà offert de très grands partis. Lépine. - Vraiment! tout Paris veut nous épouser. Dorante. - Je vais d'ailleurs être revêtu d'une charge qui donne un rang considérable; d'un autre côté, je suis étroitement lié d'amitié avec le Marquis, qui me verrait volontiers devenir son gendre; et malgré tout ce que je dis là , pourtant, je me suis tu. Angélique est d'une naissance très distinguée. J'ai observé qu'elle est plus touchée qu'une autre de cet avantage-là , et la fierté que je lui crois là -dessus m'a retenu jusqu'ici. J'ai eu peur, si je me déclarais sans précaution, qu'il ne lui échappât quelque trait de dédain, que je ne me sens pas capable de supporter, que mon coeur ne lui pardonnerait pas; et je ne veux point la perdre, s'il est possible. Toi qui la connais et qui as sa confiance, dis-moi ce qu'il faut que j'espère. Que pense-t-elle de moi? Quel est son caractère? Ta réponse décidera de la manière dont je dois m'y prendre. Lépine. - Bon! c'est autant de marié, il n'y a qu'à aller franchement, c'est la manière. Lisette. - Pas tout à fait. Faut cheminer doucement il y a à prenre garde. Dorante. - Explique-toi. Lisette. - Ecoutez, Monsieur, je commence par le meilleur. C'est que c'est une fille comme il n'y en a point, d'abord. C'est folie que d'en chercher une autre; il n'y a de ça que cheux nous; ça se voit ici, et velà tout. C'est la pus belle himeur, le coeur le pus charmant, le pus benin!... Fâchez-la, ça vous pardonne; aimez-la, ça vous chérit il n'y a point de bonté qu'alle ne possède; c'est une marveille, une admiration du monde, une raison, une libéralité, une douceur!... Tout le pays en rassote. Lépine. - Et moi aussi, ta merveille m'attendrit. Dorante. - Tu ne me surprends point, Lisette; j'avais cette opinion-là d'elle. Lisette. - Ah çà ! vous l'aimez, dites-vous? Je vous avise qu'alle s'en doute. Dorante. - Tout de bon? Lisette. - Oui, Monsieur, alle en a pris la doutance dans vote oeil, dans vos révérences, dans le respect de vos paroles. Dorante. Elle t'en a donc dit quelque chose? Lisette. - Oui, Monsieur; j'en discourons parfois. Lisette, ce me fait-elle, je crois que ce garçon de Paris m'en veut; sa civilité me le montre. C'est vote biauté qui l'y oblige, ce li fais-je. Alle repart Ce n'est pas qu'il m'en sonne mot, car il n'oserait; ma qualité l'empêche. Ça vienra, ce li dis-je. Oh! que nenni, ce me dit-elle; il m'appriande trop; je serais pourtant bian aise d' être çartaine, à celle fin de n'en plus douter. Mais il vous fâchera s'il s'enhardit, ce li dis-je. Vraiment oui, ce dit-elle; mais faut savoir à qui je parle; j'aime encore mieux être fâchée que douteuse. Lépine. - Ah! que cela est bon, Monsieur! comme l'amour nous la mitonne! Lisette. - Eh! oui, c'est mon opinion itou. Hier encore, je li disais, toujours à vote endroit Madame, queu dommage qu'il soit bourgeois de nativité! Que c'est une belle prestance d'homme! Je n'avons point de noblesse qui ait cette phisolomie-là alle est magnifique, pardi! quand ce serait pour la face d'un prince. T'as raison, Lisette, me répartit-elle; oui, ma fille, c'est dommage; cette nativité est fâcheuse; car le parsonnage est agriable, il fait plaisir à considérer, je n'en vas pas à l'encontre. Dorante. - Mais, Lisette, suivant ce que tu me rapportes là , je pourrais donc risquer l'aveu de mes sentiments? Lisette. - Ah! Monsieur, qui est-ce qui sait ça? Parsonne. Alle a de la raison en tout et partout, hors dans cette affaire de noblesse. Faut pas vous tromper. Il n'y a que les gentilshommes qui soyont son prochain, le reste est quasiment de la formi pour elle. Ce n'est pas que vous ne li plaisiais. S'il n'y avait que son coeur, je vous dirais Il vous attend, il n'y a qu'à le prenre; mais cette gloire est là qui le garde; ce sera elle qui gouvarnera ça, et faudrait trouver queuque manigance. Lépine. - Attaquons, Monsieur. Qu'est-ce que c'est que la gloire? Elle n'a vaillant que des cérémonies. Dorante. - Mon intention, Lisette, était d'abord de t'engager à me servir auprès d'Angélique; mais cela serait inutile, à ce que je vois; et il me vient une autre idée. Je sors d'avec le Marquis, à qui, sans me nommer, j'ai parlé d'un très riche parti qui se présentait pour sa fille; et sur tout ce que je lui en ai dit, il m'a permis de le proposer à Angélique; mais je juge à propos que tu la préviennes avant que je lui parle. Lisette. - Et que li dirais-je? Dorante. - Que je t'ai interrogée sur l'état de son coeur, et que j'ai un mari à lui offrir. Comme elle croit que je l'aime, elle soupçonnera que c'est moi; et tu lui diras qu'à la vérité je n'ai pas dit qui c'était, mais qu'il t'a semblé que je parlais pour un autre, pour quelqu'un d'une condition égale à la mienne. Lisette, étonnée. - D'un autre bourgeois ainsi que vous? Lépine. - Oui-da; pourquoi non? Cette finesse-là a je ne sais quoi de mystérieux et d'obscur, où j'aperçois quelque chose... qui n'est pas clair. Lisette. - Moi, j'aperçois qu'alle sera furieuse, qu'alle va choir en indignation, par dépit. Peut-être qu'alle vous excuserait, vous, maugré la bourgeoisie; mais n'y aura pas de marci pour un pareil à vous; alle dégrignera vote homme, alle dira que c'est du fretin. Dorante. - Oui, je m'attends bien à des mépris, mais je ne les éviterais peut-être pas si je me déclarais sans détour, et ils ne me laisseraient plus de ressource, au lieu qu'alors ils ne s'adresseront pas à moi. Lépine. -Fort bien! Lisette. - Oui, je comprends, ce ne sera pas vous qui aurez eu les injures, ce sera l'autre; et pis, quand alle saura que c'est vous... Dorante. - Alors l'aveu de mon amour sera tout fait; je lui aurai appris que je l'aime, et n'aurai point été personnellement rejeté de sorte qu'il ne tiendra encore qu'à elle de me traiter avec bonté. Lisette. - Et de dire C'est une autre histoire, je ne parlais pas de vous. Lépine. - Et voilà précisément ce que j'ai tout d'un coup deviné, sans avoir eu l'esprit de le dire. Lisette. - Ce tornant-là me plait; et même faut d'abord que je vous en procure des injures, à celle fin que ça vous profite après. Mais je la vois qui se promène sur la terrasse. Allez-vous-en, Monsieur, pour me bailler le temps de la dépiter envars vous. Dorante et Lépine s'en vont, Lisette les rappelle. A propos, Monsieur, faut itou que vous li touchiais une petite parole sur ce que Lépaine me recharche; j'ai ma finesse à ça, que je vous conterai. Dorante. - Oui-da. Lépine. - Je te donne mes pleins pouvoirs. Scène III. Angélique, Lisette Angélique. - Il me semblait de loin avoir vu Dorante avec toi. Lisette. - Vous n'avez pas la barlue, Madame, et il y a bian des nouvelles. C'est Monsieur Dorante li-même, qui s'enquierre comment vous va le coeur, et si parsonne ne l'a prins; c'est mon galant Lépaine qui demande après le mien. Est-ce que ça n'est pas biau? Angélique. - L'intérêt que Dorante prend à mon coeur ne m'est point nouveau. Tu sais les soupçons que j'avais là -dessus, et Dorante est aimable; mais malheureusement il lui manque de la naissance, et je souhaiterais qu'il en eût, j'ai même eu besoin quelquefois de me ressouvenir qu'il n'en a point. Lisette. - Oh bian! ce n'est pas la peine de vous ressouvenir de ça, vous velà exempte de mémoire. Angélique. - Comment! l'aurais-tu rebuté? et renonce-t-il à moi, dans la peur d'être mal reçu? Quel discours lui as-tu donc tenu? Lisette. - Aucun. Il n'a peur de rian. Il n'a que faire de renoncer il ne vous veut pas. C'est seulement qu'il est le commis d'un autre. Angélique. - Que me contes-tu là ? Qu'est-ce que c'est que le commis d'un autre? Lisette. - Oui, d'un je ne sais qui, d'un mari tout prêt qu'il a en main, et qu'il désire de vous présenter par-devant notaire. Un homme jeune, opulent, un bourgeois de sa sorte. Angélique. - Dorante est bien hardi! Lisette. - Oh! pour ça, oui! bian téméraire envars une damoiselle de vote étoffe, et de la conséquence de vos père et mère; ça m'a donné un scandale!... Angélique. - Pars tout à l'heure, va lui dire que je me sens offensée de la proposition qu'il a dessein de me faire, et que je n'en veux point entendre parler. Lisette. - Et que cet acabit de mari n'est pas capable d'être vote homme allons. Angélique. - Attends, laisse-le venir; dans le fond, il est au-dessous de moi d'être si sérieusement piquée. Lisette. - Oui, la moquerie suffit, il n'y a qu'à lever l'épaule avec du petit monde. Angélique. - Je ne reviens pas de mon étonnement, je l'avoue. Lisette. - Je sis tout ébahie, car j'ons vu des mines d'amoureux, et il en avait une pareille; je vous prends à témoin. Angélique. - Jusque-là que j'ai craint qu'à la fin il ne m'obligeât à le refuser lui-même. Je m'imaginais qu'il m'aimait je ne le soupçonnais pas, je le croyais. Lisette. - Avoir un visage qui ment, est-il permis? Angélique. - Non, Lisette, il n'a été que ridicule, et c'est nous qui nous trompions. Ce sont ses petites façons doucereuses et soumises que nous avons prises pour de l'amour. C'est manque de monde ces petits messieurs-là , pour avoir bonne grâce, croient qu'il n'y a qu'à se prosterner et à dire des fadeurs, ils n'en savent pas davantage. Lisette. - Encore, s'il parlait pour son compte, je li pardonnerais quasiment; car je le trouvais joli, comme vous le trouviais itou, à ce qu'on m'avez dit. Angélique. - Joli? Je ne parlais pas de sa figure; je ne l'ai jamais trop remarquée; non qu'il ne soit assez bien fait; ce n'est pas là ce que j'attaque. Lisette. - Pardi non, n'y a pas de rancune à ça. C'est un mal-appris qui est bian torné, et pis c'est tout. Angélique. - Qui a l'air assez commun pourtant, l'air de ces gens-là ; mais ce qu'il avait d'aimable pour moi, c'est son attachement pour mon père, à qui même il a rendu quelque service voilà ce qui le distinguait à mes yeux, comme de raison. Lisette. - La belle magnière de penser! Ce que c'est que d'aimer son père! Angélique. - La reconnaissance va loin dans les bons coeurs. Elle a quelquefois tenu lieu d'amour. Lisette. - Cette reconnaissance-là , alle vous aurait menée à la noce, ni pus ni moins. Angélique. - Enfin, heureusement m'en voilà débarrassée; car quelquefois, à dire vrai, l'amour que je lui croyais ne laissait pas de m'inquiéter. Lisette. - Oui, mais de Lépaine que ferai-je, moi, qui sis participante de vote rang? Angélique. - Ce qu'une fille raisonnable, qui m'appartient et qui est née quelque chose, doit faire d'un valet qui ne lui convient pas, et du valet d'un homme qui manque aux égards qu'il me doit. Lisette. - Ça suffit. S'il retourne à moi, je vous li garde son petit fait... et je vous recommande le maÃtre. Le vela qui rôde à l'entour d'ici, et je m'échappe afin qu'il arrive. Je repasserons pour savoir les nouvelles. Scène IV. Dorante, Angélique Dorante. - Oserais-je, sans être importun, Madame, vous demander un instant d'entretien? Angélique. - Importun, Dorante! pouvez-vous l'être avec nous? Voilà un début bien sérieux. De quoi s'agit-il? Dorante. - D'une proposition que Monsieur le Marquis m'a permis de vous faire, qu'il vous rend la maÃtresse d'accepter ou non, mais dont j'hésite à vous parler, et que je vous conjure de me pardonner, si elle ne vous plaÃt pas. Angélique. - C'est donc quelque chose de bien étrange? Attendez; ne serait-il pas question d'un certain mariage, dont Lisette m'a déjà parlé? Dorante. - Je ne l'avais pas priée de vous prévenir; mais c'est de cela même, Madame. Angélique. - En ce cas-là , tout est dit, Dorante; Lisette m'a tout conté. Vos intentions sont louables, et votre projet ne vaut rien. Je vous promets de l'oublier. Parlons d'autre chose. Dorante. - Mais, Madame, permettez-moi d'insister, ce récit de Lisette peut n'être pas exact. Angélique. - Dorante, si c'est de bonne foi que vous avez craint de me fâcher, la manière dont je m'explique doit vous arrêter, ce me semble, et je vous le répète encore, parlons d'autre chose. Dorante. - Je me tais, Madame, pénétré de douleur de vous avoir déplu. Angélique, riant. - Pénétré de douleur! C'en est trop. Il ne faut point être si affligé, Dorante. Vos expressions sont trop fortes, vous parlez de cela comme du plus grand des malheurs! Dorante. - C'en est un très grand pour moi, Madame, que vous avoir déplu. Vous ne connaissez ni mon attachement ni mon respect. Angélique. - Encore? Je vous déclare, moi, que vous me désespérerez, si vous ne vous consolez pas. Consolez-vous donc par politesse, et changeons de matière. Aurons-nous le plaisir de vous avoir encore ici quelque temps? Comptez-vous y faire un peu de séjour? Dorante. - Je serais trop heureux de pouvoir y demeurer toute ma vie, Madame... Angélique. - Tout de bon! Et moi, trop enchantée de vous y voir pendant toute la mienne. Continuez. Dorante. - Je n'ose plus vous répondre, Madame. Angélique. - ...Pourquoi? Je parle votre langage; je réponds à vos exagérations par les miennes. On dirait que votre souverain bonheur consiste à ne me pas perdre de vue et j'en serais fâchée. Vous avez une douleur profonde pour avoir pensé à un mariage dont je me contente de rire. Vous montrez une tristesse mortelle, parce que je vous empêche de répéter ce que Lisette m'a déjà dit. Eh mais! vous succomberez sous tant de chagrins; il n'y va pas moins que de votre vie, s'il faut vous en croire. Dorante. - Souffrirez-vous que je parle, Madame? Il n'y a rien de moins incroyable que le plaisir infini que j'aurais à vous voir toujours; rien de plus croyable que l'extrême confusion que j'ai de vous avoir indisposé contre moi; rien de plus naturel que d'être touché autant que je le suis de ne pouvoir du moins me justifier auprès de vous. Angélique. - Eh mais! je les sais, vos justifications, vous les mettriez en plusieurs articles, et je vais vous les réduire en un seul; c'est que celui que vous me proposez est extrêmement riche. N'est-ce pas là tout? Dorante. - Ajoutez-y, Madame, que c'est un honnête homme. Angélique. - Eh! sans doute, je vous dis qu'il est riche c'est la même chose. Dorante. - Ah! Madame, ne fût-ce qu'en ma faveur, ne confondons pas la probité avec les richesses. Daignez vous ressouvenir que je suis riche aussi, et que je mérite qu'on les distingue. Angélique. - Cela ne vous regarde pas, Dorante, et je vous excepte; mais que vous me disiez qu'il est honnête homme, il ne lui manquerait plus que de ne pas l'être. Dorante. - Il est d'ailleurs estimé, connu, destiné à un poste important. Angélique. - Sans doute, on a des places et des dignités avec de l'argent; elles ne sont pas glorieuses venons au fait. Quel est-il, votre homme? Dorante. - Simplement un homme de bonne famille; mais à qui, malgré cela, Madame, on offre actuellement de très grands partis. Angélique. - Je vous crois. On voit de tout dans la vie. Dorante. - Je me tais, Madame; votre opinion est que j'ai tort, et je me condamne. Angélique. - Croyez-moi, Dorante, vous estimez trop les biens et le bon usage que vous faites des vôtres vous excuse. Mais entre nous, que ferais-je avec un homme de cette espèce-là ? Car la plupart de ces gens-là sont des espèces, vous le savez. L'honnête homme d'un certain état n'est pas l'honnête homme du mien. Ce sont d'autres façons, d'autres sentiments, d'autres moeurs, presque un autre honneur; c'est un autre monde. Votre mari me rebuterait et je le gênerais. Dorante. - Ah! Madame, épargnez-moi, je vous prie. Vous m'avez promis d'oublier mon tort, et je compte sur cette bonté-là dans ce moment même. Angélique. - Pour vous prouver que je n'y songe plus, j'ai envie de vous prier de rester encore avec nous quelque temps; vous me verrez peut-être incessamment mariée. Dorante. - Comment, Madame? Angélique. - J'ai un de mes parents qui m'aime et que je ne hais pas, qui est actuellement à Paris, où il suit un procès important, qui est presque sûr, et qui n'attend que ce succès pour venir demander ma main. Dorante. - Et vous l'aimez, Madame? Angélique. - Nous nous connaissons dès l'enfance. Dorante. - J'ai abusé trop longtemps de votre patience, et je me retire toujours pénétré de douleur. Angélique, en le voyant partir. - Toujours cette douleur! Il faut qu'il ait une manie pour ces grands mots-là . Dorante, revenant. - J'oubliais de vous prévenir sur une chose, Madame. Lépine, à qui je destine une récompense de ses services, voudrait épouser Lisette, et je lui défendrai d'y penser, si vous me l'ordonnez. Angélique. - Lisette est une fille de famille qui peut trouver mieux, Monsieur, et je ne vois pas que votre Lépine lui convienne. Dorante prend encore congé d'elle. Scène V. Le Marquis, Angélique, Dorante Le Marquis, arrêtant Dorante. - Ah! vous voilà , Dorante? Vous avez sans doute proposé à ma fille le mariage dont vous m'avez parlé? L'acceptez-vous, Angélique? Angélique. - Non, mon père. Vous m'avez laissé la liberté d'en décider, à ce que m'a dit Monsieur, et vous avez bien prévu, je pense, que je ne l'accepterais pas. Le Marquis. - Point du tout, ma fille, j'espérais tout le contraire. Dès que c'est Dorante qui le propose ce ne peut être qu'un de ses amis, et par conséquent un homme très estimable qui doit d'ailleurs avoir un rang, et que vous auriez pu épouser avec l'approbation de tout le monde. Cependant ce sont là de ces choses sur lesquelles il est juste que vous restiez la maÃtresse. Angélique. - Je sais vos bontés pour moi, mon père; mais je ne croyais pas m'être éloignée de vos intentions. Dorante. - Pour moi, Monsieur, la répugnance de Madame ne me surprend point j'aurais assurément souhaité qu'elle ne l'eût point eue. Son refus me mortifie plus que je ne puis l'exprimer; mais j'avoue en même temps que je ne le blâme point. Née ce qu'elle est, c'est une noble. fierté qui lui sied, et qui est à sa place; aussi le mari que je proposais; et dont je sais les sentiments comme les miens, n'osait-il se flatter qu'on lui ferait grâce, et ne voyait que son amour et que son respect qui fussent dignes de Madame. Angélique. - La vérité est que je n'aurais pas cru avoir besoin d'excuse auprès de vous, mon père, et je m'imaginais que vous aimeriez mieux me voir au Baron, qu'il ne tient qu'à moi d'épouser s'il gagne son procès. Le Marquis. - Il l'a gagné, ma fille, le voilà en état de se marier, et vous serez contente. Angélique. - Il l'a gagné, mon père. Quoi! si tôt? Le Marquis. - Oui. ma fille. Voici une lettre que je viens de recevoir de lui, et qu'il a écrit la veille de son départ. Il me mande qu'il vient vous offrir sa fortune, et nous le verrons peut-être ce soir. Vous m'aviez paru jusqu'ici très médiocrement prévenue en sa faveur, vous avez changé. Puisse-t-il mériter la préférence que vous lui donnez! Si vous voulez lire sa lettre, la voilà . Dorante. - Je pourrais être de trop dans ce moment-ci, Monsieur, et je vous laisse seuls. Le Marquis. - Non, Dorante, je n'ai rien à dire, et je n'aurais d'ailleurs aucun secret pour vous. Mais, de grâce, satisfaites ma juste curiosité. Quel est cet honnête homme de vos amis qui songeait à ma fille, et qui se serait cru si heureux de partager ses grands biens avec elle? En vérité, nous lui devons du moins de la reconnaissance. Il aime tendrement Angélique, dites-vous? Où l'a-t-il vue, depuis six ans qu'elle est sortie de Paris? Dorante. - C'est ici, Monsieur. Le Marquis. - Ici, dites-vous? Dorante. - Oui, Monsieur, et il y a même une terre. Le Marquis. - Je ne me rappelle personne que cela puisse regarder. Son nom, s'il vous plaÃt? Vous ne risquez rien à nous le dire. Dorante. - C'est moi, Monsieur. Le Marquis. - C'est vous? Angélique à part. - Qu'entends je! Le Marquis. - Ah! Dorante, que je vous regrette! Dorante. - Oui, Monsieur, c'est moi à qui l'amour le plus tendre avait imprudemment suggéré un projet, dont il ne me reste plus qu'à demander pardon à Madame. Angélique. - Je ne vous en veux point, Dorante; j'en suis bien éloignée, je vous assure. Dorante. - Vous voyez à présent, Madame, que ma douleur tantôt n'était point exagérée, et qu'il n'y avait rien de trop dans mes expressions. Angélique. - Vous avez raison, je me trompais. Le Marquis. - Sans son inclination pour le Baron, je suis persuadé qu'Angélique vous rendrait justice dans cette occurrence-ci; mais il ne me reste plus que l'autorité de père, et vous n'êtes pas homme à vouloir que je l'emploie. Dorante. - Ah! Monsieur, de quoi parlez-vous? Votre autorité de père! Suis-je digne que Madame vous entende seulement prononcer ces mots-là pour moi! Angélique. - Je ne vous accuse de rien, et je me retire. Scène VI. Le Marquis, Dorante Le Marquis. - Que j'aurais été content de vous voir mon gendre! Dorante. - C'est une qualité qui, de toutes façons, aurait fait le bonheur de ma vie, mais qui n'aurait pu rien ajouter à l'attachement que j'ai pour vous. Le Marquis. - Je vous crois Dorante, et je ne saurais douter de votre amitié, j'en ai trop de preuves, mais je vous en demande encore une. Dorante. - Dites, Monsieur, que faut-il faire? Le Marquis. - Ce n'est pas ici le moment de m'expliquer; je suis d'ailleurs pressé d'aller donner quelques ordres pour une affaire qui regarde le Baron. Je n'ai, au reste, qu'une simple complaisance à vous demander; puis-je me flatter de l'obtenir? Dorante. - De quoi n'êtes-vous pas le maÃtre avec moi? Le Marquis. - Adieu, je vous reverrai tantôt. Scène VII. Lépine, Lisette, Dorante Dorante. - Je la perds sans ressource; il n'y a plus d'espérance pour moi! Lisette. - Je vous guettons, Monsieur. Or sus, qu'y a-t-il de nouviau? Lépine. - Comment vont nos affaires de votre côté? Dorante. - On ne peut pas plus mal. Je pars demain. Elle a une inclination, Lisette. Tu ne m'avais pas parlé d'un Baron qui est son parent, et qu'elle attend pour l'épouser. Lisette. - N'est-ce que ça? Moquez-vous de son Baron, je sais le fond et le tréfond. Faut qu'alle soit bian dépitée pour avoir parlé de la magnière. Tant mieux, que le Baron vienne, il la hâtera d'aller. Gageons qu'alle a été bian rudanière envars vous, bian ridicule et malhonnête. Dorante. - J'ai été fort maltraité. Lépine. - Voilà notre compte. Lisette. - Ça va comme un charme. Sait-elle qu'ous êtes l'homme? Dorante. - Eh! sans doute; mais cela n'a produit qu'un peu plus de douceur et de politesse. Lisette. - C'est qu'alle fait déjà la chattemite; velà le repentir qui l'amende. Lépine. - Oui, cette fille-là est dans un état violent. Dorante. - Je vous dis que je me suis nommé, et que son refus subsiste. Lisette. - Eh! c'est cette gloire; mais ça s'en ira; velà que ça meurit, faut que ça tombe; j'en avons la marque; à telles enseignes que tantôt... Lépine. - Pesez ce qu'elle va dire. Dorante. - Lisette se trompe à force de zèle. Lisette. - Paix; sortez d'ici. Je la vois qui vient en rêvant. Allez-vous-en, de peur qu'alle ne vous rencontre. N'oublie pas de venir pour la besogne que tu sais, et que tu diras à Monsieur, entends-tu, Lépaine? Je nous varrons pour le conseil. Scène VIII. Angélique rêve, Lisette Lisette. - Qu'est-ce donc, Madame? Vous velà bian pensive. J'ons rencontré ce petit bourgeois, qui avait l'air pus sot, pus benêt; sa phisolomie était plus longue, alle ne finissait point; c'était un plaisir. C'est que vous avez bian rabroué le freluquet n'est-ce pas? Contez-moi ça, Madame. Angélique. - Freluquet! Je n'ai jamais dit que c'en fût un, ce n'est pas là son défaut. Lisette. - Dame! vous l'avez appelé petit monsieur et un petit monsieur, c'est justement et à point un freluquet; il n'y a pas pus à pardre ou à gagner sur l'un que sur l'autre. Angélique. - Eh bien! j'ai eu tort; je n'ai point à me plaindre de lui. Lisette. - Ouais! point à vous plaindre de li! Comment, marci de ma vie! Dorante n'est pas un mal-apprins, après l'impartinence qu'il a commise envars la révérence due à vote qualité? Angélique. - Qu'elle est grossière! Crie, crie encore plus fort, afin qu'on t'entende. Lisette. - Eh bian! il n'y a qu'à crier pus bas. Angélique. - C'est toi qui n'es qu'une étourdie, qui n'as pas eu le moindre jugement avec lui. Lisette. - Ça m'étonne. J'ons pourtant cotume d'avoir toujours mon jugement. Angélique. - Tu as tout entendu de travers, te dis-je, tu n'as pas eu l'esprit de voir qu'il m'aimait. Tu viens me dire qu'il a disposé de ma main pour un autre; et c'était pour lui qu'il la demandait. Tu me le peins comme un homme qui me manque de respect; et point du tout; c'est qu'on n'en eut jamais tant pour personne, c'est qu'il en est pénétré. Lisette. - Où est-ce qu'elle est donc cette pénétration, pisqu'il a prins la licence d'aller vous déclarer je vous aime, maugré vote importance? Angélique. - Eh! non, brouillonne, non, tu ne sais encore ce que tu dis. Je ne le saurais pas, son amour; je ne ferais encore que le soupçonner, sans le détour qu'il a pris pour me l'apprendre. Il lui a fallu un détour! N'est-ce pas là un homme bien hardi, bien digne de l'accueil que tu lui as attiré de ma part? En vérité, il y a des moments où je suis tentée de lui en faire mes excuses, et je le devrais peut-être. Lisette. - Prenez garde à vote grandeur; alla est bian douillette en cette occurrence. Angélique. - Ecoute, je ne te querelle point; mais ta bévue me met dans une situation bien fâcheuse. Lisette. - Eh! d'où viant? Est-ce qu'ous êtes obligée d'honorer cet homme, à cause qu'il vous aime? Est-ce que son inclination vous commande? Il vous l'a déclaré par un tour? Eh bian! qu'il torne. Ne tiant-il qu'à torner pour avoir la main du monde? Où est l'embarras? Quand vous auriez su d'abord que c'était li, c'était vote intention d'être suparbe, vous l'auriez rabroué pas moins. Angélique. - Eh! qu'en sais je? De la manière dont je vois mon père mortifié de mon refus, je ne saurais répondre de ce que j'aurais fait. Tu sais de quoi je suis capable pour lui plaire je n'entends point raison là -dessus. Lisette. - Ça est biau et mêmement vénérable, mais vote père est bonhomme; il ne voudrait pas vous bailler de petites gens en mariage. Faut donc qu'il ne s'y connaisse pas, pisqu'il désire que vous épousiais un homme comme ça. Angélique. - Mais, c'est que Dorante n'est pas un homme comme ça. Tu le confonds toujours avec ce je ne sais qui dont tu m'as parlé; et ce n'est pas là Dorante. Lisette. - C'est que ma mémoire se brouille, rapport à cet autre. Angélique. - Dorante n'a pas fait sa fortune; il l'a trouvée toute faite. Dorante est de très bonne famille, et très distinguée, quoique sans noblesse; de ces familles qui vont à tout, qui s'allient à tout. Dorante épousera qui il voudra c'est d'ailleurs un fort honnête homme. Lisette. - Oh! pour ça oui, un gentil caractère, un brave coeur, qui se trouvait là de rencontre. Angélique. - Et en vérité, Lisette, beaucoup plus aimable que je ne pensais. Cette aventure-ci m'a appris à le connaÃtre et mon père a raison. Je ne suis point surprise qu'il le regrette, et qu'il soit mortifié de me donner au Baron. Lisette. - Au Baron! Est-ce que vous allez être sa Baronne? Angélique. - Eh! vraiment, mon père l'attend pour nous marier; car il croit que je l'aime, et il n'en est rien. Lisette. - Eh! Pardi! n'y a qu'à li dire qu'il s'abuse. Angélique. - Il n'y a donc qu'à lui dire aussi que je suis folle; car c'est moi qui l'ai persuadé que je l'aimais. Lisette. - Eh! pourquoi avoir jeté cette bourde-là en avant? Angélique. - Eh! pourquoi? Ce n'est pas là tout, je l'ai fait accroire à Dorante lui-même. Lisette. - Et la cause? Angélique. - Sait-on ce qu'on dit quand on est fâchée? C'était pour le braver, et dans la peur qu'il ne se fût flatté que je ne le haïssais pas. Lisette. - C'est par trop finasser aussi. Mais pour à l'égard du Baron, il y aura du répit; car il est à Paris qui plaide; les procureurs et les avocats ne le lâcheront pas sitôt, et j'avons de la marge. Angélique. - Eh! point du tout. Il arrive, ce malheureux Baron; il a gagné son maudit procès que l'on croyait immortel, qui ne devait finir que dans cent ans; il l'a gagné par je ne sais quelle protection qu'on lui a procuré; car il y a toujours des gens qui se mêlent de ce dont ils n'ont que faire. Enfin, il arrive ce soir; il entre peut-être actuellement dans la cour du château. Lisette. - Faut vous tirer de là , coûte qui coûte. Angélique. - A quelque prix que ce soit, tu penses fort bien. Lisette. - Faut demander du temps d'abord. Angélique. - Du temps? Cela ne me raccommodera pas avec mon père. Lisette. - Oh! dame, vote père! il ne songe qu'à son Dorante. Angélique. - Eh bien! son Dorante! que t'a-t-il fait? Car il me semble que ta fureur est que je le haïsse. Lisette. - Moi? Angélique. - Mais oui, tu as de l'antipathie pour lui; je l'ai remarqué. Lisette. - C'est que je sais que vous ne l'aimez pas. Angélique. - Ce serait mon affaire. Je n'ai point d'aversion pour lui; et c'en est assez pour une fille raisonnable. Lisette. - Le pus principal, c'est ce Baron qui arrive. Angélique. - Eh! Laisse là ce Baron éternel. Lisette. - Eh bian! Madame, prenez donc l'autre. Angélique. - Ma difficulté est que je l'ai refusé, qu'il s'est nommé, et que je n'ai rien dit. Lisette. - N'y a qu'à le rappeler. Angélique. - Ah! voilà ce que je ne saurais faire, je ne me résoudrai jamais à cette humiliation-là . Lisette. - Allons, c'est bian fait, et vive la grandeur! Putôt mourir que d'avoir l'affront d'être honnête! Angélique. - Tout ce que tu me proposes est extrême. J'imagine pourtant un moyen de renouer avec lui sans me compromettre. Lisette. - Lequeul? Angélique. - Un moyen qui te sera même avantageux, et je suis d'avis que tu ailles le trouver de ma part. Lisette. - Tenez, je vois Lépaine qui passe, baillez-li vote orde. Angélique. - Appelle-le. Scène IX. Angélique, Lépine, Lisette Lisette. - Monsieur, Monsieur de Lépaine, approchez-vous vers Madame. Lépine. - Que lui plaÃt-il, à Madame? Angélique. - Va, je te prie, informer ton maÃtre que j'aurais un mot à lui dire. Lépine. - Je l'en informerai le plus vite que je pourrai, Madame; car je vais si lentement... Je n'ai le coeur à rien. Ah! Angélique. - Que signifie donc ce soupir? On dirait qu'il vient de pleurer. Lépine. - Oui, Madame, j'ai pleuré, je pleure encore; et je n'y renonce pas, j'en ai peut-être pour le reste de l'année, qui n'est pas bien avancée. Je suis homme à faire des cris de désespéré, sans respect de personne. Lisette. - Miséricorde! Angélique. - Il m'alarme. Qu'est-il donc arrivé? Lépine. - Hélas! vous le savez bien, Madame, vous qui nous renvoyez tous deux, mon maÃtre et moi, comme de trop minces personnages; ce qui fait que nous partons. Angélique, bas, à Lisette. - Entends-tu, Lisette? ils partent! Lisette. - Je serons boudées par Monsieur le Marquis. Angélique. - Il ne me le pardonnera pas, Lisette, et Dorante le sait bien. Lépine. - Il se retire à demi mort, et moi aussi. Angélique, bas, à Lisette. - Ah! le méchant homme! Lisette. - Oui, il y a de la malice à ça. Lépine. - Nous n'arriverons jamais à Paris que défunts, quoique à la fleur de notre âge; car nous méritions de vivre. Mais vous nous poignardez; et c'est la valeur de deux meurtres que vous vous reprocherez quelque jour. Angélique. - Il me fait tout le mal qu'il peut. Lisette. - Pour l'attraper, je l'épouserais. Angélique, à Lépine. - Va le chercher, te dis-je. Où est-il? Lépine. - Je n'en sais rien, Madame; ni lui non plus; car nous sommes comme des égarés, surtout depuis que nos ballots sont faits. Lisette. - Cela se passera par les chemins; vous garirez au grand air. Angélique. - Non, non, console-toi, Lépine. Il faudra bien du moins que Dorante retarde de quelques jours; car toute réflexion faite, j'allais dire à Lisette que j'approuve qu'elle t'épouse; et ton maÃtre, qui t'aime, assistera sans doute à ton mariage. Lisette ne voulait que mon consentement, et je le donne va, hâte-toi de l'en instruire. Lépine; sautant de joie. - Je suis guéri! Lisette. - Vote consentement, Madame! Oh! que nenni. Vous me considérez trop pour ça, et je m'en vais. Vote sarvante, Monsieur de Lépaine. Lépine. - Je retombe. Angélique. - Restez, Lisette, je vous défends de sortir j'ai quelque chose à vous dire. A Lépine. Attends que je lui parle, et éloigne-toi de quelques pas. Lépine, s'écartant. - Oui, Madame; mon état a besoin de secours. Angélique, à l'écart, à Lisette. - Que vous êtes haïssable! N'est-on pas bien récompensée de l'intérêt qu'on prend à vous? Etes-vous folle de ne pas prendre cet homme-là ? Lisette. - Eh mais! je l'ai refusé, Madame. Angélique. - Plaisante délicatesse! Lisette. - C'est de vote avis. Angélique. - Savais-je alors que son maÃtre devait lui faire tant de bien? Lépine, de loin. - Voyez la bonté! Angélique. - Je me reprocherais toute ma vie de vous avoir fait manquer votre fortune. Lisette. - Soyons ruinées, Madame, et toujours glorieuses; jamais d'humilité, c'est une pensée que je tians de vous. Vous m'avez dit Garde ta morgue et ton rang, et je les garde. Si c'est mal fait, je vous en charge. Angélique. - Votre fierté est si ridicule, qu'elle me dégoûte de la mienne. Lisette. - Je suis fille de fiscal, une fois; qu'il me vienne un bailli, je le prends. Lépine, de loin. - Un concierge a bien son mérite. Excusez, Madame c'est que j'entends parler de bailli. Angélique. - J'admire ma complaisance; et je finis par un mot. M'aimez-vous, Lisette? Lisette. - Si je vous aime? Par-delà ma propre parsonne. Angélique. - Voici un départ trop brusque, et qui va retomber sur moi. Il ne tient qu'à vous de le retarder, en vous mariant avantageusement. Ce n'est même que sous prétexte de votre mariage que j'envoie chercher Dorante; et si votre refus continue, je ne vous verrai de ma vie. Lisette. - Vote représentation m'abat, n'y aura pus de partance. Lépine, de loin. - Je crois que cela s'accommode. Lisette. - Je me marierai, afin qu'il séjourne, mais j'y boute une condition. Baillez-moi l'exemple; amendez-vous, je m'amende. Angélique. - C'est une autre affaire. Lépine. - Est-ce fait, Madame? Lisette, se rapprochant. - Oui, Monsieur de Lépaine, velà qui est rangé. Acoutez les paroles que je profère. Quand on varra la noce de Madame, on varra la nôtre; la petite avec la grande. Lépine, se jetant aux genoux d'Angélique. - Ah! quelle joie! Je tombe à vos genoux, Madame, sauvez la petite. Angélique. - Lève-toi donc, tu n'y songes pas. Je vais chercher mon père à qui j'ai à parler; va, de ton côté, avertir ton maÃtre, que je compte de retrouver ici, où je vais revenir dans quelques moments. Scène X. Lépine, Lisette Lisette, riant. - Qu'en dis-tu, Lépaine? Velà de bonne besogne; cette fille-là marche toute seule, n'y a pus qu'à la voir aller. Lépine, s'éventant. - Respirons. Scène XI. Dorante, Lépine, Lisette Dorante. - Eh bien! Lisette, as-tu vu Angélique? Lisette. - Si je l'ons vue! Il vous est commandé de l'attendre ici. Dorante. - A moi? Lépine. - Oui, Monsieur; je vous défends de partir, par un ordre de sa part. Lisette. - Et si vous partez, alle renonce à moi, parce que ce sera ma faute. Lépine. - C'est elle qui me marie avec Lisette, Monsieur. Lisette. - Et il va être mon homme, pour à celle fin que vous restiais. Lépine. - Il n'y a ballot qui tienne, il faut tout défaire. Lisette. - Et vous êtes un méchant homme de vouloir vous en aller, pour la faire bouder par son père. Dorante. - Expliquez-moi donc ce que cela signifie, vous autres. Lisette. - Et je li ai enjoint qu'alle serait votre femme, et alle ne s'est pas rebéquée. Lépine. - Souvenez-vous que vous languissez, n'oubliez pas que vous êtes mourant. Dorante. - Eclaircissez-moi, mettez-moi au fait, je ne vous entends pas. Lisette. - N'y a pus de temps, ce sera pour tantôt. Suis-moi, Lépaine, velà Monsieur le Marquis qui entre. Scène XII. Le Marquis, Dorante Dorante, à Lépine et à Lisette, qui s'en vont. - Vous me laissez dans une furieuse inquiétude. Le Marquis. - Je vous cherchais, Dorante, et je viens vous sommer de la parole que vous m'avez donnée tantôt, vous ne savez pas que j'ai encore une fille, une cadette qui vaut bien son aÃnée. Dorante. - Eh bien! Monsieur? Le Marquis. - Cette cadette, il faut que vous la connaissiez. Tout ce que je vous demande, c'est de la voir; je n'en exige pas davantage. Voilà la complaisance à laquelle vous vous êtes engagé vous ne pouvez vous en dédire. Dorante. - Mais qu'en arrivera-t-il? Le Marquis. - Rien; nous verrons. Scène XIII. Angélique, Le Marquis, Dorante Angélique. - Je venais vous parler, mon père, et je ne suis point fâchée que Dorante soit présent à ce que j'ai à vous dire. Il a tantôt proposé un mariage qui m'a d'abord répugné, j'en conviens. Dorante. - Votre refus m'afflige, Madame, mais je le respecte, et n'en murmure point. Angélique. - Un moment, Monsieur. Je sais jusqu'où va l'amitié que mon père a pour vous; et si vous vous étiez nommé, les choses se seraient passées différemment; il n'aurait pas été question de mes répugnances; ma tendresse pour lui les aurait fait taire, ou me les aurait ôtées, Monsieur; il n'a tenu qu'à vous de lui épargner la douleur où je l'ai vu de mon refus; je n'aurais pas eu celle de lui avoir déplu, et je ne l'ai chagriné que par votre faute. Le Marquis. - Eh non, ma fille; vous ne m'avez point déplu; ôtez-vous cela de l'esprit. Il est vrai que Dorante m'est cher, mais je ne saurais vous savoir mauvais gré d'avoir fait un autre choix. Angélique. - Vous m'excuserez, mon père, vous ne voulez pas me le dire, et vous me ménagez; mais vous étiez très mécontent de moi. Le Marquis. - Je vous répète que c'est une chimère. Angélique. - Très mécontent, vous dis-je; je sais à quoi m'en tenir là -dessus, et mon parti est pris. Dorante. - Votre parti Madame! Ah! de grâce, achevez, à quoi vous déterminez-vous? Le Marquis. - Laissons cela, Angélique; il n'est pas question ici de consulter mon goût, vous êtes destinée à un autre c'est au Baron; vous l'aimez, et voilà qui est fini. Angélique. - Non, mon père, je ne l'épouserai pas non plus, puisque je sais qu'il ne vous plaÃt point. Le Marquis. - Vous l'épouserez, et je vous l'ordonne. Savez-vous à quoi j'ai pensé? Dorante se disposait à partir, je l'ai retenu. Vous avez une soeur, j'ai exigé qu'il la vÃt j'ai eu de la peine à l'y résoudre, il a fallu abuser un peu du pouvoir que j'ai sur lui mais enfin j'ai obtenu que nous irions la voir demain, et peut-être l'arrêtera-t-elle. Dorante. - Eh! Monsieur, cela n'est pas possible. Le Marquis. - Demandez à sa soeur. Dites, Angélique? n'est-il pas vrai qu'elle a de la beauté? Angélique. - Mais oui, mon père. Le Marquis. - Venez, j'ai dans mon cabinet un portrait d'elle que je veux vous montrer, et qui, de l'aveu de tout le monde, ne la flatte pas. Scène XIV. Lisette, Le Marquis, Angélique, Dorante Lisette. - Monsieur, il vient de venir un homme que vous avez, dit-il, envoyé chercher pour le Baron, et qui attend dans la salle. Le Marquis. - Je vais lui parler; je n'ai qu'un mot à lui dire, attendez-moi, Dorante. Je reviens dans le moment. Il s'en va. Scène XV. Dorante, Angélique Dorante, à part. - Je ne sais où je suis. Angélique. - Vous restez donc, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. Lépine m'a averti que vous aviez à me parler; et j'allais me rendre à vos ordres, si Monsieur le Marquis ne m'avait pas arrêté. Angélique. - Il est vrai, Monsieur, j'avais à vous appendre que je consentais à son mariage avec Lisette. Dorante. - Je serai donc le seul qui m'en retournerai le pus malheureux de tous les hommes. Angélique. - Il faut avouer que vous vous êtes bien mal conduit dans tout ceci. Dorante. - Moi, Madame? Angélique. - Oui, Monsieur, vous me proposez. un inconnu que je refuse, sans savoir que c'est vous; quand vous vous nommez, il n'est plus temps. J'ai dit que j'avais de l'inclination pour un autre, et là -dessus, vous allez voir ma soeur. Dorante. - Ah! Madame, j'y vais malgré moi, vous le savez, Monsieur le Marquis veut que je le suive. Daignez me défendre de lui tenir parole, je vous le demande en grâce. J'ai besoin du plaisir de vous obéir, pour avoir la force de lui résister. Angélique. - Je le veux bien, à condition pourtant qu'il ne saura pas que je vous le défends. Dorante. - Non, Madame, je prends tout sur moi, et je pars ce soir. Angélique. - Il ne faut pas que vous partiez non plus du moins je ne le voudrais pas, car mon père m'imputerait votre départ. Dorante. - Eh! Madame, épargnez-moi, de grâce, le désespoir d'être témoin de votre mariage avec le Baron. Angélique. - Eh bien! je ne l'épouserai point, je vous le promets. Dorante. - Vous me le promettez? Angélique. - Eh mais! je ne vous retiendrais pas, si je voulais l'épouser. Dorante. - C'est du moins une grande consolation pour moi. Je n'ai pas l'audace d'en demander davantage. Angélique. - Vous pouvez parler. Dorante et Angélique se regardent tous deux. Dorante, se jetant à genoux. - Ah! Madame, qu'entends-je? Oserai-je croire qu'en ma faveur... Angélique. - Levez-vous, Dorante. Vous avez triomphé d'une fierté que je désavoue, et mon coeur vous en venge. Dorante. - L'excès de mon bonheur me coupe la parole. Scène dernière. Le Marquis, Lisette, Lépine, Angélique, Dorante Le Marquis. - Que signifie ce que je vois? Dorante à vos genoux, ma fille! Angélique. - Oui, mon père, je suis charmée de l'y voir, et je crois que vous n'en serez pas fâché. Dispensez-moi d'en dire davantage. Le Marquis. - Embrassez-moi, Dorante; je suis content. Sortons, je me charge de faire entendre raison au Baron. Lisette, à Lépine. - Tiens, prends ma main, je te la donne. Lépine. - Je ne reçois point de présent que je n'en donne. Prends la mienne. Fin La Colonie Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée sur un théâtre de société et publiée dans le Mercure de décembre 1750 Acteurs Arthénice, femme noble. Madame Sorbin, femme d'artisan. Monsieur Sorbin, mari de Madame Sorbin Timagène, homme noble. Lina, fille de Madame Sorbin. Persinet, jeune homme du peuple, amant de Lina. Troupe de femmes, tant nobles que du peuple. La scène est dans une Ãle où sont abordés tous les acteurs. Scène première Arthénice, Madame Sorbin Arthénice. - Ah çà ! Madame Sorbin, ou plutôt ma compagne, car vous l'êtes, puisque les femmes de votre état viennent de vous revêtir du même pouvoir dont les femmes nobles m'ont revêtue moi-même, donnons-nous la main, unissons-nous et n'ayons qu'un même esprit toutes les deux. Madame Sorbin, lui donnant la main. - Conclusion, il n'y a plus qu'une femme et qu'une pensée ici. Arthénice. - Nous voici chargées du plus grand intérêt que notre sexe ait jamais eu, et cela dans la conjoncture du monde la plus favorable pour discuter notre droit vis-à -vis les hommes. Madame Sorbin. - Oh! pour cette fois-ci, Messieurs, nous compterons ensemble. Arthénice. - Depuis qu'il a fallu nous sauver avec eux dans cette Ãle où nous sommes fixées, le gouvernement de notre patrie a cessé. Madame Sorbin. - Oui, il en faut un tout neuf ici, et l'heure est venue; nous voici en place d'avoir justice, et de sortir de l'humilité ridicule qu'on nous a imposée depuis le commencement du monde plutôt mourir que d'endurer plus longtemps nos affronts. Arthénice. - Fort bien, vous sentez-vous en effet un courage qui réponde à la dignité de votre emploi? Madame Sorbin. - Tenez, je me soucie aujourd'hui de la vie comme d'un fétu; en un mot comme en cent, je me sacrifie, je l'entreprends. Madame Sorbin veut vivre dans l'histoire et non pas dans le monde. Arthénice. - Je vous garantis un nom immortel. Madame Sorbin. - Nous, dans vingt mille ans, nous serons encore la nouvelle du jour. Arthénice. - Et quand même nous ne réussirions pas, nos petites-filles réussiront. Madame Sorbin. - Je vous dis que les hommes n'en reviendront jamais. Au surplus, vous qui m'exhortez, il y a ici un certain Monsieur Timagène qui court après votre coeur; court-il encore? Ne l'a-t-il pas pris? Ce serait là un furieux sujet de faiblesse humaine, prenez-y garde. Arthénice. - Qu'est-ce que c'est que Timagène, Madame Sorbin? Je ne le connais plus depuis notre projet; tenez ferme et ne songez qu'à m'imiter. Madame Sorbin. - Qui? moi! Et où est l'embarras? Je n'ai qu'un mari, qu'est-ce que cela coûte à laisser? ce n'est pas là une affaire de coeur. Arthénice. - Oh! j'en conviens. Madame Sorbin. - Ah çà ! vous savez bien que les hommes vont dans un moment s'assembler sous des tentes, afin d'y choisir entre eux deux hommes qui nous feront des lois; on a battu le tambour pour convoquer l'assemblée. Arthénice. - Eh bien? Madame Sorbin. - Eh bien? il n'y a qu'à faire battre le tambour aussi pour enjoindre à nos femmes d'avoir à mépriser les règlements de ces messieurs, et dresser tout de suite une belle et bonne ordonnance de séparation d'avec les hommes, qui ne se doutent encore de rien. Arthénice. - C'était mon idée, sinon qu'au lieu du tambour, je voulais faire afficher notre ordonnance à son de trompe. Madame Sorbin. - Oui-da, la trompe est excellente et fort convenable. Arthénice. - Voici Timagène et votre mari qui passent sans nous voir. Madame Sorbin. - C'est qu'apparemment ils vont se rendre au Conseil. Souhaitez-vous que nous les appelions? Arthénice. - Soit, nous les interrogerons sur ce qui se passe. Elle appelle Timagène. Madame Sorbin appelle aussi. - Holà ! notre homme. Scène II Les acteurs précédents, Monsieur Sorbin, Timagène Timagène. - Ah! pardon, belle Arthénice, je ne vous croyais pas si près. Monsieur Sorbin. - Qu'est-ce que c'est que tu veux, ma femme? nous avons hâte. Madame Sorbin. - Eh! là , là , tout bellement, je veux vous voir, Monsieur Sorbin, bonjour; n'avez-vous rien à me communiquer, par hasard ou autrement? Monsieur Sorbin. - Non, que veux-tu que je te communique, si ce n'est le temps qu'il fait, ou l'heure qu'il est? Arthénice. - Et vous, Timagène, que m'apprendrez-vous? Parle-t-on des femmes parmi vous? Timagène. - Non, Madame, je ne sais rien qui les concerne; on n'en dit pas un mot. Arthénice. - Pas un mot, c'est fort bien fait. Madame Sorbin. - Patience, l'affiche vous réveillera. Monsieur Sorbin. - Que veux-tu dire avec ton affiche? Madame Sorbin. - Oh! rien, c'est que je me parle. Arthénice. - Eh! dites-moi, Timagène, où allez-vous tous deux d'un air si pensif? Timagène. - Au Conseil, où l'on nous appelle, et où la noblesse et tous les notables d'une part, et le peuple de l'autre, nous menacent, cet honnête homme et moi, de nous nommer pour travailler aux lois, et j'avoue que mon incapacité me fait déjà trembler. Madame Sorbin. - Quoi, mon mari, vous allez faire des lois? Monsieur Sorbin. - Hélas, c'est ce qui se publie, et ce qui me donne un grand souci. Madame Sorbin. - Pourquoi, Monsieur Sorbin? Quoique vous soyez massif et d'un naturel un peu lourd, je vous ai toujours connu un très bon gros jugement qui viendra fort bien dans cette affaire-ci; et puis je me persuade que ces messieurs auront le bon esprit de demander des femmes pour les assister, comme de raison. Monsieur Sorbin. - Ah! tais-toi avec tes femmes, il est bien question de rire! Madame Sorbin. - Mais vraiment, je ne ris pas. Monsieur Sorbin. - Tu deviens donc folle? Madame Sorbin. - Pardi, Monsieur Sorbin, vous êtes un petit élu du peuple bien impoli; mais par bonheur, cela se passera avec une ordonnance, je dresserai des lois aussi, moi. Monsieur Sorbin, il rit. - Toi! hé! hé! hé! hé! Timagène, riant. - Hé! hé! hé! hé!... Arthénice. - Qu'y a-t-il donc là de si plaisant? Elle a raison, elle en fera, j'en ferai moi-même. Timagène. - Vous, Madame? Monsieur Sorbin, riant. - Des lois! Arthénice. - Assurément. Monsieur Sorbin, riant. - Ah bien, tant mieux, faites, amusez-vous, jouez une farce; mais gardez-nous votre drôlerie pour une autre fois, cela est trop bouffon pour le temps qui court. Timagène. - Pourquoi? La gaieté est toujours de saison. Arthénice. - La gaieté, Timagène? Madame Sorbin. - Notre drôlerie, Monsieur Sorbin? Courage, on vous en donnera de la drôlerie. Monsieur Sorbin. - Laissons-là ces rieuses, Seigneur Timagène, et allons-nous-en. Adieu, femme, grand merci de ton assistance. Arthénice. - Attendez, j'aurais une ou deux réflexions à communiquer à Monsieur l'Elu de la noblesse. Timagène. - Parlez, Madame. Arthénice. - Un peu d'attention; nous avons été obligés, grands et petits, nobles, bourgeois et gens du peuple, de quitter notre patrie pour éviter la mort ou pour fuir l'esclave de l'ennemi qui nous a vaincus. Monsieur Sorbin. - Cela m'a l'air d'une harangue, remettons-la à tantôt, le loisir nous manque. Madame Sorbin. - Paix, malhonnête. Timagène. - Ecoutons. Arthénice. - Nos vaisseaux nous ont portés dans ce pays sauvage, et le pays est bon. Monsieur Sorbin. - Nos femmes y babillent trop. Madame Sorbin, en colère. - Encore! Arthénice. - Le dessein est formé d'y rester, et comme nous y sommes tous arrivés pêle-mêle, que la fortune y est égale entre tous, que personne n'a droit d'y commander, et que tout y est en confusion, il faut des maÃtres, il en faut un ou plusieurs, il faut des lois. Timagène. - Hé, c'est à quoi nous allons pourvoir, Madame. Monsieur Sorbin. - Il va y avoir de tout cela en diligence, on nous attend pour cet effet. Arthénice. - Qui, nous? Qui entendez-vous par nous? Monsieur Sorbin. - Eh pardi, nous entendons, nous, ce ne peut pas être d'autres. Arthénice. - Doucement, ces lois, qui est-ce qui va les faire, de qui viendront-elles? Monsieur Sorbin, en dérision. - De nous. Madame Sorbin. - Des hommes! Monsieur Sorbin. - Apparemment. Arthénice. - Ces maÃtres, ou bien ce maÃtre, de qui le tiendra-t-on? Madame Sorbin, en dérision. - Des hommes. Monsieur Sorbin. - Eh! apparemment. Arthénice. - Qui sera-t-il? Madame Sorbin. - Un homme. Monsieur Sorbin. - Eh! qui donc? Arthénice. - Et toujours des hommes et jamais de femmes, qu'en pensez-vous, Timagène? car le gros jugement de votre adjoint ne va pas jusqu'à savoir ce que je veux dire. Timagène. - J'avoue, Madame, que je n'entends pas bien la difficulté non plus. Arthénice. - Vous ne l'entendez pas? Il suffit, laissez-nous. Monsieur Sorbin, à sa femme. - Dis-nous donc ce que c'est. Madame Sorbin. - Tu me le demandes, va-t'en. Timagène. - Mais, Madame... Arthénice. - Mais, Monsieur, vous me déplaisez là . Monsieur Sorbin, à sa femme. - Que veut-elle dire? Madame Sorbin. - Mais va porter ta face d'homme ailleurs. Monsieur Sorbin. - A qui en ont-elles? Madame Sorbin. - Toujours des hommes, et jamais de femmes, et ça ne nous entend pas. Monsieur Sorbin. - Eh bien, après? Madame Sorbin. - Hum! Le butor, voilà ce qui est après. Timagène. - Vous m'affligez, Madame, si vous me laissez partir sans m'instruire de ce qui vous indispose contre moi. Arthénice. - Partez, Monsieur, vous le saurez au retour de votre Conseil. Madame Sorbin. - Le tambour vous dira le reste, ou bien le placard au son de la trompe. Monsieur Sorbin. - Fifre, trompe ou trompette, il ne m'importe guère; allons, Monsieur Timagène. Timagène. - Dans l'inquiétude où je suis, je reviendrai, Madame, le plus tôt qu'il me sera possible. Scène III Madame Sorbin, Arthénice Arthénice. - C'est nous faire un nouvel outrage que de ne nous pas entendre. Madame Sorbin. - C'est l'ancienne coutume d'être impertinent de père en fils, qui leur bouche l'esprit. Scène IV Madame Sorbin, Arthénice, Lina, Persinet Persinet. - Je viens à vous, vénérable et future belle-mère; vous m'avez promis la charmante Lina; et je suis bien impatient d'être son époux; je l'aime tant, que je ne saurais plus supporter l'amour sans le mariage. Arthénice, à Madame Sorbin. - Ecartez ce jeune homme, Madame Sorbin; les circonstances présentes nous obligent de rompre avec toute son espèce. Madame Sorbin. - Vous avez raison, c'est une fréquentation qui ne convient plus. Persinet. - J'attends réponse. Madame Sorbin. - Que faites-vous là , Persinet? Persinet. - Hélas! je vous intercède, et j'accompagne ma nonpareille Lina. Madame Sorbin. - Retournez-vous-en. Lina. - Qu'il s'en retourne! eh! d'où vient, ma mère? Madame Sorbin. - Je veux qu'il s'en aille, il le faut, le cas le requiert, il s'agit d'affaire d'Etat. Lina. - Il n'a qu'à nous suivre de loin. Persinet. - Oui, je serai content de me tenir humblement derrière. Madame Sorbin. - Non, point de façon de se tenir, je n'en accorde point; écartez-vous, ne nous approchez pas jusqu'à la paix. Lina. - Adieu, Persinet, jusqu'au revoir; n'obstinons point ma mère. Persinet. - Mais qui est-ce qui a rompu la paix? Maudite guerre, en attendant que tu finisses, je vais m'affliger tout à mon aise, en mon petit particulier. Scène V Arthénice, Madame Sorbin, Lina Lina. - Pourquoi donc le maltraitez-vous, ma mère? Est-ce que vous ne voulez plus qu'il m'aime, ou qu'il m'épouse? Madame Sorbin. - Non, ma fille, nous sommes dans une occurrence où l'amour n'est plus qu'un sot. Lina. - Hélas! quel dommage! Arthénice. - Et le mariage, tel qu'il a été jusqu'ici, n'est plus aussi qu'une pure servitude que nous abolissons, ma belle enfant; car il faut bien la mettre un peu au fait pour la consoler. Lina. - Abolir le mariage! Et que mettra-t-on à la place? Madame Sorbin. - Rien. Lina. - Cela est bien court. Arthénice. - Vous savez, Lina, que les femmes jusqu'ici ont toujours été soumises à leurs maris. Lina. - Oui, Madame, c'est une coutume qui n'empêche pas l'amour. Madame Sorbin. - Je te défends l'amour. Lina. - Quand il y est, comment l'ôter? Je ne l'ai pas pris; c'est lui qui m'a prise, et puis je ne refuse pas la soumission. Madame Sorbin. - Comment soumise, petite âme de servante, jour de Dieu! soumise, cela peut-il sortir de la bouche d'une femme? Que je ne vous entende plus proférer cette horreur-là , apprenez que nous nous révoltons. Arthénice. - Ne vous emportez point, elle n'a pas été de nos délibérations, à cause de son âge, mais je vous réponds d'elle, dès qu'elle sera instruite. Je vous assure qu'elle sera charmée d'avoir autant d'autorité que son mari dans son petit ménage, et quand il dira Je veux, de pouvoir répliquer Moi, je ne veux pas. Lina, pleurant. - Je n'en aurai pas la peine; Persinet et moi, nous voudrons toujours la même chose; nous en sommes convenus entre nous. Madame Sorbin. - Prends-y garde avec ton Persinet; si tu n'as pas des sentiments plus relevés, je te retranche du noble corps des femmes; reste avec ma camarade et moi pour apprendre à considérer ton importance; et surtout qu'on supprime ces larmes qui font confusion à ta mère, et qui rabaissent notre mérite. Arthénice. - Je vois quelques-unes de nos amies qui viennent et qui paraissent avoir à nous parler, sachons ce qu'elles nous veulent. Scène VI Arthénice, Madame Sorbin, Lina, Quatre femmes, dont deux tiennent chacune un bracelet de ruban rayé. Une des Députées. - Vénérables compagnes, le sexe qui vous a nommées ses chefs, et qui vous a choisies pour le défendre, vient de juger à propos, dans une nouvelle délibération, de vous conférer des marques de votre dignité, et nous vous les apportons de sa part. Nous sommes chargées, en même temps, de vous jurer pour lui une entière obéissance, quand vous lui aurez juré entre nos mains une fidélité inviolable deux articles essentiels auxquels on n'a pas songé d'abord. Arthénice. - Illustres députées, nous aurions volontiers supprimé le faste dont on nous pare. Il nous aurait suffi d'être ornées de nos vertus; c'est à ces marques qu'on doit nous reconnaÃtre. Madame Sorbin. - N'importe, prenons toujours; ce sera deux parures au lieu d'une. Arthénice. - Nous acceptons cependant la distinction dont on nous honore, et nous allons nous acquitter de nos serments, dont l'omission a été très judicieusement remarquée; je commence. Elle met sa main dans celle d'une des députées. Je fais voeu de vivre pour soutenir les droits de mon sexe opprimé; je consacre ma vie à sa gloire; j'en jure par ma dignité de femme, par mon inexorable fierté de coeur, qui est un présent du ciel, il ne faut pas s'y tromper; enfin par l'indocilité d'esprit que j'ai toujours eue dans mon mariage, et qui m'a préservée de l'affront d'obéir à feu mon bourru de mari, j'ai dit. A vous, Madame Sorbin. Madame Sorbin. - Approchez, ma fille, écoutez-moi, et devenez à jamais célèbre, seulement pour avoir assisté à cette action si mémorable. Elle met sa main dans celle d'une des députées. Voici mes paroles Vous irez de niveau avec les hommes; ils seront vos camarades, et non pas vos maÃtres. Madame vaudra partout Monsieur, ou je mourrai à la peine. J'en jure par le plus gros juron que je sache; par cette tête de fer qui ne pliera jamais, et que personne jusqu'ici ne peut se vanter d'avoir réduite, il n'y a qu'à en demander des nouvelles. Une des Députées. - Ecoutez, à présent, ce que toutes les femmes que nous représentons vous jurent à leur tour. On verra la fin du monde, la race des hommes s'éteindra avant que nous cession d'obéir à vos ordres, voici déjà une de nos compagnes qui accourt pour vous reconnaÃtre. Scène VII Les Députées, Arthénice, Madame Sorbin, Lina, Une Femme qui arrive. La Femme. - Je me hâte de venir rendre hommage à nos souveraines, et de me ranger sous leurs lois. Arthénice. - Embrassons-nous, mes amies; notre serment mutuel vient de nous imposer de grands devoirs, et pour vous exciter à remplir les vôtres, je suis d'avis de vous retracer en ce moment une vive image de l'abaissement où nous avons langui jusqu'à ce jour; nous ne ferons en cela que nous conformer à l'usage de tous les chefs de parti. Madame Sorbin. - Cela s'appelle exhorter son monde avant la bataille. Arthénice. - Mais la décence veut que nous soyons assises, on en parle plus à son aise. Madame Sorbin. - Il y a des bancs là -bas, il n'y a qu'à les approcher. A Lina. Allons, petite fille, alerte. Lina. - Je vois Persinet qui passe, il est plus fort que moi, et il m'aidera, si vous voulez. Une des femmes. - Quoi! Nous emploierions un homme? Arthénice. - Pourquoi non? Que cet homme nous serve, j'en
Certains couples décident de différencier les invitations entre cocktail et soirée. Question de budget, d’affinités, envie de rassembler le plus grand nombre ne serait-ce que pour un verre, les raisons de ce choix sont diverses. Vous allez bientôt vous dire oui pour la vie et cette nouvelle vous comble de joie. Vous commencez déjà à regarder votre robe de mariée ou votre costume et vous voulez partager cette nouvelle avec un maximum de personnes. Seulement en regardant votre budget de plus près, vous vous rendez bien compte que vous ne pourrez pas inviter tous vos proches à dîner, il va donc falloir faire attention à qui vous envoyez vos faire-part de mariage ! Il est également possible que vous fassiez partie d’une famille nombreuse, que vous soyez particulièrement social ou que des obligations professionnelles vous amènent à être en contact avec un très grand nombre de personnes. C’est pourquoi certains mariés optent pour l’idée de séparer vin d’honneur et soirée. Ils peuvent ainsi convier un plus grand nombre de personnes à prendre un verre avec eux pour célébrer leur union, et réservent le dîner et la soirée à leurs parents et amis les plus proches. Voici différents types de personnes que ces mariés décident généralement de ne convier qu’au vin d’honneur. 1. Le patron Vous entretenez peut-être de bonnes relations avec votre chef sans qu’il soit pour autant un ami proche. Si vous faites partie de la même entreprise depuis des années, il est possible que vous songiez à faire signe à votre parton, ne serait-ce que par politesse. Dans ce cas de figure l’invitation au cocktail est idéale pour échanger quelques mots avec votre chef et éviter qu’il ne vous voit danser comme des déchaînés pendant la soirée ! 2. Les collègues de travail On passe de nombreuses heures au travail et donc en compagnie de ses collègues. Certains sont peut-être devenus des amis proches que vous souhaitez convier tout au long de la soirée. Pour les autres que vous côtoyez quotidiennement sans pour autant avoir créé de liens d’amitié, pensez au cocktail où ils pourront tout de même assister au discours de mariage de remerciements et se sentiront inclus. 3. La famille éloignée Si vous faites partie d’une grande famille avec son florilège d’oncles et de cousins en pagaille, difficile de tous les inviter à dîner ! Il se peut aussi que vos parents aient envie de faire signe à ces membres de la famille qu’ils ne voient presque jamais. Si vous n’avez aucune attache particulière avec ces personnes, le vin d’honneur peut-être un bon compromis pour qu’ils participent tout de même à la fête. Ils pourront eux aussi vous témoigner leur joie en vous souhaitant le meilleur pour la suite et en vous lisant quelques citations d'amour. 4. Les amis des parents Il est naturel que vos parents aient envie de partager votre bonheur et le leur avec leurs amis. Vous les connaissez aussi, vous les considérez comme faisant partie de la famille ? Invitez-les pour toute la soirée. Vous n’entretenez aucun type de relation avec eux ? Proposez à vos parents de les convier pour un verre avant le repas. 5. Les amis les plus récents Au cours des derniers mois ou des dernières années vous vous êtes liés d’amitié avec certaines personnes. Ce sont des gens que vous fréquentez occasionnellement mais qui ne font pas pour autant partie de vos meilleurs amis. Si ces personnes comptent néanmoins pour vous et que vous pensez que ces amitiés sont faites pour durer, faites-leur signe pour votre vin d'honneur, ils seront ravis de se mettre sur leur 31 et de sortir leurs plus belles robes de cocktail et costumes. 6. L’officiant de cérémonie Qu’il s’agisse d’un prêtre, du maire de votre village ou encore d’un officiant de cérémonie laïque, vous pouvez être tentés d’inclure cette personne à vos festivités. En effet, votre officiant assume un rôle important lors de votre noce. Il sera particulièrement touché que vous lui proposiez de se joindre à vous autour d’un verre et de quelques bouchées apéritives. Quelques conseils pratiques Avant toute chose, pensez à bien préciser sur vos invitations de mariage si la personne est conviée au vin d’honneur uniquement ou à l’ensemble de la soirée. Pour laisser entendre à quelqu’un que vous ne l’invitez qu’au cocktail, indiquez un horaire précis. Exemple vin d’honneur de 18h00 à 20h00. Votre convive saura ainsi à quelle heure il doit s’éclipser. On célèbre généralement le cocktail au même endroit que le dîner et la soirée. Cependant, si votre lieu de cérémonie est très éloigné de celui de la réception et que vous ne voulez pas que les invités du cocktail aient à faire toute cette route pour une ou deux heures de réception, vous pouvez tout à fait organiser un petit cocktail près du lieu de cérémonie avant de vous rendre à l’endroit qui accueillera votre soirée. Attention cependant à la consommation d’alcool si vous reprenez la route ! Si vous souhaitez convier une partie de vos invités seulement au cocktail, vous savez désormais comment procéder. Quant à votre plus proche entourage, il pourra partager de nombreux instants avec vous tels que le repas, le lancer du bouquet ou encore les jeux de mariage, en toute intimité. Autres articles qui peuvent vous intéresserLafigure suivante montre un exemple de répartition du nombre de participants au mariage sur la base de 10000 scénarios simulés ( àdroite) en utilisant de fausses probabilités d'apparition pour les 230 personnes invitées ( àgauche). Le code R utilisé pour exécuter cette simulation est indiqué ci-dessous ; il fournit des approximations des intervalles de confiance. Mariage — 25 à 100 euros; Mieux vaut offrir un cadeau ou donner des sous aux mariés ? Combien d'argent offrir pour quelle occasion ? Combien mettre dans l'enveloppe d'un mariage ? On se base pas sur le prix du repas on a des amis leurs parents leur ont offert le . Combien D Argent Offrir Pour Un Anniversaire Un Mariage Kadoblog from Une l'enquête* réalisée par révèle que les invités offrent aux mariés entre 80€ et 120€ en guise de cadeaux de mariage. Un présent pour les mariés qui permet aussi de remercier pour l'invitation. Combien d'argent offrir pour quelle occasion ? Limitation du nombre de personnes lors des mariages. Vous tentez d'espionner les autres convives, mais rien n'y fait, vous ne parvenez pas à voir combien ils glissent dans la petite enveloppe. J'assiste au mariage d'une bonne amie a la fin du mois et je me pose la question suivante combien devrions nous donner dans l'urne?? Combien mettre dans l'enveloppe d'un mariage ? Le conseil fédéral a pris de nouvelles décisions le 3 décembre 2021 applicables dès le 6 décembre 2021 . Mieux vaut offrir un cadeau ou donner des sous aux mariés ? Mieux vaut offrir un cadeau ou donner des sous aux mariés ? 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OnVousRépond : "Peut-on inviter plus de 10 personnes à un mariage ?" Les réponses à vos questions sur le coronavirus du 19 mai. Chaque jour, nous répondons à vos interrogations sur le virusLes5 pièges les plus courants de la liste des invités de mariage et comment les résoudre Résolvez ces problèmes pour obtenir votre liste d'invités idéale. PHOTOGRAPHIE MAG & B Mis à jour le 26 mai 2020. C'est assez simple : les invités coûtent de l'argent et les lieux ne contiennent qu'un certain nombre de personnes. Combinez tous les problèmes eXVPPo.